Mam Nay : « Je ne sais pas, je ne me souviens pas »








Deuxième jour d'audience pour Mam Nay. (Anne-Laure Porée)
Deuxième jour d'audience pour Mam Nay. (Anne-Laure Porée)





Khmer rouge de la première heure

Mam Nay a la voix fatiguée d’un monsieur de 76 ans. Comme hier (lundi 13 juillet), il arrive au tribunal mitaines aux mains, large chemise bleue et krama assorti. Dans la salle d’audience, le public commente sa manière khmère rouge de le porter enroulé autour du cou. Mam Nay a un profil similaire à celui de Duch : études de mathématiques, physique et chimie, il parle le francais et quelques mots d’anglais. A ses débuts, il enseigne à Kompong Thom (la province d’origine de l’accusé) où il devient rapidement principal. La juge Silvia Cartwright souligne : « On peut dire que vous étiez quelqu’un d’extrêmement instruit et très intelligent. »

Khmer rouge de la première heure, il est emprisonné pendant deux ans par le régime de Sihanouk à cause de ses accointances communistes. Il partage la cellule de Duch qu’il connaît pour l’avoir rencontré à l’Institut de pédagogie, dirigé par Son Sen. Il est libéré après la prise du pouvoir par Lon Nol en 1970, comme Duch. Et comme lui, il se garde de mentionner la manière dont il a été libéré dans sa biographie khmère rouge. A sa sortie de prison, il retrouve un poste de professeur. En 1973, il rallie M13 à la demande de Duch. « J’avais des fonctions assez variées. Au début je ne devais que planter des pommes de terre. […] Un jour Duch m’a demandé de procéder à l’interrogatoire des personnes moins importantes.» Dès lors ils se suivent à S21 où Mam Nay devient chef des interrogateurs, ce qu’il persistera à nier pendant toute la journée d’audience. Après 1979, il occupera même la fonction de Duch en zone khmère rouge.









Thou Mony a mené les questions pour les juges cambodgiens. (Anne-Laure Porée)
Thou Mony a mené les questions pour les juges cambodgiens. (Anne-Laure Porée)


Les définitions de Thou Mony


Le juge Thou Mony se charge de l’essentiel des questions côté cambodgien. Il s’implique. Il réussit à obtenir quelques réponses sur les définitions d’un bureau de sécurité ou de détenus contre-révolutionnaires mais très vite le témoin vire dans l’imprécision. Thou Mony questionne plus ou moins dans le détail mais n’apporte pas de contradictions aux propos de Mam Nay avec des documents ou des témoignages. Cependant les seules réponses du témoin permettent de déterminer immédiatement qu’il a décidé de ne pas savoir, de ne pas se souvenir, de rester le plus flou possible sur son rôle, voire de mentir.



Ce que Mam Nay dit ne pas savoir

Petite revue des questions auxquelles Mam Nay répond « Je ne sais pas » ou « Je n’en sais rien » :

  • – Qui était le supérieur de Duch ?
  • – Saviez-vous quels étaient les choix politiques de Son Sen quand vous étiez à l’Institut de pédagogie ?
  • – Toute personne détenue à S21 n’était-elle pas présumée coupable et exécutée?
  • – Les détenus de S21 étaient-ils assez nourris ?
  • – Quelle était l’origine des détenus de S21?
  • – A quoi ressemblait Prey Sâr (« Quand j’y suis allé je n’ai vu que les rizières et quelques maisons », dit-il. On croirait entendre Duch)
  • – A Prey Sâr, les gens étaient-ils des prisonniers ou des gens ordinaires ?
  • – Y avait-il encore des prisonniers à S21 quand vous avez fui devant l’avancée des Vietnamiens ?
  • – Les autres interrogateurs de S21 pratiquaient-ils la torture?
  • – Quelles étaient les différentes techniques utilisées par les interrogateurs de S21 ?
  • – Où étaient envoyés les aveux ?
  • – Y avait-il des femmes enceintes ou des femmes avec des enfants parmi les détenus ?
  • – Des photographies des détenus étaient-elles réalisées à S21 ? « Sur ceci je ne sais rien car cela relève des fonctions d’autres membres du personnel » assure Mam Nay qui ne posait pas de questions pour ne pas s’attirer d’ennuis…

Ceci n’est que le florilège d’une rengaine entendue toute la journée. Mam Nay ne se souvient pas non plus s’il a procédé à l’interrogatoire de femmes. Il esquive la question sur sa connaissance des exécutions à Choeung Ek : « Je n’ai jamais su où Choeung Ek se trouvait ».

Le témoin justifie ses incertitudes et sa méconnaissance par une règle stricte appliquée à S21, à savoir l’absence de liberté de circulation. « Comme sous l’ancien régime, on disait qu’il fallait juste s’occuper de son kapokier. C’est ce qu’on disait, et donc être sourd et aveugle sauf pour ce qu’on avait à faire. Si j’ai survécu jusqu’à aujourd’hui c’est parce que j’ai respecté ce principe. Si je m’étais mêlé des affaires des autres, j’aurais sans doute été arrêté et j’aurais disparu. »


Flou professionnel sur la torture

Il garde le plus grand flou sur la torture alors que sa fonction est celle d’interrogateur. Le juge Thou Mony lui demande quelles techniques étaient appliquées aux récalcitrants, Mam Nay répond : « Obtenir la biographie n’est pas une tâche très importante. Si les gens refusaient de répondre nous pouvions les pousser à décrire en détail leurs activités. » Le juge n’insiste pas et Mam Nay continue à se défiler. Le détenu Pha Than Chan qui assistait Mam Nay dans les interrogatoires avec les Vietnamiens et qui comptait parmi les rescapés de S21 en 1979 a cependant bien témoigné des méthodes de torture employées par Mam Nay.

Les autres interrogateurs pratiquaient-ils la torture ? « Je ne pense pas savoir ». Il ne décrit rien non plus des méthodes du groupe des interrogateurs « mordants » (autrement appelée méthode de « mastication ») sous son autorité. La torture était-elle utilisée à Omleang (M13) ? « Par mes observations je peux dire que de manière générale la torture aura pu être appliquée ou aura pu ne pas être appliquée. » Etait-elle en usage à S21 ? « Il est possible que la torture ait été utilisée », ose le témoin.


Les mensonges de Mam Nay

Cette opacité maintenue sur le traitement des détenus va de pair avec les mensonges de Mam Nay sur son statut, à M13 comme à S21. Le portrait qui se dessine en creux de ses déclarations est hallucinant. « Je n’occupais pas une position importante » clame-t-il. « J’étais un cadre ordinaire chargé des interrogatoires. » Comme il travaillait dans une maison à 200 ou 300 mètres du centre de détention, il ne sait rien bien entendu des cellules, des conditions de détention et d’ailleurs il n’a pénétré qu’une fois dans l’enceinte de l’ancien lycée Ponhea Yat. Pourquoi y serait-il allé puisque les détenus lui étaient amenés ?, prétend-il. Pourtant tous les survivants de S21 le connaissent et l’ont vu, eux avaient probablement moins de possibilité que lui de circuler dans S21…

A l’entendre il n’était qu’un simple interrogateur (il interrogeait seul) chargé des soldats vietnamiens notamment et des cadres du bas de la hiérarchie, qui n’employait « jamais » la torture. D’ailleurs il témoigne n’avoir jamais eu « aucun instrument de torture en évidence » sur son bureau ou dans la salle d’interrogatoire. Il écrivait lui-même les aveux. Il promet qu’il renvoyait les prisonniers en cellule pour leur donner le temps de réfléchir à leurs aveux lorsqu’ils n’étaient pas très coopératifs. Que se passait-il s’ils n’avouaient pas ? « J’envoyais un rapport d’interrogatoire à Duch. »

A part ça, Mam Nay ne sait rien des détails organisationnels, il ne connaît pas clairement la zone couverte par S21 à l’époque, il n’a aucune idée du nombre d’interrogateurs. Pourtant ils sont tous sous ses ordres à en croire les organigrammes de S21 mais le juge Thou Mony choisit de ne pas relever les mensonges éhontés du témoin.

L’autoportrait de Mam Nay à Kambol n’a rien à voir avec le portrait épouvantable et terrifiant que les anciens détenus de M13 et S21 ont rapporté.


Offenses aux victimes

Interrogé sur la santé des détenus, Mam Nay a le culot de répondre que « les prisonniers n’étaient ni maigres ni pâles. Ils manifestaient un état physique. Ils n’étaient ni trop maigres ni trop gras. » Et selon lui, les prisonniers qui lui étaient envoyés étaient « en bonne santé ». Dans l’après-midi, se remémorant une inondation survenue à M13 qui a pris de court tout le monde, il semble faire preuve d’une mémoire sélective. Il ne sait pas si des gens sont morts. Différents témoins affirment pourtant que des détenus sont morts noyés dans les fosses près de la rivière, sans secours. « Je sais juste qu’il y a des cochons qui sont morts dans cette inondation » formule Mam Nay. Cette réplique rappelle les pires citations de Nuon Chea. Enfin, lorsque le juge Jean-Marc Lavergne lui demande s’il a des regrets, il dit : « Mes regrets, c’est que notre pays ait été envahi. Et pour dire les choses très franchement, tout d’abord nous avons été envahis par les Etats-Unis, puis par les Vietnamiens. » Pas un mot pour les victimes de S21 ou du régime.








De nombreux villageois assistent à l'audience. Ceux qui ont vécu le régime khmer rouge sont offusqués par les propos du témoin. (Anne-Laure Porée)
De nombreux villageois assistent à l'audience. Ceux qui ont vécu le régime khmer rouge sont offusqués par les propos du témoin. (Anne-Laure Porée)


La colère du public


A chaque fois que Mam Nay répond « je ne sais pas », le public remue. Au début, les réactions sont vives. Un homme lance bruyamment : « Il ment ! » Un autre commente à haute voix : « Il a inventé une nouvelle méthode d’interrogatoire sans torture ! » Des femmes grommellent : « Il ne sait rien ? Qu’est-ce qu’il faisait à S21 alors ? » Le juge interroge : « Avez-vous su que les prisonniers étaient exécutés ? » Non. Mam Nay répond non. Les villageois venus de Kien Svay n’en reviennent pas. Ils rient. La femme de Bou Meng, torturé pendant des semaines à S21, s’exclame plus tard avec hargne : « S’il ne sait rien, qu’on le ramène chez lui ! »


Hors du tribunal, à la pause, trois femmes, qui ont perdu beaucoup de proches sous le Kampuchéa démocratique, confient la colère qui les submerge comme une vague.









Duch à la rescousse de son ancien adjoint. (Anne-Laure Porée)
Duch à la rescousse de son ancien adjoint. (Anne-Laure Porée)


Les anciens Khmers rouges se couvrent


Dans cette longue journée d’audience, il est difficile de ne pas voir dans certains silences de Mam Nay une façon de protéger son ancien camarade Duch. Quand Thou Mony veut savoir si Mam Nay recevait des instructions après avoir envoyé à Duch un rapport d’interrogatoire, le témoin réplique « Je ne me souviens pas de quoi que ce soit en rapport avec cette question ». Il certifie plus tard que les interrogateurs n’avaient pas bénéficié de réunions pour discuter de la conduite à tenir pendant les interrogatoires, en contradiction avec des déclarations antérieures de Duch.


A la question : Duch venait-il aux interrogatoires ?, Mam Nay affirme que non. Mais le juge Jean-Marc Lavergne lui lit son entretien avec les co-juges d’instruction qui contredit ses propos devant la cour. Alors le témoin nuance. L’accusé n’est jamais venu pendant les interrogatoires avec des détenus vietnamiens mais avec les prisonniers cambodgiens, il ne se souvient pas clairement…

Mam Nay authentifie son écriture sur un document qui demande la libération d’un prisonnier. Duch intervient pour rappeler la stratégie de son prédécesseur Nat qui masquait ainsi les exécutions de prisonniers. Il ne reste plus au témoin qu’à confirmer : « Je n’étais pas chargé de missions importantes, comme Duch l’a dit, si on me dictait le mot « libérer, j’obéissais et j’écrivais sur le document ce qu’on me disait d’écrire. Si cette personne était libérée ou non, je n’en savais rien. […] Un subordonné doit obéir aux ordres de son supérieur. »

Devant un document tapé à la machine et signé Chan, Mam Nay continue à ne pas se rappeler ce dont il s’agit. Surprenant l’assistance, Duch se lève pour livrer ses explications : le formulaire dont il s’agit a été selon lui établi par Hor mais signé Chan. Le juge Lavergne y perd son latin et il n’est pas d’humeur. « Peut-être que Mam Nay a oublié qu’il était chargé de garder la trace de ces documents », suggère Duch pour couvrir son ancien adjoint. «  Pourquoi écrire le nom de Chan si c’est Hor qui est responsable de cette tâche ? » Les arguments de l’accusé sont confus. Le juge finit par abandonner.


Pour Duch, qui a adopté une attitude « coopérative » avec le tribunal, il s’agit de mesurer ce qu’il peut cacher et ce qu’il ne doit pas cacher afin de préserver son image. Les mensonges flagrants de Mam Nay pourraient devenir encombrants.









Le juge Jean-Marc Lavergne embrouillé par les explications confuses de Duch et du témoin. (Anne-Laure Porée)
Le juge Jean-Marc Lavergne embrouillé par les explications confuses de Duch et du témoin. (Anne-Laure Porée)


Ne rien voir, ne rien entendre, ne rien savoir


Le juge Lavergne demande à Mam Nay s’il a entendu parler des deux centres M13A et M13B. Le « je ne me souviens pas bien » du témoin inaugure un échange tendu entre les deux hommes. « Est-ce que vous avez des problèmes de mémoire monsieur Mam Nay ? » En salle de presse, les éclats de rire résonnent. Le témoin invoque un vieil accident qui lui a fait perdre conscience « pendant une heure » et qui a occasionné des problèmes de mémoire. Malgré cela il confirme que son nom révolutionnaire était Chan.


– Est-ce que lorsque vous étiez à M13, il y avait d’autres personnes qui utilisaient le même alias que vous ?

– A M13 il n’y avait personne d’autre qui portait l’alias Chan.

L’avocat Kong Sam On se lève, estimant que son client n’a pas clairement entendu le nom prononcé par le juge.

– Monsieur Mam Nay, avez-vous des problèmes d’audition ? s’enquiert le juge. Nouveaux éclats de rire.

– Oui, j’ai un peu de mal à entendre.

– Est-ce que lorsque je vous pose la question de savoir si votre alias c’était Chan vous entendez bien que c’était Chan ?

– Oui, j’ai compris.

– Est-ce qu’il y avait d’autres personnes qui utilisaient cet alias à M13 lorsque vous y étiez ?

– Je ne saurais dire.

– Vous ne savez pas le dire parce que vous avez entendu quelque chose de différent par rapport à ma première question ou parce que vous avez réfléchi ?

– Je pense que je comprends votre question et je pense que ma réponse est ce que je voulais répondre à votre question.

Le juge demande si des responsabilités particulières étaient confiées à Mam Nay par Duch, en dehors de la culture de pommes de terre. Mam Nay évince la question. Ce sont d’autres que lui qui avaient des responsabilités. Malheureusement, cela ne correspond pas aux déclarations de l’accusé…

– Monsieur Mam Nay, est-ce qu’à l’époque vous aviez des problèmes de vue ou est-ce que vous voyiez bien à cette époque-là ?

– Monsieur le juge je ne comprends pas votre question, pourriez-vous la répéter ?

Le juge Lavergne, tenace, s’exécute.

– Monsieur le juge ma vue était normale.

– Est-ce que vous pouvez nous dire où étaient les prisonniers, quelles étaient leurs conditions de détention ?

– D’après ce que j’ai pu voir, les prisonniers portaient des shorts et à l’époque de leur détention dans les fosses, cela leur évitait d’être bombardé par les B52 américains.

– Est-ce qu’ils étaient dans des conditions de détention qui vous paraissaient normales, satisfaisantes, compatibles avec la dignité humaine ?

– Les conditions de détention dans les fosses, d’après ce que j’ai pu voir, les prisonniers étaient entravés, ils ne portaient pas de chemise, ils n’avaient que des shorts.

Ces réponses légères, vagues, semblent ne pas convenir au juge qui s’impatiente. Il le confronte donc aux témoignages de détenus qui l’ont vu abattre un prisonnier et aux descriptions que Duch a fournies de M13 : « des conditions difficiles et même cruelles. L’humanité n’avait pas cours. » La torture était la règle, l’exécution des prisonniers aussi.

– Monsieur Mam Nay est-ce que vous avez bien vécu au même endroit que l’accusé ? […]

Le témoin n’a tiré sur personne, assure-t-il avant de concéder que les conditions de vie  « et pour les prisonniers et pour les gens ordinaires étaient épouvantables ».

Après avoir interrogé le témoin et apporté systématiquement la contradiction à ses propos sur la base de documents, de témoignages ou des déclarations aux co-juges d’instruction, le juge Lavergne conclut dans un lapsus qui trahit son agacement : « Monsieur le président, je n’ai pas d’autre question à poser à l’accusé, euh, au témoin. »


L’excès de zèle de la défense

Alors que le juge Jean-Marc Lavergne confronte le témoin à certains documents, Kong Sam On intervient pour demander que ces documents soient présentés dans leur ensemble et non par morceaux sur l’écran d’ordinateur placé devant Mam Nay. François Roux saisit l’opportunité de l’interruption des débats pour rappeler que le témoin a le droit de garder le silence sur des questions qui le conduiraient à s’accuser. Mam Nay n’a plus un avocat mais deux ! Les procureurs qui auraient dû contrecarrer cette intimidation du témoin laissent faire.

Alain Werner, avocat du groupe 1 des parties civiles mentionne à son tour que le témoin est également soumis aux articles 35 et 36 qui règlementent l’entrave à la justice et le faux témoignage. La manière est un peu confuse sous son aspect réglementaire mais elle consiste à rappeler qu’un témoin sous serment a l’obligation de dire la vérité. Le président ajoute que le témoin a la possibilité de demander à s’exprimer à huis-clos.

Le juge Jean-Marc Lavergne ne cache pas son énervement : « Je pense que maintenant, avec tous ces conseils, je ne sais pas combien d’avocats il faut assigner à ce témoin… Je pense qu’il a reçu beaucoup de conseils aujourd’hui. Je pense qu’il est à même de comprendre que s’il souhaite garder le silence il a la possibilité de le faire. J’espère que ceci lui a été expliqué suffisamment clairement maintenant. »

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