« Les Khmers rouges n’ont jamais reconnu leurs fautes. J’attends le procès de Duch »

Vann Nath photographié lors d'un atelier avec de jeunes artistes cambodgiens et Séra au centre Bophana en janvier 2009. (Anne-Laure Porée)
Vann Nath photographié lors d'un atelier avec de jeunes artistes cambodgiens et Séra au centre Bophana en janvier 2009. (Anne-Laure Porée)


 

Enfoncé dans un fauteuil en simili cuir, Vann Nath se sert un thé chaud. Il reçoit ses visiteurs dans une pièce attenante à son restaurant, où sont exposées des reproductions de ses tableaux figurant les étapes de son arrestation par les Khmers rouges jusqu’à son emprisonnement au centre de détention et de torture S21. Ce peintre au regard doux, parfois absent, et aux cheveux argentés comme une pleine lune, a fait de son art le vecteur de son témoignage. « La peinture est accessible à toutes les générations et à tous les peuples, c’est le meilleur moyen de raconter l’histoire » plaide-t-il alors qu’il vient de passer la matinée en atelier de création avec de jeunes peintres cambodgiens qui travaillent sur la mémoire. Des rencontres heureuses lui ont aussi permis d’accéder à d’autres formes de transmission. Avec l’aide d’une journaliste, il a écrit un récit biographique, Dans l’enfer de Tuol Sleng. Dans le film de Rithy Panh, « S21, la machine de mort khmère rouge », il a été l’impressionnant contradicteur des anciens gardiens khmers rouges de la prison.

 

A 62 ans, Vann Nath semble fatigué. Au milieu de ses peintures, il assure que sa santé s’améliore malgré une grave maladie des reins, mais concède dans un sourire pudique que lorsqu’il raconte son histoire, les cauchemars le réveillent en sursaut la nuit. Comme s’il revivait les cris des torturés, la douleur des détenus. Pourtant il témoigne sans relâche. « Je n’ai jamais eu peur de témoigner parce que je n’ai jamais eu envie de me venger des Khmers rouges. Je suis comme ça, c’est ma nature. J’ai aussi toujours eu le sentiment que j’avais le droit de parler. Je dis la réalité, ni plus, ni moins. »

Entretenir la mémoire d’un quotidien inhumain était également un devoir, une promesse faite aux disparus. « Je sens qu’ils sont avec moi. Leurs fantômes ne me font pas peur, ils me donnent confiance et espoir. Moi aussi je suis mort sous les Khmers rouges. Je n’ai pas vécu jusqu’à aujourd’hui pour l’argent, le travail ou le bonheur familial mais pour eux. »

 

A ceux qui prétendent impossible de se souvenir en détail du passé trente ans après les faits, Vann Nath répond fermement que « cette histoire est trop importante pour être oubliée ». Son souci d’exactitude et son honnêteté en font un témoin capital dans le procès de l’ancien directeur de S21, Duch, qui s’ouvre à Phnom Penh le 17 février. Vann Nath a été détenu un an, du 7 janvier 1978 au 7 janvier 1979, dans ce centre où les Khmers rouges n’ont cessé de chercher les preuves du complot visant à les faire échouer. Personne n’en sortait vivant. Les documents retrouvés sur place confirment que près de 14 000 personnes, parmi lesquelles nombre d’anciens Khmers rouges victimes de purges internes, ont été enfermées à S21 avant d’être exécutées aux charniers de Choeung Ek.

 

Vann Nath n’avait pourtant rien d’un Khmer rouge. « Je n’ai jamais su pourquoi on m’avait arrêté. Un jour que je travaillais dans la rizière, un responsable est venu me chercher en prétextant qu’on allait couper du rotin. Au lieu de ça, je me suis retrouvé dans un grenier avec les fers aux pieds. » Transféré dans une pagode convertie en prison, Vann Nath est questionné à coups de décharges électriques. Les bourreaux n’obtiendront aucune confession de ce père de deux enfants, discret et travailleur, qui ne comprend pas ce qui lui est reproché. Il est donc envoyé à S21, fourgué avec 35 autres hommes dans des camions, comme du bétail. « Nous n’étions pas considérés comme des êtres humains. Même après trente ans, la souffrance reste au corps. Elle restera inoubliable jusqu’à la mort. » La gorge serrée, il glisse que pas un de ses compagnons n’a survécu.

 

Vann Nath était d’origine paysanne. Il avait dû arrêter l’école après son certificat pour aider sa mère à cultiver la rizière. Plus tard, il vécut quatre ans à la pagode où il étudia le bouddhisme, puis il suivit quatre ans d’apprentissage auprès d’un peintre d’affiches avant de s’installer à son compte. Jusqu’au début des années 1970, il peignait à partir de photos les Alain Delon, Johnny Halliday et autres stars du moment dont les films remplissaient les salles de cinéma cambodgiennes. C’est ce talent particulier qui le sauve à S21.

Un mois après son arrivée à la prison de Phnom Penh, Duch le teste en commandant un portrait de Pol Pot. Son style plaît, en particulier les joues rosées qu’il fait au leader khmer rouge. Il gagne ainsi sa survie sachant que le moindre faux pas le conduira à la mort. « Duch venait tous les jours à l’atelier de peinture. Il ne m’a jamais fait de mal. » Mais le directeur a donné des ordres, il est du côté des bourreaux. Et quand ses subordonnés prétendent n’avoir pas eu d’autre choix que d’obéir, Vann Nath rétorque que « les bourreaux de S21 n’étaient pas n’importe qui ».

 

A la chute du régime khmer rouge, les geôliers entraînent les prisonniers dans leur fuite. Heureusement, la confusion générale permet à certains de s’échapper. Très vite, Vann Nath est engagé comme militaire par les nouvelles autorités. A leur demande, il peint dans un style réaliste le quotidien des prisonniers à S21, la torture et la mort. Ses tableaux, saisissants d’horreur, sont depuis cette époque exposés au musée Tuol Sleng. Dans les archives de S21, il découvre la photo anthropométrique qui a été prise de lui le jour de son arrivée, dont il conserve précieusement l’original. Il trouve aussi une liste de prisonniers où figure son nom et à côté une mention peut-être écrite de la main de Duch : « garder pour utiliser ».

 

En 1979, ils étaient sept hommes rescapés de S21. Aujourd’hui ils ne sont plus que trois encore en vie. Parmi eux, deux se sont portés partie civile dans le procès contre Duch : Chum Mey et Bou Meng. Vann Nath, lui, se contentera du rôle de témoin. C’est là qu’est sa place, pense-t-il. Il ne travaille pas pour le symbole mais pour la justice. « L’important n’est pas de porter plainte mais que le tribunal démontre les faits », explique-t-il calmement. « Nous attendons la justice depuis trente ans. Nous ne savons pas ce que cela donnera après le 17 février. Mais je garde espoir que les anciens dirigeants récoltent ce qu’ils ont semé. »

 

Le survivant assailli par la presse le jour de l'ouverture du procès de Duch, le 17 février 2009. (Anne-Laure Porée)
Le survivant assailli par la presse le jour de l'ouverture du procès de Duch, le 17 février 2009. (Anne-Laure Porée)


Au-delà des condamnations, Vann Nath espère des réponses au cours des différents procès annoncés : pourquoi avoir vidé les villes, organisé la famine, séparé les familles, éliminé toute une partie de la population ? Quel rôle ont joué les dirigeants khmers rouges ? « Près de deux millions de personnes sont mortes sous le régime khmer rouge. Jusqu’à aujourd’hui, ils n’ont jamais reconnu leurs fautes. J’attends le procès de Duch. »

L’enjeu est fondamental dans un pays où cette période n’est pas enseignée à l’école. A une classe de lycéens, Vann Nath avouait l’année dernière que sept jeunes sur dix qu’il rencontrait ne croyaient pas à ce qui s’était passé sous les Khmers rouges. « Je ne leur en veux pas. Un jour, ils y croiront, grâce aux preuves. »