Où va la chambre de première instance ?



Nuon Chea en audience le 13 décembre 2011. (CETC)




Sonnerie de fin d’entracte.
Les juges entrent vêtus de leur longue robe rouge. La cour se lève pour les accueillir avec respect, le public aussi mais pas les trois accusés. En tout cas pas ce matin. Avant même que les magistrats soient assis, Ieng Sary sort. Il va aux toilettes. A cet instant précis. Pas avant que les juges entrent. Pas après qu’ils soient installés.

L’interrogatoire de Nuon Chea par les juges reprend. Il avait été interrompu en début de semaine dernière. Nuon Chea se déplace difficilement jusqu’à la barre, soutenu par deux gardes. « Durant les quelques derniers jours, même s’il n’y a pas eu d’audience, mon état de santé ne s’est pas amélioré, j’ai des vertiges mais je ferai de mon mieux pour faire mon devoir devant la chambre», annonce-t-il.


De la base vers le sommet
La juge Cartwright résume les précédents propos de Nuon Chea, comme un générique s’adressant à ceux qui ont raté les épisodes précédents. Ensuite elle essaye de savoir quand se sont dessinées les lignes stratégiques et tactiques du parti. «La ligne a été élaborée de la base vers le sommet», prétend Nuon Chea. «Nous avons pratiqué le centralisme démocratique.» Tout se serait donc discuté à la base pour remonter vers les dirigeants du parti. La juge ne s’étonne pas, ne pose pas de question complémentaire. Pourtant, dans l’histoire, le parti a plutôt laissé l’impression inverse, à savoir que les décisions descendent du haut vers le bas. Ce que sous-entend cette déclaration de Nuon Chea c’est que tous les membres du parti ont décidé de la stratégie et de la tactique : tous responsables.


«Ecraser l’ennemi», une expression d’avant 1968
Nuon Chea assure que la lutte armée n’a commencé qu’en 1968. Il reconnaît qu’il y a eu dans les années précédant la naissance de l’Armée révolutionnaire du Kampuchea (ARK) une unité secrète de défense dont la mission était d’escorter les cadres. «Cette unité secrète de défense n’était pas armée, elle n’avait que des bâtons, le port de ses bâtons était légitime», argumente l’accusé. «Son autre mission, c’était d’écraser l’ennemi», avance la juge. « Elle n’avait pas pour fonction de tuer ou liquider qui que ce soit, sa mission était de protéger les cadres et le maintien du secret était essentiel. Il fallait des armes : ces armes n’étaient que des bâtons, des couteaux ou des haches, des choses que les paysans avaient», répond Nuon Chea.
Dans cette réponse, Nuon Chea reconnaît implicitement (si la traduction en français est juste) que le terme «écraser l’ennemi» signifiait, bien avant 1968, «tuer» ou «liquider».


Les révoltes de Samlaut : un terreau pour les Khmers rouges
Face aux magistrats, jamais Nuon Chea n’attribue aux Khmers rouges la paternité des révoltes de Samlaut (révoltes paysannes qui se déroulent d’avril à août 1967 et qui sont réprimées dans le sang). Mais elles constituent, selon Nuon Chea, le terreau d’un mouvement insurrectionnel qui gagne 19 provinces du pays en l’espace d’une année. Le comportement du régime en place justifie une telle évolution, estime l’accusé : les arrestations arbitraires, les exécutions, la misère et la faim qui tenaille. Bizarrement, lorsqu’il évoque la barbarie du régime, les mauvais traitements, il l’attribue à la seule «clique Lon Nol».


La stratégie à long terme de Silvia Cartwright
Les questions de la juge Cartwright sont l’occasion pour Nuon Chea de disserter sur les désaccords avec le Vietnam et sur cette prétendue volonté du voisin de contrôler le Cambodge. Pourquoi n’apporte-t-elle jamais aucune contradiction à l’accusé ? Pour le mettre en confiance ? Pour qu’il parle le plus possible ?
Ainsi quand la juge demande comment était armée l’ARK, Nuon Chea dénonce le pillage, par les Vietnamiens, des armes qu’envoyait la Chine. «J’essaye d’établir clairement qui étaient nos ennemis, qui étaient nos amis, et qu’on dise clairement qui a une dette vis-à-vis de qui. […] Ceux qui ne connaissent pas l’histoire risquent de ne pas comprendre que ce n’est pas le Cambodge qui a une dette vis-à-vis du Vietnam.»
Le danger des propos non contrebalancés de Nuon Chea se mesure côté public, quand les jeunes générations auxquelles il ne manque pas de s’adresser, sortent convaincues que l’accusé «a vraiment bien défendu le pays». Un expert analyse que la juge a une stratégie à long terme dont elle pose les bases et que la contradiction sera amenée plus tard, au fil du procès. Or le public du 13 décembre n’est pas le public du 14, ni même de l’année prochaine… Le temps de la justice est un temps étiré, pas nécessairement en phase avec les enjeux historiques et politiques. Pour l’instant, Nuon Chea passe pour un héros nationaliste, qui à l’heure du maquis vivait de riz, de prahok (saumure de poisson) et de sel.


Le discours adapté au public
Les accusés, eux, sont en phase. Quand Khieu Samphan, Nuon Chea entament leur journée d’audience, ils balaient le public du regard. Ils repèrent les bonzes, les paysans, les étudiants… et ne manquent pas d’adapter leurs propos. La salle est pleine d’étudiants ? Il leur glisse un mot. La salle est plein de militaires ? Il fonce sur le discours nationaliste. La salle est plein de moines bouddhistes ? Nuon Chea les saluent et s’étend sur le matérialisme comme fondement commun à la révolution et au bouddhisme. Il ne s’encombre pas de la définition du matérialisme dialectique, il le compare à la notion de compassion, terme à forte résonance religieuse. Marx et ses successeurs doivent s’en retourner dans leur tombe. Outre que Nuon Chea propose une vision sommaire voire caricaturale du bouddhisme, il se lance dans des rapprochements théoriques qui relèvent d’une véritable opération séduction : «Le bouddhisme essaye de s’affranchir de l’égoïsme/du soi. C’est une approche similaire qui est utilisée dans la révolution», prétend Nuon Chea. Peut-être sent-il que la théorie est bancale alors il ajoute : «dans certaines cas, ce n’est pas la même chose». Faut-il rappeler que les pagodes ont été brûlées, vidées, détruites, les moines défroqués, exécutés, les prières à Bouddha bannies ?


Le style offensif du juge Lavergne
Le juge Jean-Marc Lavergne a visiblement choisi une stratégie plus offensive que celle de Silvia Cartwright qui permet au public de comprendre ou de pressentir que le point de vue de Nuon Chea est contestable. Il pousse Nuon Chea dans son raisonnement : «En ce qui concerne le principe du respect de la vie : est-ce que l’approche est la même dans la religion et dans la révolution communiste ?»  
Nuon Chea répond dans la longueur : «Le communisme élimine ceux qui détruisent le pays et qui ne peuvent pas être éduqués. Je vous en donne un exemple : les mauvais éléments étaient critiqués, rappelés à l’ordre, ils faisaient leur autocritique 1 fois, 2 fois, 3 fois et puis ils devaient exposer leur vue sur la révolution. S’ils pouvaient être rééduqués et mis à la construction du pays, très bien. Mais s’ils ne pouvaient pas être rééduqués, alors ils étaient chassés du parti. Le parti n’avait pas le pouvoir d’écraser qui que ce soit mais le parti avait le pouvoir de chasser quelqu’un de ses rangs et de l’envoyer aux autorités de la base ou devant un tribunal pour qu’il décide. […] Des allégations ont été faites comme quoi des gens ont été tués, qu’un génocide a été commis. Mais ce n’est pas vrai. Il n’y a que deux types de guerre : la guerre d’agression et la guerre pour la défense du pays. Qui a mené la guerre d’agression ? Qui a mené la guerre pour la défense du pays ? Les étrangers à l’époque étaient les Vietnamiens et les Américains qui ont mené une guerre d’agression contre le Cambodge. Ce sont les Cambodgiens qui ont mené la guerre pour la défense de leur nation. […] Quand on parle de crime de masse, d’exécutions de masse, de génocide, oui c’est un type de guerre. Mais au départ il y a deux grands types de guerre. […] il faut voir qui a participé à quel type de guerre, alors on trouvera les véritables causes de la guerre, sinon ce tribunal est une perte de temps.»


Le juge coupe l’accusé
La logorrhée dure ainsi quelques minutes quand le juge Lavergne interrompt l’accusé : «Je vous interromps M. Nuon Chea parce qu’il est important de répondre à la question posée et uniquement à la question posée.» Nuon Chea se rebiffe mais on n’entend pas ce qu’il dit. «J’aimerais bien que vous me laissiez parler» tranche le juge Lavergne en souriant de la réaction intempestive de Nuon Chea. «La question qui vous était posée concernait l’idée qu’il fallait éliminer les mauvais éléments. Il n’est pas question de guerre. […] Quand cette ligne politique de l’élimination des mauvais éléments a-t-elle été décidée ? […] Je vous demanderai de répondre uniquement à cette question.»


Quand Nuon Chea réécrit l’histoire
Nuon Chea ne répond pas. En revanche il répète qu’il y avait rééducation «encore et encore». Il confirme au juge Lavergne que les gens éliminés pendant la révolution étaient des espions ou des gens impossibles à rééduquer. Mensonges, disent ceux qui ont connu le régime khmer rouge. «La révolution devait préserver son capital humain, lequel était nécessaire pour protéger le pays, justifie Nuon Chea. Il était préférable de préserver ce capital humain plutôt que de le tuer. Sauf comme je l’ai dit dans le cas de certaines exceptions…» A combien se chiffrent les exceptions ? se demande-t-on face à une telle réécriture de l’histoire.


Un dialogue révélateur
— Monsieur Nuon Chea, à plusieurs reprises dans vos déclarations vous avez appelé une ville du nom de Prey Nokor. Vous avez parlé de la libération de Prey Nokor. Pouvez-vous nous dire si par ce nom vous entendiez vous référer à la ville actuellement connue sous le nom d’Ho Chi Minh Ville ou ex-Saïgon ?
— Oui cette ville s’appelait auparavant Prey Nokor. Avant, cette ville faisait partie  du territoire du Cambodge. Plus tard la ville s’est appelée Saïgon, c’est le nom que lui ont donné les Vietnamiens et plus tard elle est devenue Ho Chi Minh ville.
— Est-ce par hasard que vous appelez cette ville Prey Nokor et que vous ne l’appelez pas Ho Chi Minh ville ou est-ce que ça dénote une volonté particulière chez vous ?
— Non, je n’avais aucune intention particulière. J’emploie les deux noms. Je dis Prey Nokor aussi bien que Ho Chi Minh et j’emploie le nom qui correspond à l’époque à laquelle je fais référence. […] Je n’ai pas d’intention cachée.

Nuon Chea est bien difficile à croire puisqu’il n’a jamais prononcé les noms de Ho Chi Minh Ville ni Saïgon quelque soit la période historique de référence.


Nuon Chea fatigue quand le juge s’intéresse à la voie parlementaire
Le juge Lavergne questionne Nuon Chea pour savoir si la lutte politique au sein des institutions d’Etat avait été à l’ordre du jour des révolutionnaires. Nuon Chea esquive, déclare que le Sangkum (de Norodom Sihanouk) était un mouvement nationaliste  qui s’appuyait sur des étrangers, puis se frotte le front avec ses deux mains. Dans la salle de presse les commentaires fusent : «Oh ! tcheu kbal», il a «mal à la tête». Manifestation typique d’un état de fatigue. Le juge Lavergne insiste. Quid de la voie parlementaire ? Nuon Chea assure qu’il n’a jamais entendu parler de la motion Kroutchev en 1956 qui prônait justement cette voie parlementaire. «Je ne connais que la révolution démocratique nationale». Bientôt Nuon Chea se refrotte le visage. Il n’a rien à dire sur les liens entre le parti qui agit clandestinement et les intellectuels progressistes comme Khieu Samphan. Nuon Chea réagit vivement : les intellectuels, c’était l’affaire de Pol Pot et Ieng Sary, pas la sienne.


«Je ne posais pas de question»
Le lendemain, le juge Lavergne revient à la charge sur les intellectuels. Mais Nuon Chea ne se souvient pas quand Khieu Samphan est devenu membre du Comité central, ni quand il est devenu membre du parti. Le juge s’intéresse aux raisons de l’absence de Khieu Samphan à une réunion extraordinaire du Comité central et du Comité permanent. Nuon Chea s’emmêle les pinceaux : c’était les secrétaires de zone qui décidaient des participants mais c’est Pol Pot qui envoyait les convocations.
— Vous saviez que Khieu Samphan faisait partie du Comité central ou pas ?
— Je ne savais pas.
— Vous ne saviez pas mais vous êtes sûr qu’il n’était pas présent à la réunion. C’est ça ?
Nuon Chea bat en retraite : à l’époque, à chacun son travail. Point.
Sur Ieng Sary, il n’en dit pas plus. Ieng Sary était en contact avec Pol Pot, pas avec lui. Il faudra s’en contenter. «Dans les affaires intérieures du parti, chacun s’occupait de ses taches. Je ne posais pas de question aux autres. C’est le principe du secret qui prévalait.»


L’alliance avec Norodom Sihanouk
Sur la position du PCK vis-à-vis de Norodom Sihanouk, Nuon Chea pose une ligne consensuelle : «Le PCK n’avait pas de ligne politique contre samdech Sihanouk». Même sous le Sangkum Reastr Niyum, le parti adopte, dit l’accusé, le principe du front commun, y compris la famille royale et le roi, tant qu’ils sont patriotes. Le juge s’étonne. Quand et pourquoi Pol Pot et Ieng Sary ont-ils pris le maquis ? Nuon Chea réfléchit en énumérant les dates 1963? 1964? 1965? [ce n’est pas traduit en français]. Finalement il ne se souvient pas. En revanche, il cite comme raison : «A l’époque le gouvernement de Lon Nol et Sirik Matak ainsi que de Son Ngoc Than, cherchaient tous les moyens possibles et imaginables pour accuser les intellectuels d’être des rouges, c’est ce que j’ai entendu dire par rumeur.»


Nuon Chea ne veut pas être appelé frère numéro 2
«On vous appelait déjà frère numéro 2 ?» questionne le juge. Nuon Chea rigole. «Monsieur le juge, au PCK on ne parlait pas de frère numéro 1, numéro 2, numéro 3. Ca n’existait pas.» Selon l’accusé, ce sont les Cambodgiens formés au Vietnam qui adopté «cet aspect de la culture vietnamienne».
— Etiez-vous le numéro 2 dans la hiérarchie du PCK ?
— Je  répète je n’étais pas le frère numéro 2, j’étais le sec adjoint. Pour moi frère numéro 2 c’était une appellation qui m’aurait donné trop d’importance. […]
— Y a-t-il dans la hiérarchie quelqu’un entre le secrétaire adjoint et le secrétaire général ?
— Monsieur le Juge, je ne suis pas sûr d’avoir saisi la question.
Le juge répète patiemment. Nuon Chea confirme qu’il n’y avait personne.


Les signes du ras-le-bol
Quel était l’état des forces khmères rouges au moment du coup d’Etat du 18 mars 1970 ? L’accusé ne répond pas à cette question, il noie ses propos dans la politique de neutralité de Norodom Sihanouk et dans le «fort soutien de la base aux forces loyales et aux membres du parti communiste» qui agissaient de concert.
Nuon Chea respire un grand coup qui s’entend fort dans son micro. Pour ceux qui ont assisté au procès de Duch, cela provoque une étrange sensation de flash-back, quand l’ancien directeur de S21 avait ces mêmes respirations bruyantes, sortes de malaises sonores. Chez Nuon Chea, cela sonne davantage comme un ras-le-bol. D’ailleurs après avoir donné des précisions sur  les conséquences des accords de paix signés à Paris par les Vietnamiens, il signale au président de la cour qu’il est fatigué. Le juge Lavergne voudrait poursuivre. Nuon Chea demande à aller aux toilettes. Le président ordonne une pause.

Quand l’interrogatoire reprend, Nuon Chea affirme qu’il n’était pas informé du déroulement des opérations militaires des Khmers rouges ni de l’état des combats. Le seul intérêt de cette partie c’est d’entendre que les évacuations des villes étaient décidées par les comités de zone. Le Comité permanent aurait délégué ce pouvoir et pouvait donner une opinion. Ces déclarations laissent dubitatif. Peut-être les co-procureurs éclaireront-ils ou contrediront-ils cette version de Nuon Chea…

Ieng Thirith : pas de libération, son état sera réévalué dans six mois

La cour suprême avait prévenu qu’elle avait besoin d’un délai, elle a poussé jusqu’en fin de journée ce 13 décembre avant de rendre publique sa décision de ne pas relâcher Ieng Thirith et de réévaluer l’état de santé de l’accusée dans six mois. Pour rappel, la chambre de première instance avait considéré que Ieng Thirith n’était pas en état d’être jugée, compte tenu de sa santé (elle est atteinte d’une maladie de type Alzheimer) mais n’avait pu se déterminer sur quoi faire : la relâcher, la faire traiter pour tenter d’améliorer son état…
La cour suprême considère qu’un traitement médical doit être tenté sur une période de six mois, selon les recommandations du Pr Campbell. Elle déplore que toutes les mesures possibles n’aient pas été explorées pour améliorer la santé mentale de l’accusée.
La cour estime qu’une amélioration est peut-être accessible dans le temps nécessaire à la procédure. Si une hospitalisation est nécessaire pour l’administration du traitement, elle sera prise en charge par les CETC.
Le 13 décembre, une paysanne déclarait au tribunal : «Je ne comprends pas, j’ai beaucoup plus souffert de la faim que Ieng Thirith sous les Khmers rouges, j’ai beaucoup plus souffert de la faim qu’elle après les Khmers rouges, elle, elle mangeait bien avec les Khmers rouges. Pourquoi elle perd la mémoire et pas moi?» Pour nombre de Cambodgiens, la libération potentielle de Ieng Thirith serait incompréhensible.

CETC, demandez le programme !

La confusion régnait déjà le 6 décembre sur l’agenda de la cour, elle s’est prolongée ce mercredi 7 décembre. Klan Fit, partie civile venue du Ratanakiri, n’était pas en forme ce matin. Il n’a donc pas fini de répondre aux questions. Les juges sont passés à Romam Yun, autre partie civile venue du Ratanakiri. Mais après les questions du co-avocat principal des parties civiles et des co-procureurs, il était déjà midi, l’heure sacrée de la pause déjeuner. «Ahhhhh!» soupire alors le président Nil Nonn en regardant sa montre. «Le temps file et il reste encore beaucoup de choses à faire. Le déroulement de la procédure diffère un peu de ce que la chambre avait envisagé…»
Empêtré dans l’agenda ? Non… Le président décide, ça sauve les apparences. La défense n’a pas encore posé ses questions mais le président invite Romam Yun à revenir plus tard. Quand ? Aucune précision n’est donnée. Klan Fit devra revenir lui aussi. La défense ne l’a pas non plus interrogé. La priorité du jour est donnée à l’audition de Long Narin, qui a un état de santé fragile et qui doit être entendu en visio conférence.
En cas de problème, «quel est le plan B?», demande l’avocat de Nuon Chea, Andy Ianuzzy. Pas de plan B, tranche la juge Silvia Cartwright. «Il faut faire preuve de souplesse.»
La seule chose claire pendant ces deux jours c’est que l’accusation et les avocats des parties civiles cherchent à démontrer, par leurs questions, que la politique des Khmers rouges était en application dans les zones sous leur contrôle avant 1975.

La cour suprême ne tient pas les délais

Cérémonie des 100 jours en hommage à Vann Nath. (Anne-Laure Porée)

Tandis que se déroule ce mardi la cérémonie des 100 jours en hommage à Vann Nath (photo), la cour suprême des CETC, qui avait promis un jugement final pour Duch avant la fin 2011 et l’a repoussé au 3 février 2012, accuse aujourd’hui un nouveau délai concernant Ieng Thirith. La cour suprême, saisie par le bureau des procureurs, avait quinze jours pour se prononcer sur le cas de l’ancienne ministre de l’Action sociale, que les magistrats de la chambre de première instance estiment inapte à être jugée. La cour suprême ne rendra pas sa décision dans le délai imparti, elle a repoussé à la date du 13 décembre en invoquant des «circonstances exceptionnelles». Le cas est complexe disent les juges…

L’inquiétant “effet Nuon Chea”



Les jeunes qui n'ont pas vécu le régime khmer rouge sont beaucoup plus réceptifs au discours de Nuon Chea que leurs aînés. Dans dix ou vingt ans, quelle version de l'histoire retiendront ces enfants qui accompagnent aujourd'hui leurs parents au tribunal et les attendent dans la cour ? (Anne-Laure Porée)



«Mon père a été exécuté. Il était khmer rouge. Pourquoi a-t-il été exécuté ?» Voilà une des réponses que Im Hœun, 62, est venu chercher au tribunal, lui qui s’est constitué partie civile contre Nuon Chea, Khieu Samphan et Ieng Sary. Pourtant, après avoir écouté Nuon Chea lundi 5 décembre, il semblait convaincu par le discours de l’ancien dirigeant, en particulier quand ce dernier met les exécutions sur le dos des Vietnamiens. «Je pense qu’en effet ce sont peut-être les Vietnamiens qui ont exécuté mon père et pas les Khmers rouges. Je crois à 80% ce que dit Nuon Chea.» Im Hœun est certes lui aussi un ancien khmer rouge mais la facilité avec laquelle il adhère aux propos de l’accusé surprend. D’autant plus qu’il est loin d’être le seul.


La crédulité des jeunes
Parmi les jeunes venus assister aux audiences, la séduction a également opéré. Une jeune fille en classe de terminale boit les «paroles douces et intelligentes» de Nuon Chea, il en impose parce qu’il a mené ses études en Thaïlande (forcément un must) et «a fait ça pour le pays». Elle a presque pitié du vieil homme. A ses côtés, une étudiante semble douter qu’il était un dirigeant et lâche que de toute manière on ne peut pas «ramener les morts».


L’ancien dirigeant en impose
Sans l’ombre d’un doute, Nuon Chea s’exprime comme un chef. Il impressionne le public parce qu’il n’a pas peur de répondre. «Il est courageux», estime Chan Sros, un militaire venu assister à l’audience mardi 6 décembre. Mais contrairement à nombre de ses collègues qui prennent pour argent comptant toutes les déclarations de l’accusé, Chan Sros reste circonspect sur le vrai et le faux. «Je crois à certaines choses, pas à d’autres.»


«Il accuse les autres»
Touch Phal, 48 ans, est venu de Kompong Cham. Partie civile lui aussi, il veut comprendre  la mort de son beau-frère et le travail forcé auquel il a été soumis au barrage de Vihear Thom. Son avis est partagé sur Nuon Chea. «Le territoire cambodgien a été perdu à cause des Vietnamiens et actuellement le Cambodge continue de perdre du terrain à la frontière. Nuon Chea a raison. C’est aussi vrai qu’à l’époque le peuple était pauvre, que les pauvres étaient de plus en plus pauvres et que les riches étaient de plus en plus riches. Mais ce ne sont pas les Vietnamiens qui ont tué les Cambodgiens. Les dirigeants khmers rouges étaient d’accord pour exécuter le peuple. Je suis venu pour entendre ce que Nuon Chea a à dire mais aussi pour qu’il accepte de reconnaître sa faute, sa responsabilité. Là, il accuse les autres.»


La pratique contre la théorie
Assise près de Touch Phal, On Dran écoute timidement. Quand cette paysanne de 55 ans venue de Kompong Thom ose donner son avis, elle le fait en mettant la main devant la bouche comme pour cacher sa gêne. «Je veux que le tribunal les juge. Moi je ne sais pas parler.» J’insiste. Que pense-t-elle des arguments khmers rouges : défense du territoire et protection du peuple ? «Je n’ai jamais vu les Khmers rouges nous protéger. Avant qu’ils arrivent, on mangeait à notre faim. Après, je n’ai plus mangé de riz mais du bouillon.  Pourtant les rizières produisaient beaucoup de riz mais nous n’avions rien à manger. Toute la production était exportée vers la Chine.»


Nationalisme ?
Le discours nationaliste ne fait pas non plus effet sur tout le monde. Chum Mey, rescapé de S21 (centre d’extermination un temps sous l’autorité de Nuon Chea), comme plusieurs personnes âgées, fulminent après avoir entendu l’ancien frère numéro 2. «Il accuse les Français, les Vietnamiens, mais lui, rien !» «S’il était nationaliste, pourquoi il n’a pas protégé le peuple cambodgien ?», interroge Chum Mey. «Si on est nationaliste, on ne tue pas les gens comme ils l’ont fait. Moi je suis nationaliste et je n’ai tué personne.»


Le gouvernement en ligne de mire
Nuon Chea est un orateur habile et un fin politique. Ses avocats l’empêchent d’attaquer nommément le gouvernement cambodgien mais les sujets qu’il aborde, à savoir la propriété foncière, l’exploitation de la terre, la question des frontières grignotées par les voisins et la pauvreté sont des enjeux aujourd’hui encore, que le gouvernement n’a pas résolus. Inutile pour Nuon Chea d’être directement offensif, le public fait les rapprochements tout seul. Après avoir évoqué lundi 5 décembre les concessions foncières de 99 ans données autrefois à des Vietnamiens, les Cambodgiens ne parlaient plus que de ça à la sortie de l’audience…

Histoire ou recette simpliste d’une révolution?







Chaque jour, la salle du public est pleine. Beaucoup d'étudiants comptent parmi les visiteurs. (Anne-Laure Porée)







L’audience débute sur un cafouillage. Le président annonce que deux parties civiles vont être entendues dans la journée. Tout le monde, à l’exception des juges, semble pris de court par cet agenda. Les magistrats ont probablement anticipé les coups de fatigue de Nuon Chea donc ses absences. Ils organisent les audiences afin d’avancer mais les questions récurrentes de toutes les parties pendant la journée prouvent que la confusion règne : dans quel ordre seront entendues les parties civiles, sur quoi peut-on poser des questions…


Nuon Chea esquive
En cette matinée, Nuon Chea semble en forme. Il demande que les questions soient courtes tout en saluant les juges. «Quand les questions sont longues, j’ai plus de mal à les comprendre», justifie-t-il. Silvia Cartwright interroge Nuon Chea sur ses responsabilités, sur ses activités et sa localisation en particulier sur la période 1970-1975. Quand elle demande où avait déménagé le bureau 100 (un QG des dirigeants maquisards) entre 1970 et 1975, Nuon Chea fait préciser deux fois les dates avant de plonger le nez dans ses papiers, de tourner les pages puis de répondre à côté de la question.


Chargé de la ligne stratégique et tactique du parti
En interrogeant l’ancien frère numéro 2 sur sa participation à la planification stratégique et tactique du parti, la juge Cartwright offre ensuite une tribune à Nuon Chea qui saisit l’occasion d’une leçon de politique khmère rouge. Sans oublier, au début, de répondre à la question. Ainsi Saloth Sâr [Pol Pot] et lui-même ont-ils été chargés par Tou Samouth d’élaborer la ligne stratégique et tactique du parti sur une période de quatre ou cinq ans, entre 1955 et 1959. La raison ? «Se libérer du joug vietnamien», le credo de Nuon Chea. La mission de Pol Pot est assez claire : évaluer la situation à Phnom Penh. Quant à la mission de Nuon Chea, elle semble avoir été centrée sur la situation dans les zones rurales où «80% de la population étaient des paysans pauvres», se souvient Nuon Chea.  
L’accusé se lance alors dans la description des classes paysannes telles que définies par les Khmers rouges à l’époque : le propriétaire terrien, le paysan riche, le paysan moyen supérieur (qui peut embaucher une ou deux personnes pour l’aider aux champs), le paysan moyen, le paysan sans terre. «Pol Pot a fait rapport de cette situation à Tou Samouth et expliqué que les paysans étaient exploités, opprimés, ils devaient emprunter du capital pour cultiver, ces emprunts étaient associés à des taux d’intérêt très élevés. Les paysans n’avaient aucun moyen de se libérer de cet état de servitude.»
Les militants khmers rouges déduisent de leurs enquêtes que la société khmère est «une société à la fois coloniale et féodale».


Leçon de politique
Nuon Chea adopte une forme pédagogique dans ses propos qui permet de suivre le fil de sa pensée : il pose les questions puis formule les réponses apportées par les Khmers rouges. Il s’exprime rarement à la première personne comme pour mieux souligner le caractère collectif des décisions. Il ne dit jamais rien d’éventuelles contradictions en interne. La juge Cartwright aurait pu l’interrompre en estimant qu’il dérivait inutilement, elle ne l’a pas fait.

Nuon Chea explique les réflexions politiques qui animent les Khmers rouges dans les années 1950. Après l’analyse de la situation concrète de la société cambodgienne, les Khmers rouges se demandent en effet quelle forme de révolution engager. Ils choisissent «la voie de la révolution démocratique nationale». «Qu’est-ce que ça veut dire ?» avance Nuon Chea. «Une révolution menée contre les influences étrangères», c’est-à-dire une lutte contre le colonialisme. «Nous devions combattre les capitalistes influents qui pratiquaient l’usure auprès des cultivateurs.» Traduire : lutte contre le féodalisme et les propriétaires fonciers.


Recette pour faire une révolution
«Qui étaient les ennemis?» enchaîne Nuon Chea. Les représentants de régimes étrangers au pouvoir et les féodaux.
«Qui seraient les forces révolutionnaires?» poursuit Nuon Chea. «Les paysans pauvres et les paysans moyens de la couche inférieure.»
«Où mener la révolution nationale et démocratique ?» En zone rurale avant de l’élargir aux villes principales des provinces.
«Qui allait diriger et mener la révolution ?» Le PCK et la direction du parti.
«Comment organiser la résistance ?» «Quel serait le slogan de la révolution?» Nuon Chea décrit les points d’un programme révolutionnaire. Il s’attarde même sur les choix tactiques mis au service de leur stratégie, c’est-à-dire de leur vision à long terme. Ce qu’il appelle «tactique», c’est par exemple le rassemblement  de «tous ceux qui étaient prêts à lutter pour le pays» pour créer «un mouvement patriotique de masse». D’où l’opportuniste union avec Sihanouk après le coup d’Etat ? Nuon Chea ne donne pas d’exemple. Il ne pose rien de concret derrière ces mots. « Ce qui nous guidait restait le souci de la nation, du peuple et de la démocratie.»


La Chine juste et clairvoyante…
Nuon Chea signale au président qu’il est fatigué, pourtant il poursuit. Il a une boucle à boucler. La ligne politique stratégique et sa mise en œuvre sont adoptées par le congrès du parti de 1960, assure Nuon Chea. «Il a fallu éduquer les gens pour qu’ils comprennent la ligne du parti. ça a pris beaucoup de temps avant que la ligne ne soit correctement appliquée. Pendant cette période, nous avons lutté contre Lon Nol et les impérialistes américains et nous avons gagné ce combat le 17 avril 1975.» Il ne manquait plus à l’accusé que de conclure en épinglant les Vietnamiens : «Nous avions décidé nous-mêmes du destin de notre pays. Le Vietnam s’est opposé à cette ligne, disant qu’elle n’était pas appropriée. Chou Enlai, de son côté, a dit que notre ligne politique et stratégique se fondait sur l’analyse de la situation réelle et que c’était une façon appropriée de faire.»


Un petit tour et puis s’en va
Nuon Chea a décidément longuement parlé. Après une pause de trente minutes, il revient au prétoire en demandant l’autorisation d’aller se reposer. Il fait sentir sa fatigue par un bruyant raclement de gorge dans le micro. Les juges lui permettent de quitter la salle d’audience. Dans la foulée Nuon Chea demande à être excusé pour l’après-midi. Après tout, son avocat avait déjà prévenu en début d’audience : son client ne souhaitait pas être présent lors de l’audition des parties civiles appelées à la barre à sa suite.

Personne ne sait quand Nuon Chea sera interrogé par les procureurs ou les avocats des parties civiles. Plusieurs jours risquent de s’écouler avant que la contradiction soit enfin apportée à l’accusé et que ses théories khmères rouges soient soumises à l’épreuve des faits.

« Je ne veux pas que les générations futures […] pensent que les Khmers rouges sont des criminels »




"Ces crimes dont on nous accuse, on nous les reproche à tort. Il est dommage de voir que l’on a confondu les amis et les ennemis" dit Nuon Chea aux juges le lundi 5 décembre 2011. (CETC)


Après avoir décrit la chronologie des faits, le greffier lit les paragraphes consacrés au parcours militant de chacun des accusés. Nuon Chea est le premier. Juste après le greffier, il donnera à son tour sa version des choses. Blouson noir (il a laissé de côté les lunettes noires pour s’adresser aux juges), casque de traduction sur les oreilles, Nuon Chea se concentre. Il semble en forme et l’esprit vif : il ne lit pas de déclaration, il s’exprime naturellement.


L’enfant révolté contre l’injustice
Nuon Chea date de son enfance le fait qu’il était épris de justice. « Dans ma jeunesse, j’ai connu le régime colonial français et j’ai vu de mes yeux comment les Français maltraitaient les Cambodgiens, il les arrêtaient, les frappaient et les jetaient en prison. J’ai aussi été témoin de la façon dont les riches maltraitaient les autres et les traitaient en esclavage, leur donnaient des coups…» Sympathie, compassion, volonté, déjà, de combattre l’oppression.


Etudiant militant en Thaïlande
Né dans la province de Battambang, Nuon Chea a dû interrompre ses études secondaires en 1941 pendant la Deuxième guerre mondiale quand la France a donné la province à la Thaïlande, alliée du Japon. Il a appris le thaï avant d’aller poursuivre ses études à l’université de Thammasat à Bangkok, où il logeait dans une pagode avec des bonzes khmers. « Je voulais comprendre ce qu’était un pays indépendant», assure-t-il. Il découvre cependant que là-bas aussi les puissants oppriment les faibles. «J’ai donc pensé que l’injustice était partout. J’ai commencé à lire les journaux progressistes notamment publiés par le parti communiste thaïlandais. A la lecture de ces journaux, j’ai pu comprendre que le communisme nous aiderait à résoudre les problèmes du pays et l’oppression coloniale. »
Nuon Chea milite alors au sein des organes du parti communiste thaïlandais dont il dit avoir participé à l’établissement.


Nuon Chea, résistant de la première heure
« Pendant mes études j’ai aussi travaillé au ministère des Finances de la Thailande et au ministre des affaires étrangères pendant un mois, précise Nuon Chea au président. J’ai suivi les rapports de l’ambassade concernant le fait que des Cambodgiens avaient été abattus par des Français, j’en ai eu le cœur brisé. C’est là que je suis entré dans la résistance […] : pour être du côté du peuple. »
Quand il rentre au Cambodge en 1950, Nuon Chea rejoint les rangs du PCI, où il est chargé de la propagande. Devant les juges, il vire très vite au discours anti-Vietnam. Le mouvement Issarak ? Une création des Vietnamiens. Le manque de militants ? La faute aux Vietnamiens. « Le parti n’évoluait pas bien car il était contrôlé par les Vietnamiens. Son Ngoc Minh recevait des ordres du PCI. Ce comité ce n’était que des pantins du Vietnam. »


Révélation pendant une formation au Vietnam
Entre 1951 et 1953, Nuon Chea suit une formation au Vietnam. «Une formation politique», explique-t-il à la juge Silvia Cartwright quand elle s’interroge sur le contenu de cette formation. C’est là, dit Nuon Chea, qu’il prend conscience des visées vietnamiennes à travers l’idée de constituer une “fédération indochinoise”. « Lorsque je suis rentré au pays, j’ai vu des mes yeux que tout était contrôlé par le Vietnam. » Les commandants khmers ne sont que des pantins eux aussi, les Cambodgiens qui rentrent au pays sont récupérés par les Vietnamiens pour être instruits par eux et les servir…


« Ce sont des Vietnamiens qui ont tué les Cambodgiens »
Ce que Nuon Chea tient à démontrer en cette matinée, c’est que le parti communiste khmer n’est pas issu d’un mouvement de résistance khmer et « n’a pas été entièrement créé par des Khmers ». «Le parti communiste n’a pas eu une naissance normale, il est plutôt né des côtes, il a eu une naissance hors du commun», déclare Nuon Chea en citant Tou Samouth. « Il n’y avait pas de parti communiste khmer, il n’existait que le PCI ou un parti communiste cambodgien contrôlé par le Vietnam. Les Cambodgiens n’étaient que des messagers. Voilà l’histoire véritable. Il ne s’agit pas de calomnier le Vietnam, c’est la vérité, c’est ce que j’ai vu de mes yeux vu. »
Où cette version de l’histoire conduit-elle Nuon Chea ? A une forme de négationnisme : « Je veux que l’on comprenne bien que tout était contrôlé par le Vietnam depuis Hanoi. Donc ces crimes de guerre, ces crimes contre l’humanité, ce crime de génocide, ce sont des Vietnamiens qui ont tué les Cambodgiens. Voilà en résumé l’histoire de l’origine du parti. Je ne veux pas que les générations futures ne comprennent pas l’histoire et qu’elles pensent que les Khmers rouges sont ces criminels. C’est faux. »


Les voies de l’autonomisation du PC
Nuon Chea met en évidence également ses positions et celles de Pol Pot pour sortir le parti communiste khmer du giron vietnamien. Il le fait en répondant aux questions de la juge Silvia Cartwright. Pour gagner leur autonomie, ils ont trois initiatives majeures :
– ils créent leur propre parti en 1960,
ils changent le nom du parti en 1966 (ils abandonnent l’appellation parti des travailleurs qui évoque trop, à leur goût, les partis vietnamien et chinois. Ils choisissent l’intitulé parti communiste du Kampuchea),
ils décident que l’histoire officielle du parti communiste du Kampuchea démarrera en 1960, pas avant.
« Tou Samouth, Saloth Sâr et moi-même étions d’accord que si nous n’avions pas notre propre parti politique, indépendant du parti communiste vietnamien, notre pays, notre parti serait resté sous contrôle du Vietnam. » Nuon Chea cite un haut membre du parti vietnamien commentant la surface de terres arables au Cambodge : «C’est très appétissant». «Je me suis demandé qu’est-ce qu’il voulait dire. Effectivement c’était [les 30 millions d’hectares évalués par Pol Pot] très appétissant pour les Vietnamiens. Par exemple il y a eu des concessions foncières pour 99 ans aux Vietnamiens. On parle de justice mais il faut une justice qui soit à l’avantage de la jeunesse. Je voudrais que la jeunesse se souvienne de qui sont nos véritables ennemis et qui sont nos véritables amis.» Dans la salle, des commentaires fusent : les concessions foncières de 99 ans, c’est toujours pareil…


Envolée xénophobe
Les aberrations dans les propos de Nuon Chea ne manquent pas. Elles ont un air de déjà entendu quand il prétend que les tueurs étaient des personnes déguisées en noir qui se faisaient passer pour des résistants.
Nuon Chea a également le culot de dire que les communistes khmers avaient la foi bouddhique. «Lorsque les B52 bombardaient, ils invoquaient Bouddha, ils priaient», raconte Nuon Chea en faisant comme si ça avait duré. Pourtant la foi bouddhique n’a pas franchi le cap du 17 avril 1975. Ces propos laisseront songeurs tous ces moines défroqués et tous ces Cambodgiens qui ont vu les pagodes transformées en prison, en hangar ou en porcherie dès que les Khmers rouges ont été au pouvoir.
La dernière envolée du Khmer rouge (Nuon Chea c’est son nom révolutionnaire et c’est comme cela qu’il se fait appeler) à la tribune est du même acabit : « Demandons-nous combien il y a de Vietnamiens au Cambodge, légaux et illégaux, pour l’avenir du pays !  S’il l’on ne protège pas le pays, il est voué à disparaître. […] Ces crimes dont on nous accuse, on nous les reproche à tort. Il est dommage de voir que l’on a confondu les amis et les ennemis. » La métaphore du python et du jeune cerf est resservie. Nuon Chea s’est dévoué à la cause du Cambodge, qu’on se le dise.


En attente de contradiction
Au terme de cette déclaration la hâte se fait sentir d’entendre des témoins et un interrogatoire serré, qui pousseraient l’ancien dirigeant dans ses retranchements, en particulier sur son interprétation de l’histoire. La juge Silvia Cartwright s’y emploie mais elle n’a guère le temps d’approfondir. A 15 heures, après une pause de vingt minutes, Nuon Chea se plaint de mal de cœur.
Nuon Chea : M. le président, je vous demande qu’on ajourne aujourd’hui car j’ai des problèmes de cœur.
Nil Nonn sourit : Nous comprenons que vous êtes âgé mais on sort d’une pause de 20 mn.
Nuon Chea : Je crois vraiment que j’ai besoin d’une pause !

A 15h17, Nuon Chea revient à la charge : « Je suis fatigué M. le président ».
L’audience est levée à 15h20.

D’où vient le PCK ?

La collectivisation de l'agriculture, une mesure planifiée dès 1972. (Direction du cinéma du Cambodge)

Le travail du tribunal a débuté par la lecture des passages de l’ordonnance de clôture consacrés au contexte historique, à savoir les dates clés qui permettent de reconstituer l’histoire du parti communiste du Kampuchea (PCK) dont l’existence officielle n’est reconnue qu’en septembre 1977. Voici les dates évoquées dans le texte des juges d’instruction.


Naissance du communisme au Cambodge
1930 : création du parti communiste indochinois (PCI) qui
1951 : le PCI est dissous. Le Laos, le Cambodge et le Vietnam constituent leur propre parti. Au Cambodge c’est le parti révolutionnaire du peuple khmer (PRPK).
1953 : indépendance du Cambodge.
1954 : conférence de Genève.
1960 : le PRPK devient parti des travailleurs du Kampuchea (PTK) au congrès du 30 septembre. Nuon Chea est secrétaire adjoint du parti.
1962 : le secrétaire du parti Tou Samouth est assassiné.


Pol Pot et Nuon Chea aux manettes
1963 : Pol Pot devient secrétaire général du parti. Nuon Chea reste secrétaire adjoint, il prend en charge les opérations du PTK à Phnom Penh et dans la plupart des zones pendant que les autres membres importants ont rejoint le maquis pour échapper à la traque policière.
1965 : résolution du parti sur le recours nécessaire à la violence révolutionnaire.
1966 : le PTK change encore de nom pour devenir le parti communiste du Kampuchea (PCK). Ce changement de nom reste secret jusqu’en 1971. Le Ratanakiri devient la base du PCK.
1967 : préparation du soulèvement armé.


Les débuts de la lutte armée
1968: Attaque du poste de Bay Ram le 17 janvier, le PCK date de cette attaque la naissance de l’armée révolutionnaire du Kampuchea (ARK).
1970 : coup d’Etat de Lon Nol et Sirik Matak le 18 mars. Sihanouk et le PCK s’allient et forment un gouvernement en exil (appelé le Grunk) proclamé le 5 mai. Les dirigeants du PCK quittent le Ratanakiri. Khieu Samphan est vice-Premier ministre et ministre de la Défense. Ieng Thirith est ministre de la Culture, de l’Education et de la Jeunesse. En décembre, Ieng Sary organise à Hanoï la radio du Front national uni du Kampuchea qui est placée sous l’autorité de sa femme Ieng Thirith.


Collectivisation de l’agriculture et déportations des citadins
1972 : en mai, la planification de la collectivisation de l’agriculture est approuvée et consigne est donnée pour intensifier la lutte contre «les classes oppressives».
1973 : la collectivisation de l’agriculture est mise en œuvre dans les zones contrôlées par les Khmers rouges.
1974 : attaque de Oudong le 3 mars par les Khmers rouges.
1975 : assaut en janvier contre Phnom Penh. 1er avril : chute de Neak Lœung. 17 avril : entrée des troupes khmères rouges dans la capitale.