La défense de Ieng Sary met en cause la crédibilité de l’historien

D’entrée, l’avocat international de Ieng Sary donne le ton : Pourquoi David Chandler a-t-il jugé nécessaire de demander la permission de la chambre pour répondre à la question de la défense sur les bombardements américains de 1973 mais pas pour répondre aux questions de l’accusation et des parties civiles sur les années 1960 ? «Je serais porté à croire que vous êtes là pour aider l’accusation» glisse Michael Karnavas malgré les explications de l’expert américain. David Chandler n’apprécie pas la remarque : «Je trouve cela insultant, je ne suis pas aussi cynique que vous semblez le dire».

L’ambiance de l’interrogatoire est posée. Les tensions iront croissantes pendant ces deux journées.


Les liens de David Chandler avec Steve Heder

D’abord l’avocat américain se concentre sur la manière dont David Chandler s’est préparé à comparaître, en particulier sur ses contacts et ses échanges avec Steve Heder que Michael Karnavas présente ainsi : «D’abord monsieur Heder travaillait pour le bureau des co-procureurs et a travaillé à l’élaboration du réquisitoire introductif puis ensuite il est allé travailler avec les juges d’instruction pour s’assurer que ce qu’il avait rédigé était exact.» L’avocat est presque agressif quand l’historien répond trop vaguement. «Avez-vous des difficultés à comprendre l’anglais que je parle ?» demande Michael Karnavas. Cette animosité ne fait pas vraiment avancer les choses mais elle braque David Chandler qui finit par qualifier ses échanges avec Steve Heder d’échanges «entre des collègues qui sont amis depuis trente ans. Ces échanges ne portaient pas sur l’échange de renseignements. Je n’étais pas sur le point de publier quoi que ce soit. Je lui parlais du procès, c’était intéressant. Lui m’a parlé de façon officieuse, je n’ai pas à le rendre officiel aujourd’hui.»


Quand les historiens se parlent…

Michael Karnavas ne manque évidemment pas le terme “officieux”. Il rappelle que les informations doivent rester confidentielles au sein du bureau des co-procureurs. «Heder est un historien. S’il parle avec Chandler et Chandler sait qu’il va déposer, nous avons un problème.» La crédibilité de l’historien est en cause, plaide un peu vite l’avocat. «Si les membres de l’accusation ou du bureau des co-juges d’instruction ont des discussions à propos du procès et montrent des documents, cela nous porte à croire que des personnes qui travaillent pour le système sont en train de miner la procédure.» Le juge Lavergne intervient pour recadrer calmement les débats : «Centrez-vous sur des questions pertinentes pour apprécier les preuves dans le cadre du procès 002». Michael Karnavas ne cache pas son agacement : «La crédibilité d’un témoin est toujours pertinente, du moins dans le système anglosaxon».


L’ordonnance de clôture ne doit pas être une source pour l’historien, selon la défense

La défense de Ieng Sary enchaîne sur l’ordonnance de clôture que David Chandler dit avoir lue dans les jours qui ont précédé sa comparution. Au fil des questions, on comprend que l’historien s’est attaché au texte de cette ordonnance plutôt qu’aux notes de bas de pages, même s’il a relevé certaines sources qui l’intéressaient. Tout en disant «je ne vous accuse pas de quoi que ce soit», Michael Karnavas souligne que l’expert n’a pas contrôlé le contenu de ce texte. Et le lendemain, il dévoile l’enjeu de cette question, en souriant : l’ordonnance de clôture est un document de l’accusation. «Nous sommes ici pour contester l’ordonnance de clôture et nous sommes d’avis que l’ordonnance de clôture peut comporter des erreurs.» Si l’historien fonde certaines de ses conclusions sur le corpus d’un texte qu’il n’a pas vérifié, la défense conteste. Sans travail de vérification, estime la défense, la parole de l’expert ne peut avoir le même poids. Pourtant tout au long de ces audiences, David Chandler répète que cette ordonnance n’a pas changé la substance de ses conclusions d’historien.


L’historien accusé de spéculer

Le contexte historique des bombardements américains est abordé de nouveau par Michael Karnavas qui s’excuse de poser des questions simplistes à David Chandler. A travers ces bombardements, la défense cerne les motivations américaines (le pilonage de la piste Ho Chi Minh), le rôle de Sihanouk (acceptant le transit d’armes vers le Nord du Vietnam, réprimant sévèrement le soulèvement de Samlaut et revenant sur sa rupture avec les Etats-Unis), l’état de la population dans les zones rurales et l’impact des bombardements dans les campagnes.


Cette partie de l’audience ressemble à une pause, l’historien joue pleinement son rôle. Mais Michael Karnavas revient à sa stratégie de décrédibilisation de l’expert. Il commence par interroger l’analyse psychologique de Pol Pot à laquelle l’historien se plie dans sa biographie de Frère numéro 1. «A certains moments, vous semblez faire des spéculations sur ce qu’il aurait pu lire», déclare l’avocat de Ieng Sary. «Ne prenez-vous pas certaines libertés en tant qu’historien?» «Oui, il faut prendre certaines libertés», assume David Chandler avant d’expliquer avec force détails comment il a déduit ce que Pol Pot avait pu lire comme ouvrages, sur la base d’entretiens et sur la base de recherches sur le fonctionnement du PCF. Même pour écrire que Pol Pot lisait dans une lumière tamisée, il a été visiter la sombre chambre que ce-dernier occupait à Paris.


Questions autour du bilan des morts

«A part trouver la preuve flagrante, il y a des moments où vous devez tirer des conclusions sur la base des éléments de preuve que vous avez à votre disposition. Pensez-vous que les historiens parfois se trompent?» «Tout à fait», répond sans hésiter David Chandler. Cette question n’était qu’une introduction. Car Michael Karnavas conduit l’historien sur le terrain du bilan des morts, avant 1975 et pendant le Kampuchea démocratique. L’expert précise qu’il n’est pas démographe et qu’il s’est appuyé sur les estimations de démographes comme Marek Sliwinski ou Patrick Heuveline. Mais l’avocat ne lâche pas. David Chandler a-t-il vérifié les sources de ces auteurs ? Pourquoi leur faisait-il confiance ? Sait-il au moins sur quel recensement ils se sont basés ? Celui de 1962 ou celui de 1992 ?… David Chandler répond bien sûr. Mais l’avocat conclut sur le fait que l’historien, avant tout, dépendait des démographes et que ce ne sont pas des informations de première main.


Surtout il pointe les différents chiffres mentionnés par David Chandler au fil du temps. Pourquoi de telles différences ? Quelles sont ses sources ? Pour la défense, «cette question concerne sa méthodologie d’historien car ceci remet en question une bonne partie de ses travaux de recherches historiques.» Avant 1990, l’historien reconnaît qu’il évalue à plus d’un million le nombre de morts. Puis il revient au Cambodge au début des années 1990 et modifie ce chiffre pour le placer entre 1,5 et 2 millions. Depuis il n’en a plus changé de fourchette. Il avoue ne pas être fier de ces incohérences mais insiste : «Personne ne connaît ces chiffres. J’espère que ceci ne remet pas en cause mes travaux historiques, je ne pense pas que ce soit le cas.»

Michael Karnavas provoque : «Est-ce que les historiens ont l’habitude d’écrire des conclusions sans donner les sources de leurs chiffres ?» «Parfois c’est effectivement une pratique sinon des documents historiques ressembleraient à une ordonnance de clôture», réplique David Chandler.


L’agressivité de l’avocat de Ieng Sary reprend le dessus. Michael Karnavas surfe sur la confusion des propos de l’historien lors de sa première journée d’audience.

– Je ne crois pas avoir compris votre réponse un peu circulaire. Vous êtes dans un tribunal. Je regrette si cela semble vous amuser mais c’est comme cela qu’on va procéder.

– Je regrette. Je ne suis pas du tout amusé par ce que j’entends. […]

– La mémoire, c’est la transcription et c’est pourquoi je reprends ce que vous avez dit dans le prétoire.


L’écriture de l’histoire au cœur des débats

Sur le sujet de savoir qui prenait les décisions dans les plus hautes instances du Kampuchea démocratique, c’est une joute sur l’histoire qui s’amorce entre la défense et l’expert. Michael Karnavas soulève ce qu’il perçoit comme une contradiction chez David Chandler : «Vous parlez de décisions collectives mais vous dites aussi que Pol Pot avait le dernier mot et droit de veto.» David Chandler n’y voit pas de contradiction : «Dans les processus décisionnels collectifs, notamment dans d’autres pays communistes, le secrétaire du parti a le dernier mot, c’est tout». S’il est documenté que Pol Pot a pris des décisions seul dans les années 1990, il n’y a pas de preuve que cela s’est produit sous le Kampuchea démocratique, ajoute l’expert américain. «C’était une atmosphère de camaraderie». Il n’existe pas de preuves que Pol Pot ait décidé d’aller à l’encontre du collectif, précise-t-il.


“Je n’ai pas envie d’écrire l’histoire ainsi”

Quand plus tard David Chandler se dit surpris d’être interrogé sur des choses sur lesquelles il n’a aucun document, Michael Karnavas répond : «Je le fais pour l’histoire». Et comme il n’a pas obtenu les réponses qu’il voulait concernant le mode de décision au sein du comité permanent, il revient à la charge. Mais David Chandler ne veut pas dire que Pol Pot prenait la décision pour les autres membres du comité permanent. D’ailleurs il s’énerve : «Vous devenez le genre d’historien que vous m’accusez d’être. Il y avait certainement des réunions qui ont pu se dérouler ainsi. Les preuves que nous avons suggèrent que Pol Pot n’a pas devancé la décision de la réunion. Je n’ai pas envie d’écrire l’histoire ainsi.» «Vous affirmez que Pol Pot ne fonctionnait pas ainsi mais en même temps vous affirmez que ça aurait pu se dérouler ainsi. Vous vous basez sur des spéculations.» «Quand je ne sais pas, j’utilise le mot “il se peut que”», justifie David Chandler qui, régulièrement taxé de formuler des présomptions, finit par refuser de répondre des généralités sur des questions importantes.


L’agressivité de la défense

«Vous n’avez pas besoin d’être sur la défensive. Je vous demande des détails. Je vous assure, je ne suis pas très agressif» indique Michael Karnavas. Néanmoins, il est contrecarré régulièrement par Tarik Abdulhak du bureau des procureurs qui doit presque systématiquement recontextualiser les questions de la défense.

Quand les débats en viennent aux liens entre à S21 et le centre du parti, quand David Chandler insiste sur le fait que Duch faisait rapport à Son Sen «considéré comme le numéro 3 du régime»*, quand il précise qu’on ne sait pas ce que Son Sen faisait des documents, quand enfin il reproche à l’avocat de Ieng Sary ses questions répétitives, la courtoisie s’efface. « Vous me paraissez assez agressif et sur la défensive», indique Michael Karnavas. La juge Cartwright se décide alors à recadrer l’avocat. «Veuillez ne pas accuser cet expert d’être agressif.»


Alors que la tension entre les deux hommes baisse, les débats virent sur le thème des biographies, imposées par les Khmers rouges. Après avoir expliqué qu’il n’y avait pas de «propos sinistre (selon la traduction française) à faire faire des biographies au personnel de S21», l’historien a cette considération étrange quant aux biographies réclamées à la population : «Les Peuple nouveau, les Peuple du 17 avril, n’avaient pas le sentiment qu’on leur posait des questions intrusives et sinistres, ils ne savaient pas à quoi allait servir leurs réponses. Certains devinaient.» Chez ceux qui comptaient parmi les Peuple nouveau, les témoignages ne manquent pas qui disent le sentiment de malaise et d’effroi qui les saisissaient quand les Khmers rouges venaient écrire leur biographie…


Pour la forme, Michael Karnavas et David Chandler se remercient et se souhaitent bonne chance. On a du mal à croire que le cœur y est.




* Pendant ces audiences, David Chandler a été interpellé par la défense de Ieng Sary parce qu’il a dit pendant le procès de Duch que Ta Mok était numéro 3. La défense n’a pas relevé que David Chandler avait également déclaré le 23 juillet 2012 que Ieng Sary était lui aussi numéro 3 du régime khmer rouge.


David Chandler face à la défense très politique de Nuon Chea

Les avocats Jasper Pauw et Andrew Ianuzzi n’ont eu de cesse ce lundi 23 juillet de cibler le rôle de l’actuel gouvernement cambodgien en évoquant les racines khmères rouges de certains de ses dirigeants ainsi que la continuité entre le gouvernement de la RPK (République populaire du Kampuchea) qui a succédé au régime de Pol Pot en 1979 et le gouvernement actuel, lequel aurait pu avoir intérêt à faire disparaître certains documents. David Chandler s’est maintenu comme il a pu hors de la polémique.


Son Arun mal préparé ?

Le premier à questionner l’historien lors de sa quatrième journée d’audience est l’avocat cambodgien de Nuon Chea, Son Arun. Il l’interroge, sans surprise, sur l’existence de traces des ordres donnés par les échelons supérieurs. Mais les signatures et les sceaux ne sont pas légion sur les documents étudiés par l’historien. Néanmoins les documents de Son Sen instruisant Duch de «travailler fort à S21» existent, précise David Chandler. «Ces ordres ont été donnés. Ce n’était pas des ordres signés mais on a obéi à ces ordres et le fait que les subordonnés savaient qu’ils venaient de l’échelon supérieur était la seule preuve dont j’avais besoin.»

Son Arun voudrait continuer à questionner sur la base de documents qu’il n’est malheureusement pas en mesure de présenter à l’expert. «Je pensais que ce témoin se rappellerait ce texte, comme il l’a écrit.» Piètre excuse. Les avocats savent qu’ils doivent citer à la cour les références des documents sur lesquels ils s’appuient. Paresse ou mauvaise préparation ? L’avocat doit passer à la question suivante et le public a déjà décroché.


Nuon Chea interroge lui-même l’expert

La cour autorise ensuite l’accusé Nuon Chea à interroger l’historien.

Première question relative au rôle du Vietnam : «Depuis le début, et jusqu’à maintenant, dans les conflits entre le peuple cambodgien et le Vietnam, qu’est-ce qui a causé ces conflits, s’agit-il d’un conflit frontalier ?»

David Chandler exprime d’abord tout le respect qu’il a pour son interlocuteur avant de rappeler que cette question “historique” est complexe et dépasse largement le cadre des compétences du tribunal limité à la période 1975-1979. «Personne ne peut dire quelle a été la cause principale. Si vous recherchez une responsabilité, elle est partagée entre les deux parties, provenant d’un manque de respect pour l’avis de l’autre partie. L’animosité est si profonde qu’elle exclut toute discussion. Il s’agit d’une animosité dont le régime de Lon Nol avait déjà fait preuve. Elle s’est poursuivie sous le Kampuchea démocratique. […] Si on recherche une phrase pour résumer : il s’agit d’une longue histoire et d’un manque de confiance réciproque.»


Nuon Chea veut également savoir ce qui, selon l’historien, a conduit à la naissance du parti communiste du Kampuchea (PCK) : «un mouvement populaire ou des agissements de personnes extérieures ?» David Chandler fait remonter l’histoire du PCK à la fin des années 1940-1950, «lorsque les idéaux du mouvement communiste cambodgien rejoignaient ceux du parti vietnamien. Il s’agissait d’évincer la présence française du Cambodge, du Laos, du Vietnam.» Pour David Chandler, l’influence vietnamienne s’est estompée puis les partis cambodgien et vietnamien se sont séparés.


Les sources de l’historien questionnées

Quand l’avocat international Jasper Pauw prend le relais, il annonce le thème de ses premières questions : les sources des connaissances de David Chandler. Il cherche à savoir ce que l’historien a consulté comme documents en amont des audiences, quels livres, quels documents, en particulier dans l’ordonnance de clôture. David Chandler raconte qu’il a été marqué, entre autres, par la lettre ouverte de Norodom Sihanouk intitulée Mon histoire, les derniers jours du Kampuchea démocratique, dans laquelle il raconte une conversation datant de janvier 1979 avec Pol Pot. Selon l’historien, de tels documents ne modifient en rien ses conclusions d’historien mais il concède qu’il aurait aimé les adjoindre en notes à ses recherches.


Les documents “éliminés” de S21

Jasper Pauw questionne également la disparition de documents (après 1979) dont fait état David Chandler. L’expert en appelle au témoignage de Ong Thong Hœung, qui a travaillé aux archives de S21, et explique que les officiels lisaient les aveux qu’il a lui-même vus annotés. Il évoque enfin des aveux qui ont été lus à la radio khmère rouge et qui n’ont jamais été retrouvés. «Je soupçonne que ces aveux aient été éliminés [cull en anglais, précisent l’interprète]. […] Je n’ai pas de preuve mais il me semble que dans ces aveux il y aurait eu des informations sur les relations avec le Vietnam. Certains Khmers rouges ayant l’impression que la situation n’était plus maîtrisée, ils se sont tournés vers les amis vietnamiens. Pour les Vietnamiens, ces aveux n’étaient pas dans leur intérêt.» E17 David Chandler ajoute ensuite que, selon lui, les Vietnamiens ont “un authentique intérêt pour l’histoire” et que leur intérêt pour ces archives s’expliquait probablement aussi par leur incompréhension de la révolution cambodgienne.


Canaliser la colère contre “la clique génocidaire Pol Pot – Ieng Sary”

Jasper Pauw cite ensuite les recherches de David Chandler dans S-21 ou le crime impuni des Khmers rouges (en anglais Voices from S-21 : Terror and History in the Pol Pot’s secret prison) qui écrit que la République populaire du Kampuchea (RPK) a canalisé la colère de la population sur “la clique génocidaire Pol Pot – Ieng Sary”. Quelle fut la méthode de la RPK ? interroge Jasper Pauw. «Certainement le procès pour génocide de Ieng Sary et Pol Pot et aussi dans les livres scolaires cambodgiens des années 1980 et la journée annuelle de la colère le 20 mai», répond David Chandler.

Cette grille de lecture est-elle toujours pertinente aujourd’hui, dans notre perception du Kampuchea démocratique, enchaîne l’avocat international ? «Pas si on essaye de comprendre vraiment ce qui s’est passé», réplique David Chandler. «J’ai l’impression que c’est une des missions du tribunal. Ce qui s’est produit à l’époque n’est pas le résultat de deux personnes maléfiques, génocidaires.»


Manipulations vietnamiennes ?

Tenace et rigoureux, Jasper Pauw revient à la charge des documents “éliminés” ou disparus sous la RPK. Les documents ont-ils été trafiqués pour mettre l’accent sur le duo Pol Pot – Ieng Sary ? Les Vietnamiens auraient-ils manipulé les éléments de preuve en faisant disparaître des documents qui auraient pu atténuer la responsabilité des leaders khmers rouges ? L’expert est catégorique : «S’ils ont essayé de le faire, ça n’a pas fonctionné.» Et l’historien de rappeler que ce sont surtout les Khmers rouges eux-mêmes qui ont détruit des documents en citant Nuon Chea reprochant à Duch de n’avoir pas brûlé les documents de S21 comme lui l’avait fait.



Les bombardements américains sur le Cambodge

L’avocat international conduit ensuite David Chandler à s’exprimer sur les bombardements américains sur le Cambodge. L’historien demande l’autorisation des juges pour répondre, lesquels approuvent. L’Américain a été choqué par ces bombardements. Jasper Pauw voudrait qu’il explique les conséquences sur le mouvement khmer rouge mais l’expert reste prudent. Oui, les rangs khmers rouges s’en sont trouvés gonflés. Oui, de plus en plus de monde s’est réfugié à Phnom Penh. Mais David Chandler ne tranche pas pour l’un plus que pour l’autre. Passant au sujet de l’évacuation forcée de Phnom Penh, il ajoute que quand les Khmers rouges vident la ville en prétextant de possibles bombardements américains, ce n’est pas une raison valable. L’argument n’a d’ailleurs pas été employé dans d’autres villes évacuées. «Je ne sais pas à quoi pensait le régime américain, mais il n’avait aucune intention de bombarder Phnom Penh après la victoire des Khmers rouges, aucun document n’existe à ce sujet.» «Je ne vous demande pas de spéculer sur les intention des Américains», coupe Jasper Pauw.



Convocation détournée de Chea Sim et Heng Samrin

La défense de Nuon Chea revient sur un entretien de Ben Kiernan avec Chea Sim (président du Sénat cambodgien et dirigeant du parti du peuple cambodgien au pouvoir) et Heng Samrin (actuel président de l’Assemblée nationale et lui aussi dirigeant du PPC) décrivant la terminologie employée par Nuon Chea lors d’une réunion. David Chandler ne peut pas éclairer l’avocat sur les mots prononcés par l’ancien bras droit de Pol Pot mais peu importe, il semble que le propos était plutôt d’amener les noms de ces deux têtes du PPC dans les débats au tribunal. Pourquoi ? Parce que Jasper Pauw conduit habilement le dialogue avec l’expert sur le rôle des dirigeants khmers rouges à l’échelon local, sur ces subalternes qui «ne se contentaient pas d’exécuter les ordres». Citation qu’il prend soin d’emprunter à Steve Heder, chercheur qui a successivement travaillé pour le bureau des procureurs puis le bureau des juges d’instruction. «Les zones et les secteurs relayaient les ordres vagues du haut. Etes-vous d’accord ?» insiste l’avocat. «Oui, je le suis», répond l’expert avant de clarifier plus loin : «Il faut accepter l’idée que les supérieurs portent la responsabilité finale car ils étaient responsables du pays».

Jasper Pauw ne s’attarde pas sur cette clarification. Il poursuit : y a-t-il eu assez de recherches sur les responsabilités des échelons inférieurs du Comité central ou du Comité permanent ? N’est-ce pas une omission importante si on veut comprendre le régime du Kampuchea démocratique ? «Oui, je le pense, mais c’est une question compliquée» déclare David Chandler sans argumenter davantage. Puis après avoir acquiescé à l’idée que les événements d’après 1979 influencé «le regard que nous portons sur les faits que nous regardons aujourd’hui», il concède : «L’histoire est un sujet qui évolue. J’ai écrit mon dernier livre mais je n’ai pas écrit le dernier mot sur cette histoire».


Des “colorations” politiques indésirables

Lorsque Jasper Pauw s’interroge sur les effets de la coloration politique posée sur les événements dans les années 1980, l’accusation et les avocats des parties civiles font barrage. Arguments : question non pertinente et hors contexte. Objection retenue. L’avocat international de Ieng Sary, Michael Karnavas tente d’épauler son collègue, en vain. Trois fois de suite le président lui coupe la parole. Jasper Pauw, toujours calme et posé, s’agace. «Le professeur émet des spéculations concernant l’élimination ou la destruction de documents ? Dans ce cas, l’ensemble de sa déposition peut être qualifiée de spéculation !»


Après la pause déjeuner, la défense de Nuon Chea reprend de plus belle, grâce à David Chandler lui-même, qui tend une perche inespérée. En revenant sur le passé khmer rouge de certains hauts responsables de la RPK, qui auraient contribué à canaliser la colère de la population contre la “clique génocidaire”, David Chandler émet des réserves : «Je dirais qu’en fuyant le mouvement, ils étaient devenus des ex-Khmers rouges. […]Ceux qui avaient fui [au Vietnam], avaient lancé le message qu’ils n’étaient plus loyaux envers les Khmers rouges.» Et l’historien de citer parmi eux Hun Sen, actuel Premier ministre cambodgien. La défense de Nuon Chea n’en demandait pas tant, elle s’engouffre dans la brèche. En quelle année à fui Hun Sen au Vietnam ?, demande Jasper Pauw. Levée de boucliers du côté de procureurs. Hors sujet clame Tarik Abdulhak. «Tout à fait pertinent», réplique Jasper Pauw. «Plusieurs hauts responsables de la RPK dans les années 90 demeurent des gens influents aujourd’hui. Leurs motifs et leur opinion sur le mouvement khmer rouge dans les années 80 sont pertinents pour la discussion faits. […] Il est clair qu’on peut établir un lien entre le parti au pouvoir dans les années 80 et le parti au pouvoir aujourd’hui. »

Le juge Lavergne secoue la tête, semblant traduire une désapprobation du tour que prennent les débats. L’objection des procureurs est une nouvelle fois retenue.



Les opportunes déclarations de David Chandler à la presse

Jasper Pauw ne désarme pas : «Vous avez déjà dit qu’un procès des dirigeants khmers rouges pourrait être embarrassant pour le gouvernement actuel du Cambodge. S’agit-il toujours votre opinion?» David Chandler esquive. Cette déclaration a été faite dans le contexte d’un entretien journalistique. L’avocat insiste. Le président de la cour interrompt. L’avocat reprend. L’expert est-il surpris que des responsables de haut niveau aient refusé de déposer ou comparaître devant le juge d’instruction ? «L’expert n’a pas à répondre à cette question», intervient encore Nil Nonn. Jasper Pauw accule David Chandler. Vous avez dit que Hun Sen a permis que ce procès aille de l’avant […] que parce que les étrangers auraient la charge de son résultat. Maintenez-vous cette déclaration ?» Le bureau des procureurs et les avocats des parties civiles interviennent de nouveau. Quant à Jasper Pauw il s’efforce, sans faiblir, de démontrer que «les origines du PPC et les antécédents des hauts responsables du PPC sont importants. Il s’agit d’une question d’histoire.» Silence micro de David Chandler. Mais Jasper Pauw déclare qu’alors que le micro était éteint, l’expert aurait répondu : «Possible, oui». Les juges n’ont pas entendu, c’est sur la seule foi de la défense. Jasper Pauw le mentionne à des fins de transcriptions. La juge Cartwright le lui reproche amèrement.


Une lecture de l’histoire non contredite

L’avocat ne parvient plus à reprendre la main. Il est relayé par son confrère Andrew Ianuzzi. Ce-dernier s’inscrit dans la même stratégie d’attaque politique contre un tribunal qu’ils estiment manipulé et orienté. Il est juste plus provocateur que Jasper Pauw. «Est-ce que remplacer le secrétaire du Comité central par Hun Sen, cela donnerait l’état du Cambodge aujourd’hui?»

Face à cette défense, les répliques du bureau des procureurs ou des avocats des parties civiles se révèlent peu offensives. Comme lassées du jeu des avocats de Nuon Chea. La lecture de l’histoire proposée par Jasper Pauw ou Andrew Ianuzzi n’est jamais questionnée ni remise en cause. Personne ne leur demande pourquoi, bizarrement, Nuon Chea dont on peut imaginer que les Vietnamiens connaissaient le rôle au sein du régime, n’était pas dans la clique Pol Pot – Ieng Sary ?


L’historien cité quand il décrit Hun Sen en voyou

Andrew Ianuzzi retente sa chance. «J’ai observé personnellement que d’anciens cadres khmers rouges, lorsqu’on les interrogeait sur les activités d’autres anciens cadres, ont dit ne pas savoir […]. Vous avez mentionné ne pas vouloir suggérer que les Khmers rouges était un groupe de gangster, et je ne veux pas dresser un parallèle avec la mafia en utilisant le terme d’omerta. Professeur Chandler, avez-vous connaissance de preuves que des témoins, anciens cadres khmers rouges qui auraient pu déposer ici devant la chambre, auraient pu se conformer à une loi du silence des Khmers rouges pour couvrir des membres du gouvernement actuel ou protégés par ce gouvernement ? »

Il est interrompu.

Alors il cite David Chandler dans une dernière salve : «Avez-vous déjà évalué un ancien cadre khmer rouge ainsi, et si oui de qui s’agit-il ? : “C’est un politicien extrêmement compétent, le plus compétent au Cambodge, il est de bon conseil, il est moderne, il est très rapide. C’est également un voyou. Il a du sang sur les mains, ce qu’il fait à ceux qui se placent sur son chemin n’est pas agréable”. Monsieur le professeur avez-vous déjà fait un tel commentaire ?» Du côté des procureurs, Tarik Abdulhak sourit. Et coupe l’avocat.

Andrew Ianuzzi trouve le temps de deux commentaires : il dénonce «le comportement voyou de la part d’un gouvernement qui a un impact sur le fonctionnement de la justice dans ce pays» et glisse que le commentaire de David Chandler décrivait Hun Sen, dans un document que justement la défense n’a pas le droit d’utiliser…