Seul le président du tribunal prend la parole. Il lit le résumé d’un jugement qui fait 281 pages. Cela lui prend une heure. A 11h13 c’est fini. Il a annoncé à un Duch impassible sa condamnation à 35 ans de prison, une décision prise à la majorité et non à l’unanimité. Le juge français Jean-Marc Lavergne s’inscrit en dissident.
Le calcul de la peine
Le jugement stipule qu’une déduction de 5 ans est appropriée puisque les droits de l’accusé ont été violés pendant sa détention illégale sous l’autorité d’un tribunal militaire du 10 mai 1999 au 30 juillet 2007. Bref, la peine est ramenée à 30 ans. Dans la salle pas de réaction particulière, plutôt un sentiment de confusion. Tout a été très vite. Le verdict a-t-il été bien traduit dans toutes les langues ? Une question surgit immédiatement : combien de temps lui reste-t-il à purger ? Entre la détention illégale par un tribunal militaire et la détention provisoire aux CETC, le cumul équivaut à 11 ans.
Les parties civiles qui souhaitaient la perpétuité oscillent entre déception et désespoir. Mais le vrai choc arrive en coulisses lorsqu’ils comprennent que l’accusé ne fera pas plus de 19 ans de prison ferme. A 67 ans Duch est en pleine forme, les familles des victimes l’imaginent déjà libre. « Dix-huit ans, vous vous rendez compte ! On ne peut pas accepter ça. Impossible, impossible ! », glisse Sunthary Phung. « Ca ne reflète pas la gravité des crimes commis même si la responsabilité de l’accusé a été formellement reconnue » approuve Antonya Tioulong.
Chum Mey monte au créneau
Le plus virulent est sans aucun doute Chum Mey. A 79 ans, ce rescapé de S21 lâche sa colère : « Si Duch sort de prison après dix-huit ans, est-ce que le peuple khmer sera content ? Et les victimes ? Est-ce que le monde sera content ? Je vous demande si le monde sera content ! Beaucoup de gens ont été tués, beaucoup de dollars dépensés mais le criminel est libéré. Est-ce que vous êtes contents ? Moi je ne suis pas content ! Je pleure encore une fois ! J’ai été victime du régime des Khmers rouges et aujourd’hui je suis victime encore une fois. »
Chum Sirath évoque un « simulacre de justice ». Comme nombre de Cambodgiens il compare la peine imposée à Duch aux peines pratiquées dans les tribunaux communs au Cambodge. Un voleur de moto écope couramment de longues années de prisons. Certains ne manquent pas de faire allusion aux peines prononcées contre l’ancien commissaire de la police municipale de Phnom Penh, Heng Pov, qui cumule 58 ans de prison pour six chefs d’inculpation différents. L’homme avait fait des révélations au magazine L’Express sur ce que l’hebdomadaire avait titré « les basses œuvres de Hun Sen ».
Conforme aux normes internationales
Quelques experts en justice pénale internationale estiment la peine « raisonnable », la sentence « équitable ». En conférence de presse, le procureur international (dont le bureau avait pourtant réclamé 40 années de prison incompressibles) déclare qu’il ne voit là aucune victoire de la défense : « C’est un procès, pas un match de foot. Il faut se demander si la justice a été rendue. Vous savez que Kar Savuth a demandé la libération de son client. La décision aujourd’hui est bien loin de ça. Je crois que la population cambodgienne comprendra bien. C’est une décision conforme aux normes internationales de justice. » Ces mots augurent que les procureurs ne feront pas appel de la condamnation. Néanmoins il leur reste 30 jours pour changer d’avis. L’inconvénient pour les parties civiles, c’est qu’elles ne peuvent faire appel sans les procureurs. L’accusé pourrait-il bénéficier d’une grâce ou d’une amnistie en prime ? Non, selon la procureure Chea Leang. Un accusé jugé coupable par les CETC n’y aurait pas droit.
La coopération de l’accusé dénoncée
A la lecture du verdict, certaines parties civiles s’offusquent de la retenue de circonstances atténuantes liées à la coopération de l’accusé dans le travail pour établir la vérité. L’Association Ksem Ksan déclare après l’audience : « La soi-disant coopération de Duch est une tactique manipulatrice puisqu’il n’admettait les faits que lorsqu’il y avait des preuves écrites ». Antonya Tioulong, Sunthary Phung s’accordent à dire qu’elles n’ont en effet rien appris sur le sort de leurs proches. Elles ne sont pas les seules à s’en plaindre. L’avocat Alain Werner tempère : reconnaître la collaboration de Duch c’est aller dans la bonne direction de la justice internationale et c’est ménager un témoin dans le procès numéro 2 qui concerne les plus hauts dirigeants du régime khmer rouge.
Pas de réparation symbolique
Deux autres points du jugement alimentent la colère. D’abord l’absence de réparations. Après avoir rappelé que l’accusé n’était pas solvable, le tribunal s’est en fait déclaré incompétent sur la question. « Les juges ont complètement escamoté le débat de savoir comment les choses pourraient être financées pour ne retenir que les choses immédiatement faisables. Ce n’est pas normal » commente l’avocat Alain Werner. Les familles des victimes souhaitaient un mémorial où seraient inscrits les noms des 12 273 victimes connues, elles n’auront qu’une liste sur le site internet du tribunal ainsi qu’une compilation des excuses de Duch. Autant dire rien. « Je me demande s’ils n’ont pas plaisanté, ironise Chum Sirath. Vous savez combien de personnes ont accès à internet au Cambodge ? 10 000 même pas. Je crois qu’ils se trompent de pays ! C’est se moquer du monde. »
Déboutés du procès au dernier jour
Le deuxième point de contestation concerne le rejet de certains dossiers de parties civiles. Hong Savath, 47 ans, qui a suivi régulièrement les audiences, s’est constituée partie civile pour défendre la mémoire de son oncle, employé à l’ambassade du Japon et incarcéré à S21. Elle a retrouvé sa photo à S21 mais les juges ont estimé le dossier insuffisant et ne l’ont pas finalement pas reconnue comme partie civile. Les avocats sont scandalisés, ils clament combien il est difficile de prouver parfois au Cambodge de simples liens de parenté quand les documents ont disparu ou n’existent pas. « Les pauvres ! Ça fait un an que leur dossier est en souffrance. Le processus d’aller chercher des preuves, des papiers, pour constituer la demande de parties civiles c’est du boulot ! Vous croyez que c’est facile ? Moi, je n’ai même pas une photo de mon père, alors ne parlons pas des certificats de naissance ! Il faut tenir compte de la situation telle qu’elle était dans la période khmère rouge », défend Chum Sirath.
Est-ce que ces 24 dossiers de parties civiles rejetés sur 90 ne sont pas un camouflet imputable aux avocats qui auraient mal préparés les dossiers ? « Non, répond Martine Jacquin d’Avocats sans frontières. On a essayé de compléter au maximum les dossiers sur les liens familiaux. Ces liens sont difficiles à établir au Cambodge. Ca a été un travail de fourmi absolument considérable dans les villages et les familles. Par ailleurs il nous fallait rechercher la présence à S21 d’une trentaine de noms sur des listes de plus de 12 000 personnes en sachant que ces listes sont incomplètes, que le nom varie en orthographe et en traduction occidentale, c’est extrêmement difficile. Donc il y a des dossiers pour lesquels on n’a pas retrouvé le nom sur la liste. »
Inquiétudes pour le cas numéro 2
Les parties civiles, pour la première fois représentées dans un tribunal international, essuient les plâtres. Dans le cas numéro 2, concernant les dirigeants du régime encore en vie (Nuon Chea, Ieng Sary, Khieu Samphan, Ieng Thirith) une nouvelle procédure a été mise en place afin que la reconnaissance des dossiers soient tranchée avant le procès.
Le lendemain du verdict, les psychologues ne chôment auprès de ces déboutés du procès. Non seulement l’approche du jugement avait réactivé, réveillé la mémoire, les souffrances mais le rejet n’est pas compris. « Ils se sentent insultés », confie Judith Strasser, conseillère auprès de TPO pour le Service du développement allemand (Ded). « Ils sont aussi très inquiets pour le cas numéro 2 puisqu’il n’y a pas de traces. » « Nous n’avons même pas de photo », rappellent certains. Quelles preuves, quels documents les juges d’instruction accepteront-ils ?
Tous d’accord sur l’importance du jugement
S’il est un terrain d’accord entre tous, c’est que cette journée restera historique. « Le verdict marque la reconnaissance juridique crédible de la nature criminelle de la politique des Khmers rouges, déclare la procureure cambodgienne Chea Leang. C’est une date historique pour toute la nation cambodgienne. » Le rôle sans précédent des parties civiles est souligné, la valeur dissuasive d’un tel jugement et son apport au système judiciaire cambodgien aussi.
Pour Ou Savrith, partie civile, la reconnaissance des crimes de Duch par le tribunal était « quelque chose de presque inespéré. A ce niveau-là, nous avons été compris ». « Le verdict qui consiste à dire qu’il est coupable de crimes contre l’humanité, de crimes de guerre. Ces deux chefs d’inculpation, ce n’est pas rien et ça je dirais que c’est quand même une certaine justice envers le peuple cambodgien », reconnaît Chum Sirath. « Ce que je retire, poursuit-il, c’est que le tribunal a réussi à informer sur la période khmère rouge. Je garde aussi du procès le fait que nous puissions faire ne sorte que ceux qui sont morts dans les geôles de Duch ne soient pas morts anonymement. Je crois que c’est également une réussite du procès qu’on ait pu révéler la duplicité et le caractère manipulateur de Duch. »
Pour les avocats, le jugement est très satisfaisant. Alain Werner explique : « La vérité c’est qu’on est soulagés parce que sur le fond les juges ont reconnu des choses importantes : ils ont reconnu le crime de persécution, ils ont reconnu l’entreprise criminelle commune, ils ont reconnu le fait qu’il y avait des remords limités, que S21 avait été utilisé pour d’autres arrestations… » Martine Jacquin retient elle aussi l’entreprise criminelle commune comme un élément clé du verdict qui a son importance dans le procès numéro 2. Elle souligne la reconnaissance primordiale de la « responsabilité personnelle de l’accusé au titre des actes commis » et le fait que le raisonnement de Duch « responsable mais pas coupable » ait finalement été rejeté par les juges puisque la contrainte politique, physique sur Duch n’a été admise que sur la fin.
Victoire de François Roux ?
François Roux, quant à lui, a préféré rester discret. « Je forme mes vœux pour que ce procès, notamment par la coopération de l’accusé à la Justice, ait apporté un début de réponse au peuple cambodgien sur la tragédie qu’il a vécue », écrit-il. Pour qu’il ait pu apaiser un peu la terrible souffrance des victimes, pour qu’il ait servi à poser la nécessaire question de la désobéissance prônée par Gandhi et Hannah Arendt, et plus encore celle de « l’homme derrière le bourreau », pour qu’il aide Duch à quitter les loups et à revenir parmi les hommes, pour qu’en somme il ait servi la Justice. »
A lecture du verdict, les arguments de l’avocat français de la défense se rappellent à notre souvenir. « Duch bénéficie de la défense de François Roux, estime Martine Jacquin, parce que dans les circonstances atténuantes qui ont été retenues, il est bien évident que le tribunal retient une partie de la défense de François Roux. Par contre l’appel systématique qui va être fait est lui directement un échec de la défense de François Roux parce que les derniers mots prononcés par la défense de Duch qui étaient une demande de relaxe, c’est un échec de François Roux mais pour moi c’est plus grave c’est un échec de la démarche qu’avait fait Duch. Il n’a pas eu le courage de ses actes par rapport au Cambodge et par rapport à l’histoire. »
Pour Chum Sirath ce n’est pas la victoire de François Roux, c’est la victoire de Duch. « Duch c’est un metteur en scène du dernier jour de son procès. Dans le rôle du policier méchant il prend Kar Savuth et dans le rôle du policier gentil il a pris François Roux et les deux travaillent pour le même metteur en scène. Maintenant il est démontré que Duch a le beurre et l’argent du beurre. »
Duch fera appel
Il n’empêche que l’accusé fera appel de sa condamnation. Son avocat Kar Savuth prévenait par voie de presse avant même le verdict qu’il ferait appel si son client était condamné à une seule journée de prison. La ligne reste la même : Duch n’est pas un haut responsable khmer rouge, il n’est qu’une simple directeur de prison et ce tribunal n’est pas légitime pour le juger.