A 8h30 le soleil tape déjà fort à Kambol. Sur le parking du tribunal, les journalistes attendent enregistreur, appareil photo ou caméra en main. Un sms a circulé la veille annonçant une conférence de presse des parties civiles. Dix minutes plus tard, un bus arrive, d’où descendent 28 parties civiles. Parmi elles beaucoup ont déposé devant les juges ces dernières semaines, les autres comptent parmi celles et ceux qui assistent le plus régulièrement possible au procès de Duch.
« Diminuer le rôle des plaignants »
Sur environ 90 parties civiles inscrites dans cette affaire, ces 28 là sont venues porter un message commun. Elles se regroupent, serrées, solidaires. En toile de fond trône le tribunal. Chum Sirath prend la parole au nom de tous. D’un ton ferme il explique la position commune prise la veille en réunion. Les parties civiles dénoncent les décisions imposées par les juges le jeudi 27 août « pour diminuer le rôle des plaignants », voire l’évacuer. « Nous pensons que ces deux décisions sont contraires au règlement intérieur et aux lois qui ont créé ce tribunal », argumente le porte-parole. « Cela enlève toute valeur à notre participation au tribunal ».
Inégalité de traitement avec l’accusé
Chum Sirath énonce ce qui du point de vue de ces victimes et familles de victimes rompt l’équilibre entre les plaignants et l’accusé, en particulier l’égalité de traitement matériel et financier. « Premièrement, l’accusé vit confortablement et est bien nourri. Il a de quoi manger quand les victimes doivent se battre chaque jour pour survivre et pour venir participer à ces audiences. » Il ne détaille pas mais ce qui sous-tend est l’injustice perçue par exemple quand 10 $ sont attribués par jour pour les repas des détenus (composés d’au moins deux plats) alors qu’un survivant comme Chum Mey, présent chaque jour aux audiences, à qui le tribunal n’a jamais offert un repas, survit avec une retraite de 25 $ par mois.
Les trois autres raisons de la discorde
Chum Sirath pointe également le droit de l’accusé « d’évaluer les déclarations des victimes » en instillant le doute dans l’audience. « Il va jusqu’à insulter les âmes des victimes qui sont mortes en récitant un poème dans lequel ‘gémir, pleurer, crier est également lâche’. Quand les victimes veulent répondre à cela, elles ne peuvent pas le faire jusqu’au bout. » Troisième point de discorde : « les avocats de la défense sont payés un salaire confortable tandis que les avocats des parties civiles doivent trouver par eux-mêmes les fonds nécessaires ». Enfin, quatrième point soulevé par les 28 plaignants, le remplacement du co-procureur Robert Petit n’est pas réalisé dans les temps, ce qui exacerbe selon eux le déséquilibre entre l’accusation et la défense. Ils se demandent combien de temps sera nécessaire au remplaçant pour être opérationnel. Le même jour, le tribunal annonçait la nomination par interim de William Smith en attendant qu’un nouveau co-procureur international soit recruté. Lors de sa déclaration orale devant le tribunal, Chum Sirath ajoute que les procureurs changent tout le temps (côté international, pas moins de cinq par alternance depuis le début du procès).
Mission pas impossible
« Pour trouver pleinement la justice et la vérité, les victimes doivent avoir une compréhension entière des faits et des intentions. « Nous voulons interroger la personnalité de l’accusé », clament les parties civiles qui prient la Chambre de reconsidérer sa décision et de les autoriser à prendre part à l’ensemble de la procédure en acceptant que des questions soient posées sur la personnalité de l’accusé. « Nous ne demandons pas l’impossible ! », insiste Chum Sirath. « Nous souhaitons le rétablissement de nos droits. » S’ils ne sont pas entendus, ils perdront tout espoir d’obtenir justice dans ce tribunal.
La colère de Chum Mey
Le rescapé de S21 Chum Mey plaide à son tour, avec colère. Il rappelle qu’il suit le tribunal depuis le début, depuis des mois. En référence à une expression cambodgienne qui dit que quand on met trop de bois sous la marmite ou quand on le retire trop tôt, le riz reste cru, Chum Mey interpelle les juges qui jouent avec le feu : « Pourquoi le riz est cru ? Pourquoi bâillonner les avocats ? Pourquoi bâillonner les plaignants ? Pour qu’on ne puisse plus avoir le droit de parler, que nos avocats n’aient plus le droit de répondre à la défense. »
Pourtant Chum Mey a apprécié le travail du tribunal, il l’affirme haut et fort. Sa déception est d’autant plus grande. « Je vois bien que le riz est cru. Le tribunal n’autorise pas les plaignants et leurs avocats à faire face à l’accusé. J’en ai le cœur serré. Mais je ne perds pas espoir. Que le tribunal reconsidère mon droit alors je reviendrai au procès. »
La justice, aujourd’hui pas demain
Le vieil homme est remonté. Il hausse le ton parfois. « Il n’y a pas de justice ! Je veux qu’on me rende justice aujourd’hui ! C’est aujourd’hui qu’on doit savoir s’il y a justice ou pas ! Le temps de parole accordé à l’accusé est bien plus important que celui accordé aux plaignants. Moi je ne m’exprime même pas là-dessus ! Si on m’avait dit depuis le début que les plaignants n’auraient pas le droit de participer, je n’aurais pas gaspillé ces mois à venir ici. Il fallait le dire depuis le début ! » Il rit. « Demandez donc au tribunal si je ne suis pas venu tous les jours ! Avec ou sans manger, je suis venu. Aujourd’hui je veux connaître cette histoire pour pouvoir la transmettre à mes enfants. Je ne veux pas qu’ils disent un jour : ‘ce vieux croûton ne nous a même pas raconté !’ Ne laissez pas les prochaines générations m’insulter comme ça. Je ne vivrai pas longtemps. Dans deux ans je serai mort. C’est pourquoi je dois dire cette histoire maintenant. »
L’humanité concernée
Chum Mey raconte sans relâche. A tout le monde : enfants, adultes, Cambodgiens, Vietnamiens, Chinois… Chaque fin de semaine il guide au musée du génocide qui veut l’entendre, il décrit ce qui s’est passé à S21. « Ça ne concerne pas que moi, ça concerne l’histoire de l’humanité. » Il interpelle un journaliste qui tend son enregistreur : « Toi, ça se trouve tu ne sais pas cette histoire. Tu es tout jeune. » Chum Mey voudrait que ce tribunal soit un tribunal modèle pour le Cambodge et le monde entier. « Si vous en êtes incapables, semble-t-il adresser aux juges, que pourra-t-on retirer de ce tribunal qui serve de modèle ? Pourra-t-on chercher la justice dans ce cas-là ? Si on m’empêche de participer, je ne comprends plus rien. »
Ce que Duch a créé
Chum Mey refuse de lister les questions qu’il souhaiterait poser sur la personnalité de l’accusé car c’est le travail de son avocat. Il n’a qu’une interrogation en tête, qu’il formule comme s’il était face à lui : « Est-ce vous, Duch, qui avez tué plus de 16 000 personnes à S21 ? » « Qu’il me réponde à ça, c’est tout. Duch dit tout le temps untel a fait ci, untel a fait ça à propos de gens qui sont tous morts. Pourquoi confesse-t-il qu’il est le responsable s’il n’a tué personne ? »
« Quand on arrête des gens, qu’on les torture, qu’on leur arrache les ongles pour que ces prisonniers avouent être des agents de la CIA ou du KGB puis qu’on va encore attraper d’autres personnes, puis qu’on les frappe, qu’on les noie, pour qu’à leur tour ils deviennent des agents de la CIA et du KGB… C’est ce que Duch a créé, le KGB, la CIA, pour détruire les hommes. »
Pèlerinage à S21 et Choeung Ek
Une fois cette colère partagée publiquement, les parties civiles remontent dans leur bus pour aller rendre hommage aux victimes de S21 au musée du génocide de Toul Sleng puis à Choeung Ek. Elles y rejoignent Bou Meng, lui aussi partie civile et survivant de S21. Avec Chum Mey, ils convoient le groupe vers le bâtiment de gauche. Le défilé dans les salles du rez-de-chaussée où sont affichées les photographies d’identité des détenus est un pèlerinage douloureux. Les images de leurs proches qu’ils reconnaissent tour à tour sur les panneaux plongent certains dans d’insoutenables crises de larmes. Sonthara est évacuée vers un banc extérieur, elle suffoque au souvenir de son grand frère ingénieur exécuté avec sa femme et leurs deux enfants à S21. Touch, 42 ans, erre au milieu des images des disparus, perdue, les yeux rougis. Elle s’arrête face à la photographie de son père. Silhouette muette, fantomatique, égarée. S21 résonne de sanglots. Le service d’ordre s’étoffe sans discrétion et canalise les touristes à l’entrée. Les autorités semblent craindre des débordements alors que les parties civiles ont promis de simplement se recueillir.
« Depuis le début on essaye de faire taire les plaignants »
Au fil des salles et des couloirs, les commentaires sur la décision des juges se poursuivent. Sunthary Phung-Guth considère que les parties civiles payent le prix fort. Celui de la souffrance, comme si celle de leur histoire n’était pas déjà assez lourde à porter. Elle demande où sont les droits de l’Homme. « L’accusé a perdu son pouvoir mais pas une seconde il n’a perdu ses droits. Nous, nous sommes là pour la vérité et la justice. Lui est responsable devant l’histoire de l’humanité. » Soum Rithy, lui, est partie civile dans le dossier numéro 2. Souvent il vient en observateur au tribunal pour voir s’il peut faire confiance à cette justice. « C’est au tribunal d’apprécier le degré de culpabilité, reconnaît-il. Ce que nous voulons, c’est pouvoir dialoguer, avoir des réponses à nos questions. C’est absurde de rompre le dialogue. Je suis inquiet pour le cas numéro 2 c’est pourquoi je viens assister aux audiences du cas numéro 1. Si on applique un tel traitement aux parties civiles dans le dossier numéro 1, elles n’échapperont pas au même sort dans le dossier numéro 2. Depuis le début on essaye de faire taire les plaignants. Cette souffrance est là depuis un moment déjà. »
Quel souvenir as-tu gardé de ce reportage en 1989 ?
Nous avions un interprète en permanence avec nous, nous étions surveillés. C’était un reportage très compliqué pour des raisons de sécurité et de logistique puisqu’à l’époque il n’y avait pas voitures, pas d’essence non plus et que les gens avaient d’autres chats à fouetter. On travaillait au rythme du couvre-feu. Alors pour aller à Sihanoukville, on roulait comme des fous avec un soldat armé comme garde du corps qui tirait en l’air par la fenêtre pour que les camions se rangent sur la route. C’était assez cow-boy ! On s’est arrêtés pour visiter le port et on est rentrés à Phnom Penh. On a vu beaucoup de choses malgré les conditions difficiles. A Choeung Ek, il y avait un stupa depuis deux ans environ. Au musée de Toul Sleng, il y avait des inscriptions sur les murs qui ont disparu. Le pont japonais [au nord de Phnom Penh] était cassé. Nous sommes aussi allés à Siem Reap. Photographiquement, c’était une très bonne récolte. Je regrette de ne pas avoir fait plus de photos des rues vides, des quartiers à l’abandon. On sentait que le pays était vraiment démuni, tout y était problématique, difficile, compliqué. Il y avait des gens paumés, sans solution, et ce silence de la ville, sans voitures, ni motos dans le paysage. Le pays était sous blocus à l’époque. C’était vraiment dur, l’état de choc subsistait mais il y avait beaucoup d’énergie, de persévérance. Et être là avec Serge Daney, c’était lumineux, c’était un feu d’artifice intellectuel en permanence. J’avais franchement du mal à suivre parfois…
Pourquoi regrettes-tu de ne pas avoir photographié par exemple le boulevard Monivong selon un axe nord-sud ?
J’aurais aimé pouvoir faire un simple « avant-après ». La photographie est un aide-mémoire, c’est pour ça que je fais des photos : pour raconter des histoires et pour me souvenir.
Depuis quand travailles-tu sur les Khmers rouges ?
J’ai commencé quand il a été question que le procès ait lieu. En 1999 j’ai fait une histoire sur l’héritage des Khmers rouges, un état des lieux à travers ce qu’ils avaient détruit. Plus tard j’ai travaillé sur le Centre de documentation du Cambodge (DC-Cam) qui joue un rôle central dans la récolte d’informations sur les Khmers rouges. Je n’ai jamais enquêté en tant que tel sur les Khmers rouges, ce n’est pas ma manière de travailler, il y en a d’autres qui font ça très bien par le texte, par leurs recherches. Je suis plus opportuniste que ça. J’essaye de voir comment traduire toutes ces histoires en photos : celles des victimes, des bourreaux, de leur éventuelle cohabitation dans un village. Ici, au Cambodge, les rapports ne sont pas conflictuels. Une fluidité dans les relations s’impose. Il faut éviter d’avoir des éclats, il faut garder les eaux calmes parce que sinon ça complique la vie de tout le monde. Comment traduire les Khmers rouges dans un contexte de calme apparent ? C’est ça qui me plaît. Par exemple il y a une grotte près de la ville de Battambang, c’est un très bel endroit qui n’a rien de spectaculaire ou de sanglant, c’est esthétique mais quand tu sais ce qui s’y est passé, ça prend une autre valeur.
Pourquoi viens-tu au tribunal tous les jours ?
Pour faire la photo du jour de Ka-set. Et puis j’aime bien voir quelle chemise a mis Duch… J’imagine qu’à un moment donné, une photo par jour ça va pouvoir être utilisé.
Tu viens tous les jours faire une photographie pour le site Ka-set que tu as contribué à fonder mais tu mènes en même temps un projet personnel autour de ce procès. En quoi consiste-t-il ?
J’ai démarré en me disant qu’une fois le procès commencé des tas de gens le couvriraient et qu’il serait temps pour moi de me retirer. C’était mon intention. En revanche je savais que peu de gens travailleraient sur tout ce qui se passait avant le procès. J’ai imaginé un livre sur cet avant-procès. Ce sont des photographies plutôt de l’ordre de la métaphore que du factuel. Or quand le procès a démarré, le tribunal a été plein pendant trois-quatre jours et puis plus personne. J’ai donc décidé d’ajouter un chapitre à mon projet de livre. Pour l’instant j’en suis à cinq ou six chapitres : les lieux, la mémoire, les protagonistes, la mise en place du tribunal, la Chambre préliminaire et le chapitre sur le procès de Duch, cas numéro 1.
Comment avancer avec les contraintes imposées par le cadre du tribunal ?
Je me conforme au déroulement du procès, notamment je prends Duch en photo tous les jours sur l’écran, je photographie la voiture qui va le chercher à la prison aussi bien que la nourriture qu’on a à manger, les conférences de presse, les captations, un lézard dans un arbre, l’eau pour les prisonniers détenus derrière le tribunal, de temps en temps un portrait. Là j’en suis encore à l’étape de la récolte. J’ai quelques idées avec les portraits de Duch sur écran, il y a moyen de faire quelque chose. Le tout c’est de traduire ce par quoi je suis passé avec ce procès en tant que spectateur vaguement privilégié.
Qu’est-ce que tu expérimentes en photographie ?
J’essaye de nouvelles lumières qui rendent l’image plus appétissante. C’est du gimmick. Je ne sais pas si je vais utiliser tout ça. J’essaye. J’utilise le flash en plein jour, je fais des gros plans sur l’écran. C’est tout ce que j’ai à me mettre sous la dent. Je photographie l’écran verticalement, pas horizontalement, pour acter le fait que je suis en train de faire une photo. C’est une interprétation de l’écran. J’utilise aussi un appareil très grand angle, un format plus ou moins panoramique. Tout ça c’est de l’ordre de l’artifice photographique, en deçà d’une limite à ne pas dépasser, fixée d’une manière empirique qui relève de mon éthique personnelle. La photographie est déjà une manipulation de la vérité, je livre une interprétation de ce qui se passe.
De quel genre de manipulation parles-tu ?
La première fois que j’ai vu les Rolling Stones en concert, c’était parce que le pion de mon lycée travaillait pour la télévision et il nous a invité à faire le public. Les Rolling Stones n’étaient pas connus à l’époque. J’ai réalisé en direct que Mick Jagger est tout petit ! Alors qu’en contre-plongée ça disparaît. C’est la première fois que j’ai réalisé que l’écran ment très fort.
Tu as publié sur le site de Ka-set une photographie de Duch zoomée sur ses horribles dents, ça faisait un peu vampire, carnassier, ça engendrait une forme de dégoût. Pour dire quoi ?
L’idée c’est que sa bouche parle. J’ai donc photographié sa bouche. Ça a un côté très premier degré. Je crois que c’était limite mais d’un autre côté c’est sa bouche… [rires] Sous-jacent, il y a que ça me fait chier de photographier un écran. Est-ce que les juges vont se rendre compte de l’image qu’ils projettent à travers cette captation vidéo ? Est-ce qu’ils veulent que ça soit ces images-là qui soient perpétuées par l’histoire ? On me pousse à faire des trucs anormaux. Je préfèrerais de loin être dans la salle. Ce que je photographie est le résultat inéluctable de ce qu’on me donne la possibilité de faire. La photographie devrait avoir autant droit de cité dans l’histoire que la vidéo, l’écrit ou le son.
Plus les gens essayent de verrouiller l’image pour l’extérieur, plus on abonde dans l’autre sens, on essaye de contourner les interdits, de passer outre.
L’intelligence de certains leaders politiques comme Obama est d’avoir laissé plus d’espace aux médias pour travailler. Si le type est sincère, ça passe dans l’image. Verrouiller l’image n’est jamais bon. Il y a aussi une différence entre assurer une certaine sécurité, une intimité et prémâcher l’image pour les médias. Il y a une juste mesure à trouver. Ici ils verrouillent, ils ne se rendent pas compte qu’ils se tirent une balle dans le pied.
Quel est l’enjeu de ce verrouillage ?
Les juges ne savent pas à quoi sert une image, ils savent à quoi elle ne peut en aucun cas servir. La protection des témoins, le besoin d’avoir de l’ordre dans la salle… Ok, ça relève de la justice. Mais ici nous sommes dans un procès historique. La dimension de transmission de ce qui s’est passé est très importante sinon ça ne sert pas à grand-chose. La justice est aussi là pour expliquer ce qui a amené les Khmers rouges à anéantir leur pays, pour l’avenir.
Si tu avais la liberté de le photographier, que chercherais-tu ?
Si je pouvais photographier Duch dans sa cellule ou de plus près, je chercherais à trouver la faille probablement, à faire des images où il correspond à l’image de tortionnaire que j’ai de lui. Et même si je cherchais la faille, il est certain qu’il aurait une toute autre image que derrière cet écran : celle d’un homme normal.
Comment as-tu commencé la photographie ?
J’ai fait mes premières photos à l’âge de 10 ans et mes premiers tirages à 12 ans. A 16 ans j’ai décidé de devenir photographe. Dans les années 1950, mon père était abonné à Life. Mais mes parents pensaient que les enfants ne devaient pas être confrontés à la guerre. Les numéros étaient planqués dans la cave, je les ai découvert par hasard. Ces grandes photographies, c’était ça la semence. Et puis dans le numéro 2 de Salut les copains, il y avait une rubrique sur les métiers de rêves présentant la carrière de Jean-Marie Perrier, le photographe de Johnny Halliday, Sylvie Vartan… Mes parents m’ont obligé à passer le bac et puis j’ai commencé par faire beaucoup de photo de théâtre. C’est une bonne école, les lumières sont difficiles. J’ai réussi à convaincre les troupes de me laisser monter sur scène pour être plus près des acteurs et livrer une interprétation photographique de leur jeu et non une reproduction. Cette expérience m’a aidé à trouver ma place dans l’espace et la distance par rapport aux gens. Après il me suffisait de reproduire ça dans la rue. Je suis entré à l’agence Vu en 1986 puis chez Magnum en 1993.
En début de matinée, le président de la cour Nil Nonn annonce au public un débat sur le droit des parties civiles à poser des questions à l’accusé dans le volet du procès consacré à sa personnalité. L’initiative vient bien des juges, pas de la défense. Elle a été présentée aux parties la veille en toute fin de journée, prenant de court les avocats des parties civiles.
« Requête rejetée »
Avant de lancer ce débat, le président présente oralement la décision des juges concernant une requête des groupes 1 et 2 des parties civiles datée du 9 juin dernier. Les groupes 1 et 2 des parties civiles avaient en effet demandé à pouvoir présenter des observations sur les questions relatives à la détermination de la peine prononcée contre l’accusé.
« Requête rejetée » proclame Nil Nonn. Il précise que la décision a été prise à la majorité des juges. Quatre sur cinq. Le juge « partiellement dissident » n’est autre que le Français Jean-Marc Lavergne. Les motivations de chacune des parties ne sont pas détaillées en audience, elles seront publiées ultérieurement, informe le président. Cependant les parties civiles ont bien compris qu’il leur était interdit de s’exprimer sur la peine.
Présentes à tous les stades de la procédure
Le débat suivant est inauguré par le co-procureur cambodgien Seng Bunkheang. Se référant au règlement intérieur, il constate la place des parties civiles représentées par leurs avocats en tant que partie et leur droit de participer au réquisitoire et aux plaidoiries. « Par conséquent, il convient à nos yeux pour que les parties civiles puissent prendre la parole à l’issue des débats […] que les avocats des parties civiles puissent poser des questions concernant [la] personnalité [de l’accusé]. Au cours de la procédure, jusqu’ici, les parties civiles ont eu la possibilité de participer à tous les stades de la procédure. Il n’y a aucune règle qui interdise aux parties civiles de poser des questions lors de la procédure. » Les co-procureurs appuient la participation des parties civiles à cette prochaine et dernière étape du procès.
Retourner les propos de la défense contre elle
Le co-procureur international Vincent de Wilde prend le relais de son homologue en citant les propos que l’avocat de la défense François Roux a tenu la veille devant la cour. « Il a affirmé que les CETC était le premier tribunal international ou hybride à accepter des parties civiles, que c’était une avancée réelle et cela au terme de quinze années de lutte. Il a, si je ne me trompe pas, poursuivi en déclarant qu’il ne fallait pas gâcher ou annuler tous les efforts consentis. C’était dans un contexte différent, c’est vrai, mais il a également affirmé qu’il s’agissait d’un progrès considérable dans la justice pénale internationale et que nous étions donc tous condamnés à l’excellence. » Vincent de Wilde s’interroge sur la manière dont la défense va plaider contre la participation des parties civiles après une telle déclaration.
« Les parties civiles ne sont pas des parties au rabais »
En attendant les arguments de l’adversaire, le co-procureur belge propose différentes raisons aux juges pour donner droit aux parties civiles. Il s’agit pour lui d’une question de cohérence. « Le droit des parties civiles à participer au débat et à l’examen des témoins devant cette chambre doit être garanti et préservé. Les victimes qui se sont portées parties civiles sont comme le disent les règles 23-1 et 23-6 des parties au procès pénal. »
Pour lui, il n’y a pas d’entre-deux : « Soit on est partie au procès, et toutes les conséquences doivent en être tirées, soit on ne l’est pas. Il n’y a pas dans les règles internes de distinction qui justifierait que les parties civiles soient des parties au rabais. » Toutes les restrictions sont inscrites dans le règlement intérieur, rappelle le co-procureur et aucune règle n’établit de distinction entre les parties. « Que les témoins soient de moralité ou de personnalité ne change rien » insiste-t-il ensuite en anticipant sur les arguments de la défense.
Une rupture dans la pratique du tribunal
Des victimes constituées parties civiles ont été devant les juges d’instruction, ont participé aux débats à la chambre préliminaire. Les parties civiles ont eu leur mot à dire à chaque audience, pourquoi changer tout à coup leur statut ? « Devant cette Chambre, parce que celle-ci respecte le principe du contradictoire, toutes les parties ont pu faire valoir leurs arguments en droit et en fait. Toutes les parties ont été autorisées à poser des questions à tous les experts, à tous les témoins qui se sont succédés à la barre concernant M13, S21, Choeung Ek, S24. Toutes les parties ont aussi été invitées par cette Chambre à poser des questions aux parties civiles, qu’elles soient survivantes de S21 et ses annexes ou qu’elles soient des proches des personnes écrasées. »
« Utiles et nécessaires à la manifestation de la vérité »
Au nom de la même logique le co-procureur considère qu’aucune discrimination n’a lieu d’être, les parties civiles doivent être autorisées à poser leurs questions à l’accusé et aux témoins concernant la personnalité de l’accusé. « C’est à la fois utile et nécessaire à la manifestation de la vérité. Cela n’empiète ni sur les droits de la défense, ni sur le pouvoir discrétionnaire de cette Chambre. Il n’est pas justifié que les parties civiles soient soudainement réduites au silence car leur voix, leur perspective qui est différente de celle de l’accusation contrairement à ce qu’a dit maître Roux. Leur voix est importante et même essentielle. »
Vincent de Wilde observe encore que les témoins dits « de moralité » c’est-à-dire ceux qui évoqueront la personnalité de Duch pour l’avoir connu, ne sont pas différents des autres et jouent le même rôle dans l’évaluation des faits criminels, dans la responsabilité de l’accusé. Il ouvre une porte en proposant une modulation du temps de parole qui ne sera pas retenue par les juges.
Le règlement c’est le règlement
Chacun leur tour, les avocats des parties civiles Hong Kim Suon, Fabienne Trusses et Ty Srinna recourent aux articles de la loi sur la création des CETC, du règlement intérieur, du code de procédure pénale cambodgien pour appuyer ou répéter les arguments des co-procureurs. Fabienne Trusses confie aux juges sa surprise de devoir répondre à une telle question. « Le principe de la liberté de parole de l’avocat des parties civiles au regard même du statut de ces parties civiles, celui-là est indiscutable. » D’après ces avocats, au regard des textes, les parties civiles ont droit d’interroger l’accusé sans le moindre doute possible.
« Ce serait un énorme pas en arrière »
Selon Alain Werner, dans aucun pays où existe le statut de partie civile, il n’existe une distinction entre différents témoins ou différents experts. « Vous créeriez une distinction qui n’existe pas ! Evidemment ce serait un énorme pas en arrière. » Sans se départir d’un ton offensif, l’avocat suisse en appelle à la logique, à la cohérence, à la continuité d’un processus et d’une pratique engagée depuis le début des audiences sur le fond. « Depuis fin mars, quasi tous les témoins et tous les experts ont parlé d’une façon ou d’une autre, directement ou indirectement du caractère de l’accusé. Et tous les avocats de parties civiles, depuis cinq mois, ont posé des questions aux experts et aux témoins sur le caractère de l’accusé. »
Le non-sens d’une telle décision
Il égrène les exemples d’interrogations qu’il a lui même adressées à Duch, à Craig Etcheson, à David Chandler, à François Bizot, à Mam Nay… Précis, rigoureux, il donne les dates, il résume le contenu de ces interventions. S’il avait eu le temps, il aurait relever tous les cas où le caractère de Duch a été au centre des débats. « Le droit est parfaitement clair, la pratique est unanime pour tous les pays de droit civil et la dynamique interne depuis cinq mois de ce procès fait que tous nous avons pu poser des questions sur le caractère de l’accusé. Alors si votre décision c’est que nous ne pouvons plus, nous serons dans une situation où nous avons pu poser des questions à tous les témoins et tous les experts parce qu’ils n’étaient pas appelés spécifiquement sur le caractère de l’accusé mais lorsqu’ils sont appelés sur le caractère de l’accusé alors nous ne pouvons plus poser de questions sur ce sujet. Cela ne peut pas être le sens de votre décision. »
Kar Savuth réclame l’égalité des armes
Lorsque Kar Savuth prend la parole après le déjeuner, il est le premier à expliquer les enjeux, de son point de vue, des questions sur la personnalité de l’accusé. Pour lui, si les parties civiles se sont vues refuser le droit à s’exprimer sur la peine, il est logique qu’elles n’interviennent pas dans les débats sur la personnalité de son client. « Les questions posées à l’accusé sur sa personnalité ont pour seul intérêt de porter sur le degré de culpabilité ou d’innocence de l’accusé. » Deuxième argument de Kar Savuth : l’égalité des armes. « Le devoir de justice ne vaut pas seulement pour les parties civiles, il vaut pour l’accusé lui-même. » Deux co-procureurs posent déjà des questions. « Si des parties civiles se voient octroyer le droit de poser des questions à l’accusé concernant sa personnalité, le principe de l’égalité des armes s’en trouve violé. »
Réplique au co-procureur
Le tribunal de Kambol expérimente la participation des parties civiles, de nombreux juristes du droit pénal international observent ce qui s’y passe. La première décision de la Chambre trace une voie qui va dans le sens de ce que souhaitait la défense, à savoir que les parties civiles n’interviennent pas sur la question de la peine. François Roux, satisfait, renvoie la balle à Vincent de Wilde au petit jeu des citations. « Vous avez dit à la Chambre : ‘Tous les témoins vont vous aider à vous déterminer tant sur la culpabilité que sur la peine. Et je pourrais alors m’arrêter de plaider ! Puisque la Chambre vient de décider que les parties civiles n’ont pas à intervenir sur la peine, elles n’ont donc pas à interroger les témoins qui vont parler indirectement de la peine. »
Parler de la personnalité c’est parler de la peine
« Il est clair que lorsqu’on parle de la personnalité, on parle forcément de la peine, argue François Roux qui est le premier à éclairer les enjeux du débat organisé par la Chambre. Quand on analyse la personnalité de l’accusé, c’est parce qu’on cherche à partir de cette personnalité à individualiser la peine. » L’avocat illustre ça par un exemple : « Devant les mêmes faits, deux accusés peuvent être condamnés différemment parce que leur personnalité va être différente. C’est ça la personnalité ! Ca regarde la personnalisation de la peine. »
Le rôle des parties civiles en question
Pour l’avocat de la défense, cela n’a rien à voir avec une demande d’indemnisation des parties civiles. Ce raccourci volontairement brusque amène un recadrage de la défense sur le rôle des parties civiles qu’elle définit comme suit : « 1- exprimer leur souffrance et 2- réclamer une indemnisation. » Il laisse planer un silence après avoir reposé la question : « qu’est-ce que la personnalité de l’accusé a à voir avec l’indemnisation des parties civiles ? » avant de ruer dans les brancards d’Alain Werner. L’avocat des parties civiles a expliqué qu’à diverses reprises des questions avaient pu être posées sur le caractère de l’accusé. « Dont acte ! conclut François Roux. Vous avez donc posé toutes les questions que vous souhaitiez sur le caractère de l’accusé, vous savez aujourd’hui tout ce que vous vouliez savoir, pourquoi voulez-vous maintenant, sur des témoins strictement de personnalité, poser encore de nouvelles questions ? » Sans vergogne, il décrète : « Nous pouvons considérer que vous en savez assez. »
La civil law revisitée
François Roux ironise sur le recours d’Alain Werner à la civil law. « Quand ça vous rend service, vous invoquez le droit romano-germanique. Or vous n’avez cessé depuis le début, vous n’avez cessé de chercher à déborder ce droit de la civil law. » Les débordements, ce sont notamment ces tentatives d’intervenir sur la peine. François Roux qui s’est échiné tout au long du procès à recadrer (les co-procureurs en particulier) la cour sur les règles de la civil law, retourne la balle à l’envoyeur. « Souffrez que nous aussi, de notre côté, nous revisitions la civil law. » François Roux s’affranchit de son propre paradoxe.
Il donne d’abord raison aux co-procureurs et aux avocats des parties civiles : « Dans la civil law pure, il est évident que les parties civiles peuvent interroger tous les témoins et tous les experts. » Puis il rectifie le contexte juridique. Il s’agit là de transposer le droit national dans les règles du droit international portant sur un crime de masse. Le problème, selon lui, c’est que crime de masse signifie 5, 10, 20 parties civiles. Bref une situation ingérable sur le plan du procès équitable : « parce que l’accusé n’a plus à faire face à un procureur mais à 20, à 30, à 50 procureurs ! » Le cas de Duch est d’autant plus compliqué qu’il plaide coupable, dit François Roux.
« Vous vous êtes pris pour des procureurs »
« On se trouve dans une situation complètement inattendue où vous avez quelqu’un qui est face à toutes ces personnes qui viennent l’accuser et qui se défend à peine, et qui reçoit comme je le disais ce matin, des paroles d’une telle violence qu’elles ressemblent à des pierres lancées sur lui. » Ce que ne répète pas l’avocat de Duch, c’est que dans la matinée, il disait aussi avoir « souffert » de ces mots lancés à la figure de son client. Une expression bien déplacée quand on a entendu pendant des journées entières la souffrance abyssale des familles des victimes de S21.
François Roux accuse les avocats des parties civiles d’avoir dévié de leur rôle et ne se prive pas d’une allusion piquante contre le bureau des co-procureurs. « Vous vous êtes pris pour des procureurs. […] J’allais vous dire, comment cela ? Vous ne faites pas confiance au travail du bureau des co-procureurs ? Vous n’êtes pas satisfaits du travail du bureau des co-procureurs ? Pourquoi cherchez-vous à les remplacer ? A les déborder ? Si je reprends un dicton français qui dit : ‘Qui sème le vent, récolte la tempête’, mesdames et messieurs mes confrères des parties civiles, vous avez semé le vent et vous récoltez la tempête. »
Le droit est une matière vivante
Comment convaincre un auditoire que vous avez raison quand les textes vous donnent tort ? Il faut s’appeler François Roux. « Vous avez le droit de la civil law pour vous, c’est vrai si l’on prend les textes à la lettre, convient-il, mais le droit est une matière vivante et plus particulièrement nous sommes ici dans un tribunal qui crée du droit. » Pour étayer son point de vue sur la limitation des droits des parties civiles dans ce procès, il cite un article de Robert Badinter (éminent avocat et ministre français) publié dans le journal quotidien Le Monde et intitulé « Ne pas confondre justice et thérapie ». Voici ce qu’il lit :
« Il faut rappeler que la justice pénale n’a pas pour mission d’être une thérapie de la souffrance des victimes. Elle a une fonction répressive, dissuasive et expressive car elle exprime les valeurs de la société. Mais elle ne saurait avoir une finalité thérapeutique. Au nom de la souffrance des victimes qui appelle la solidarité de toute la société, nous ne devons pas altérer le difficile équilibre de la justice pénale qui repose sur les principes du procès équitable inscrit dans la Convention européenne des droits de l’Homme. Or nous assistons à une sorte de dérive. Se proclamer du côté des victimes est toujours politiquement profitable. Qui serait contre ? Nous sommes dans une société d’émotion qui se veut compassionnelle. Rien ne mobilise plus l’émotion que le crime et la souffrance des victimes décuplée par la médiatisation et la puissance des images à la télévision. Cela nourrit la pulsion de vengeance qui est au cœur de la réaction humaine en présence d’un crime atroce. Mais la justice ne peut se confondre avec la vengeance ni avec la compassion pour les victimes. C’est ce qui rend son exercice si difficile. »
Portes de sortie
La charge de François Roux est lourde. Or l’avocat n’est pas à l’abri de ses propres contradictions entre les intérêts de son client et les principes qu’il défend depuis de longues années en matière de justice pénale internationale.
Il propose donc aux juges une solution « pragmatique » c’est-à-dire une décision qui ne s’applique qu’au cas particulier de Duch. Une solution inspirée de la common law et de ces négociations qui aboutissent à ce que les témoins de moralité ne soient pas interrogés contradictoirement par le procureur. Il suggère que les avocats des parties civiles transmettent certaines questions aux co-procureurs.
Une décision radicale
Après une heure de délibération, les juges réintègrent le prétoire. Nil Nonn annonce la décision de la Chambre de ne pas autoriser les parties civiles à poser des questions à l’accusé ni aux témoins de moralité, ni aux deux experts convoqués sur la personnalité de l’accusé. Le texte de la décision sera publié plus tard. Une fois de plus le juge Jean-Marc Lavergne s’inscrit en désaccord avec ses collègues. Lundi 1er septembre, les co-procureurs et la défense auront chacun 1h15 pour poser des questions à l’accusé sur sa personnalité. Les avocats des parties civiles pourront seulement interroger les quelques experts qui restent à entendre sur d’autres thèmes que la personnalité de l’accusé.
Remise en question
Cette décision sans nuances évince les parties civiles de la fin des débats. Elle leur fait l’effet d’une gifle. Ne sont-elles pas les victimes ? Ne doivent-elles pas contribuer à la manifestation de la vérité ? La parole des victimes vaut-elle moins que celle de Duch aux yeux des juges pour les réduire ainsi au silence dans le prétoire ? Le coup est rude. Pourquoi changer les règles du jeu si tardivement comme s’il était possible de séparer nettement l’analyse des crimes de la personnalité de l’accusé ? Les parties civiles sont-elles mises de côté ou mises au pas ? Quelle place auront-elles dans le procès numéro 2 dont certains semblent vouloir les écarter ?
Qui défend quoi ? Après avoir instauré un rythme lent, qui veut maintenant expédier ce procès ? Qui en défend la dimension historique ? Qui sabote le choix de la civil law sur la common law ? S’agit-il du procès de Duch ou d’un débat en souterrain entre les pour et les contre ce type de tribunal ? Les partisans de cette justice finiront-ils par demander à qui et à quoi sert ce procès ? Ceux qui étaient contre jubilent. Ceux qui étaient pour désespèrent…
Le rythme du procès est incompréhensible, on traîne, on accélère sous prétexte que le temps manque puis on reporte les plaidoiries aux calendes grecques. Date officielle le 23 novembre. Si tout va bien. A quand le verdict ? Pendant ce temps le budget se creuse. Les accusés du cas numéro 2 peuvent dormir tranquilles, bichonnés aux standards internationaux.
La liste de ce que les Khmers rouges ont détruit, chamboulé, retourné, écrasé, aboli, est interminable. Il n’en est pas moins nécessaire de rappeler qu’ils ont torturé, affamé la population, disloqué les familles, démantelé le système de santé, détruit la culture, interdit les croyances et les cérémonies religieuses, incité les enfants à espionner leurs parents, à les dénoncer, instillé le sentiment de peur à chaque instant, la méfiance. « Les Khmers rouges ont anéanti l’ensemble des infrastructures à tous les niveaux, collectif comme individuel. Cette destruction a endommagé la base de la religion et ceci a eu un impact grave sur les individus et la mise en œuvre de thérapie », ajoute Chhim Sotheara.
40% des Cambodgiens éprouvés
Les conséquences psychologiques sont immenses. Les Cambodgiens sont par conséquent sujets au syndrome de stress post-traumatique. Sur la base de travaux de recherche menés à TPO dont il ne précise ni l’échantillon de population, ni les conditions de réalisation, ni la date, Chhim Sotheara annonce que 2 Cambodgiens sur 5 ont développé un traumatisme et que 40 % des Cambodgiens âgés de plus de 18 ans ont été concernés par des problèmes psychosociaux et de santé mentale légers à sévères. Il est à noter que ce chiffre a dû être rectifié par le docteur Chhim Sotheara dans la presse au lendemain de sa déposition car la mauvaise traduction depuis le khmer en anglais et donc en français lui faisait dire que 40% des Cambodgiens de plus de 18 ans étaient sujets au syndrome du stress post-traumatique (PTSD en anglais).
Une étude du professeur Jeffrey Sonis conduite au Cambodge sur un échantillon de 1 017 personnes entre décembre 2006 et août 2007 concluait à une proportion de 11,2% (tous âges confondus) le nombre de personnes atteintes par le PTSD.
L’impact sur les jeunes générations
L’expert psychiatre se réfère à l’Holocauste et à ses conséquences pour illustrer, à la demande de la juge Silvia Cartwright, l’impact du régime khmer rouge sur les personnes qui n’ont pas vécu cette période. Au Cambodge les familles vivent sous le même toit, la transmission d’une forme de traumatisme est inévitable, de la même manière que l’alcoolisme d’un père rejaillit sur l’ensemble de sa famille. Parmi ceux qui étaient enfants sous le Kampuchéa démocratique, beaucoup croient que si leurs parents avaient vécu, ils ne vivraient pas les difficultés qu’ils rencontrent aujourd’hui. Autre conséquence de poids : l’éducation. « Pendant le régime khmer rouge, les enfants ont été séparés de leurs parents, endoctrinés, on leur a dit : ‘Vous êtes les enfants de l’Angkar’. Par conséquent les enfants ont perdu leur identité. […] L’Angkar a endoctriné les enfants de manière à ce qu’ils exécutent tout type d’ordre, y compris l’exécution de leurs propres parents. On leur a appris des méthodes cruelles et agressives. Maintenant, ils sont eux-mêmes parents. Avec leurs enfants ils reproduisent la manière dont ils ont été traités sous les Khmers rouges. »
L’impact économique et social de ces déséquilibres ne doit pas être négligé. Les jeunes d’aujourd’hui constituent la force économique de demain. Si dans vingt ans « la population souffre encore de l’impact psychologique, comment le pays pourra-t-il bien se porter ? » prévient le directeur de TPO.
Est-ce que la justice panse ou ravive les plaies ?
Le juge Jean-Marc Lavergne s’interroge sur l’impact des audiences sur les victimes. Chhim Sotheara insiste sur deux aspects : « Le procès des anciens dirigeants khmers rouges offre une possibilité aux victimes qui ont subi un traumatisme pendant de nombreuses années de surmonter leur traumatisme. […] Ce processus de justice va permettre de panser les plaies de ces victimes. Bien entendu le chemin est long. Certaines victimes du régime khmer rouge ont pu penser qu’elles n’avaient pas subi de troubles dus à un traumatisme parce qu’elles fonctionnent normalement. Cependant dans leur subconscient elles ont subi un traumatisme mais il s’était progressivement résorbé. […] Suite au procès des Khmers rouges, ce traumatisme a ressurgi. »
Face à l’avocat Hong Kim Suon, qui nous a habitués à répéter les questions déjà posées, Chhim Sotheara complète prudemment : la reviviscence du traumatisme se manifeste par des cauchemars ou un sentiment d’incertitude. Dans le cas où le processus judiciaire aide à l’expression du traumatisme, il n’est pas nécessairement suffisant pour assurer une guérison complète. Celle-ci passe, selon le directeur de TPO, par « savoir la vérité », « voir la justice rendue » et « accepter la demande de pardon ».
Le processus de guérison dépend de l’accusé
Le juge Lavergne qui ne pose jamais une question à la fois quand ses idées fusent, poursuit. En substance, il se demande si être victime d’une entité abstraite telle que l’Angkar n’aggrave pas le traumatisme ? Est-ce que la présence d’un accusé, les débats et les connaissances engrangées pendant le procès ne permettent pas de prendre en charge les troubles et dompter la peur ? « A l’occasion du procès, on a entendu des Khmers rouges eux-mêmes rejeter la faute sur l’Angkar. Certains s’abritent derrière l’Angkar pour nier leur responsabilité sous le régime ce qui peut créer plus de souffrance encore pour les victimes lesquelles se heurtent à ce déni de responsabilité. Le processus de guérison dépend de la bonne volonté de l’accusé pour ce qui est de révéler la vérité, pour ce qui est de montrer qui était derrière ces crimes perpétrés sous les Khmers rouges. » Sans cela, pas de cicatrisation possible selon Chhim Sotheara.
Un procès qui brise « la conspiration du silence »
Le co-procureur international Vincent de Wilde surprend ceux qui assistent régulièrement aux audiences par la qualité de ses interventions et redore l’espace d’une matinée le blason de l’accusation. « Pour les victimes qui se sont constituées partie civile et pour la société cambodgienne en général, quelle est l’importance de leur participation active au procès, en public, devant la nation ? Est-ce que les autres victimes peuvent se reconnaître à travers la démarche des parties civiles, est-ce que cela peut jouer le rôle de catharsis pour la société cambodgienne sans pour autant constituer la solution miracle ? » lance-t-il. « Le procès est l’occasion pour les victimes d’en savoir plus et de se voir révéler la vérité quant aux crimes commis », commence Chhim Sotheara. Mais ce procès n’est pas qu’une « occasion pour eux de savoir et d’apprendre », c’est aussi « un forum », un lieu d’expression des sentiments et des souffrances enfouis parfois depuis longtemps. Enfin, ce procès est une adresse à l’ensemble de la population, estime l’expert. « Cela permet de montrer à la société cambodgienne que ce qui s’est passé sous les Khmers rouges s’est bel et bien passé, au niveau familial et au niveau social. Jusqu’à présent l’histoire du régime génocidaire n’était pas reprise dans les programmes scolaires et la population ne parlait pas de ces questions. Il y avait presque une conspiration du silence. […] On évitait d’en parler. Cet évitement aujourd’hui n’est plus possible. »
La perte d’identité accroît la souffrance
Citant les parties civiles dont la souffrance et la colère s’est accrue avec le temps, notamment chez des Cambodgiens de la diaspora, malgré les accès aux soins psychologiques Vincent de Wilde demande à Chhim Sotheara pourquoi cela empire avec le temps ? Est-ce « un transfert de la peur et des souffrances que la partie civile imagine avoir été celle des défunts ? » Pour le directeur de TPO, l’élimination des traditions culturelles et religieuses par les Khmers rouges constitue une des principales causes de traumatisme. « Le peuple cambodgien cherche des voies pour expliquer, donner sens à ce qui s’est passé », justifie-t-il avant d’aborder un exemple concret et parlant : ceux qui vivent à l’étranger, même s’ils ont de bonnes conditions de vie, le sentiment de sécurité, « ils ont néanmoins perdu quelque chose : ils ont perdu leur conviction religieuse, leurs traditions, leur mode d’alimentation, leur mode de communication, leur langue et tous ces facteurs combinés ne font que prolonger la souffrance. »
Les facteurs qui aggravent le traumatisme
Le co-procureur se penche sur les facteurs qui ont pu aggraver le traumatisme. Il liste le type de mort subie par le proche, l’ignorance des motifs et des circonstances de la mort, l’absence de rationalité (mort pour rien), l’absence de corps et donc de deuil… « Y en a-t-il d’autres ? » Chhim Sotheara relève que la difficulté d’accès aux soins assurés par seulement 32 psychologues pour l’ensemble du pays n’aide pas. La pauvreté non plus. Quand les difficultés du quotidien se surimposent au traumatisme, ce-dernier n’est pas traité. Du fait également de la pauvreté, nombre de Cambodgiens n’ont pas les moyens d’offrir une cérémonie religieuse afin que les âmes de leurs proches reposent en paix.
Le brouillage bourreau-victime reste sans réponse
Vincent de Wilde se concentre sur le brouillage qui opère quand les bourreaux deviennent ou se font passer pour des victimes. Il se situe clairement du point de vue des victimes et s’interroge sur les conséquences et les enjeux d’un tel brouillage. « Pourriez-vous nous dire, si un accusé, n’importe lequel, par ses paroles répétées, tente de se placer lui aussi du côté des victimes et de partager ainsi leurs souffrances, dans quel état psychologique les victimes ou les parties civiles peuvent-elles se trouver face à ce brouillage des rôles qui pourrait leur faire croire que le bourreau est lui aussi une victime ou que les victimes auraient pu également être des bourreaux ? Quel est l’impact sur les parties civiles de ce type de discours ? » Chhim Sotheara identifie immédiatement l’importance de la question. Malheureusement il s’enfonce dans des généralités, en ne se plaçant jamais du point de vue psychiatrique, en ne se référant jamais à des cas concrets qu’il aurait rencontré. Blabla lisse de conférencier en mal d’inspiration (« Il s’agit là d’un cercle complexe, dont il est difficile d’en comprendre la nature ») avant la pirouette : « C’est seulement si on comprend mieux le passé qu’on peut faire la distinction entre les bourreaux et les victimes. » Voilà qui n’avancera pas l’accusation dans sa plaidoirie. Il est surprenant qu’un psychiatre travaillant depuis tant d’années auprès de victimes et de bourreaux fuie une question si importante.
Les symptômes du PTSD
Les réponses aux avocats des parties civiles apportent quelques généralités sur les symptômes du syndrome de stress post-traumatique, sur le sentiment de culpabilité des parties civiles qui n’ont pas pu agir pour changer la situation de leurs proches à S21, sur l’incapacité de certains à venir déposer devant les juges tant la douleur est ravivée. Chhim Sotheara attribue ce blocage à un manque de confiance en soi mais aussi à la peur, au sentiment d’insécurité. « Les Khmers rouges ont appris aux gens à se méfier les uns des autres, déclare-t-il. Les victimes m’ont souvent dit qu’elles n’avaient confiance en personne. »
Après la justice symbolique, un forum commun de réconciliation
Kar Savuth, avocat de Duch, interpelle l’expert sur la guérison à l’échelle nationale. « Nous faisons ici le procès de dirigeants khmers rouges et vous dites que cela contribuera à la guérison psychologique des victimes. […] Il y avait 200 prisons au Cambodge, […] beaucoup de gens sont à même de dire qui a tué leurs proches, qui a fait exécuter leurs parents mais les auteurs qui ont sévi dans ces autres prisons ne sont pas jugés aujourd’hui. Tous ces bourreaux dispersés à travers le pays n’ont pas été poursuivis. Comment dès lors peut-on penser que les victimes vont guérir sur le plan psychologique si tous les bourreaux ne sont pas poursuivis ? »
« Certes la voie de la justice pour les victimes est limitée […]. Le tribunal n’est pas compétent pour juger tous ceux qui ont tué et qui aujourd’hui vivent côte à côte avec les victimes, dans les villages. Il est très difficile pour ces victimes de vivre cela. […] Elles vont à la même pagode, utilisent les mêmes ressources locales […] Je voudrais réitérer ici que nous devons faire de notre mieux pour nous assurer que justice soit rendue en plusieurs étapes. Il y a les CETC, qui incarnent un peu une justice symbolique parce que nous jugeons ici les principaux responsables des crimes commis par les Khmers rouges, et pour guérir sur le plan psychologique au niveau de la collectivité, il faudra mettre en place un autre mécanisme de réconciliation. Je ne sais pas exactement en quoi peut consister ce mécanisme mais j’ai la conviction que nous, les ONG, les pouvoirs locaux, le gouvernement, devons joindre nos efforts pour mettre en place un forum commun de réconciliation. Ce forum doit permettre de guérir les victimes de leur peine. Ce serait peut-être une option de créer des tribunaux locaux pour aider à guérir cette peine au niveau local. »
Les excuses de Duch ouvrent la voie
« Comment pouvons-nous panser la souffrance des parties civiles et des victimes de manière à ce qu’elles puissent laisser ces choses-là dans le passé, aller de l’avant et pardonner ? » enchaîne Kar Savuth. Exprimer ses émotions, sa colère, en public constitue une étape du processus de guérison, fait comprendre Chhim Sotheara. « C’est une bonne chose que l’accusé présente ses excuses, cela ouvre la voie à la guérison. » Il reste à Duch à convaincre les parties civiles et les victimes qu’il est sincère, que ses remords sont authentiques. Certains les accepteront, d’autres pas.
La vérité et la justice : conditions du pardon
François Roux, parfaitement coordonné avec son homologue cambodgien, questionne l’expert psychiatre sur la notion de pardon. « Dans le contexte cambodgien […], le pardon se fonde sur la religion bouddhique, explique Chhim Sotheara. Il peut être interprété à la fois dans son acception religieuse et dans son acception humaine. Si la vérité se manifeste et si on arrive à passer par un processus judiciaire, le pardon est possible. Ceux qui ont été les auteurs de mauvais actes en subiront les conséquences dans la vie suivante. Mais dans notre société, nous savons que les auteurs de crime doivent être punis. »
Trop tôt pour pardonner
« J’ai aimé que vous rappeliez que le pardon est un lent processus qui va certainement bien au-delà de cette audience », réagit François Roux. « Pour ma part je ne comprends pas très bien qu’on puisse ici même dire à une victime qui vient exprimer sa souffrance : ‘Etes-vous prêt à pardonner ?’ Ca n’est pas le débat d’aujourd’hui. Et vous avez rappelé que c’est à partir du moment où justice sera passée que peut-être, peut-être !, des choses pourront advenir entre les victimes et l’accusé. Mais ai-je raison qu’il est trop tôt aujourd’hui pour demander brutalement à une victime : ‘Etes-vous prête à pardonner ?’ » Chhim Sotheara mentionne qu’il n’est ni expert en pardon, ni expert en questions juridiques, avant d’approuver la remarque de l’avocat de la défense. « Rien n’a été de toute évidence démontré aux parties civiles et au public qui suivent le débat depuis le début. Il est question ici d’un long processus. Peut-être que ce processus surviendra une fois le procès terminé. Le pardon est à la fois un processus individuel et collectif. »
François Roux appelle à distinguer la demande de pardon de l’accusé du pardon éventuellement accordé par les victimes ou familles des victimes. « Aujourd’hui, la responsabilité de l’accusé est de demander pardon ! » En écho à la remarque de François Roux, Chhim Sotheara ajoute : « Le chemin du pardon est long, il pourra débuter ultérieurement ». En attendant, il faut établir les faits et la vérité, inculque-t-il.
Guérir sans avoir toutes les réponses
Pendant que son collègue Kar Savuth est pris d’une quinte de toux, François Roux demande au directeur de TPO s’il ne faudrait pas prévenir les victimes qu’elles n’auront pas toutes les réponses à leurs questions. « Qui pourra expliquer pourquoi le régime de Pol Pot ? Est-ce que nous ne devons pas enlever quelques illusions aux victimes ? Qui pourra comprendre Pol Pot ? Que nous essayons d’établir la réalité des faits, oui ! Mais le pourquoi du régime des Khmers rouges… Quelqu’un sera-t-il en mesure un jour d’expliquer le pourquoi du régime des Khmers rouges ? Ne faut-il pas préparer les victimes à l’idée que malheureusement il faudra qu’elles acceptent de ne pas avoir toutes les réponses à leurs questions pourtant légitimes […] et que malgré ça il faudra qu’elles cherchent leur guérison ? » Le directeur de TPO estime la question « complexe », il rabâche le besoin de vérité et de justice sans s’avancer plus. « Il est difficile de révéler la vérité, convient-il. Ceux qui connaissent la vérité sont les bourreaux et Dieu. »
Duch s’incline, s’incline, s’incline
Dans ses commentaires finaux, Duch apprécie les propos « sans parti-pris », dit-il, de l’expert-psychiatre, en particulier parce qu’ils sont basés sur une réflexion « scientifique ». Il assume ses responsabilités pour les crimes commis à S21 mais refuse d’endosser ceux de tout le système sécuritaire mis en place sous le Kampuchéa démocratique. Enfin il « s’incline » face aux victimes, il regrette soudainement que la veuve de Chau Seng ne se soit pas portée partie civile et « s’incline » une fois encore, « à distance », devant elle. Puis il « saisit l’occasion » (une fois n’est pas coutume) de saluer le public. Les Cambodgiens de l’assistance viennent de son village natal. Il ne les salue pas à la khmère, les mains jointes. Il s’incline. Rideau.
Chum Neou, 60 ans, a eu droit à une déposition pour le moins fragmentée. Jeudi 20 août, elle a tout juste le temps de se présenter avant la pause déjeuner. Elle fait rire le public quand elle explique au président Nil Nonn qu’elle a « deux lieux de naissance ». Une erreur a été commise sur sa carte d’identité où a été inscrit le lieu de naissance de son père à la place du sien… Dans l’après-midi, elle revient s’asseoir devant les juges, accompagnée d’une assistante psychologue juste après le témoignage par visioconférence de Ou Savrith depuis la France. Là encore elle est interrompue en pleine déposition par des problèmes techniques au son. Les juges ne peuvent même pas annoncer au public la fin de la journée. Sur les écrans, on les voit se lever et quitter la salle.
La rubrique « infos du jour »
Chum Neou reprend donc le fil de son histoire ce lundi matin après une apparition éclair de William Smith venu réclamer au président du temps pour lire des documents sur le conflit armé ; après l’annonce de l’hospitalisation de l’avocate du groupe 2 des parties civiles Silke Studzinsky et après le correctif maladroit de Fabienne Trusses, avocate du groupe 3 des parties civiles, concernant Antonya Tioulong qui n’a jamais porté plainte contre Chea Sim contrairement à la déposition faite mercredi 19 août. Pourquoi est-elle maladroite ? Parce que l’avocate, familière des impairs sur les noms des protagonistes de ce tribunal, prononce le nom du président du Sénat cambodgien « Chèm Sèn » au lieu de Chea Sim. Cela sonne comme s’il s’agissait d’une autre personne et promet de vrais problèmes de traduction… Par ailleurs elle s’excuse au nom de sa cliente pour ce « lapsus ». Le lapsus faisant référence en psychanalyse à un acte manqué, ce n’est probablement pas le mot adéquat. Evoquer une « erreur » eût été plus délicat.
Khmère rouge mariée en vitesse
Chum Neou est une ancienne Khmère rouge. Chef des jeunes filles de son village puis de la commune, elle part sur le front dès 1973, affectée après un entraînement militaire de six mois aux tâches d’approvisionnement en nourriture et en munitions. Elle prend du grade : elle est chef d’une équipe féminine de 30 personnes quand elle arrive à Phnom Penh en 1975, après la prise de la capitale par les Khmers rouges. Elle travaille alors à la section logistique appelée S80. Elle y garde les entrepôts d’armes. Contrairement à ce qu’elle déclarait sans ambiguïté jeudi dernier, elle assure ce lundi le procureur Vincent de Wilde qu’elle n’a pas été victime de mariage forcé. Elle épouse Nou Moeun (aussi appelé Nou Samoeun) alias Saèm en ayant été consultée par l’Angkar et en ayant accepté la proposition. Le problème pour elle, ce sont les conditions dans lesquelles le mariage a eu lieu : les futurs mariés ont été prévenus le matin même que la cérémonie aurait lieu à 14 heures. Sans famille, sans célébration particulière.
Derniers chuchotements
Quand son mari est arrêté en juillet 1977, elle est enceinte de quatre mois. Elle lui prépare un baluchon de vêtements, il lui recommande de prendre soin d’elle. « Il m’a chuchoté qu’il allait être loin de nous, que nous devions travailler dur, qu’il ne nous abandonnerait pas. » Il monte dans un camion. Elle ne le reverra jamais. Un document de S21 porte la trace de son nom le 30 juillet 1977. Trois jours plus tard, Chum Neou est arrêtée à son tour. Elle est envoyée en rééducation dans des lieux dont elle ne sait pas qu’ils dépendent de S21 : l’hôpital psychiatrique de Takmao, puis Stœung Tchreuv où elle accouche. Ensuite viendront Prey Sâr et Bakou. Le souvenir de son état à l’époque la fait s’effondrer devant les juges. « J’étais tellement maigre à ce moment-là ! » Avec sa main handicapée, elle ne peut tenir une houe, elle ne peut rien avaler, tout la fait vomir sauf quelques grains de sel sur du riz, dit-elle. « C’est la première fois aujourd’hui, après 32 ans, que je peux parler de ces choses », confie-t-elle aux magistrats, désespérée.
L’accouchement et la mort du bébé
Pendant sa grossesse, elle poursuit des travaux lourds comme le transport de bois ou d’eau. Seuls des saignements convainquent les Khmers rouges de la mettre au repos jusqu’à son accouchement en janvier 1978. « J’ai donné naissance à mon fils en détention » formule Chum Neou qui se souvient de l’absence d’équipement médical et du soutien précieux de la sage-femme. Quand elle est remise de son accouchement, elle est envoyée à Prey Sâr. Son bébé tombe malade. Elle prévient la gardienne des détenues et apprend le soir même, au retour de la rizière que son enfant, qu’elle allaite toujours, a été envoyé à l’hôpital. Elle n’est autorisée à le rejoindre que deux jours plus tard. Elle le retrouve enfin, heureuse. Mais une heure après lui avoir donné le sein, il meurt. Il a sept ou huit mois, c’est la saison du repiquage du riz.
« Qui blâmez-vous pour la mort de votre fils ? » interroge Vincent de Wilde. « Mon bébé est mort à cause de l’échelon supérieur qui n’avait pas de plan concret pour soigner les gens, rétorque-t-elle. On m’a enlevé ce bébé alors que je l’allaitais encore. […] Le personnel soignant n’a pas réussi à le soigner. »
La mémoire des incidents
Le retour dans les rizières n’est pas simple. Tout le monde l’a vue embarquer dans un camion. Son retour est inattendu. « Mes camarades ont été très surpris de me revoir, le bruit circulait déjà dans l’unité que j’étais une espionne de la CIA et que c’était pour cela qu’on m’avait emmenée. » Personne ne lui parle. Elle assure jeudi avoir simulé la folie et pris garde de ne mécontenter personne pour rester dans le groupe. Sa mémoire a engrangé toutes sortes d’incidents qu’elle relate pêle-mêle au cours de sa déposition. Elle évoque les conditions de détention : les prisonniers aux champs ou aux travaux pendant la journée et enfermés la nuit, entravés pour les hommes. Elle se rappelle des rotations entre nouveaux arrivants et partants, moins fréquentes à Bakou qu’ailleurs. Elle a en tête les haut-parleurs crachant des chants révolutionnaires pendant la construction des barrages et des digues et les techniques pour remplir les quotas de récolte (« un qui arrachait les pousses, l’autre qui les nettoyaient, le troisième qui empilait »). A cette époque, les questions surgissent immanquablement. « Je me demandais ce qu’on faisait du riz. Nous en produisions beaucoup mais nous n’avions jamais assez à manger. » Elle se demande comment certaines parcelles pouvaient être labourées si vite. La réponse lui parvient trente ans plus tard, dans ce tribunal par le témoignage de Chim Meth, ancienne Khmère rouge incarcérée à S24 qui a raconté son travail.
Pas de larmes pour rester en vie
Chum Neou avoue qu’à l’époque elle n’a jamais versé une larme. « Je voulais prouver que j’avais été bien rééduquée et que je faisais de mon mieux conformément aux instructions que j’avais reçues. Si j’avais pleuré comme je le fais aujourd’hui [au tribunal], je n’aurais sans doute pas survécu. » Le 6 janvier 1979, les habitudes des détenus sont chamboulées. Ils doivent se tenir prêts à partir. La fuite devant l’avancée vietnamienne s’organise à la hâte. Le soir du 6 janvier, ils détalent, tous ensemble.
Le pistolet de Duch sur la tempe
Peu de temps après le 7 janvier 1979, près d’Omleang, Chum Neou prétend avoir été conduite à Duch parce qu’elle avait essayé de se faire la belle. Le récit vaut son pesant d’or. Pas effrayée le moins du monde, elle aurait salué Duch, l’aurait appelé « Bang » (grand-frère). Lui aurait pointé son pistolet sur sa tempe à elle, sans enlever le cran de sécurité. « Je n’avais pas peur et j’ai répondu aux questions de Duch avec confiance. […] Il m’a demandé combien de jours j’étais restée là. J’ai répondu que j’étais là depuis 1977. Il a paru surpris et m’a demandé comment cela se faisait que j’étais restée si longtemps. » Le juge Jean-Marc Lavergne s’étonne d’un tel dialogue. Elle lui confirme que Duch ne l’a pas menacée et qu’il s’agissait bien de l’accusé. Le pistolet sur la tempe, elle sourit. « De toute façon, j’étais de nature souriante. […] Il était surpris que je sois encore là, vivante après ces deux années. […] Il m’a répondu que c’était bien que j’ai réussi à rester là vivante aussi longtemps que cela. »
La conversation se serait terminée alors que des coups de feu résonnaient à proximité, obligeant tout le monde à un départ précipité.
Les inspections de Duch
Etait-ce la première rencontre avec l’accusé ? se demande le juge Jean-Marc Lavergne. Chum Neou assure que non. « Les deux premières fois il marchait le long de la digue. » Elle repiquait du riz. Elle s’était étonnée d’avoir à repiquer du riz près de la digue là où ce n’était pas utile. Les Khmers rouges lui avaient répliqué qu’ils avaient fait appel à elle car elle s’y prenait bien. « On m’a dit que je devais faire attention à ce que je faisais parce que le chef m’observait. » Elle le décrit marchant seul, « sans garde du corps, il portait un chapeau, un krama autour du cou, et il avait un pistolet, il avait l’air élégant, insouciant et joyeux. Il ne semblait pas partager pas le fardeau que nous avions là où nous étions. » Selon elle, il est venu deux fois en 1978, après la mort de son fils. C’était près de Bakou.
Rédemption par la constitution de partie civile
Quand elle parvient à rentrer au village, en décembre 1979, elle découvre que tous ses proches sont morts. Elle doit aux encouragements d’un voisin d’avoir remonté la pente et être allée de l’avant. Non sans blessures. François Roux, avocat de Duch lui demande quel regard les villageois ont posé sur elle à son retour. Le drame familial est alors livré au public : « Ma tante a dit qu’à cause de moi son mari était mort. C’est une grande douleur qui m’a été infligée. L’accusé s’est excusé. Evidemment je ne peux l’accepter. Je me suis inclinée devant ma tante pour lui demander pardon pour la perte de son mari. […] Cela n’a pas été accepté. Ici je ne peux accepter les excuses qu’a présentées l’accusé. Un mot d’excuse de l’accusé prononcé devant la chambre ne suffit pas. Lorsque j’en ai eu la possibilité, j’ai fait une demande de constitution de partie civile de manière à pouvoir parler au nom des membres de ma famille qui ont été victimes du régime, de manière à prouver que je ne suis pas membre des Khmers rouges, que je suis responsable et que je suis fidèle à la nation, et que je me suis sentie trahie par ce groupe. » Seule à survivre, elle répète à François Roux qu’elle a l’impression d’une tricherie.
Les dénégations de l’accusé
Duch ne conteste pas le parcours de Chum Neou ni celui de son mari. Il reconnaît les documents, il acquiesce, Nou Samoeun est bien mort à S21. Il insiste cependant sur trois points qu’il qualifie d’étranges : elle n’a pas pu le reconnaître sur les digues puisqu’il est allé à Prey Sâr sans que les gens le voient. C’est une manière de contester sa présence par deux fois dans le dernier semestre 1978 à S24. Evidemment, il affirme n’avoir jamais pointé son revolver sur la tempe de Chum Neou comme elle le raconte. Enfin, il ne s’est pas vraiment intéressé aux combattants dans cette fuite de Phnom Penh.
Chhin Navy, logorrhée sur la douleur
Chhin Navy, 70 ans, vient elle porter la mémoire de son mari, arrêté le 22 février 1976 et exécuté à S21. Avant même de commencer sa déposition son avocat l’interroge pour connaître son état et elle prévient que parfois elle doute de sa santé mentale. Chhin Navy livre un récit énergique, qui fourmille d’anecdotes secondaires, parfois si détaillés qu’en salle de presse les journalistes cambodgiens explosent de rire. Elle cumule les digressions au fil de son histoire de citadine travaillant à l’hôpital, expulsée en famille de Phnom Penh, survivante avec ses trois enfants. Son discours est ponctué de nombreux gestes lui conférant une théâtralité inhabituelle chez les parties civiles. Chhin Navy découvre en 1980 lors d’une visite du musée de Toul Sleng que son mari, ex-chef adjoint de l’aviation civile sous Lon Nol y a fini ses jours. Dans l’incontrôlable logorrhée, elle questionne (plein de pourquoi ?), elle perd le fil, elle condamne. Un jour elle se souvient avoir demandé à sa sœur aînée, endoctrinée par les Khmers rouges et qui a dénoncé le mari de Chhin Navy, ce qu’était le communisme. Aujourd’hui elle apporte sa propre réponse en y associant les mots trahison, dénonciation… Dans la bouche de Chhin Navy, les proverbes fusent. Elle décline à différentes sauces le « On récolte ce qu’on sème » et elle ne tergiverse pas : Duch mérite son sort. « Rien ne peut réparer de tels actes », conclut-elle.
Au cours de sa déposition, Chum Sirath s’attarde sur un épisode trouble qui suit la prise de Phnom Penh par les Khmers rouges, à savoir le « grave incident » du 30 avril 1975 qui a lieu à l’ambassade française. « Sous la pression des nouveaux dirigeants khmers rouges, le consul monsieur Jean Dyrac n’a pas sans doute expulsé les Cambodgiens mais il a dû faire sortir de l’ambassade ceux qui n’avaient pas la nationalité française car sinon il n’y aurait pas de quoi nourrir tout le monde. Il appartient maintenant aux historiens de dire ce qui s’est passé et de se prononcer sur la décision prise à l’époque par Jean Dyrac. Peut-être s’agit-il d’une instruction reçue du ministère des Affaires étrangères en France. Je ne sais pas si c’est là une décision conforme à l’éthique mais je laisse le soin de se prononcer aux historiens. Après l’expulsion de certains de l’ambassade de France, les expulsés ont été escortés vers Battambang, c’est là une tragédie sur laquelle je ne souhaite pas m’étendre. »
Cet épisode l’amène à expliquer pourquoi lui ne rentre pas au Cambodge quand les dirigeants khmers rouges appellent les Cambodgiens expatriés à revenir servir leur pays. « En France on m’a dit qu’il ne fallait pas rentrer au Cambodge parce que les gens qui avaient reçu une éducation en France étaient directement mis en cause. »
Chum Sirath, 68 ans, incarne le parcours exemplaire d’un self made man. Il est né dans une famille pauvre, cinquième enfant d’une fratrie de huit. Pour eux les études constituent le seul espoir d’ascension sociale. En 1960, Chum Sirath bénéficie d’une bourse d’étude en France. Il y restera huit ans, sans avoir les moyens de revenir au Cambodge, y compris au décès de son père en 1964. A son retour au pays, diplôme de la prestigieuse Ecole nationale supérieure des télécoms de Paris en poche, il entame une brillante carrière dans les télécommunications qui le mène d’un ministère cambodgien aux Nations unies à Genève. En 1974, quelques mois avant la prise de Phnom Penh par les Khmers rouges il déménage en Europe. Il enchaîne ensuite les postes à responsabilité en Asie et dirige aujourd’hui sa propre entreprise au Cambodge.
Reconnaissance et regrets à vie
Si Chum Sirath résume son histoire, c’est parce qu’elle est intimement liée à celle de son frère cadet Narith, enseignant, qui a renoncé à sa bourse d’étude en France pour subvenir aux besoins de sa famille au Cambodge et permettre aux autres de tracer leur route. Si Chum Sirath raconte son parcours c’est aussi parce qu’en novembre 1974, quand il s’installe à Genève, il prévoit de faire venir sa famille, notamment son frère Sinareth. « Mais en avril 1975, tout a changé. Mon rêve et mes espoirs se sont évanouis. Et cela je le regretterai toute ma vie. A l’époque je n’ai pas été assez malin ou pas assez vif, je n’ai pas compris que la situation du Cambodge, plongé dans la guerre, allait encore s’aggraver les mois suivants. J’ai fait un mauvais calcul quant à la situation, c’est quelque chose que je regrette encore aujourd’hui. »
Deux frères bien assortis
Sinareth à l’époque est étudiant en médecine, il prend particulièrement soin de sa mère, la fait rire pour qu’elle oublie ses problèmes cardiaques. Il partage aussi une complicité particulière avec son aîné Narith. C’est cette chaleur familiale que Chum Sirath retrouve à son retour de France. Mais trois mois plus tard, Narith est arrêté par la police spéciale qui l’accuse d’être khmer rouge. Chum Sirath tente de rencontrer le ministre de l’Education de l’époque, ministre de tutelle de son frère enseignant, pour lui demander de l’aide mais Vann Molyvann ne le reçoit pas. Chum Sirath parviendra cependant à faire libérer son cadet.
Contexte historique
Relevant ce qui définit une personne de gauche à l’heure de Mai 1968, à savoir l’opposition à la guerre, en particulier la guerre du Vietnam, et l’opposition à l’injustice sociale, Chum Sirath constate que les intellectuels cambodgiens à cette époque sont généralement de gauche. Il compte son frère Narith, attentif aux jeunes et à leur éducation, parmi ces progressistes sous surveillance. Il rappelle que le professeur Phung Ton est arrêté la même année ainsi que le professeur Keng Vannsak. A l’époque, se souvient Chum Sirath, des images de l’exécution publique de Preap In étaient montrées dans les salles de cinéma cambodgiennes. « Tous ceux qui allaient au cinéma ne pouvaient ensuite oublier ces images. » Les Cambodgiens étaient également divisés en catégories, dit-il, les Khmers bleus, les Khmers rouges (dont il rappelle que le nom a été créé par Sihanouk) et les Khmers blancs. « Sous le Kampuchéa démocratique, on a aussi classé les gens en trois catégories : agents du KGB ou de la CIA ou sympathisants vietnamiens. Ou bien entre Peuple nouveau et Peuple ancien. Il y avait là déjà une habitude prise avant le régime du Kampuchéa démocratique. »
Critiquer menait à S21
La répression, le contexte tendu pousse nombre d’intellectuels à prendre le maquis. Hu Nim, docteur en droit et vice-président de l’Assemblée nationale, accusé d’avoir fomenté avec Khieu Samphan et Hou Youn la révolte paysanne de Samlaut en avril 1967, entre dans la clandestinité. Narith l’y rejoint en 1973 quand le régime de Lon Nol l’accuse d’avoir organisé une manifestation d’enseignants pour revendiquer des augmentations de salaire. Il travaille avec lui dans la section de la propagande. Le lien n’est pas anodin car Chum Narith est incarcéré à S21 six mois avant son supérieur et son nom apparaît dans la confession de Hu Nim dont Chum Sirath cite un extrait aux juges. « Chum Narith aurait critiqué la politique de collectivisation du régime et il aurait dit que du fait de la collectivisation les médicaments manquaient, la propriété privé était dorénavant interdite ce n’était pas une bonne chose, aurait dit Chum Narith. » Celui-ci est incarcéré à S21 le 29 octobre 1976.
Pour Chum Sirath, tout concorde : « Le 21 juillet 1976 Pol Pot a prononcé un discours sur le plan quinquennal de collectivisation de l’économie et trois mois plus tard mon frère est arrêté. » Cette partie de la confession de Hu Nim semble vraie, même si l’interrogateur Pon (un ancien enseignant comme Duch) l’a tabassé, car ce passage est « conforme à la nature de Narith. Il disait ce qu’il pensait ».
Les registres disparus
Par pudeur autant que par peur d’ennuyer ses auditeurs, Chum Sirath ne s’étend pas sur l’histoire de ses frères, il a esquissé leur personnalité, leur vie, leurs convictions, ses liens avec eux. Il n’insiste pas non plus sur les recherches qu’il a menées pendant des années pour reconstituer chacun de leur parcours et récupérer des preuves de leur incarcération à S21. Il décrit simplement les registres qu’il a consultés en 1993, lors de sa première visite du musée de Toul Sleng dans lesquels il a lu les noms de ses frères, et repéré la ligne correspondant. Il a noté précieusement ces informations mais n’a pas fait de copie du registre qui, en 1995, avait disparu. D’autres documents lui ont heureusement permis de constituer son dossier de partie civile : une photographie de Sinareth, authentifiée comme provenant de S21, une biographie de sa femme Kim Sovannary, une biographie de Narith. Pas de trace de l’enfant de Sinareth et Sovannary, un bébé âgé probablement d’un mois ou deux d’après les informations recoupées par Chum Sirath.
Un orateur aguerri
A la barre, Chum Sirath, que le trac étreignait depuis plusieurs jours, captive son audience dès les premiers mots. Pas un endormi à l’horizon. Les étudiants venus de la province de Kandal sont envoûtés. Tout est vivant, le geste, la parole, le regard. Il semble aussi à l’aise que dans une conversation amicale, ses mots sont pédagogues, son attitude généreuse, il partage son histoire. Il ne craint ni l’accusé, ni les avocats, ni les magistrats. L’ambiance est installée, la séduction opère, Chum Sirath passe en douceur à la deuxième phase de sa déposition.
Des sentiments ambivalents
Rendant hommage au tribunal qui permet aux parties civiles de s’exprimer, il cite un à un ses compagnons en leur adressant un regard complice. « Toutes ces personnes ont parlé de leur parcours pour rechercher la vérité. Toutes leurs histoires sont différentes mais elles ont toutes un point commun, qui est celui du désespoir. Le désespoir… et ce sentiment de ne pas arriver à comprendre ce qui s’est passé. Et le chagrin ainsi que la douleur qui ont accompagné pendant plus de trente ans et accompagnent encore ces personnes. Moi je me suis battu, je me bats chaque jour, constamment pour ne pas oublier cette souffrance, la misère qu’on enduré les membres de ma famille, mes frères, et les êtres chers. En même temps j’essayais d’oublier cela car j’ai un devoir vis-à-vis des survivants, des personnes qui vivent avec moi, et je dirais que ces deux sentiments ambivalents sont en moi depuis plus de trente ans. Et je ne peux séparer ces deux sentiments, en laisser un de côté au privilège de l’autre. »
Les mensonges de Duch
Trêve d’émotion. L’heure vient d’attaquer l’accusé sur une base concrète, le cas de ses frères. Il n’est pas difficile à Chum Sirath d’établir des liens entre Duch et son frère Narith. Ils se connaissaient. La veille, pendant l’audition de Sunthary Phung-Guth, l’accusé évoquait son admiration pour le professeur Khieu Komar qui l’avait protégé lui ainsi qu’un autre étudiant du nom de Chum Narith. Des études ensemble, des rencontres dans le maquis, une géographie commune, les éléments ne manquent pas… Pourtant « ce monsieur Kaing Guek Eav » comme l’appelle Chum Sirath, ne répond pas à ses interrogations sur les circonstances de la mort de ses frères à S21.
« Il connaissait mes frères mais à partir du moment où il est entré à S21, il ne connaissait plus personne, il s’est contenté de se référer à ses documents, il n’avait plus le temps de faire attention à quoi que ce soit d’autre que ses documents. » Le public rit.
Duch ébauche un sourire énigmatique, et chausse son air satisfait tandis que Chum Sirath, fervent porte-parole des disparus, s’anime sur son fauteuil et se tourne face à lui. Duch prétend n’être qu’un subordonné. Que fait-il donc devant cette cour, interpelle-t-il. Pourquoi lui reprocher tant de crimes s’il n’était qu’un subordonné ? Le ton s’affermit. « Si la politique du PCK était d’exécuter ces personnes, alors qu’elle soit respectée, qu’on exécute les personnes à exécuter ! Mais les torturer alors que, comme il l’a dit, le contenu des aveux ne pouvait être vrai ! D’après l’audition de David Chandler, d’après les annotations que Duch apportait sur ces aveux, ça ne l’empêchait pas de dormir. Est-ce qu’il avait la faim coupée par ses journées de travail ? Pas du tout ! Jusqu’à l’arrivée de Vorn Vet à S21 en 1978, il faisait tous les jours sa besogne. »
Alfred de Vigny à contresens
Chum Sirath a été marqué par la citation du poème d’Alfred de Vigny, le 6 avril 2009, que Duch utilise pour se comparer au loup qui meurt en silence. Il dit les vers du poète français, générant une jubilation chez l’accusé dont les lèvres répètent en même temps ces quelques lignes.
« Gémir, pleurer, prier est également lâche.
Fait énergiquement ta longue et lourde tâche
Dans la voie où le sort a voulu t’appeler,
Puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler. »
Mais Chum Sirath n’est pas venu rendre hommage à un accusé cultivé, il est venu lui dire combien il avait utilisé ce poème à contresens. Duch n’anticipe pas cet implacable coup de semonce. Pour le public, à qui dans le fond il adresse sa déposition, Chum Sirath retrace la trame de ce poème : un groupe de chasseurs qui lancent une meute de chiens voraces à la poursuite d’un loup, de sa louve et de leurs deux petits. Le loup meurt en défendant les siens, en résistant aux chiens. « Quelle est la morale de ce poème ? » interroge la partie civile pour qui Duch n’est pas le loup héroïque mais un des chiens de la meute. Le public saisit l’allusion.
« L’imposture » de Duch
Sur une lancée énergique, Chum Sirath démonte ensuite la mise en scène du 6 avril. Il note ironiquement l’heure de la récitation du poème : vers 16h30. Il en rappelle la dramaturgie : deux à trois minutes de silence à la fin de la citation. « On pouvait entendre une mouche voler », commente Chum Sirath. « A la fin maître Roux a dit qu’il n’avait plus de questions à poser à l’accusé ! Pendant ce silence de trois minutes, tout s’est arrêté. Peut-être que les gens ont éprouvé du chagrin pour cet accusé. C’est une technique astucieuse qui a été utilisée devant cette Chambre. Peut-être pourraient-ils faire un duo à la Comédie française ! Si l’accusé se compare au loup du poème La mort du loup, c’est ce qu’on appelle en français une imposture. »
« De quelle bravoure parle-t-on ? »
Chum Sirath dissèque les intentions et les interventions de l’accusé. Selon lui, Duch a cherché à se présenter en tant qu’être stoïque, c’est-à-dire une personne essayant de travailler sans penser à la dureté de son existence. Voilà encore l’imposture. Sans argumenter, l’entrepreneur suggère une forme de manipulation et charge. « Son enseignante a échoué à S21, il savait qu’elle avait été soumise à la torture, qu’elle avait été déshumanisée, dégradée. Il n’a pas levé le petit doigt pour lui porter secours. C’est quoi cette forme de bravoure ? Si des personnes étaient au combat ensemble, unies, alors il y aurait une forme de solidarité mais là il n’a pas levé le petit doigt. »
Chum Sirath mentionne avec à-propos que le garde de la prison spéciale Saom Meth avait été transféré par Him Huy à S24 en ayant pour consigne de garder sous silence le lien avec son frère arrêté à S21, ce qui l’avait sauvé. Chum Sirath s’en donne à cœur joie. Il tire à vue ses mots, ses critiques, ses désaccords.
Les victimes ne furent pas des lâches
L’avocate de la défense Marie-Paule Canizares intervient finalement, au nom de la sérénité et de la dignité des débats et demande que la partie civile recentre sa déposition. Silke Studzinsky monte au créneau : « Ce qu’étaye mon client fait partie d’un processus de gestion de la souffrance ». Le président Nil Nonn donne droit à la défense, ça lui prend quatre minutes chrono en main de répéter que l’objectif est la justice, pas la vengeance ni les insultes. Une éternité ! Chum Sirath finit par lever la main pour lui signaler qu’il a compris le message.
« Je comprends, vous dirigez les débats selon les normes internationales. Je comprends tout à fait cela. L’accusé n’est pas encore inculpé, le jugement n’a pas encore été rendu par la Chambre. Cependant nous sommes les victimes. Nous ne pouvons accepter que l’accusé dise devant cette Chambre que les larmes, le deuil sont des actes lâches. 16 000 personnes ont trouvé la mort à Toul Sleng. Bien évidemment ces personnes ont gémi, pleuré, crié. Peut-on dire que ces personnes étaient des lâches ? Devant cette Chambre, lorsque [l’accusé] parle de ses actes, c’est juste un imposteur, c’est tout ce qu’il est ! »
Chum Sirath vient de se référer à la Mort du loup et au vers « Gémir, pleurer prier est également lâche » mais la traduction en français est très confuse. Marie-Paule Canizares réfute que l’accusé est jamais employé le mot « couard » [qui aurait dû être traduit par « lâche » comme dans le poème]. Le président s’empresse alors de recadrer tout ce petit monde.
Victor Hugo contre Duch
Chum Sirath se plie aux consignes en acquiesçant mais il ne manque pas de suite dans les idées. Il n’a rien à perdre. Il revient sur le terrain intellectuel par une autre porte : la conversion au christianisme de Duch. Toujours pour mettre ses propos à la portée de tous, il raconte comment ce personnage de la Bible, Caïn, fils d’Adam et Eve, a tué son frère par jalousie. Dans la Légende des siècles, Victor Hugo a fait de cette histoire un poème intitulé « La Conscience ». Il y décrit Caïn poursuivi, où qu’il aille, par l’œil de son frère, l’ œil de la conscience. Caïn demande finalement à être enterré pour échapper à cet œil. Chum Sirath, homme au verbe ardent, récite en français avant de traduire en khmer :
« [Quand il se fut assis sur sa chaise dans l’ombre]
Et qu’on eut sur son front fermé le souterrain,
L’œil était dans la tombe et regardait Caïn. »
Puis il calcule : 16 000 personnes sont mortes à S21, si l’on multiplie par deux, Duch est observé par 32 000 yeux. Ou plutôt 32 000 fois un œil. Duch, fort opportunément converti au christianisme, demande pardon. Peut-être échappera-t-il au châtiment dans l’au-delà, convient Chum Sirath, mais en attendant la mort… « Ici il y a 32 000 yeux qui suivent l’accusé et je me demande comment l’accusé pourra jamais se cacher. » L’image est forte, Duch encaisse.
L’appel à témoin
Après une pause de vingt minutes, l’audience reprend. Les photographies des frères de Chum Sirath défilent. Puis la biographie de Kim Sovannary avec une photo d’identité de la jeune femme, est affichée à l’écran. Chum Sirath en profite pour lancer un appel « à quiconque connaîtrait Kim Sovannary », la femme de son frère Chum Narith. Il peut être contacté par l’intermédiaire de l’unité des victimes du tribunal. A l’heure où il lance cette bouteille à la mer, il ne sait pas que dans un village de Preah Vihear, un homme regarde CTN, une des principales chaînes de télévision cambodgiennes qui retransmet en direct les audiences du procès. Cet homme, Kin Savy, est le mari de la sœur de Kim Sovannary. Il décroche son téléphone. Une heure et demie plus tard, la nouvelle parvient à Chum Sirath qui vit au milieu des autres parties civiles sa plus belle victoire.
« Il prie pour lui-même. Le jour de son propre anniversaire »
Les premières excuses de l’accusé, au début de procès, sonnaient aux oreilles de Chum Sirath comme une belle promesse. « Je voulais le croire. Mais plus j’ai participé à la procédure, plus ce sentiment s’est amenuisé. Je crois que ses excuses ne sont pas véritables. » L’argumentation de Chum Sirath ne tarde pas, transcript d’audience à l’appui. Le voilà qui cite la déclaration de l’accusé en date du 31 mars 2009, un accusé en proie au remords qui prie pour demander pardon, chaque année, le 17 novembre, date de sa naissance. « Celui-ci dit prier, commente Chum Sirath. Mais pas pour les âmes des victimes afin qu’elles reposent en paix ! Il prie pour lui-même. Le jour de son propre anniversaire. »
Ramenant le fil de ses propos à son dossier, Chum Sirath considère la fourberie de Duch : « Mes frères, l’accusé les connaissait bien. Il m’a écrit une lettre que j’étais très heureux de recevoir mais il affirme ne pas les avoir vus et que même s’il les avait vus, il n’aurait pas pu les aider. » Pour creuser, il invite alors les juges à se pencher sur le profil psychologique réalisé par Françoise Sironi, docteur en psychologie clinique et psychopathologie. Le juge Jean-Marc Lavergne l’empêche de poursuivre car l’experte doit être prochainement entendue par la cour.
L’impossible pardon
Chum Sirath ne se démonte pas, il fixe Duch. « Au nom de mes frères défunts Chum Sinareth, Chum Narith, au nom de Kim Sovannary et au nom de mon neveu, je voudrais déclarer devant la Chambre que je ne peux accepter ces demandes de pardon qui ne sont pas sincères. Je suis ici pour demander justice. Et justice veut dire vérité. Cela fait 34 ans que j’attends la justice. »
Une recherche permanente d’infos
Le temps se suspend un instant puis le co-procureur Vincent de Wilde enchaîne. Avec ses questions sur la manière dont la partie civile a trouvé des informations et des documents sur ses frères, le co-procureur donne tout d’abord l’impression étrange d’un débutant ne sachant pas trop comment s’y prendre avec l’enquête qu’on vient de lui imposer. Cette sensation de décalage incongru est exacerbée par le délitement de l’accusation depuis des semaines. Il est intéressant de noter dans la réponse de Chum Sirath comment ce-dernier a mis à profit chacune de ses rencontres pour cumuler des indices sur ses frères. Ainsi Pech Lim Khuon, pilote khmer rouge qui a fui en Thaïlande en 1978 en volant un hélicoptère, lui a-t-il appris à Oslo que Narith travaillait à Phnom Penh en 1975.
Les motifs des arrestations
Les questions du procureur mènent également Chum Sirath à interpréter les raisons pour lesquelles ses proches ont été arrêtés. Sinareth aurait été conduit à S21 parce qu’il était le frère de Narith et Kim Sovannary parce qu’elle était sa femme. Pour lui, cela ne fait pas le moindre doute. Au moment dédié à ses commentaires, Duch élabore une autre hypothèse. Chum Narith et Chum Sinareth n’ont pas été arrêtés du fait de leur lien familial mais pour des raisons différentes. La défense rappelle avec maladresse aux magistrats que Duch a produit des commentaires écrits sur la famille de Chum Sirath. Cette intervention agace l’intéressé qui n’a jamais obtenu aucune réponse à ses questions sur les circonstances de la mort de ses frères. Il décrète ce document « inutile » de manière cinglante.
Duch se fâche
L’accusé prend finalement la parole. Il décrit les « nombreux amis » passés par S21 dont il s’est éloigné pour ne pas se retrouver face à un dilemme. Chum Narith faisait partie de ces soi-disant « amis » dont Duch ne voulait pas voir le visage. Narith avait eu la mauvaise idée de choisir le camp de ceux qui n’ont pas la langue dans leur poche. « Lorsque vous parlez des 32 000 yeux, je prends conscience de cette question », confie Duch en déclarant accepter d’être pointé du doigt par les parties civiles et ne pas s’opposer à la punition qu’il mérite. « Je ne conteste pas, je suis tout à fait sincère, je suis honnête, j’ai ce sentiment de compassion et de remords pour ces âmes perdues. » L’accusé n’a cependant pas apprécié d’être pointé du doigt. C’est du moins ce qu’estime Chum Sirath a posteriori. « Quand on dit en khmer : ‘Vous pouvez me pointer du doigt, je ne me fâche pas’, c’est qu’on se fâche ! » Duch, passé maître en rhétorique et en dramaturgie, prononce bien entendu ces mots avec un calme olympien. C’est du grand art.
L’incident, le bec cloué, le retour au calme
Il annonce alors ses quelques observations sur les faits historiques. « Vous avez dit que Pech Lim Khuon est allé en zone rurale avec votre frère… » Chum Sirath l’interrompt vivement : « Non ! Je n’ai pas dit ça ! » Chum Sirath refuse vigoureusement que Duch déforme ses propos. Panique à bord. Audience hors contrôle. Le président a alors une réaction hallucinante qui révolte le public : il clôt l’intervention de Duch. « Nous ne voulons pas en entendre plus. Je pense que vous devez arrêter. » L’audience n’en revient pas. Nil Nonn congédie fermement Chum Sirath. Il fait entrer la partie civile suivante, Chum Neou. L’avocate Marie-Paule Canizares réclame que l’accusé finisse ses observations. Le président rétorque qu’il faut alors s’en tenir aux faits pertinents relatifs à S21. Duch termine ses commentaires alors que dans toutes les têtes reste gravé l’incident.
L’audience de Chum Sirath n’aura décidément manqué ni de piquant, ni de rebondissements. Les étudiants de Kandal sortent du tribunal admiratifs de cet entrepreneur qui parle si bien. Les habitués, impressionnés qu’il ait ébranlé l’accusé, plaisantent en suggérant que les co-procureurs prennent des cours particuliers.
Quand Im Sunthy se présente devant la cour, Duch se lève. C’est la première fois que ça lui prend. Est-ce par respect pour la femme de Phung Ton ? Est-ce par crainte ? Parce qu’il a un cas de conscience ? L’élégante dame au visage doux qu’il observe, s’assied, crispée. Elle demande l’assistance de son aide-soignante pendant la déposition puis décline quelques informations de rigueur avant d’entamer son récit. Le président l’interrompt pour qu’elle s’en tienne à un relevé d’ identité : 70 ans, à la retraite, vivant à Phnom Penh, fille d’enseignants, elle a épousé le 15 juin 1955 le professeur Phung Ton qui est mort à l’été 1977 à S21.
Une avocate envahissante
Son avocate Silke Studzinsky intervient pour référencer les documents qui justifient sa constitution de partie civile. L’énumération s’avère laborieuse. L’avocate a prouvé depuis le début du procès qu’elle ne savait pas faire court et efficace. Ce jour, elle manque aussi d’élégance. Plutôt que de travailler à valoriser le témoignage de ses clientes et les laisser exprimer par elles-mêmes les raisons pour lesquelles elles sont là, elle résume leurs motifs. Silke Studzinsky parle trop et parfois mal à propos.
Les derniers échanges
Im Sunthy, qui ne se sent pas capable de répondre à des questions à l’issue de sa déposition, a demandé à en être dispensée. Le président accède à sa requête. Elle commence par raconter le départ de son mari, premier Cambodgien agrégé de droit en France et spécialiste du droit maritime, pour l’étranger en mars 1975. Elle décrit l’inquiétude qui la tient tant qu’il n’a pas téléphoné pour lui assurer qu’il n’a pas été victime d’un bombardement. Elle résume leur dernière conversation téléphonique, l’attention qu’il lui portait ainsi qu’à ses enfants, preuves concrètes de son amour. Avant la prise de Phnom Penh par les Khmers rouges, elle reçoit une dernière lettre contenant les mêmes tendres recommandations.
Un couple uni, solidaire
Ensuite, Im Sunthy perd le fil, elle mêle des bribes de l’évacuation de Phnom Penh à la disparition des photos de famille, le témoignage du rescapé de S21 Ung Pech (qui fut aussi le premier directeur du musée du génocide) au programme quotidien de son mari et à son passe-temps favori, la lecture. Puis le récit se structure de nouveau autour de l’entraide dans le couple : lui qui fait lire des livres de droit à sa femme et l’aide ensuite à en comprendre les enjeux, elle qui l’assiste dans ses corrections de copies. « Il comprenait mon caractère et cherchait des manières de m’aider à surmonter mes failles », glisse-t-elle les doigts fermés sur un mouchoir.
La souffrance en fil rouge
De nouveau le récit prend une allure décousue. De sa relation à Phung Ton, Im Sunthy s’engouffre dans la dureté du travail sous les Khmers rouges, elle ébauche le déclin de son père trop pénible à détailler, sa colère contre un Khmer rouge qui refuse de le faire soigner, ses sept enfants à protéger, la maladie, les morts, le rêve de manger du poulet au gingembre qui lui a valu un envoi en rééducation, la punition imposée par les hommes en noir à un enfant qui pêchait trop bien, les critiques qui lui reprochent d’être « indisciplinée et libérale ». Im Sunthy est poignante dans son apparent désordre. Ces histoires imbriquées les unes dans les autres comme les contes à tiroir des Mille et une nuits, forment une seule et même histoire, une trame unique, tissée par la souffrance. « Je n’ai jamais été heureuse depuis. J’ai vécu dans la terreur et le traumatisme. Chaque jour, chaque minute, je pense à lui. » Les larmes coulent, inévitables. L’absence de Phung Ton est une cicatrice ouverte. Im Sunthy a appris à ses enfants à lutter dans la vie et constate avec fierté qu’ils ont tous hérité de cette qualité propre à leur père. De son côté, elle « survit » comme elle dit.
La vérité, pas la vengeance
Fatiguée de remuer le passé, elle puise ce qu’il lui reste d’énergie pour conclure sur ce qu’elle attend du tribunal. « Certains pourraient penser que je suis ici pour réclamer vengeance, ce n’est pas vrai. Je suis ici pour demander justice pour mon mari. Je suis ici pour que soit révélée la vérité, pour qu’on dise pourquoi tous ces gens ont été tués, pourquoi toute cette barbarie infligée aux victimes. Est-ce par quête du pouvoir ? Est-ce par convoitise personnelle ou est-ce pour d’autres raisons ? Je crois qu’un enseignant, un professeur, se doit de faire montre d’éthique, se doit de participer à la construction du pays et non pas aspirer au pouvoir personnel. » Duch comprendra sûrement l’allusion au modèle à suivre. Phung Ton. Son indépassable maître.
Phung Ton, pilier de l’enfance
La déposition de Sunthary Phung-Guth s’ouvre sur les souvenirs d’enfance et d’adolescence, sur le portrait d’un homme bon et juste. « Il nous a enseigné les valeurs humaines qu’il a défendues toute sa vie. Il nous a montré comment faire la paix entre nous, après une dispute, et n’en garder aucune rancune. Il nous a enseigné l’indulgence, montré ce qu’est la dignité humaine, pas seulement par des mots mais par des actes quotidiens. Il était pour nous un modèle que nous aimions et que nous respections. » Plus tard elle ajoute : « Mon père pouvait répondre à toutes mes questions sur le fonctionnement du monde. Il m’a expliqué le sens de la vie et le respect des autres, la notion du bien et du mal. Il m’a donné des conseils sur ma vie quotidienne et il voulait toujours que moi aussi, sa seule fille, je fasse de bonnes études et que je profite de l’éducation la plus élevée. »
La proximité de Sunthary Phung-Guth avec son père, étayée par des souvenirs heureux de protection mutuelle, l’amène naturellement à se présenter devant ce tribunal « pour lui rendre l’honneur et la dignité qu’on lui a fait perdre dans les derniers mois de sa vie, au centre S21. »
Un rôle politique pour l’homme de droit
Phung Ton, professeur, recteur de l’université, juriste, a, du fait de ses compétences, été sollicité pour remplir certaines tâches politiques. Sa fille explique ainsi aux juges qu’il a « dirigé la commission de rédaction de la nouvelle constitution en 1973. De la même façon, il a défendu les intérêts de notre pays au sujet de l’île de Poulo Way revendiquée par le gouvernement du Sud-Vietnam. Un jour, en 1974, il est parti avec des militaires de la marine nationale pour visiter cette île cambodgienne. Nous avons tous eu très peur car le pays était en guerre et tout déplacement était dangereux. »
Lorsque Phung Ton s’envole pour la Suisse en mars 1975, il est missionné notamment pour aller discuter du litige concernant cette fameuse île de Poulo Way dans une conférence sur le droit maritime.
1968 : Phung Ton accusé d’être Khmer rouge
La nuit du 16 août 1968 reste un traumatisme dans la mémoire de Sunthary Phung-Guth. Des policiers investissent la maison, fouillent partout, listent les livres, les revues que lit le professeur. « Je me suis levée, j’étais affolée, je tremblais de peur. Je suis restée près de mon père en le tenant très fort. […] Le lendemain matin, j’ai vu que maman pleurait, mes grands-parents avaient l’air tristes et préoccupés ; j’ai tout de suite compris que mon père avait été arrêté. J’ai eu très peur, car depuis plusieurs mois on voyait à la télévision et aussi au cinéma que des gens étaient arrêtés et exécutés à Trapeang Kralang, dans la province de Kompong Speu. » Sa notoriété et les pressions politiques le sauvent des foudres du régime de Sihanouk. Il passe un mois en prison puis rentre chez lui où il est placé en résidence surveillée pendant trois mois. « Cet événement m’a beaucoup marquée, insiste sa fille. Comment un homme si sérieux, si dévoué à son travail, un bon père de famille comme lui a-t-il pu être traité de la sorte et accusé d’être un « Khmer Rouge » alors qu’il défendait simplement des idéaux de justice, d’honnêteté, de liberté, d’accès à l’éducation pour les enfants des pauvres. »
Le dernier regard
Un autre souvenir marquant pour Sunthary Phung-Guth est le départ de son père pour la Suisse en mars 1975. « Il m’a regardée sans dire un mot. Cette façon de partir était étrange et différente des autres voyages. Quand je revois cette scène maintenant, je suis convaincue que mon père avait pressenti les mauvais événements futurs qui allaient se produire. […] C’est la dernière fois que j’ai vu mon père et son regard reste toujours présent dans mon esprit. Il y avait dans ce regard toute la tristesse et la profonde inquiétude d’un homme, d’un père qui était dans l’impuissance de dire le moindre mot. »
Un sale rêve
Le 17 avril 1975, Phung Ton n’est pas encore rentré au Cambodge, sa famille est expulsée de Phnom Penh. « Comme les jeunes de mon âge, j’ai été affectée aux groupes mobiles, j’ai travaillé très dur, j’ai souffert de la faim, de la peur, j’ai échappé au viol par miracle, au mariage forcé, et j’ai survécu. Chaque jour et chaque nuit mon père m’a manqué pour surmonter les grandes difficultés pendant le régime des Khmers Rouges. » Le savoir en sécurité en France la rassure cependant. Jusqu’en juillet 1977. « Une nuit j’ai fait un rêve bizarre ; j’ai vu mon père de dos, enflé, la peau noire, une image de mon père dans un mauvais état physique, ou pire, mort. Quand j’ai raconté mon rêve à ma grand-mère, elle s’est fâchée et m’a fait des reproches en m’ordonnant de me taire, de ne parler de cela à personne. J’ai souvent pensé à ce rêve, j’ai essayé d’en comprendre le sens, je ne l’ai compris que bien plus tard. Quand j’y songe, j’en suis horrifiée. » La dernière trace de Phung Ton à S21 date en effet du 6 juillet 1977, il est dans un état de santé catastrophique.
Un sinistre papier d’emballage
A la chute du régime khmer rouge, alors que la famille s’installe à quelques kilomètres de Phnom Penh pour trouver de quoi manger, la mère de Sunthary rencontre une cousine qui lui annonce que son mari est rentré au Cambodge et qu’il a été tué. Mais comment y croire ? Fin avril 1975, un oncle en poste au ministère de l’Education, glisse une allusion similaire lors d’une visite. Parmi la famille, les amis, la liste des disparus s’allonge. Concernant Phung Ton, des informations contradictoires parviennent, certains l’ont aperçu dans un camp, d’autres sur la route de Siem Reap. Sa mort est révélée d’une manière inattendue, au retour de chez une cousine. « Maman a vu une paysanne qui vendait du sucre de palme. Elle lui a donné un peu de riz contre du sucre. La paysanne a emballé le sucre de palme dans une feuille de papier imprimée. Comme nous n’avions plus vu de journal depuis 1975, nous avons déplié cette feuille et avons vu la photo de mon père, parmi d’autres photos de victimes de Toul Sleng. »
« Il connaissait la plupart des dirigeants khmers rouges »
Avec l’incrédulité vient l’incompréhension. « Sur cette photo, mon père était méconnaissable, amaigri, les yeux vides, portant autour de son cou, un écriteau avec le numéro 17. Mais comme il connaissait la plupart des dirigeants khmers rouges, nous ne comprenions pas comment cela pouvait être possible. Ces gens étaient soit d’anciens élèves (dont Mam Nay et Kain Guek Eav) soit des collègues professeurs, comme Son Sen ou Khieu Samphan. Quant à Ieng Sary et son épouse, ils nous connaissaient très bien et habitaient à quelques centaines de mètres de chez nous. C’était pour nous inimaginable que ces intellectuels aient pu être responsables de la mort de mon père. »
Pas de sépulture mais des documents
Evidemment, les deux femmes se rendent au musée du génocide de Toul Sleng pour vérifier que Phung Ton y a été détenu. Elles en repartent avec un désespoir sans fond, l’odeur de la mort et leur dose de cauchemars pour trente ans. « Souvent je pensais à cette période de souffrance que j’ai traversée et à la disparition de mon père dans cette prison de la mort de Toul Sleng. Il n’a même pas eu droit à une sépulture digne, ces restes gisent dans une fosse commune, anonymes. Ceci est inacceptable pour moi, sa fille. »
Grâce à Ung Pech, directeur du musée du génocide, elles obtiennent quelques mois plus tard des documents collectés dans les archives de S21 qui, en plus de la photographie, authentifient l’incarcération de Phung Ton et constituent aujourd’hui la matière de leur dossier de parties civiles.
Les recherches lancées avec le tribunal
Quand la mise en place d’un tribunal est annoncée au Cambodge, Sunthary Phung-Guth et son mari se lancent dans des recherches tous azimuts sur le parcours de Phung Ton depuis son départ de Suisse jusqu’à sa mort à S21. Ils rencontrent des journalistes, des historiens, des connaissances qui ont croisé Phung Ton en Europe ou dans les premiers mois après son arrivée au Cambodge. Ce qu’ils recueillent permet de comprendre que le professeur est revenu pour sa femme et ses enfants comme en témoigne l’extrait d’une lettre adressée à son ami Claude Gour et lue par Sunthary Phung-Guth devant la cour : « J’ai une famille nombreuse que je ne pourrai accepter de livrer à son sort, même momentanément. Ce serait criminel de ma part. …La nouvelle de l’exode forcé ordonné par les Khmers rouges en pleine nuit m’a profondément bouleversé…Vous pouvez imaginer les scènes de l’exode et l’angoisse qui me saisit… Pour ma part je tiens à rester avec ma famille et partager son sort. Que les nouveaux dirigeants au pouvoir m’emprisonnent ou me tuent, cela m’importe peu, pourvu que je puisse revoir ma femme et mes enfants. »
Au terme de toutes ces recherches, ils savent également que Phung Ton a été envoyé au centre K15 puis à K6, Talei et Boeung Trabeck jusqu’à la date fatidique du 12 décembre 1976, où il est incarcéré à S21.
Les déductions de la famille
Sur la base des documents d’archives de S21 et des déclarations faites par différents protagonistes devant les juges, Sunthary Phung-Guth déduit un certain nombre de choses. D’abord que la confession de son père a disparu. « Mon père a survécu presque sept mois à S21. Personne ne reste aussi longtemps à S21 sans faire de confessions. Selon le témoignage des interrogateurs, en général les prisonniers ne survivaient qu’environ deux mois et étaient tués après avoir rédigé leur confession. » Elle écorche au passage les avocats de la défense qui ont effrayé des témoins-clés comme Mam Nay en invoquant les menaces de poursuites. « Ces menaces vont à l’encontre de la volonté du peuple cambodgien de connaître un jour la vérité et d’écrire l’histoire du Cambodge même dans ses heures les plus sombres. » Enfin elle conclut que l’accusé était tenu au courant du cas de Phung Ton. Elle se base pour cela sur le rapport médical rédigé le 6 juillet 1977 relatant l’état du professeur en proie aux diarrhées, aux insuffisances respiratoires… « Il est évident que compte tenu de la personnalité de mon père, ce rapport médical a immédiatement été remis à l’accusé. »
Leçon de calcul
Alors que le matin sa voix chevrotait d’émotion, Sunthary Phung-Guth a gagné en assurance après la pause du déjeuner. Elle pointe du doigt les contradictions opportunistes de l’accusé, ironisant sur l’ancien professeur de mathématiques qui ne sait pas compter. « L’accusé est familier du raisonnement mathématique, il comprendra comme chacun de nous, que mon père, incarcéré à S21 le 12 décembre 1976, vu vivant pour la dernière fois le 6 juillet 1977, n’a ni séjourné deux mois comme la plupart des prisonniers, ni vingt mois comme l’accusé l’a déclaré pour embrouiller les faits et dégager sa responsabilité. »
Quelques contradictions de l’accusé en exergue
Le plus choquant, aux yeux de la fille de Phung Ton, c’est notamment ce refus de Duch d’admettre la détention du professeur de droit à S21. Elle cite ses déclarations le 10 juillet 2008 : « Par le passé, j’ai nié systématiquement que le professeur Phung Ton était arrivé à S21. Après avoir vu sa photo à Choeung Ek et à Toul Sleng, j’ai reconsidéré cette question. » Or lors d’un entretien qu’elle a mené à S21 avec Prak Khan (ancien interrogateur), Him Huy (ancien chef de gardes), Nhiep Ho (ancien garde), ils lui confirmaient que « le seul qui sait tout sur le cas de mon père, c’est l’accusé lui-même, le directeur de cette prison de la mort ». Trois contre un.
Son père a-t-il subi la torture ? Là encore l’accusé se contredit. Déclaration numéro 1 : « Je reconnais que le professeur Phung Ton a vraiment souffert à S21, et ce, d’une manière inhumaine. Je reconnais tous les crimes que S21 a commis envers le professeur. »
Déclaration numéro 2 au chapitre 6 du même document intitulé « Précisions concernant le professeur Phung Ton » : « Il n’y avait pas de tortures lors des interrogatoires préliminaires. Je connaissais très bien frère Mam Nay, il employait très rarement la torture. »
Pourtant aucun survivant de M13 ou de S21 n’a le souvenir que Mam Nay (chef des interrogateurs), alias Chan, était doux comme un agneau.
Défiance
Sunthary Phung-Ton ne croit pas aux efforts de Duch pour « aider à la manifestation de la vérité ». Ses dépositions comme celles des anciens membres du personnel de S21 ne lui ont apporté aucune réponse sur le cas précis de son père, ses conditions de détention, sa mort. « L’accusé connaît très bien les réponses à mes questions. S’il prétend ne rien savoir alors il n’est pas le grand chef des services secrets que l’on décrit, le directeur méticuleux de S21. Ce n’est qu’une marionnette, un lâche. » Elle le regarde droit dans les yeux en lançant ses flèches. Agacé, Duch soutient son regard.
Longue vie à l’accusé
Avant de poser ses trois questions, elle le prévient qu’elle ne se contentera pas de réponses générales sur le Kampuchéa démocratique ni d’un « transfert de responsabilités sur les leaders déjà morts ». Et s’il se défile, elle lui « ferme à tout jamais les portes du pardon ». « Douch peut mentir, cacher la vérité pour diverses raisons, mais il ne peut pas tromper l’âme de mon père, poursuit-elle. Je souhaite que l’accusé vive longtemps, en bonne santé, de façon à ce que placé devant sa conscience il finisse par redevenir humain au sens noble du terme. Je souhaite qu’il se rende compte que les crimes qu’il a commis contre mon père, contre toutes les victimes, contre l’humanité sont aussi des crimes contre ses propres enfants et petits-enfants, qui font eux aussi partie du monde des humains. »
L’idéologie, pas le karma
La déposition se termine sur un hommage au père évidemment et une adresse au peuple cambodgien. « Tout ce qui s’est passé sous le régime du Kampuchéa démocratique n’a absolument rien à voir avec la notion de karma (kamphal) enseignée par le bouddhisme.
Je suis bouddhiste comme mes concitoyens et ce régime sanguinaire était dirigé par un clan qui s’appuyait sur une idéologie démente et satanique. L’utilisation de principes et de croyances bouddhiques ou de toute autre religion pour minimiser la faute des dirigeants de ce régime est totalement inacceptable. »
L’accusé ne répond pas
Duch est ensuite invité à répondre aux trois questions qu’elle a préparées. « Qui a pris la décision d’assassiner mon père le 6 juillet 1977 ou peu après ? » Duch ne peut pas répondre, assure-t-il, parce qu’il n’a pas de documents sur lesquels se baser pour trouver des informations sur la détention de Phung Ton. Quelle torture a subi Phung Ton ? Pas de réponse non plus. Attention ! L’accusé parle mais il endosse son rôle de roi de la digression et noie le poisson. Qui a ordonné le transfert de Phung Ton à S21 ? Même stratégie que précédemment sauf que cette fois-ci Duch s’emmêle les pinceaux. Il fait comprendre que quand Phung Ton est arrêté, lui n’est que directeur adjoint. Ce qui n’est pas possible d’après la date d’entrée du professeur de droit à S21. Dès qu’elle a la parole, l’avocate Silke Studzinsky rebondit sur cette erreur. « L’incarcération de Phung Ton a bel et bien eu lieu alors que Duch était directeur de S21 », confirme sa cliente surprise que Duch se fourvoie à ce point.
Duch, animal politique
Le président de la cour Nil Nonn est curieux de savoir comment l’accusé va expliquer cette incohérence. Acculé, Duch a la réaction d’un animal politique. Il se tourne vers l’arène. Il s’adresse au public en s’excusant d’une réponse « un peu longue ». Les villageois qui siègent dans la salle ne le quittent pas des yeux. Il s’embarque dans une diatribe sur les six personnes pour lesquelles il avait du respect avant 1970. Phung Ton en faisait partie. Mais Duch s’appesantit sur le cas de Chau Seng dont il rappelle qu’il s’était disputé avec Lon Nol en arguant que lui se battait avec un stylo, pas avec un fusil. Cet ancien professeur et député de Phnom Penh qui avait assumé différentes charges ministérielles sous le Sangkum Reastr Niyum a été exécuté à S21 le 18 novembre 1977. « Le parti communiste du Kampuchéa me l’a envoyé, je n’ai rien pu faire, simplement lui donner un logement décent et suffisamment à manger. Bien évidemment je n’aurais pas demandé à épargner mon professeur mais je faisais en sorte qu’il puisse vivre dans des conditions plus décentes. » Duch poursuit ensuite quelque petite histoire que personne ne comprend avant d’en venir aux faits.
Le bouclier Mam Nay
Pour commencer, Duch rappelle que les dates figurant sur les documents de S21 ne sont « pas toujours exactes ». Il respire bruyamment. Ce tic nerveux des grandes lapées d’air qui sonnent comme des sanglots étouffés étaient systématiques au début du procès mais lui avaient passé au fil des audiences. En voilà une qui réapparaît intempestivement. Après quoi il se défile sur son ancien adjoint Mam Nay qui « connaissait très bien cette personne ».A propos de l’incohérence des dates, il suggère que « Mam Nay est peut-être la seule personne qui puisse nous éclairer sur les dates et sur le sort qu’a connu monsieur Phung Ton. Peut-être utilisez cette source-ci pour contribuer à la manifestation de la vérité. »
Mam Nay est le témoin qui a le plus ouvertement menti au tribunal. Duch ne l’a pas chargé. Pour sûr Mam Nay le lui rendra par un silence de plomb.
Dans une dernière phrase perverse, l’accusé invite Sunthary Phung-Ton à continuer son travail de recherche de la vérité. « C’est votre travail et c’est également celui que j’entreprends. »
L’objet de l’audience détourné
Le juge Jean-Marc Lavergne requiert quelques précisions sur le cas de Chau Seng qui a, semble-t-il, bénéficié d’un traitement de faveur à S21. Oui, Duch est intervenu pour adoucir les conditions de détention. « Je soutenais Chau Seng » plaide-t-il en s’adressant une fois encore au public. Un procureur ou un avocat un brin impertinent lui aurait demandé s’il a des documents pour le prouver… Duch poursuit : « Mais pour le professeur je ne savais pas. » Le juge Lavergne se renseigne sur ce qu’est devenu Chau Seng, Duch l’a déjà évoqué plusieurs fois depuis le début du procès : « J’ai reçu par ordre de Nuon Chea de faire exécuter Chau Seng ». Il réussit son coup. D’une audience consacrée à Phung Ton, il a, l’air de rien, amené les débats sur Chau Seng. Un mort qui, lui, n’a pas de porte-parole dans ce prétoire.
Quand Duch est invité par le président Nil Nonn à faire des observations à la suite des dépositions de l’épouse et de la fille du professeur Phung Ton, il dit :
« Je n’ai rien à objecter sur le fond aux dépositions de madame Im Sunthy et de madame Phung-Guth Sunthary. Je sais que vous êtes déçues de ne pas avoir obtenu les réponses que vous attendiez et je peux vous dire que si je peux vous être d’une quelconque assistance pour contribuer à établir les faits, je ferai de mon mieux. Je chercherai toute information complémentaire disponible concernant le sort de votre époux et de votre père. »
L’ex-directeur khmer rouge de S21 avait classé Phung Ton parmi les six hommes qu’il respectait le plus. Mais il assure qu’il n’a pas su en 1976-1977 qu’il était incarcéré à S21, qu’il n’a pas été au courant pendant ses six à sept mois de détention, qu’il ne peut pas indiquer comment il a été traité ni comment il est mort, faute de documents et conseille d’aller chercher des informations auprès de son ancien adjoint, chef des interrogateurs, Mam Nay, qui n’est pas bavard…
Hav Sophea, 33 ans, réclame justice pour son père exécuté à S21 le 15 mai 1976. Ce père, elle ne l’a pas connu car elle est née 21 jours après son arrestation mais elle a grandi dans son attente, dans les descriptions affectueuses qu’en faisait sa mère pendant toutes ces années sans jamais songer à se remarier. « Elle attendait mon père au bord de la rivière en me berçant dans ses bras », se souvient Hav Sophea avant d’étouffer un sanglot. Effondrée, elle résume désespérée cette « attente vaine », ce « rêve vain ».
Les vies brisées
1996, fin du sursis. Le DC-Cam annonce la mort du mari bien aimé à S21. La mère sombre dans la dépression, elle refusera de se constituer partie civile pour ne pas avoir à faire face à l’accusé qui a détruit sa vie. Hav Sophea, qui tisse son histoire au fil des questions de son avocat Alain Werner, dit l’absence du père avec des mots simples : « Je suis devenue orpheline. Notre vie n’est pas aussi heureuse que celle des familles où le père est présent. Nous avons dû lutter. » La promesse d’une vie plus facile au retour du père s’évanouit avec l’annonce de sa mort. Hav Sophea, en larmes, explique comment elle a dû renoncer à l’école alors qu’elle était une bonne élève pour aider sa mère à subvenir à leurs besoins. Elle voulait être professeur de littérature khmère, aujourd’hui elle cultive la terre. « La vie est dure », glisse-t-elle pudiquement.
Le rêve de la fuite
La mère et la fille se sont rendues à S21, se sont serrées l’une contre l’autre quand elles ont découvert la cellule collective où il aurait été détenu, pour amortir le choc, ensemble. La mère a voulu chercher les vêtements de son mari dans une pile mais elle n’y a pas été autorisée. Dans les semaines qui ont suivi, la fille a eu ce rêve récurrent : « Je rêvais de mon père, alors que je ne l’ai jamais vu vivant, tel qu’il était sur la photo de S21. Dans mon rêve, il me prenait la main et il s’enfuyait de S21. » Cette photo prise à son entrée à S21 est la seule image qui reste aux deux femmes de l’homme qui leur a tellement manqué.
Les questions à l’accusé
Hav Sophea que ni les co-procureurs, ni la défense souhaitent interroger, pose trois questions à l’accusé : « Qui sont ceux qui ont emmené mon père à S21 ? », « Où est mort mon père ? », « L’accusé se dit responsable psychiquement et émotionnellement. Comment peut-il faire en sorte que cette blessure cicatrise ? »
Duch répond que comme le père était un cadre venu de Hanoi, il a été envoyé à S21 par le Comité central. Il ne sait pas s’il a été exécuté autour du complexe de S21 ou à Choeung Ek. Enfin, sans se prononcer sur la cicatrisation des blessures, l’accusé répète qu’il assume ses responsabilités « pour les actes barbares commis contre ces infortunés ». Les parties civiles sont là pour « faire état de leurs souffrances ».
Une phrase pour instiller le doute
A l’heure où il est autorisé à formuler ses observations, Duch retrace le profil de Chen Seav, qui a bien été tué à S21, après être passé par Boeung Trabek. Mais il ajoute d’une phrase, comme il sait si bien le faire qu’il s’en remet à la cour pour ce qui est de savoir si Hav Sophea est bien la fille de Chen Seav.
En début d’audience Alain Werner avait pris moult précautions pour justifier une erreur dans la date sur le certificat de naissance de sa cliente, et expliquer comment le nom du père était passé de Hav Han à Chen Seav. Mais l’accusé a instillé le doute.
Lien de parenté indispensable
La partie civile suivante, So Song, 55 ans, s’exprime au nom de sa soeur aînée chez qui elle a grandi et qui n’a pas la capacité de porter plainte pour la mort de son mari à S21. Ce dossier comptait, pour la défense, parmi ceux qui ne présentaient aucun justificatif de parenté entre le plaignant et la victime. L’avocate Fabienne Trusses avance un document rédigé par le chef de la commune, signé par plusieurs témoins, qui attestent du lien familial entre So Song et son beau-frère et qui le reconnaissent sur la photographie trouvée à S21. Fabienne Trusses plaide auprès de la cour le cas des personnes les plus démunies qui n’ont pas la possibilité de montrer des actes d’état civil. « Seul le maire de la commune a pu apporter ce témoignage. » Le juge Jean-Marc Lavergne stipule qu’en France le maire est considéré comme un officier d’état civil, à même de délivrer des copies d’état civil. Il s’interroge sur le pouvoir et le rôle du maire au Cambodge. Or au Cambodge on ne parle pas de maires mais de chefs de la commune, même si leur fonction dans la société est équivalente. Les avocats cambodgiens assurent que le papier est officiel. Fabienne Trusses insiste pour avoir une décision de la Chambre qui garantirait aux personnes les plus démunies, sans papiers, d’avoir accès à ce tribunal. Le président Nil Nonn, toujours pragmatique, tranche ces atermoiements en décidant d’écouter la partie civile. « Après l’avoir entendue, les parties pourront se faire une opinion. »
La photo ne suffit pas à Duch
Les questions mal ficelées de l’avocate Moch Sovannary n’éclaireront pas toutes les parties confuses du récit de la partie civile, cependant le lien entre So Song et son beau-frère, qu’elle considère comme son grand frère semble évident. Le temps passé à éliminer les incertitudes du dossier sera autant de temps en moins consacré au témoignage de cette femme.
Ne vivant pas à Phnom Penh et n’ayant pas les moyens de venir étayer son dossier, So Sing a été aidée par l’ONG Adhoc qui a trouvé la photographie du beau-frère prise à S21. « C’est la seule preuve que j’ai », confirme So Song à l’avocate de la défense Marie-Paule Canizares.
Duch s’engouffre dans la brèche. « Je ne peux accepter cette photo comme preuve sans autres documents la corroborant. » Il se réfère aux listes existantes de prisonniers exécutés à S21. Il y trouve deux personnes qui portent le même nom que le beau-frère de So Song mais il conclut que les profils ne correspondent pas à l’histoire de ce beau-frère.
La cour en reste sur ces incertitudes et renvoie So Song au banc des parties civiles.
Un soldat de l’Est purgé dans les derniers jours
Le cas de Neth Phally, lui, n’offre pas le moindre doute. Son avocat Alain Werner a déposé la semaine dernière la biographie du frère aîné, Neth Bunthy, tué à S21 en décembre 1978. Le directeur du musée de Toul Sleng en certifie l’authenticité. Le problème de nom inexact sur le carnet de résidence trouve vite une explication, l’avocat guide alors son client de 52 ans dans son récit.
Des recherches intensives
Neth Bunthy rallie les combattants khmers rouges dès 1970. En 1978, il est blessé sur le champ de bataille, sa mâchoire est fracturée. Soigné à l’hôpital du 17 Avril, il reçoit la visite de son frère Neth Phally qui a obtenu une permission pour le voir. Quelques temps plus tard, alors qu’il devait travailler à la production agricole près de Kambol, Neth Phally se fait porter pâle et file en douce rendre de nouveau visite à son frère à l’hôpital. Cette fois la conversation est plus consistante, l’état de Neth Bunthy s’est amélioré. Ce-dernier évoque la femme qu’il compte épouser et ensemble ils envisagent la demande de mutation dans une unité pour handicapés. A la troisième visite secrète de Neth Phally, Bunthy a disparu, le médecin ne peut lui indiquer où il se trouve. « J’ai commencé à avoir des soupçons », se rappelle Neth Phally. A partir de la chute du régime khmer rouge, en janvier 1979, il parcourt tous les districts où il espère trouver son frère. La liste est incroyable. « Malgré mes efforts, je n’ai pas réussi à la trouver. J’ai persisté plus de dix mois et suis revenu à mon village en octobre 1979. »
Il ne reste que le chagrin et la tristesse
L’espoir d’être réunis un jour le quitte en juin 2004, après 25 ans. Le DC-Cam lui apporte la biographie de son frère récupérée dans les archives de S21. Le bouleversement est total. Neth Phally contient difficilement l’émotion associée à ce souvenir. « Nous savions que de grandes souffrances y étaient endurées avant la mort », explique Neth Phally qui avait écouté des émissions de radio sur S21. « Mon père était brisé. Mes parents sont tombés gravement malades. » Aujourd’hui encore la question persiste : Comment quelqu’un d’aussi loyal que lui a-t-il pu être traité si injustement ? Neth Phally était lui aussi soldat, il tire un bilan amer de ces années d’engagement. « En fin de compte il ne nous reste rien, que le chagrin et la tristesse. »
L’accident
Les audiences des interrogateurs ont rouvert la blessure. Imaginer tant de souffrances, de brutalité, les hommes traités comme des animaux… Neth Phally sert le mouchoir qu’il a en main. Il n’a pas été épargné non plus. Il garde physiquement la trace du traumatisme qui a ressurgi alors qu’il travaillait à abattre des hévéas. Les bûcherons parlent pendant leur pause de la masse de gens exécutés à S21. La conversation déclenche chez Neth Phally comme un cauchemar éveillé. « Je ne pouvais retenir les images qui me venaient à l’esprit. Lorsque l’arbre est tombé, j’étais perdu dans mes pensées, je n’ai pas pu m’écarter, il a sectionné mon bras gauche. » Neth Phally, amputé du bras gauche, vit chaque jour avec le désespoir.
Le dernier mot
Il n’a qu’une question à adresser à l’accusé : « Quelle faute a commis mon frère ? » Duch répond simplement que Neth Bunthy a été emporté dans la phase finale de purges de la zone Est.
Avec l’autorisation de la cour, Neth Phally met alors sa requête à exécution. Il brandit la photo de son frère prise à S21, près de lui, comme s’il était assis à côté, et déclare avec une dignité extraordinaire : « J’espère qu’il est maintenant avec moi, qu’il sait que l’accusé est en train d’être jugé. Je crois que mon frère retrouverait la paix s’il savait que justice est en train d’être rendue ici par ce tribunal. Je fais le vœu que l’âme de mon frère qui a péri à S21 sache que justice est en train d’être rendue. Mon frère a été emmené à S21, on lui a bandé les yeux. Ensuite on l’a emmené pour être exécuté, toujours les yeux bandés. Aujourd’hui nous révélons le visage de ceux qui ont commis ces atrocités. Et j’invoque ici l’âme de mon frère, présente avec moi, ici. Qu’avec cette photo hommage lui soit rendu. Nous ne retrouverons jamais le corps de mon frère, il ne reste que cette photo qui représente ses cendres et sa dépouille. »
La gorge serrée, les yeux embués, les tripes vrillées par cette déclaration, je regarde Duch faire ses commentaires et je n’entends pas ce qu’il dit.