Pourquoi Prak Khan a-t-il évoqué Hem Keth Dara ? Parce que questionné par le juge Jean-Marc Lavergne sur l’élimination des soldats de Lon Nol par les Khmers rouges, Prak Khan raconte qu’après la chute de Phnom Penh, les combats se sont poursuivis dans la capitale. Il évoque en particulier la résistance de Hem Keth Dara et se souvient avoir assisté à son exécution. Il a ainsi raconté aux CETC la fin de l’histoire de ce jeune homme de 29 ans apparu de manière fulgurante dans les médias qui, la veille, ne le connaissaient pas et presque aussitôt disparu.
Qui était Hem Keth Dara ? C’est l’homme qui, pendant quelques heures le matin du 17 avril 1975, vole la vedette aux Khmers rouges, vainqueurs de la guerre qui les opposait au régime républicain de Lon Nol. Il est le premier à défiler depuis l’actuel boulevard Sihanouk (appelé à l’époque boulevard du 18-Mars), le long du boulevard Monivong, entouré de quelques 200 partisans, pour beaucoup vêtus de noir comme les Khmers rouges, mais plus propres, moins fatigués, mieux nourris, plus souriants. Ils fêtent la victoire sur des camions, sur des jeeps, à pied. Ils désarment les troupes de Lon Nol, en particulier près de l’hôtel Phnom, quartier général des journalistes et photographes étrangers. Puis ils renvoient les soldats chez eux. Un geste qui ne ressemble pas du tout aux Khmers rouges.
L’éphémère faction Monatio
Le drapeau qu’ils arborent, partagé dans sa diagonale entre une moitié rouge et une moitié bleu et barré d’une croix blanche, est en effet celui d’une faction politique appelée Monatio, contraction de “Mouvement Nationaliste”, que beaucoup supposent initiée par Lon Non, le frère cadet du dirigeant républicain déchu. Dans son livre La république khmère, Ros Chantrabot explique que, pendant son exil parisien en 1974, Lon Non s’était préparé à intervenir en cas de vacance du pouvoir, pour ne pas laisser la place à son rival Sirik Matak. Sur la base d’un entretien avec le lieutenant-colonel Non Héan qui était chargé de cette mission par Lon Non, Ros Chantrabot décrit la mise en place d’une force paramilitaire en février-mars 1975, dirigée par Hem Keth Dara. Objectif : investir la capitale, prendre le pouvoir. Pour se lancer dans une telle opération, Lon Non aurait eu, souligne Ros Chantrabot, le soutien des Soviétiques. L’historien Ben Kiernan rapporte, lui, l’appel radio pré-enregistré par Hem Keth Dara et diffusé peu après midi (d’après le témoignage d’Henri Becker, un technicien français présent à ce moment-là) : « Nous, vos frères cadets, nous invitons tous nos frères aînés à nous rencontrer et à débattre d’un accord. » Dans cette version, il apparaît plutôt que Hem Keth Dara cherche à négocier. Pour autant il est toujours présenté comme étant de mèche avec Lon Non. Le correspondant de l’Agence France Presse écrit que Hem Keth Dara déclare agir de son propre chef, qu’il veut faire plaisir au Prince Sihanouk et « mettre fin à toute cette corruption et cette pourriture ». Illusions. Le Monatio ne risque pas de gagner la sympathie des Khmers rouges. Très vite un officier khmer rouge déclare sur les ondes dont il a repris le contrôle : « J’informe ici la clique méprisable et perfide de Lon Nol et tous ses chefs que nous ne venons pas négocier : nous entrons dans la ville par la force des armes. » Les républicains sont sommés de se rendre.
« J’ai pris tranquillement mon petit déjeuner avec ma femme et mes deux enfants, puis je suis passé à l’attaque… »
Quoi qu’il en soit, dans la confusion de cette matinée du 17 avril, le petit groupe de Hem Keth Dara n’avait pas rencontré de résistance, il semblait avoir soumis les derniers défenseurs républicains du centre-ville sans la moindre difficulté. En milieu de matinée, à 10h15, Hem Keth Dara téléphonait à l’ambassade de France où il se présentait comme le commandant général des forces de libération et il annonçait une conférence de presse au ministère de l’Information. Les journalistes de l’Agence France Presse Jean-Jacques Cazaux et Claude Juvénal qui l’ont croisé ensemble une heure plus tôt sur le boulevard Monivong, dresseront l’étonnant portrait de Hem Keth Dara : « Ex-étudiant parisien, marié à une Française, fils d’un ancien ministre de l’Intérieur, il se dit le chef du Front du mouvement nationaliste, le Monatio. Les yeux d’un noir brillant, des traits remarquablement fins, il a un visage de félin qui l’autorise à se qualifier lui-même d’“ancien playboy”.» Et les journalistes de raconter le récit incroyablement décalé de l’éphémère maître du centre-ville : « J’ai pris tranquillement mon petit déjeuner avec ma femme et mes deux enfants, puis je suis passé à l’attaque… » Tandis que le jeune homme paradait le temps d’un feu de paille devant les journalistes, les Khmers rouges entraient dans Phnom Penh. Résolus, déterminés, pour employer la terminologie khmère rouge. Et très vite ils vidèrent la ville de ses habitants.
Exécuté à Takmao avec sa famille et “sa clique”
Ce qu’a livré Prak Khan en audience ce jeudi 28 avril, c’est la suite de l’histoire de l’illustre inconnu Hem Keth Dara, qu’il décrit comme ayant le rang de colonel de l’armée de Lon Nol. Celui-ci aurait résisté aux Khmers rouges après la prise de Phnom Penh. Il aurait tué quelques soldats révolutionnaires dans les environs de l’hôpital chinois, c’est-à-dire près du croisement des boulevards Monivong et Sihanouk. Puis il aurait été arrêté et emmené, selon les termes du témoin, « lui, et sa clique, et sa famille » à la prison de Takmao. Hem Keth Dara, sa femme française Joëlle, leurs deux enfants, ainsi que d’autres soldats républicains embarqués avec eux, auraient alors été exécutés.
Alors que les juges et la défense de Khieu Samphan questionnaient de manière serrée la cohérence de ses propos et de son témoignage (lors des audiences mercredi 20 avril et jeudi 21 avril aux CETC), Nhem En a profité de la tribune judiciaire pour annoncer qu’il avait créé sa société et qu’une entreprise coréenne était prête à investir 5 millions de dollars afin qu’il puisse ouvrir son musée à Siem Reap. Ce musée sur l’histoire des Khmers rouges présentera les nombreuses photographies dont Nhem En tend un peu rapidement à s’accorder la paternité.
Ainsi malgré ses déconvenues successives, Nhem En persiste et signe. Rappelons qu’au début 2015, il s’était installé face à l’entrée du musée Toul Sleng pour y vendre ses mémoires, imprimées à compte d’auteur. Le ministère de la Culture lui avait refusé la vente de son livre dans l’enceinte du musée. Aussitôt il criait à la discrimination. Assurément, Nhem En ne manque pas de culot. Il se présente comme le chef des photographes de S21 (qu’il n’était pas, selon plusieurs anciens de S21 dont Duch) et en même temps il se proclame victime des Khmers rouges. Pourtant il leur a été fidèle jusqu’au bout. En 2013, lors de la cérémonie funéraire de Ieng Sary, le beau-frère de Pol Pot, il distribuait des cartes de visite sur lesquelles on pouvait lire : « membre khmer rouge 1975-1995 ». En 2009, l’homme tentait de vendre aux enchères une paire de sandales portées par Pol Pot et deux appareils photos qui auraient servi à photographier les détenus de S21. Prix de départ : 500 000 dollars. Jeudi 21 avril, Nhem En confirme même qu’il a essayé d’obtenir des ventes de ses reliques khmères rouges la modeste somme d’1 million de dollars. Sur le banc des accusés Khieu Samphan sourit. Comprenez bien les raisons de Nhem En (qui monnaye la moindre de ses interviews et qui était réticent à répondre aux CETC sans compensation financière) : c’est à cause de la crise financière, il a perdu beaucoup d’argent.
Nhem En avait mis de longues années à renoncer à son projet de musée « consacré à l’histoire » dans le fief khmer rouge d’Anlong Veng pas très loin de la tombe de Pol Pot. Finalement, il reprend son projet à Siem Reap, première ville touristique du pays. Ah ! L’odeur des dollars…
Citation tirée de l’émission La fabrique de l’histoire sur France Culture le 11 décembre 2015, à propos de l’exposition qui se tient aux Archives nationales à Paris sur « Le secret de l’Etat. Surveiller, protéger, informer. »
« Je suis Madame Ieng Thirith, ministre des Affaires sociales du gouvernement du Kampuchea démocratique. Vous savez que les Etats-Unis au départ ont agressé notre pays. Mais maintenant qu’ils sont en faveur de notre indépendance, nous considérons les Etats-Unis comme notre ami.
Je pense que tout le monde est conscient, partout dans le monde, que la famine a été délibérément créée par les agresseurs vietnamiens dans l’idée de briser notre résistance. Les Vietnamiens ont pillé toutes nos maisons, toutes nos récoltes et ils ont même été jusqu’à brûler les cultures dans nos rizières parce qu’à cette époque c’était la saison des récoltes. Ainsi ils ont coupé nos approvisionnements en nourriture, comme ça, et maintenant ils utilisent la famine comme une arme dans le but d’exterminer notre peuple. Nous avions réussi à donner à notre peuple assez de nourriture, assez de vêtements et des soins de santé gratuits pour tout le monde. Dans les régions provisoirement contrôlées par les Vietnamiens, ils interdisaient… il était interdit à notre peuple de sortir pour cultiver du riz, des légumes. Ils n’avaient même pas l’autorisation de chercher des légumes sauvages ou du manioc pour manger. Ils n’étaient même pas autorisés à avoir un couteau parce que les Vietnamiens ont tellement peur de notre peuple qu’ils ne les y autorisent pas. Et ils ont coupé les approvisionnements en nourriture et en sel. Alors dans les régions provisoirement contrôlées par les Vietnamiens, les gens sont confinés dans des lieux circonscrits, soit en ville soit dans la campagne et ils sont condamnés à mourir de faim.
Nous avons arrêté les agents de la cinquième colonne vietnamienne successivement de 1975 jusqu’à mai 1978. C’est en mai 1978 que nous avons brisé la cinquième colonne vietnamienne en arrêtant les têtes de cette cinquième colonne.
A propos des images, vous savez que les Vietnamiens sont très sournois. Ils montent n’importe quoi, ils ne respectent rien, dans le but de légaliser l’agression. J’admets, comme je vous l’ai dit, qu’il y a eu des excès, mais ces excès ont été ordonnés depuis Hanoi. Les autorités de Hanoi ont un double visage. D’un côté elles ordonnent à leurs agents de commettre des excès dans notre pays et d’un autre côté, elles prennent ces excès pour les gonfler en standards systématiques de propagande contre notre gouvernement de manière à ce qu’une fois qu’ils ont agressé notre pays, l’opinion publique internationale soit déjà mobilisée contre nous, légalise l’agression, les soutienne, légalise l’agression en disant : “très bien, ces Vietnamiens ne sont pas des agresseurs. Ils sont les libérateurs du peuple cambodgien qui est victime de son propre gouvernement.”
Apparemment questionnée sur le sort des intellectuels, Ieng Thirith répond : « C’est de la propagande vietnamienne. Je vous ai dit que je ne nie pas que nous avons évacué toute la population de Phnom Penh vers les campagnes, y compris les intellectuels, y compris ma propre famille, y compris ma mère, ma sœur. Ma sœur est docteur en droit. C’est aussi une intellectuelle. Et vous voyez les agents vietnamiens ont tués ma sœur qui est docteur en droit. Vous ne pouvez pas dire que moi-même j’ai tué ma sœur ! C’est impossible. Donc ils ont ordonné à leurs agents de le faire, de tuer les intellectuels parce que les intellectuels sont très patriotes, indépendants. Ils sont les défenseurs de l’indépendance du pays contre la domination vietnamienne. Et si eux-mêmes commettent ces crimes, ils font de la propagande sur la scène internationale en disant que c’est notre gouvernement qui a commis ces crimes.
Vous n’éliminez jamais les intell…, intell… (elle butte deux fois sur le mot en anglais) l’intelligentsia parce que tous les membres du gouvernement sont membres de l’intelligentsia. Par exemple moi-même je suis une intellectuelle. J’ai fait mes études à Paris. J’ai fait mes études en particulier à la Sorbonne à Paris. Alors ce n’est pas vrai que nous avons posé comme notre objectif d’éliminer les intellectuels parce que nous voulons des intellectuels, nous avons besoin des intellectuels parce que les intellectuels peuvent nous aider à construire le pays plus rapidement.
Nous n’avons pas de raison de tuer nos… Attendez, comment dire en anglais… les mêmes que nous… Nos collègues ! Nos collègues.
Les Vietnamiens sont même allés tellement loin qu’ils ont dit que nous tuions ceux qui portaient des lunettes parce que tous ceux qui portaient des lunettes étaient traités (?) comme intellectuels. Vous voyez que moi-même je porte des lunettes. » [Elle rit]
Source :Kampuchea mort et renaissance (Kampuchea Death and Rebirth)
Film documentaire réalisé par les Allemands de l’Est Walter Heynowski et Gerhard Scheumann, produit par leur studio H&S et sorti en 1980.
Ce film a marqué les esprits par une longue séquence tournée dans Phnom Penh désertée, par ces images saisissantes de la ville fantôme qui reviennent plusieurs fois dans le montage, accablantes.
Dans sa deuxième partie, Kampuchea mort et renaissance est construit autour d’un entretien avec Ieng Thirith qui s’exprime en anglais. Chemise blanche, veste grise, visage rond et souriant, lunettes aux montures épaisses, Ieng Thirith défend la politique du Kampuchea démocratique avec un aplomb sidérant. Le montage autour de cet entretien illustre la volonté des réalisateurs de démonter le discours khmer rouge : à chaque propos de Ieng Thirith succèdent des images et des témoignages destinés à prouver le mensonge, la duplicité, le déni. A l’époque, les Khmers rouges accusent le Vietnam d’avoir agressé et envahi le Cambodge. Le film décrit en revanche une libération orchestrée autour d’un mouvement de résistance cambodgien en lutte contre le régime de Pol Pot et légitimée par une multitude d’incontestables arguments humanitaires. Ainsi le film s’ouvre et se conclut sur les images de la signature du traité d’amitié et de coopération signé en février 1979 entre la république démocratique du Cambodge et le Vietnam.
2007
Poème inachevé de Ieng Thirith, il était en cours d’écriture quand elle a été arrêtée en 2007.
« Khmer children, euy.
Oh, Khmer children, euy, please do not forget your background. Cambodia is built up wonderfully, and is called the golden land.
Our land is huge, rich in rivers both small and large, and fresh produce is abundant ; rice, vegetables and fruit trees, we have plenty, and never beg. We only export overseas.
And the mountains are gigantic, stretching far away ; the forest and the furniture are invaluable, and there ae also medicinal herbs. »
Source Cambodia Daily :Poème rapporté Alex Willemyns et Van Roeun, journalistes du Cambodia Daily, qui racontent dans l’édition du 25 août 2015 la cérémonie de crémation de Ieng Thirith et expliquent que ce poème inachevé a été lu par sa fille, Huon Vanny, avant la crémation nocturne.
L’ancienne ministre des Affaires sociales du Kampuchea démocratique et ex-belle-sœur de Pol Pot, est décédée samedi 22 août à 10h30 à Païlin à l’âge de 83 ans. Elle avait été poursuivie dans le procès 002 aux côtés de son mari Ieng Sary (mort en mars 2013), Nuon Chea et Khieu Samphan pour génocide, crimes contre l’humanité et violations graves des conventions de Genève mais comme elle était atteinte d’une maladie dégénérative de type Alzheimer, elle avait été jugée inapte au procès et libérée en septembre 2012.
Le réalisateur américain Arthur Dong est venu présenter son documentaire The Killing Fields of Dr Haing S. Ngor à Phnom Penh, devant une salle comble, au cinéma Major Cineplex. Le film retrace en images d’archives, en animation et à travers des entretiens, le parcours stupéfiant de Haing Ngor, jeune chirurgien et gynécologue cambodgien, survivant du régime des Khmers rouges, connu pour avoir interprété le rôle de Dith Pran dans La déchirure (Killing Fields dans son titre original) de Roland Joffé. Ce film-choc a mis en 1984 un gros coup de projecteur sur le Cambodge des Khmers rouges. Haing Ngor est aussi célèbre parce qu’il a reçu, pour ce tournage, l’Oscar du meilleur acteur dans un second rôle. Son livre Une odyssée cambodgienne, récit de sa vie sous les Khmers rouges, raconté avec l’aide de Roger Warner, reste également un des témoignages les plus forts sur cette période tragique.
L’acteur assassiné
Au pays, les Cambodgiens se souviennent également que leur star de Hollywood a été tuée la nuit du 25 février 1996 dans une rue de Chinatown à Los Angeles. En dépit de l’arrestation et de la condamnation en 1998 de trois membres d’un gang de rue, ils continuent de s’interroger sur les raisons de ce meurtre. Ne s’agirait-il pas d’un assassinat politique ? Sans prendre position, le documentaire énonce les différentes versions des faits et intègre notamment la vidéo d’une audience du procès 001 aux CETC (en novembre 2009) dans laquelle Duch déclare que Haing Ngor aurait été assassiné sur ordre de Pol Pot. Ces images ont troublé certaines personnes dans le public : elles concluent en effet ce chapitre sur les interprétations de la mort de Haing Ngor, certains ont pensé que le réalisateur croyait davantage à cette version. Dans les questions qui ont suivi la projection puis ensuite en aparté, Arthur Dong a insisté sur le fait qu’aucune version n’avait sa faveur. « Je ne sais pas ce qui s’est passé. Moi-même je passe sans cesse d’une version à une autre. Je souhaitais laisser le public se faire sa propre idée. »
Son combat contre les Khmers rouges
Ce que le public cambodgien a découvert dans ce documentaire, c’est d’abord la continuité d’une histoire : des années heureuses quand il vivait confortablement à Phnom Penh auprès de Huoy, son amoureuse (On rit quand on l’entend dire qu’il avait deux Mercédès, une pour lui et une pour elle), aux descriptions insoutenables des tortures subies ; de la mort de sa femme enceinte de sept mois qu’il ne peut secourir sous peine d’exécution par les Khmers rouges au miracle de sa survie ; de l’arrivée dans un camp de réfugiés à son parcours hors du commun aux Etats-Unis. Ce dont le public prend aussi conscience au fil du montage, c’est surtout la personnalité exceptionnelle de Haing Ngor, son charisme et son engagement implacable contre les Khmers rouges, y compris en attaquant la politique américaine de soutien à Pol Pot. Et pour dire ce qu’il pense, pour dire qui sont les Khmers rouges, Haing Ngor va droit au but. Il impressionne. Devant le congrès américain il déclare au côté de Dith Pran : « La guerre est finie mais la bataille continue. » Rien ne doit permettre le retour au pouvoir des Khmers rouges. Il réclame justice sans relâche. Et en attendant qu’un procès se tienne, il apporte son aide dans les camps de réfugiés, ouvre un orphelinat à Phnom Penh, une école dans son village natal.
La figure du héros
En sortant de la projection, une jeune femme, les yeux rougis, dit son admiration pour Haing Ngor, pour sa force. « Il me fait penser à ce qu’on raconte quand un os est cassé, soit la cassure reste fragile, soit l’os se ressoude d’une manière plus solide encore. Pour moi c’est ça Haing Ngor : quelqu’un qui est sorti encore plus fort des épreuves qu’il a traversées. Quand il raconte ce qu’il a vécu, il le dit avec une telle puissance, un tel calme. S’il y avait un DVD de ce film, je l’offrirais à chacun des membres de ma famille. » Une autre Cambodgienne est dans le même état. « J’ai beaucoup travaillé sur l’histoire des Khmers rouges, j’ai visionné des archives qui me mettent toujours dans un état second. Là, j’ai pleuré du début à la fin du film. » Un trentenaire répète en boucle qu’il voudrait que ses enfants et ses petits-enfants voient ce film, qu’il soit en accès public au Cambodge afin que les Khmers rouges ne passent pas aux oubliettes de l’histoire. « Haing Ngor c’est un héros ! C’est notre héros. Il faudrait que tout le monde ici connaisse son histoire. »
Il critique la politique américaine
Dans les projections qui ont eu lieu au Etats-Unis, les Américains (même ceux qui avaient vu La déchirure) ont été surpris par l’histoire. Ils ont appris le rôle des Etats-Unis dans la sinistre chronologie qui conduit les Khmers rouges à garder leur siège aux Nations unies jusqu’au début des années 1990. De la même manière qu’Arthur Dong l’avait lui-même expérimenté, ils ont été interpellés par la personnalité et les mots de Haing Ngor, redoutablement efficaces pour vous plonger dans la réalité du Kampuchea démocratique et ses conséquences à long terme.
Des images d’archives à l’animation
Dans sa forme, ce documentaire de 87 min s’organise autour d’un récit chronologique. Il mêle des images d’archives, des photographies (dont certaines, célèbres, de Roland Neveu), des animations dans un style qui rappelle Valse avec Bachir et qui raconte le quotidien de Haing Ngor sous les Khmers rouges, des films de propagande khmère rouge (oppressants, saisissants), des anecdotes de la nièce Sophia et de l’ami Jack Ong sortant de plusieurs cartons les objets fétiches du médecin-acteur-militant anti-Khmers rouges, des extraits de La déchirure, les remerciements qu’il formule en remportant son Oscar, des entretiens avec des journalistes ainsi que des interventions publiques. Par moments la voix de Wayne Ngor, le neveu, lit des extraits de l’autobiographie de son oncle.
La vie du Dr Haing Somnang Ngor était le parcours exceptionnel dont Arthur Dong avait besoin pour rendre compte de la violence du Kampuchea démocratique, qu’il considère comme « un des épisodes les plus brutaux de l’histoire moderne en terme d’abus de pouvoir ».
Victor Koppe, l’avocat international de Nuon Chea, va tout de suite à l’essentiel. Il n’enrobe pas, il plaide avec des arguments punching ball. Pour démontrer combien le tribunal sert mal la justice, il met en cause les sources des co-procureurs. Les journalistes Philip Short ou Elizabeth Becker ont certes publié quelques livres, déclare l’avocat, mais ils ne parlent pas le khmer et ne sont pas de vrais chercheurs. Victor Koppe regrette qu’un Michael Vickery n’ait pas été entendu par la cour. La raison de cette absence ? L’homme est communiste, ajoute l’avocat avant d’ironiser sur des audiences qui se réduiraient à des débats entre chroniqueurs du New York Times, indignes des preuves requises pour un procès pénal de cette envergure.
Sur sa lancée, il rappelle que les ouvrages des témoins sont en vente sur Amazon et qu’au lieu des 200 millions de dollars dépensés dans ce tribunal, une enveloppe de 41$ aurait suffi à ce procès. “Nous espérons qu’il y a une raison de n’avoir pas procédé ainsi.”
Lire Staline en 53, est-ce devenir Staline en 75 ?
Victor Koppe reproche aux co-procureurs de simplifier l’histoire du Parti communiste du Kampuchea (PCK). Comme les approximations l’agacent, il rappelle au passage que son client rejette toute étiquette maoïste et se revendique marxiste-léniniste. Nuon Chea a lu les écrits de Mao et de Staline. Mais l’avocat s’insurge contre les allusions de l’accusation : lire Staline en 1953, est-ce devenir Staline en 1975 ?
Jugerait-on Bush sans évoquer le 11 septembre ?
L’avocat international prouve aussi qu’il sait manier les comparaisons. Il projette la cour dans un procès imaginaire de l’ancien président américain Bush qui serait poursuivi pour crimes contre l’humanité commis en Irak. Serait-il alors pertinent, dans ce contexte, de mentionner au passage les attentats du 11 septembre ? L’avocat insiste. Les politiques doivent être examinées à la lumière des menaces qui pèsent sur le pays. Comment évaluer la politique du PCK sans évoquer les bombardements américains ? Comment évaluer cette politique sans rappeler la situation agricole du pays ? Pourquoi cette rhétorique sur l’esclavage ? Les co-procureurs n’omettent-ils pas que la majorité des Phnompenhois était des paysans décidés à rentrer chez eux ? Pourquoi décrire Pol Pot et Nuon Chea comme des paranoïaques alors que les cadres khmers rouges avaient leur autonomie ? Ainsi “Pol Pot avait peur d’entrer dans la zone Est” assure avec aplomb Victor Koppe.
Une instruction à charge
L’avocat n’a pas que des critiques sur ce que les procureurs trouvent pertinent en terme d’information. Il fustige, sans surprise, une instruction à charge. En résumé : les juges d’instruction n’étaient pas impartiaux, ils étaient purement et simplement les auxiliaires des procureurs. Victor Koppe rappelle la polémique selon laquelle le juge d’instruction Marcel Lemonde aurait demandé à son équipe d’enquêter à charge. Des propos démentis par le juge, en particulier dans son livre Un juge face aux Khmers rouges.
L’avocat déplore que la défense n’ait pas pu assister aux auditions des co-juges d’instruction et qu’interdiction lui ait été faite de mener ses propres enquêtes. Il questionne les méthodologies employées (orientation des questions, problème de fiabilité des témoins, inexactitudes, affirmations sur la base d’un unique témoignage, pas de contradiction dans les preuves…). Pour lui, les audiences consacrées aux exécutions de fonctionnaires et soldats de la république khmère à Toul Po Chrey ont démontré par l’exemple que les conclusions des co-juges d’instruction n’étaient pas étayées.
Les interférences politiques cambodgiennes
Outre que les éléments à décharge ont été ignorés, clame-t-il, la majorité des témoins convoqués furent ceux de l’accusation (35 pour les co-procureurs sur 75, contre 4 pour la défense). Des témoins cruciaux n’ont pas été entendus. Il cite Norodom Sihanouk et six hauts fonctionnaires qui n’ont pas répondu aux convocations du juge d’instruction. Parmi eux, Chea Sim, actuel président du Sénat, et Heng Samrin, actuel président de l’Assemblée nationale, deux piliers du parti au pouvoir. Victor Koppe souligne le rôle du Premier ministre Hun Sen s’opposant à leur comparution et refusant ouvertement les procès 003 et 004. Voilà bien la marque de l’équipe de défense de Nuon Chea : la dénonciation constante et sous toutes les formes possibles (de l’agressivité à l’ironie dadaïste) des interférences politiques du gouvernement cambodgien.
Présumé coupable
En quoi ces interférences politiques rejaillissent sur Nuon Chea ? L’avocat s’en explique ainsi : le Premier ministre exprime publiquement son opinion sur l’accusé en le traitant de menteur, de tueur et d’auteur de génocide, les co-procureurs s’en font le relais, la chambre ne réagit pas donc le Premier ministre continue. Et ses ministres embrayent. Quand l’équipe de défense s’offusque des propos de Hor Namhong, ministre des Affaires étrangères, la cour coupe le micro. Il y a là de quoi considérer que la présomption d’innocence de Nuon Chea et son droit à un procès impartial sont bafoués. “Son droit s’est érodé jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien.”
Le rôle trouble de Steve Heder
Sans compter que les droits de Nuon Chea étaient mis en péril bien avant le procès. L’avocat questionne notamment le rôle trouble de Steve Heder, la nature et l’ampleur de son rôle dans les procédures. Le chercheur (dont il ne remet pas en cause les qualifications) a d’abord formulé les allégations des co-procureurs avant d’aller enquêter sur ces mêmes allégations pour les juges d’instruction. La défense a bien suggéré de “sonder le fondement des conclusions de M. Heder. Mais la chambre a activement cherché à découvrir le moins de choses possibles.” La défense s’est abstenue de son côté de creuser le sujet.
Oui, c’est le procès du communisme
La légitimité du tribunal est, elle aussi, en cause. Victor Koppe s’inscrit en désaccord total avec la co-procureur cambodgienne, Chea Leang, qui arguait la semaine dernière en ouverture des réquisitions de l’accusation que ce procès n’était pas le procès du communisme, ni du socialisme, ni d’aucun système politique mais celui d’individus et de leur entreprise criminelle commune. L’avocat proteste. “Nous avons assisté à ce qu’on ne saurait décrire autrement, à une offensive généralisée contre le communisme en tant que tel”, soutient-il. Il estime que les procureurs ont cherché à délégitimer le Parti communiste du Kampuchéa (PCK) de sa nature politique pour en faire un mouvement criminel. Et selon lui bien du monde y avait intérêt.
La justice des vainqueurs sur un plateau
Multipliant les références à la justice des vainqueurs érigée après la Seconde guerre mondiale, Victor Koppe compare le tribunal de Tokyo aux CETC. “La nature hybride de ce tribunal reflète presque parfaitement les parties victorieuses.” A savoir les anciens cadres du PCK devenus membres du PPC aujourd’hui au pouvoir et les internationaux, incarnant les Etats-Unis et leurs alliés autrefois en guerre contre le communisme. “Qu’ont en commun ces deux groupes apparemment très différents ? La volonté de punir les communistes cambodgiens autant que possible.” L’avocat ajoute que les CETC confortent les Etats-Unis dans la certitude du caractère juste de leur politique conduite pendant des décennies de guerre froide. Et en punissant les communistes cambodgiens, le tribunal justifie la prise de pouvoir originale par les membres du PPC et leur maintien au pouvoir.
L’avocat avertit. Ces choix conduisent à un discours historique limité, à une sorte de vengeance officialisée. Comment des juges peuvent-ils juger impartialement des crimes alors qu’ils sont loyaux à une vision politique en opposition à celle du PCK ? “Pour avoir un procès équitable, il faudrait un tribunal prêt à adopter une perspective différente ou plus vaste. Tout autre tribunal ne pourra délivrer que la forme la plus basse de justice des vainqueurs.”
Ce sont les avocats cambodgiens qui ouvrent la journée. Pour ceux qui avaient suivi le procès de Duch, le contraste est saisissant : les interventions sont construites, chacun s’efforce de respecter la délimitation de son sujet ainsi que son temps de parole. Dans leur volonté de démontrer, ils citent abondamment les parties civiles. Hong Kim Suon s’attaque au thème de l’entreprise criminelle commune. Il s’agit, sans entrer dans le détail, d’interroger les politiques qui ont conduit à la mise en œuvre des coopératives (donc le travail forcé), des mariages forcés, des centres de sécurité et sites d’exécution, des persécutions religieuses, au génocide des Vietnamiens et de Chams…
La pratique des déportations dès 1972
En introduction de son propos, Hong Kim Suon rappelle que les transferts forcés de population étaient pratiqués bien avant la prise du pouvoir par les Khmers rouges dans les zones sous leur contrôle. “Dès 1972.” Il cite Kompong Cham, Kompong Speu, Mondolkiri, Svay Rieng, Kandal… Les déportations sont massives et répétitives, insiste l’avocat. Il donne des chiffres : les Cambodgiens de 17 provinces ont été déplacés vers 14 autres provinces du pays, dans des conditions inhumaines. “Les forces du PCK n’ont apporté aucune aide aux évacués.” Et Nuon Chea savait, précise l’avocat. Ieng Sary savait aussi puisqu’il a confirmé avoir parlé des projets d’évacuation de Phnom Penh avec Pol Pot. Mais Ieng Sary est mort le 14 mars 2013, il ne siège plus au banc des accusés.
Les récits des Peuple Nouveau contre la version des anciens dirigeants
A propos du fonctionnement des coopératives, des camps de travail et de la politique agricole du Kampuchea démocratique (axée sur la culture du riz, du latex et du sel), Hong Kim Suon décrit les objectifs irréalistes, la division de la population en Peuple Nouveau et Peuple Ancien, la discrimination, le processus de déshumanisation en marche, le contrôle social et le contrôle des mentalités par le biais de la surveillance permanente et des sessions d’autocritique. Chaque argument est méticuleusement étayé par les paroles des parties civiles. Et chaque fois la responsabilité des accusés est soulignée. Ainsi Hong Kim Suon rappelle les visites de Nuon Chea et Khieu Samphan sur les chantiers de la révolution et les réunions de frère numéro 2 avec les responsables locaux. Comment pouvaient-ils ignorer ce que vivait le peuple cambodgien ?
La politique des mariages forcés, Hong Kim Suon l’aborde du point de vue des hommes autant que des femmes. Il tente d’expliquer que ces mariages sont le fruit d’une décision prise au plus haut niveau de l’Etat mais ses propos sont confus et manquent cruellement de précision. Cependant l’avocat rappelle le rôle de l’Angkar dans ces cérémonies : l’Angkar au nom de qui elles se tenaient, l’Angkar à qui les nouveaux mariés prêtaient alors serment de loyauté. L’Angkar qui a pensé cette politique de mariages forcés.
Dans les centres de sécurité, c’est “l’ennemi” qui est visé. “A tous les niveaux, il fallait rendre compte de la politique. Il fallait envoyer des rapports” déclare Hong Kim Suon, affirmant que Khieu Samphan participait à des réunions où des décisions relatives à ces politiques étaient prises. Nuon Chea (qui fut le supérieur direct de Duch) avait autorité pour décider de l’élimination des ennemis au premier rang desquels figuraient les représentants de la République khmère. Quant aux persécutions des Vietnamiens, Hong Kim Suon en expose de multiples exemples.
Un public réceptif
L’avocate Ty Srina, elle, s’intéresse à la pertinence des arguments des Khmers rouges pour évacuer Phnom Penh. “J’invite la chambre à se pencher sur ce prétexte des bombardements américains quand la véritable raison de l’évacuation n’est pas expliquée par la défense.” L’indispensable énumération des crimes, les nombreuses citations des parties civiles et les avocats campés dans une lecture parfois poussive ont pu passer pour laborieux, pourtant le public cambodgien semble y avoir trouvé son compte. Une femme venue de la province de Takéo raconte qu’elle avait 7-8 ans sous le régime de Pol Pot. “Ce que disent les avocats, c’est ce que nous avons vécu.” Pour elle, qui vivait à l’époque en zone rurale, les transferts de population incarnent bien les souffrances de tout un peuple. “Nous aussi nous avons été envoyés travailler ailleurs et séparés de notre famille”.
Nuon Chea et Khieu Samphan dans le collimateur
Après la présentation de ses confrères, Christine Martineau articule sa plaidoirie autour d’une question lancinante posée par les parties civiles. Pourquoi ? La question s’adresse avant tout aux accusés qui sont dans sa ligne de mire pendant 45 minutes.
Elle les interpelle. “Vous Monsieur Nuon Chea, vous Monsieur Khieu Samphan, […] Vous tentez de donner à votre régime et à vous-même une image humaine.” Nuon Chea reconnaît avoir été un dirigeant du Kampuchea démocratique, il se dit responsable mais uniquement moralement, fulmine l’avocate avant de dénoncer le système de défense “bien huilé” Khieu Samphan : “Vous vous transformez en victime. Je ne savais rien, je n’étais qu’un intellectuel, j’étais inutile. Mon rôle était de me sauver. Vous avez réussi…”
“Vous étiez plus qu’un président fantoche”
Christine Martineau s’insurge contre la stratégie de l’ancien chef d’Etat du Kampuchea démocratique. “Vous osez demander que les responsables soient poursuivis. Monsieur Khieu Samphan, soyez réalistes, vous êtes devant un tribunal. Vous étiez beaucoup plus qu’un président fantoche.”
L’avocate rappelle la fidélité de Khieu Samphan à Pol Pot, bien avant le Kampuchea démocratique et bien après la chute du régime khmer rouge. “Qui croyez-vous convaincre en esquivant vos vraies responsabilités ? Vous prenez vos désirs pour des réalités. Vous utilisez vos armes préférées, le secret, le mensonge pour vous justifier. Les parties civiles ne sont pas dupes.”
Le crime est dans les détails
Aux discours et aux stratégies des anciens dirigeants, l’avocate oppose les récits circonstanciés des parties civiles: “Ce sont des détails, des faits précis. Toutes ces données brutes viennent dire que votre crime est un crime de l’humanité. Le crime, comme le diable, est partout, même dans les détails.” Elle oppose aussi des questions de bon sens. En écho aux propos de Ty Srina sur le prétexte des bombardements américains, elle demande pourquoi envoyer sur les routes 2 millions de personnes quand les dirigeants eux-mêmes reconnaissent que le pays est dans un état catastrophique. “Si on suit votre raisonnement, il n’y avait pas à manger dans le Cambodge, que vouliez-vous faire de 2 millions de personnes sur les routes ?”
Le Peuple Nouveau, une appellation officielle
Les accusés, plus particulièrement Khieu Samphan, se défendent en disant qu’il n’y a pas eu de discrimination pendant les évacuations. Elles ont concerné tout le monde, donc il n’y avait pas de mauvaise intention. Christine Martineau répond encore par la voix des parties civiles : “Vous les avez appelés le Peuple Nouveau. Cela ne vient pas d’eux. Les parties civiles n’ont pas arrêté de le dire. C’était l’appellation officielle. Vous avez créé un groupe à part, vous l’avez séparé des masses sur lesquelles reposaient votre révolution aux relents marxistes. Vous instaurez une ségrégation dans la société cambodgienne. Il n’y a pas de groupe politique, dites-vous. Mais vous l’avez forgé ce groupe politique. Peu importe les activités diverses de ces citoyens, vous leur avez attribué ces caractéristiques, un groupe qui par essence est un groupe ennemi.” Les parties civiles n’ont-elles pas répété au long du procès que “par principe on nous considérait comme des ennemis” ?
Le Peuple Nouveau n’avait pas les mêmes droits que le Peuple Ancien, ils n’étaient même plus des citoyens, conclut Christine Martineau en citant l’interdiction du droit de vote et en interpellant une nouvelle fois Khieu Samphan : “Les élections, on ne vous les avait quand même pas cachées !”
La masse contre l’individu
S’offusquant des doutes formulés par les accusés sur les disparitions, par centaines ou par milliers, l’avocate leur redonne leur identité de maris, de femmes, d’enfants, de tantes, d’oncles, d’amis…“Vous vivez ce Peuple Nouveau comme une masse. Ce ne sont plus des individus.” “Vous rejetez votre responsabilité pénale, vous la faites endosser par les échelons inférieurs. Mais vous étiez les dirigeants. Vous étiez le centre. Vous étiez l’Angkar, abstraction faite pour vous protéger, abstraction faite pour terroriser.”
Ainsi les transferts forcés de la fin 1975 n’ont rien d’humanitaire, ils sont destinés à produire davantage, à mettre la masse au travail. Les parties civiles et leurs multiples témoignages apportent la preuve irréfutable que les décisions de transferts ont été prises au sommet. “Il n’y a plus d’individu, il y a une masse que l’on transfère.” Des transferts méticuleux, avec des listes, avec des ordres venus d’en haut. “Si les ordres n’étaient pas venus du Centre, il aurait été impossible de faire traverser le pays à tant de monde.” Les transferts, à pied, en charrettes, en camion dans des conditions abominables sont “systématiques, généralisés et discriminatoires. […] Ce ne sont pas les petits chefs qui ont organisé les transferts” ajoute l’avocate en citant de nouveau une partie civile : “C’était l’étape vers notre destruction en tant que Peuple Nouveau”.
Kampuchea démocratique, Etat esclavagiste
Sur des images de propagande khmère rouge projetées à l’audience, Christine Martineau évoque les voyages de Nuon Chea en province. “Vous ne semblez pas vous être inquiété des conditions de travail, vous ne les faisiez pas changer. Vous avez été ‘emballé’ par ces grands barrages.” Alors que défilent sur les écrans des CETC les travailleurs vêtus de noir qui courent pour déplacer la terre, vider leurs paniers, les enfants soumis au même régime, la voix de l’avocate résonne : “Votre nation est un Etat esclavagiste”.
Génocide, effacement des vivants et des morts
En conclusion de sa plaidoirie, Christine Martineau s’arrête sur le mot génocide, si souvent employé par les Cambodgiens eux-mêmes. Un terme qu’elle n’interroge pas dans sa dimension juridique mais dans sa dimension humaine. “La déshumanisation a tué les vivants mais aussi les morts. Oui, les morts ont été déshumanisés, avant la mort, après la mort. Plus de tradition, plus de rites religieux. Les corps ont disparu, où sont-ils ? La mort est effacée, il n’y a plus de crimes. Il suffit de gommer la réalité pour qu’elle n’existe plus. Mais à ce procès, les parties civiles sont venues avec leurs morts.”
“Ce procès n’aura pas été inutile”
Elisabeth Simonneau-Fort, co-avocate principale des parties civiles choisit d’entrer en plaidoirie sur un mode plus intime, sur les doutes qui l’ont traversé à ses débuts aux CETC, des doutes sur sa démarche. Des doutes que les morts, les survivants, les familles des victimes ont très vite balayés. “Ce procès n’est pas exactement ce qu’on aurait voulu qu’il soit”, glisse-t-elle. Malgré tous ceux qui n’auront pas été entendus, malgré les faits qui ne seront peut-être pas jugés, malgré l’impossibilité de répondre à toutes les attentes, malgré les ralentissements liés à la santé déclinante des accusés, aux problèmes financiers, elle est convaincue que “ce procès n’aura pas été inutile”. “Il aura été un espace de réflexion, de vérité, d’émotion, d’analyse, d’explication et de preuve. Bref, un espace de justice.”
Tout le régime dans les transferts forcés
Comme ses prédécesseurs, Elisabeth Simonneau-Fort va chercher à démontrer combien les transferts forcés de population et l’exécution des représentants de le république khmère (l’ancien régime de Lon Nol) incarnent “tout ce qui définira le régime”.
Pour résumer ce que fut le 17 avril 1975 pour les Cambodgiens et combien cela ne pouvait être improvisé, elle fait appel aux mots de Rithy Panh dans L’élimination : “Je sais aujourd’hui que la vitesse est un facteur décisif — qui semble ne pas peser rétrospectivement. Nous n’avons pas eu le temps d’être fascinés, ou même convaincus. Nous avons été immédiatement déplacés. Affamés. Séparés. Terrorisés. Privés de parole et de tous nos droits. Nous avons été brisés. Nous avons été submergés par la faim et la peur. Et toute ma famille a disparu en six mois.”
L’ampleur accablante des récits identiques
Ce que l’avocate avance contre le déni de responsabilité de Nuon Chea et Khieu Samphan, ce sont les mêmes mots prononcés partout dans le pays, les mêmes descriptions, les mêmes faits. “Ils entendent tous la même chose, relais du discours venu d’en haut.” L’ampleur des récits identiques est accablante.
Ceux qui sont expulsés des villes ne comprennent pas ce qui leur arrive. Ils ne savent pas que c’est “la première étape d’un vaste plan criminel dont ils seront les victimes. Ils ne savent pas que dans ce plan criminel, tout est déjà là, tout fonctionne dans les zones occupées, et ce, depuis des années.” Lors des transferts de population orchestrés fin 1975-début 1976, ils réaliseront qu’ils ne sont plus que des outils. Du Sud, du Sud-Ouest, du Centre, ils sont envoyés vers le Nord-Ouest “comme on enverrait du bétail ou des machines agricoles qu’on n’a plus”, illustre Elisabeth Simonneau-Fort. “On les entasse. Ils n’ont pas le droit de sortir, de se plaindre, ils n’ont pas d’eau, pas de nourriture, pas de soins… Ils ne se voient plus eux-mêmes comme des êtres humains.” Et il y a les massacres. “20 000 charniers sont découverts dans le Cambodge”, précise-t-elle.
Nuon Chea et Khieu Samphan sont dans l’Angkar
En dépit de ces évidences ou de ces preuves concrètes, “Nuon Chea dit que personne n’a vu directement tuer, suggérant que cela n’aurait peut-être pas existé”. L’avocate liste alors des éléments de preuve précis (organisation de massacre, exécutions, charnier) et pointe encore que “pour Nuon Chea cela n’a peut-être pas existé”. Les chefs locaux, les chefs de zone auraient donc de leur pleine initiative torturé, affamé, assassiné ? “Nuon Chea comme Khieu Samphan arguent de leur totale ignorance, pour autant bien sûr que cela eut existé. Ils ont dit qu’ils ne savaient pas, qu’ils ne voulaient pas cela pour le peuple cambodgien.” Comment le croire ? dit le silence qui s’installe avant que l’avocate reprenne le flambeau. “Quand le monde entier découvre S21 [en 1979 et au début des années 1980], Khieu Samphan, lui, ne sait rien. Il faudra qu’il voit le film de Rithy Panh en 2003 pour apprendre l’existence de S21…”
Si les mêmes termes et les mêmes subterfuges sont appliqués partout dans le pays c’est qu’ils sont le fruit d’une propagande, c’est qu’une tête pense le discours et la politique. Cette tête, c’est l’Angkar, c’est un groupe. “Nuon Chea et Khieu Samphan en font partie. Nuon Chea a dit à maintes reprises que Pol Pot et lui ne faisaient qu’un. Frère numéro 2 c’est lui, lui qui est juste en dessous, à côté, parfois à sa place.” Khieu Samphan a raconté qu’il suivait Pol Pot comme une ombre. Il est aussi l’homme des estrades, des campagnes de propagande, qui galvanise les foules par des discours teintés de lourds mensonges.
Les conditions et les outils de la destruction
La peur, et la faim, “tellement efficace”, “si obsédante qu’elle retire toute capacité de penser et d’agir dans un autre but que celui de survivre”, sont les conditions de la destruction, du crime. Les Khmers rouges se servent aussi de divers instruments pour parvenir à leurs fins. Elisabeth Simonneau-Fort en relève trois essentiels : le collectivisme; le changement du langage “qui devient guerrier à l’extrême” (“tout est combat et tout est agression”) et dont les documents officiels témoignent; et les enfants, séparés, enrôlés, manipulés, qui symbolisent la dissolution programmée de la famille.
La preuve d’un plan criminel commun
“Est-ce que j’invente tout cela ? Est-ce que les parties civiles exagèrent, transforment l’événement sous le coup de l’émotion ?”, interroge l’avocate. Non. Car ce qui frappe, ce n’est pas seulement que les mêmes événements et les mêmes scènes se répètent à l’échelle de tout le pays, c’est aussi qu’ils sont racontés de la même façon trente ans plus tard. Ce que les réfugiés décrivaient au père François Ponchaud en 1976 et ce que les survivants racontent aujourd’hui. “On entend la même chose”. Il n’y a pas non plus de différence entre ce qu’ont écrit et rapporté “au plus tard dans les années 1980”, Steve Heder, Ong Thong Hœung, Laurence Picq ou Pin Yathay et les récits entendus pendant ce procès. “Tout se corrobore et se ressemble jusque dans les détails.” Y compris les documents officiels. Cette logique et cette concordance prouvent selon Elisabeth Simonneau-Fort “l’application scrupuleuse de ce qui est décidé en haut”.
Une question de bon sens
La co-avocate principale des parties civiles déplore le manque de courage des accusés, le silence, le mensonge, la dénégation. les parties civiles, hantées par les mêmes questions depuis 35 ans, “auraient voulu les débats et les explications qu’on leur avait promis et qui n’ont pas eu lieu autant qu’on avait espéré. C’est dommage.” Mais c’était prévisible, elle en convient. “En dépit des preuves documentaires, du nombre des disparus, en dépit du nombre de charniers, en dépit des discours de l’époque, ils continuent de dire qu’ils n’étaient pas au courant.” Alors se pose une question de bon sens, comme la qualifie Elisabeth Simonneau-Fort : “Que faisaient ces hauts dirigeants pendant leurs réunions quotidiennes ?” De quoi parlaient-ils avec les chefs de zone, de districts, de secteurs, dans des réunions qui duraient plusieurs jours d’affilée ? S’attachant à une réflexion de Youk Chhang, directeur du Centre de documentation du Cambodge, elle demande surtout de quoi ces dirigeants ne veulent-ils pas parler ? Les accusés répondent de crimes contre l’humanité, les crimes les plus graves. “C’est la réalité qui fonde ce procès. […] Je souhaite que la justice les condamne pour avoir organisé tout ça.”
L’attente de réparations
Au-delà de la condamnation, les parties civiles attendent enfin des réparations qu’Elisabeth Simonneau-Fort définit comme “une part essentielle d’une juste condamnation sans laquelle cette décision ne serait pas complètement aboutie”. Avant de passer le relais à son collègue cambodgien, elle rappelle combien il est injuste que les parties civiles cherchent des financements pour les réparations (les coupables, indigents, ne sont pas impliqués dans la réparation du préjudice subi) alors que ces réparations leur sont dues.
Une liste de 13 projets de réparations
Parmi les réparations demandées figurent une journée de la mémoire que le gouvernement cambodgien a accepté de fixer au 20 mai, date à laquelle des cérémonies sont déjà organisées chaque année. Les parties civiles ont aussi travaillé à des projets de monuments à travers le Cambodge qui pourraient être soutenus par les ONG Youth For Peace et Karuna Kdei. L’érection d’un monument à Phnom Penh, en face de l’ambassade de France, conçu par l’artiste Séra, financé par l’ambassade et les entreprises de construction est mentionnée. Un monument à Vincennes, en France, également. Des témoignages thérapeutiques et des groupes d’entraide auprès des communautés locales pourraient être pris en charge par l’ONG TPO. Le Centre de documentation du Cambodge (DC-Cam) soutiendrait des expositions permanentes dans 5 musées de province, une exposition itinérante, ainsi que la rédaction d’un chapitre sur les CETC, le procès 002 et la participation des parties civiles dans le manuel des professeurs d’histoire cambodgiens. L’organisation Youth For Peace s’associerait à la fondation d’un Peace Learning Center et les organisations des droits de l’Homme regroupées au Chrac s’attelleraient à la réalisation d’un livret pédagogique sur le procès à destination des populations de conditions modeste. Enfin les parties civiles espèrent la publication du jugement et la publication de leurs noms sur le site internet des CETC.
D’entrée, l’avocat international de Ieng Sary donne le ton : Pourquoi David Chandler a-t-il jugé nécessaire de demander la permission de la chambre pour répondre à la question de la défense sur les bombardements américains de 1973 mais pas pour répondre aux questions de l’accusation et des parties civiles sur les années 1960 ? «Je serais porté à croire que vous êtes là pour aider l’accusation» glisse Michael Karnavas malgré les explications de l’expert américain. David Chandler n’apprécie pas la remarque : «Je trouve cela insultant, je ne suis pas aussi cynique que vous semblez le dire».
L’ambiance de l’interrogatoire est posée. Les tensions iront croissantes pendant ces deux journées.
Les liens de David Chandler avec Steve Heder
D’abord l’avocat américain se concentre sur la manière dont David Chandler s’est préparé à comparaître, en particulier sur ses contacts et ses échanges avec Steve Heder que Michael Karnavas présente ainsi : «D’abord monsieur Heder travaillait pour le bureau des co-procureurs et a travaillé à l’élaboration du réquisitoire introductif puis ensuite il est allé travailler avec les juges d’instruction pour s’assurer que ce qu’il avait rédigé était exact.» L’avocat est presque agressif quand l’historien répond trop vaguement. «Avez-vous des difficultés à comprendre l’anglais que je parle ?» demande Michael Karnavas. Cette animosité ne fait pas vraiment avancer les choses mais elle braque David Chandler qui finit par qualifier ses échanges avec Steve Heder d’échanges «entre des collègues qui sont amis depuis trente ans. Ces échanges ne portaient pas sur l’échange de renseignements. Je n’étais pas sur le point de publier quoi que ce soit. Je lui parlais du procès, c’était intéressant. Lui m’a parlé de façon officieuse, je n’ai pas à le rendre officiel aujourd’hui.»
Quand les historiens se parlent…
Michael Karnavas ne manque évidemment pas le terme “officieux”. Il rappelle que les informations doivent rester confidentielles au sein du bureau des co-procureurs. «Heder est un historien. S’il parle avec Chandler et Chandler sait qu’il va déposer, nous avons un problème.» La crédibilité de l’historien est en cause, plaide un peu vite l’avocat. «Si les membres de l’accusation ou du bureau des co-juges d’instruction ont des discussions à propos du procès et montrent des documents, cela nous porte à croire que des personnes qui travaillent pour le système sont en train de miner la procédure.» Le juge Lavergne intervient pour recadrer calmement les débats : «Centrez-vous sur des questions pertinentes pour apprécier les preuves dans le cadre du procès 002». Michael Karnavas ne cache pas son agacement : «La crédibilité d’un témoin est toujours pertinente, du moins dans le système anglosaxon».
L’ordonnance de clôture ne doit pas être une source pour l’historien, selon la défense
La défense de Ieng Sary enchaîne sur l’ordonnance de clôture que David Chandler dit avoir lue dans les jours qui ont précédé sa comparution. Au fil des questions, on comprend que l’historien s’est attaché au texte de cette ordonnance plutôt qu’aux notes de bas de pages, même s’il a relevé certaines sources qui l’intéressaient. Tout en disant «je ne vous accuse pas de quoi que ce soit», Michael Karnavas souligne que l’expert n’a pas contrôlé le contenu de ce texte. Et le lendemain, il dévoile l’enjeu de cette question, en souriant : l’ordonnance de clôture est un document de l’accusation. «Nous sommes ici pour contester l’ordonnance de clôture et nous sommes d’avis que l’ordonnance de clôture peut comporter des erreurs.» Si l’historien fonde certaines de ses conclusions sur le corpus d’un texte qu’il n’a pas vérifié, la défense conteste. Sans travail de vérification, estime la défense, la parole de l’expert ne peut avoir le même poids. Pourtant tout au long de ces audiences, David Chandler répète que cette ordonnance n’a pas changé la substance de ses conclusions d’historien.
L’historien accusé de spéculer
Le contexte historique des bombardements américains est abordé de nouveau par Michael Karnavas qui s’excuse de poser des questions simplistes à David Chandler. A travers ces bombardements, la défense cerne les motivations américaines (le pilonage de la piste Ho Chi Minh), le rôle de Sihanouk (acceptant le transit d’armes vers le Nord du Vietnam, réprimant sévèrement le soulèvement de Samlaut et revenant sur sa rupture avec les Etats-Unis), l’état de la population dans les zones rurales et l’impact des bombardements dans les campagnes.
Cette partie de l’audience ressemble à une pause, l’historien joue pleinement son rôle. Mais Michael Karnavas revient à sa stratégie de décrédibilisation de l’expert. Il commence par interroger l’analyse psychologique de Pol Pot à laquelle l’historien se plie dans sa biographie de Frère numéro 1. «A certains moments, vous semblez faire des spéculations sur ce qu’il aurait pu lire», déclare l’avocat de Ieng Sary. «Ne prenez-vous pas certaines libertés en tant qu’historien?» «Oui, il faut prendre certaines libertés», assume David Chandler avant d’expliquer avec force détails comment il a déduit ce que Pol Pot avait pu lire comme ouvrages, sur la base d’entretiens et sur la base de recherches sur le fonctionnement du PCF. Même pour écrire que Pol Pot lisait dans une lumière tamisée, il a été visiter la sombre chambre que ce-dernier occupait à Paris.
Questions autour du bilan des morts
«A part trouver la preuve flagrante, il y a des moments où vous devez tirer des conclusions sur la base des éléments de preuve que vous avez à votre disposition. Pensez-vous que les historiens parfois se trompent?» «Tout à fait», répond sans hésiter David Chandler. Cette question n’était qu’une introduction. Car Michael Karnavas conduit l’historien sur le terrain du bilan des morts, avant 1975 et pendant le Kampuchea démocratique. L’expert précise qu’il n’est pas démographe et qu’il s’est appuyé sur les estimations de démographes comme Marek Sliwinski ou Patrick Heuveline. Mais l’avocat ne lâche pas. David Chandler a-t-il vérifié les sources de ces auteurs ? Pourquoi leur faisait-il confiance ? Sait-il au moins sur quel recensement ils se sont basés ? Celui de 1962 ou celui de 1992 ?… David Chandler répond bien sûr. Mais l’avocat conclut sur le fait que l’historien, avant tout, dépendait des démographes et que ce ne sont pas des informations de première main.
Surtout il pointe les différents chiffres mentionnés par David Chandler au fil du temps. Pourquoi de telles différences ? Quelles sont ses sources ? Pour la défense, «cette question concerne sa méthodologie d’historien car ceci remet en question une bonne partie de ses travaux de recherches historiques.» Avant 1990, l’historien reconnaît qu’il évalue à plus d’un million le nombre de morts. Puis il revient au Cambodge au début des années 1990 et modifie ce chiffre pour le placer entre 1,5 et 2 millions. Depuis il n’en a plus changé de fourchette. Il avoue ne pas être fier de ces incohérences mais insiste : «Personne ne connaît ces chiffres. J’espère que ceci ne remet pas en cause mes travaux historiques, je ne pense pas que ce soit le cas.»
Michael Karnavas provoque : «Est-ce que les historiens ont l’habitude d’écrire des conclusions sans donner les sources de leurs chiffres ?» «Parfois c’est effectivement une pratique sinon des documents historiques ressembleraient à une ordonnance de clôture», réplique David Chandler.
L’agressivité de l’avocat de Ieng Sary reprend le dessus. Michael Karnavas surfe sur la confusion des propos de l’historien lors de sa première journée d’audience.
– Je ne crois pas avoir compris votre réponse un peu circulaire. Vous êtes dans un tribunal. Je regrette si cela semble vous amuser mais c’est comme cela qu’on va procéder.
– Je regrette. Je ne suis pas du tout amusé par ce que j’entends. […]
– La mémoire, c’est la transcription et c’est pourquoi je reprends ce que vous avez dit dans le prétoire.
L’écriture de l’histoire au cœur des débats
Sur le sujet de savoir qui prenait les décisions dans les plus hautes instances du Kampuchea démocratique, c’est une joute sur l’histoire qui s’amorce entre la défense et l’expert. Michael Karnavas soulève ce qu’il perçoit comme une contradiction chez David Chandler : «Vous parlez de décisions collectives mais vous dites aussi que Pol Pot avait le dernier mot et droit de veto.» David Chandler n’y voit pas de contradiction : «Dans les processus décisionnels collectifs, notamment dans d’autres pays communistes, le secrétaire du parti a le dernier mot, c’est tout». S’il est documenté que Pol Pot a pris des décisions seul dans les années 1990, il n’y a pas de preuve que cela s’est produit sous le Kampuchea démocratique, ajoute l’expert américain. «C’était une atmosphère de camaraderie». Il n’existe pas de preuves que Pol Pot ait décidé d’aller à l’encontre du collectif, précise-t-il.
“Je n’ai pas envie d’écrire l’histoire ainsi”
Quand plus tard David Chandler se dit surpris d’être interrogé sur des choses sur lesquelles il n’a aucun document, Michael Karnavas répond : «Je le fais pour l’histoire». Et comme il n’a pas obtenu les réponses qu’il voulait concernant le mode de décision au sein du comité permanent, il revient à la charge. Mais David Chandler ne veut pas dire que Pol Pot prenait la décision pour les autres membres du comité permanent. D’ailleurs il s’énerve : «Vous devenez le genre d’historien que vous m’accusez d’être. Il y avait certainement des réunions qui ont pu se dérouler ainsi. Les preuves que nous avons suggèrent que Pol Pot n’a pas devancé la décision de la réunion. Je n’ai pas envie d’écrire l’histoire ainsi.» «Vous affirmez que Pol Pot ne fonctionnait pas ainsi mais en même temps vous affirmez que ça aurait pu se dérouler ainsi. Vous vous basez sur des spéculations.» «Quand je ne sais pas, j’utilise le mot “il se peut que”», justifie David Chandler qui, régulièrement taxé de formuler des présomptions, finit par refuser de répondre des généralités sur des questions importantes.
L’agressivité de la défense
«Vous n’avez pas besoin d’être sur la défensive. Je vous demande des détails. Je vous assure, je ne suis pas très agressif» indique Michael Karnavas. Néanmoins, il est contrecarré régulièrement par Tarik Abdulhak du bureau des procureurs qui doit presque systématiquement recontextualiser les questions de la défense.
Quand les débats en viennent aux liens entre à S21 et le centre du parti, quand David Chandler insiste sur le fait que Duch faisait rapport à Son Sen «considéré comme le numéro 3 du régime»*, quand il précise qu’on ne sait pas ce que Son Sen faisait des documents, quand enfin il reproche à l’avocat de Ieng Sary ses questions répétitives, la courtoisie s’efface. « Vous me paraissez assez agressif et sur la défensive», indique Michael Karnavas. La juge Cartwright se décide alors à recadrer l’avocat. «Veuillez ne pas accuser cet expert d’être agressif.»
Alors que la tension entre les deux hommes baisse, les débats virent sur le thème des biographies, imposées par les Khmers rouges. Après avoir expliqué qu’il n’y avait pas de «propos sinistre (selon la traduction française) à faire faire des biographies au personnel de S21», l’historien a cette considération étrange quant aux biographies réclamées à la population : «Les Peuple nouveau, les Peuple du 17 avril, n’avaient pas le sentiment qu’on leur posait des questions intrusives et sinistres, ils ne savaient pas à quoi allait servir leurs réponses. Certains devinaient.» Chez ceux qui comptaient parmi les Peuple nouveau, les témoignages ne manquent pas qui disent le sentiment de malaise et d’effroi qui les saisissaient quand les Khmers rouges venaient écrire leur biographie…
Pour la forme, Michael Karnavas et David Chandler se remercient et se souhaitent bonne chance. On a du mal à croire que le cœur y est.
* Pendant ces audiences, David Chandler a été interpellé par la défense de Ieng Sary parce qu’il a dit pendant le procès de Duch que Ta Mok était numéro 3. La défense n’a pas relevé que David Chandler avait également déclaré le 23 juillet 2012 que Ieng Sary était lui aussi numéro 3 du régime khmer rouge.
Les avocats Jasper Pauw et Andrew Ianuzzi n’ont eu de cesse ce lundi 23 juillet de cibler le rôle de l’actuel gouvernement cambodgien en évoquant les racines khmères rouges de certains de ses dirigeants ainsi que la continuité entre le gouvernement de la RPK (République populaire du Kampuchea) qui a succédé au régime de Pol Pot en 1979 et le gouvernement actuel, lequel aurait pu avoir intérêt à faire disparaître certains documents. David Chandler s’est maintenu comme il a pu hors de la polémique.
Son Arun mal préparé ?
Le premier à questionner l’historien lors de sa quatrième journée d’audience est l’avocat cambodgien de Nuon Chea, Son Arun. Il l’interroge, sans surprise, sur l’existence de traces des ordres donnés par les échelons supérieurs. Mais les signatures et les sceaux ne sont pas légion sur les documents étudiés par l’historien. Néanmoins les documents de Son Sen instruisant Duch de «travailler fort à S21» existent, précise David Chandler. «Ces ordres ont été donnés. Ce n’était pas des ordres signés mais on a obéi à ces ordres et le fait que les subordonnés savaient qu’ils venaient de l’échelon supérieur était la seule preuve dont j’avais besoin.»
Son Arun voudrait continuer à questionner sur la base de documents qu’il n’est malheureusement pas en mesure de présenter à l’expert. «Je pensais que ce témoin se rappellerait ce texte, comme il l’a écrit.» Piètre excuse. Les avocats savent qu’ils doivent citer à la cour les références des documents sur lesquels ils s’appuient. Paresse ou mauvaise préparation ? L’avocat doit passer à la question suivante et le public a déjà décroché.
Nuon Chea interroge lui-même l’expert
La cour autorise ensuite l’accusé Nuon Chea à interroger l’historien.
Première question relative au rôle du Vietnam : «Depuis le début, et jusqu’à maintenant, dans les conflits entre le peuple cambodgien et le Vietnam, qu’est-ce qui a causé ces conflits, s’agit-il d’un conflit frontalier ?»
David Chandler exprime d’abord tout le respect qu’il a pour son interlocuteur avant de rappeler que cette question “historique” est complexe et dépasse largement le cadre des compétences du tribunal limité à la période 1975-1979. «Personne ne peut dire quelle a été la cause principale. Si vous recherchez une responsabilité, elle est partagée entre les deux parties, provenant d’un manque de respect pour l’avis de l’autre partie. L’animosité est si profonde qu’elle exclut toute discussion. Il s’agit d’une animosité dont le régime de Lon Nol avait déjà fait preuve. Elle s’est poursuivie sous le Kampuchea démocratique. […] Si on recherche une phrase pour résumer : il s’agit d’une longue histoire et d’un manque de confiance réciproque.»
Nuon Chea veut également savoir ce qui, selon l’historien, a conduit à la naissance du parti communiste du Kampuchea (PCK) : «un mouvement populaire ou des agissements de personnes extérieures ?» David Chandler fait remonter l’histoire du PCK à la fin des années 1940-1950, «lorsque les idéaux du mouvement communiste cambodgien rejoignaient ceux du parti vietnamien. Il s’agissait d’évincer la présence française du Cambodge, du Laos, du Vietnam.» Pour David Chandler, l’influence vietnamienne s’est estompée puis les partis cambodgien et vietnamien se sont séparés.
Les sources de l’historien questionnées
Quand l’avocat international Jasper Pauw prend le relais, il annonce le thème de ses premières questions : les sources des connaissances de David Chandler. Il cherche à savoir ce que l’historien a consulté comme documents en amont des audiences, quels livres, quels documents, en particulier dans l’ordonnance de clôture. David Chandler raconte qu’il a été marqué, entre autres, par la lettre ouverte de Norodom Sihanouk intitulée Mon histoire, les derniers jours du Kampuchea démocratique, dans laquelle il raconte une conversation datant de janvier 1979 avec Pol Pot. Selon l’historien, de tels documents ne modifient en rien ses conclusions d’historien mais il concède qu’il aurait aimé les adjoindre en notes à ses recherches.
Les documents “éliminés” de S21
Jasper Pauw questionne également la disparition de documents (après 1979) dont fait état David Chandler. L’expert en appelle au témoignage de Ong Thong Hœung, qui a travaillé aux archives de S21, et explique que les officiels lisaient les aveux qu’il a lui-même vus annotés. Il évoque enfin des aveux qui ont été lus à la radio khmère rouge et qui n’ont jamais été retrouvés. «Je soupçonne que ces aveux aient été éliminés [cull en anglais, précisent l’interprète]. […] Je n’ai pas de preuve mais il me semble que dans ces aveux il y aurait eu des informations sur les relations avec le Vietnam. Certains Khmers rouges ayant l’impression que la situation n’était plus maîtrisée, ils se sont tournés vers les amis vietnamiens. Pour les Vietnamiens, ces aveux n’étaient pas dans leur intérêt.» E17 David Chandler ajoute ensuite que, selon lui, les Vietnamiens ont “un authentique intérêt pour l’histoire” et que leur intérêt pour ces archives s’expliquait probablement aussi par leur incompréhension de la révolution cambodgienne.
Canaliser la colère contre “la clique génocidaire Pol Pot – Ieng Sary”
Jasper Pauw cite ensuite les recherches de David Chandler dans S-21 ou le crime impuni des Khmers rouges (en anglais Voices from S-21 : Terror and History in the Pol Pot’s secret prison) qui écrit que la République populaire du Kampuchea (RPK) a canalisé la colère de la population sur “la clique génocidaire Pol Pot – Ieng Sary”. Quelle fut la méthode de la RPK ? interroge Jasper Pauw. «Certainement le procès pour génocide de Ieng Sary et Pol Pot et aussi dans les livres scolaires cambodgiens des années 1980 et la journée annuelle de la colère le 20 mai», répond David Chandler.
Cette grille de lecture est-elle toujours pertinente aujourd’hui, dans notre perception du Kampuchea démocratique, enchaîne l’avocat international ? «Pas si on essaye de comprendre vraiment ce qui s’est passé», réplique David Chandler. «J’ai l’impression que c’est une des missions du tribunal. Ce qui s’est produit à l’époque n’est pas le résultat de deux personnes maléfiques, génocidaires.»
Manipulations vietnamiennes ?
Tenace et rigoureux, Jasper Pauw revient à la charge des documents “éliminés” ou disparus sous la RPK. Les documents ont-ils été trafiqués pour mettre l’accent sur le duo Pol Pot – Ieng Sary ? Les Vietnamiens auraient-ils manipulé les éléments de preuve en faisant disparaître des documents qui auraient pu atténuer la responsabilité des leaders khmers rouges ? L’expert est catégorique : «S’ils ont essayé de le faire, ça n’a pas fonctionné.» Et l’historien de rappeler que ce sont surtout les Khmers rouges eux-mêmes qui ont détruit des documents en citant Nuon Chea reprochant à Duch de n’avoir pas brûlé les documents de S21 comme lui l’avait fait.
Les bombardements américains sur le Cambodge
L’avocat international conduit ensuite David Chandler à s’exprimer sur les bombardements américains sur le Cambodge. L’historien demande l’autorisation des juges pour répondre, lesquels approuvent. L’Américain a été choqué par ces bombardements. Jasper Pauw voudrait qu’il explique les conséquences sur le mouvement khmer rouge mais l’expert reste prudent. Oui, les rangs khmers rouges s’en sont trouvés gonflés. Oui, de plus en plus de monde s’est réfugié à Phnom Penh. Mais David Chandler ne tranche pas pour l’un plus que pour l’autre. Passant au sujet de l’évacuation forcée de Phnom Penh, il ajoute que quand les Khmers rouges vident la ville en prétextant de possibles bombardements américains, ce n’est pas une raison valable. L’argument n’a d’ailleurs pas été employé dans d’autres villes évacuées. «Je ne sais pas à quoi pensait le régime américain, mais il n’avait aucune intention de bombarder Phnom Penh après la victoire des Khmers rouges, aucun document n’existe à ce sujet.» «Je ne vous demande pas de spéculer sur les intention des Américains», coupe Jasper Pauw.
Convocation détournée de Chea Sim et Heng Samrin
La défense de Nuon Chea revient sur un entretien de Ben Kiernan avec Chea Sim (président du Sénat cambodgien et dirigeant du parti du peuple cambodgien au pouvoir) et Heng Samrin (actuel président de l’Assemblée nationale et lui aussi dirigeant du PPC) décrivant la terminologie employée par Nuon Chea lors d’une réunion. David Chandler ne peut pas éclairer l’avocat sur les mots prononcés par l’ancien bras droit de Pol Pot mais peu importe, il semble que le propos était plutôt d’amener les noms de ces deux têtes du PPC dans les débats au tribunal. Pourquoi ? Parce que Jasper Pauw conduit habilement le dialogue avec l’expert sur le rôle des dirigeants khmers rouges à l’échelon local, sur ces subalternes qui «ne se contentaient pas d’exécuter les ordres». Citation qu’il prend soin d’emprunter à Steve Heder, chercheur qui a successivement travaillé pour le bureau des procureurs puis le bureau des juges d’instruction. «Les zones et les secteurs relayaient les ordres vagues du haut. Etes-vous d’accord ?» insiste l’avocat. «Oui, je le suis», répond l’expert avant de clarifier plus loin : «Il faut accepter l’idée que les supérieurs portent la responsabilité finale car ils étaient responsables du pays».
Jasper Pauw ne s’attarde pas sur cette clarification. Il poursuit : y a-t-il eu assez de recherches sur les responsabilités des échelons inférieurs du Comité central ou du Comité permanent ? N’est-ce pas une omission importante si on veut comprendre le régime du Kampuchea démocratique ? «Oui, je le pense, mais c’est une question compliquée» déclare David Chandler sans argumenter davantage. Puis après avoir acquiescé à l’idée que les événements d’après 1979 influencé «le regard que nous portons sur les faits que nous regardons aujourd’hui», il concède : «L’histoire est un sujet qui évolue. J’ai écrit mon dernier livre mais je n’ai pas écrit le dernier mot sur cette histoire».
Des “colorations” politiques indésirables
Lorsque Jasper Pauw s’interroge sur les effets de la coloration politique posée sur les événements dans les années 1980, l’accusation et les avocats des parties civiles font barrage. Arguments : question non pertinente et hors contexte. Objection retenue. L’avocat international de Ieng Sary, Michael Karnavas tente d’épauler son collègue, en vain. Trois fois de suite le président lui coupe la parole. Jasper Pauw, toujours calme et posé, s’agace. «Le professeur émet des spéculations concernant l’élimination ou la destruction de documents ? Dans ce cas, l’ensemble de sa déposition peut être qualifiée de spéculation !»
Après la pause déjeuner, la défense de Nuon Chea reprend de plus belle, grâce à David Chandler lui-même, qui tend une perche inespérée. En revenant sur le passé khmer rouge de certains hauts responsables de la RPK, qui auraient contribué à canaliser la colère de la population contre la “clique génocidaire”, David Chandler émet des réserves : «Je dirais qu’en fuyant le mouvement, ils étaient devenus des ex-Khmers rouges. […]Ceux qui avaient fui [au Vietnam], avaient lancé le message qu’ils n’étaient plus loyaux envers les Khmers rouges.» Et l’historien de citer parmi eux Hun Sen, actuel Premier ministre cambodgien. La défense de Nuon Chea n’en demandait pas tant, elle s’engouffre dans la brèche. En quelle année à fui Hun Sen au Vietnam ?, demande Jasper Pauw. Levée de boucliers du côté de procureurs. Hors sujet clame Tarik Abdulhak. «Tout à fait pertinent», réplique Jasper Pauw. «Plusieurs hauts responsables de la RPK dans les années 90 demeurent des gens influents aujourd’hui. Leurs motifs et leur opinion sur le mouvement khmer rouge dans les années 80 sont pertinents pour la discussion faits. […] Il est clair qu’on peut établir un lien entre le parti au pouvoir dans les années 80 et le parti au pouvoir aujourd’hui. »
Le juge Lavergne secoue la tête, semblant traduire une désapprobation du tour que prennent les débats. L’objection des procureurs est une nouvelle fois retenue.
Les opportunes déclarations de David Chandler à la presse
Jasper Pauw ne désarme pas : «Vous avez déjà dit qu’un procès des dirigeants khmers rouges pourrait être embarrassant pour le gouvernement actuel du Cambodge. S’agit-il toujours votre opinion?» David Chandler esquive. Cette déclaration a été faite dans le contexte d’un entretien journalistique. L’avocat insiste. Le président de la cour interrompt. L’avocat reprend. L’expert est-il surpris que des responsables de haut niveau aient refusé de déposer ou comparaître devant le juge d’instruction ? «L’expert n’a pas à répondre à cette question», intervient encore Nil Nonn. Jasper Pauw accule David Chandler. Vous avez dit que Hun Sen a permis que ce procès aille de l’avant […] que parce que les étrangers auraient la charge de son résultat. Maintenez-vous cette déclaration ?» Le bureau des procureurs et les avocats des parties civiles interviennent de nouveau. Quant à Jasper Pauw il s’efforce, sans faiblir, de démontrer que «les origines du PPC et les antécédents des hauts responsables du PPC sont importants. Il s’agit d’une question d’histoire.» Silence micro de David Chandler. Mais Jasper Pauw déclare qu’alors que le micro était éteint, l’expert aurait répondu : «Possible, oui». Les juges n’ont pas entendu, c’est sur la seule foi de la défense. Jasper Pauw le mentionne à des fins de transcriptions. La juge Cartwright le lui reproche amèrement.
Une lecture de l’histoire non contredite
L’avocat ne parvient plus à reprendre la main. Il est relayé par son confrère Andrew Ianuzzi. Ce-dernier s’inscrit dans la même stratégie d’attaque politique contre un tribunal qu’ils estiment manipulé et orienté. Il est juste plus provocateur que Jasper Pauw. «Est-ce que remplacer le secrétaire du Comité central par Hun Sen, cela donnerait l’état du Cambodge aujourd’hui?»
Face à cette défense, les répliques du bureau des procureurs ou des avocats des parties civiles se révèlent peu offensives. Comme lassées du jeu des avocats de Nuon Chea. La lecture de l’histoire proposée par Jasper Pauw ou Andrew Ianuzzi n’est jamais questionnée ni remise en cause. Personne ne leur demande pourquoi, bizarrement, Nuon Chea dont on peut imaginer que les Vietnamiens connaissaient le rôle au sein du régime, n’était pas dans la clique Pol Pot – Ieng Sary ?
L’historien cité quand il décrit Hun Sen en voyou
Andrew Ianuzzi retente sa chance. «J’ai observé personnellement que d’anciens cadres khmers rouges, lorsqu’on les interrogeait sur les activités d’autres anciens cadres, ont dit ne pas savoir […]. Vous avez mentionné ne pas vouloir suggérer que les Khmers rouges était un groupe de gangster, et je ne veux pas dresser un parallèle avec la mafia en utilisant le terme d’omerta. Professeur Chandler, avez-vous connaissance de preuves que des témoins, anciens cadres khmers rouges qui auraient pu déposer ici devant la chambre, auraient pu se conformer à une loi du silence des Khmers rouges pour couvrir des membres du gouvernement actuel ou protégés par ce gouvernement ? »
Il est interrompu.
Alors il cite David Chandler dans une dernière salve : «Avez-vous déjà évalué un ancien cadre khmer rouge ainsi, et si oui de qui s’agit-il ? : “C’est un politicien extrêmement compétent, le plus compétent au Cambodge, il est de bon conseil, il est moderne, il est très rapide. C’est également un voyou. Il a du sang sur les mains, ce qu’il fait à ceux qui se placent sur son chemin n’est pas agréable”. Monsieur le professeur avez-vous déjà fait un tel commentaire ?» Du côté des procureurs, Tarik Abdulhak sourit. Et coupe l’avocat.
Andrew Ianuzzi trouve le temps de deux commentaires : il dénonce «le comportement voyou de la part d’un gouvernement qui a un impact sur le fonctionnement de la justice dans ce pays» et glisse que le commentaire de David Chandler décrivait Hun Sen, dans un document que justement la défense n’a pas le droit d’utiliser…