« Je ne veux pas que les générations futures […] pensent que les Khmers rouges sont des criminels »




"Ces crimes dont on nous accuse, on nous les reproche à tort. Il est dommage de voir que l’on a confondu les amis et les ennemis" dit Nuon Chea aux juges le lundi 5 décembre 2011. (CETC)


Après avoir décrit la chronologie des faits, le greffier lit les paragraphes consacrés au parcours militant de chacun des accusés. Nuon Chea est le premier. Juste après le greffier, il donnera à son tour sa version des choses. Blouson noir (il a laissé de côté les lunettes noires pour s’adresser aux juges), casque de traduction sur les oreilles, Nuon Chea se concentre. Il semble en forme et l’esprit vif : il ne lit pas de déclaration, il s’exprime naturellement.


L’enfant révolté contre l’injustice
Nuon Chea date de son enfance le fait qu’il était épris de justice. « Dans ma jeunesse, j’ai connu le régime colonial français et j’ai vu de mes yeux comment les Français maltraitaient les Cambodgiens, il les arrêtaient, les frappaient et les jetaient en prison. J’ai aussi été témoin de la façon dont les riches maltraitaient les autres et les traitaient en esclavage, leur donnaient des coups…» Sympathie, compassion, volonté, déjà, de combattre l’oppression.


Etudiant militant en Thaïlande
Né dans la province de Battambang, Nuon Chea a dû interrompre ses études secondaires en 1941 pendant la Deuxième guerre mondiale quand la France a donné la province à la Thaïlande, alliée du Japon. Il a appris le thaï avant d’aller poursuivre ses études à l’université de Thammasat à Bangkok, où il logeait dans une pagode avec des bonzes khmers. « Je voulais comprendre ce qu’était un pays indépendant», assure-t-il. Il découvre cependant que là-bas aussi les puissants oppriment les faibles. «J’ai donc pensé que l’injustice était partout. J’ai commencé à lire les journaux progressistes notamment publiés par le parti communiste thaïlandais. A la lecture de ces journaux, j’ai pu comprendre que le communisme nous aiderait à résoudre les problèmes du pays et l’oppression coloniale. »
Nuon Chea milite alors au sein des organes du parti communiste thaïlandais dont il dit avoir participé à l’établissement.


Nuon Chea, résistant de la première heure
« Pendant mes études j’ai aussi travaillé au ministère des Finances de la Thailande et au ministre des affaires étrangères pendant un mois, précise Nuon Chea au président. J’ai suivi les rapports de l’ambassade concernant le fait que des Cambodgiens avaient été abattus par des Français, j’en ai eu le cœur brisé. C’est là que je suis entré dans la résistance […] : pour être du côté du peuple. »
Quand il rentre au Cambodge en 1950, Nuon Chea rejoint les rangs du PCI, où il est chargé de la propagande. Devant les juges, il vire très vite au discours anti-Vietnam. Le mouvement Issarak ? Une création des Vietnamiens. Le manque de militants ? La faute aux Vietnamiens. « Le parti n’évoluait pas bien car il était contrôlé par les Vietnamiens. Son Ngoc Minh recevait des ordres du PCI. Ce comité ce n’était que des pantins du Vietnam. »


Révélation pendant une formation au Vietnam
Entre 1951 et 1953, Nuon Chea suit une formation au Vietnam. «Une formation politique», explique-t-il à la juge Silvia Cartwright quand elle s’interroge sur le contenu de cette formation. C’est là, dit Nuon Chea, qu’il prend conscience des visées vietnamiennes à travers l’idée de constituer une “fédération indochinoise”. « Lorsque je suis rentré au pays, j’ai vu des mes yeux que tout était contrôlé par le Vietnam. » Les commandants khmers ne sont que des pantins eux aussi, les Cambodgiens qui rentrent au pays sont récupérés par les Vietnamiens pour être instruits par eux et les servir…


« Ce sont des Vietnamiens qui ont tué les Cambodgiens »
Ce que Nuon Chea tient à démontrer en cette matinée, c’est que le parti communiste khmer n’est pas issu d’un mouvement de résistance khmer et « n’a pas été entièrement créé par des Khmers ». «Le parti communiste n’a pas eu une naissance normale, il est plutôt né des côtes, il a eu une naissance hors du commun», déclare Nuon Chea en citant Tou Samouth. « Il n’y avait pas de parti communiste khmer, il n’existait que le PCI ou un parti communiste cambodgien contrôlé par le Vietnam. Les Cambodgiens n’étaient que des messagers. Voilà l’histoire véritable. Il ne s’agit pas de calomnier le Vietnam, c’est la vérité, c’est ce que j’ai vu de mes yeux vu. »
Où cette version de l’histoire conduit-elle Nuon Chea ? A une forme de négationnisme : « Je veux que l’on comprenne bien que tout était contrôlé par le Vietnam depuis Hanoi. Donc ces crimes de guerre, ces crimes contre l’humanité, ce crime de génocide, ce sont des Vietnamiens qui ont tué les Cambodgiens. Voilà en résumé l’histoire de l’origine du parti. Je ne veux pas que les générations futures ne comprennent pas l’histoire et qu’elles pensent que les Khmers rouges sont ces criminels. C’est faux. »


Les voies de l’autonomisation du PC
Nuon Chea met en évidence également ses positions et celles de Pol Pot pour sortir le parti communiste khmer du giron vietnamien. Il le fait en répondant aux questions de la juge Silvia Cartwright. Pour gagner leur autonomie, ils ont trois initiatives majeures :
– ils créent leur propre parti en 1960,
ils changent le nom du parti en 1966 (ils abandonnent l’appellation parti des travailleurs qui évoque trop, à leur goût, les partis vietnamien et chinois. Ils choisissent l’intitulé parti communiste du Kampuchea),
ils décident que l’histoire officielle du parti communiste du Kampuchea démarrera en 1960, pas avant.
« Tou Samouth, Saloth Sâr et moi-même étions d’accord que si nous n’avions pas notre propre parti politique, indépendant du parti communiste vietnamien, notre pays, notre parti serait resté sous contrôle du Vietnam. » Nuon Chea cite un haut membre du parti vietnamien commentant la surface de terres arables au Cambodge : «C’est très appétissant». «Je me suis demandé qu’est-ce qu’il voulait dire. Effectivement c’était [les 30 millions d’hectares évalués par Pol Pot] très appétissant pour les Vietnamiens. Par exemple il y a eu des concessions foncières pour 99 ans aux Vietnamiens. On parle de justice mais il faut une justice qui soit à l’avantage de la jeunesse. Je voudrais que la jeunesse se souvienne de qui sont nos véritables ennemis et qui sont nos véritables amis.» Dans la salle, des commentaires fusent : les concessions foncières de 99 ans, c’est toujours pareil…


Envolée xénophobe
Les aberrations dans les propos de Nuon Chea ne manquent pas. Elles ont un air de déjà entendu quand il prétend que les tueurs étaient des personnes déguisées en noir qui se faisaient passer pour des résistants.
Nuon Chea a également le culot de dire que les communistes khmers avaient la foi bouddhique. «Lorsque les B52 bombardaient, ils invoquaient Bouddha, ils priaient», raconte Nuon Chea en faisant comme si ça avait duré. Pourtant la foi bouddhique n’a pas franchi le cap du 17 avril 1975. Ces propos laisseront songeurs tous ces moines défroqués et tous ces Cambodgiens qui ont vu les pagodes transformées en prison, en hangar ou en porcherie dès que les Khmers rouges ont été au pouvoir.
La dernière envolée du Khmer rouge (Nuon Chea c’est son nom révolutionnaire et c’est comme cela qu’il se fait appeler) à la tribune est du même acabit : « Demandons-nous combien il y a de Vietnamiens au Cambodge, légaux et illégaux, pour l’avenir du pays !  S’il l’on ne protège pas le pays, il est voué à disparaître. […] Ces crimes dont on nous accuse, on nous les reproche à tort. Il est dommage de voir que l’on a confondu les amis et les ennemis. » La métaphore du python et du jeune cerf est resservie. Nuon Chea s’est dévoué à la cause du Cambodge, qu’on se le dise.


En attente de contradiction
Au terme de cette déclaration la hâte se fait sentir d’entendre des témoins et un interrogatoire serré, qui pousseraient l’ancien dirigeant dans ses retranchements, en particulier sur son interprétation de l’histoire. La juge Silvia Cartwright s’y emploie mais elle n’a guère le temps d’approfondir. A 15 heures, après une pause de vingt minutes, Nuon Chea se plaint de mal de cœur.
Nuon Chea : M. le président, je vous demande qu’on ajourne aujourd’hui car j’ai des problèmes de cœur.
Nil Nonn sourit : Nous comprenons que vous êtes âgé mais on sort d’une pause de 20 mn.
Nuon Chea : Je crois vraiment que j’ai besoin d’une pause !

A 15h17, Nuon Chea revient à la charge : « Je suis fatigué M. le président ».
L’audience est levée à 15h20.

D’où vient le PCK ?

La collectivisation de l'agriculture, une mesure planifiée dès 1972. (Direction du cinéma du Cambodge)

Le travail du tribunal a débuté par la lecture des passages de l’ordonnance de clôture consacrés au contexte historique, à savoir les dates clés qui permettent de reconstituer l’histoire du parti communiste du Kampuchea (PCK) dont l’existence officielle n’est reconnue qu’en septembre 1977. Voici les dates évoquées dans le texte des juges d’instruction.


Naissance du communisme au Cambodge
1930 : création du parti communiste indochinois (PCI) qui
1951 : le PCI est dissous. Le Laos, le Cambodge et le Vietnam constituent leur propre parti. Au Cambodge c’est le parti révolutionnaire du peuple khmer (PRPK).
1953 : indépendance du Cambodge.
1954 : conférence de Genève.
1960 : le PRPK devient parti des travailleurs du Kampuchea (PTK) au congrès du 30 septembre. Nuon Chea est secrétaire adjoint du parti.
1962 : le secrétaire du parti Tou Samouth est assassiné.


Pol Pot et Nuon Chea aux manettes
1963 : Pol Pot devient secrétaire général du parti. Nuon Chea reste secrétaire adjoint, il prend en charge les opérations du PTK à Phnom Penh et dans la plupart des zones pendant que les autres membres importants ont rejoint le maquis pour échapper à la traque policière.
1965 : résolution du parti sur le recours nécessaire à la violence révolutionnaire.
1966 : le PTK change encore de nom pour devenir le parti communiste du Kampuchea (PCK). Ce changement de nom reste secret jusqu’en 1971. Le Ratanakiri devient la base du PCK.
1967 : préparation du soulèvement armé.


Les débuts de la lutte armée
1968: Attaque du poste de Bay Ram le 17 janvier, le PCK date de cette attaque la naissance de l’armée révolutionnaire du Kampuchea (ARK).
1970 : coup d’Etat de Lon Nol et Sirik Matak le 18 mars. Sihanouk et le PCK s’allient et forment un gouvernement en exil (appelé le Grunk) proclamé le 5 mai. Les dirigeants du PCK quittent le Ratanakiri. Khieu Samphan est vice-Premier ministre et ministre de la Défense. Ieng Thirith est ministre de la Culture, de l’Education et de la Jeunesse. En décembre, Ieng Sary organise à Hanoï la radio du Front national uni du Kampuchea qui est placée sous l’autorité de sa femme Ieng Thirith.


Collectivisation de l’agriculture et déportations des citadins
1972 : en mai, la planification de la collectivisation de l’agriculture est approuvée et consigne est donnée pour intensifier la lutte contre «les classes oppressives».
1973 : la collectivisation de l’agriculture est mise en œuvre dans les zones contrôlées par les Khmers rouges.
1974 : attaque de Oudong le 3 mars par les Khmers rouges.
1975 : assaut en janvier contre Phnom Penh. 1er avril : chute de Neak Lœung. 17 avril : entrée des troupes khmères rouges dans la capitale.