Quand les débats juridiques ont besoin de rappels historiques


Ieng Sary, caché par son avocat Michael G.Karnavas. (Anne-Laure Porée)



Le code pénal cambodgien de 1956 était en vigueur quand les Khmers rouges ont pris le pouvoir, il constitue donc une loi de référence pour les crimes qu’ils ont commis.  
Comme l’explique Ang Udom, l’avocat cambodgien de Ieng Sary, le code pénal impose un délai de prescription de dix ans pour ces infractions. Dix ans après les faits il devient donc impossible d’engager des poursuites. L’avocat calcule. Si de tels faits ont été commis entre 1975 et 1979, ils sont prescrits depuis 1989. Conclusion immédiate de la défense : l’action engagée contre Ieng Sary doit être levée.


La défense de Ieng Sary réclame l’égalité devant la loi
Sauf que ce tribunal extraordinaire, qui est justement en train d’écouter la défense de Ieng Sary, a été créé par une loi en 2001, laquelle prolongeait le délai de prescription de ces crimes à vingt ans. «En 2004, ce délai a été modifié, ajoute Ang Udom. Un délai de vingt ans n’était pas suffisant, il y avait un risque qu’il expire avant que les CETC aient traité toutes les affaires prévues. Le délai de prescription est alors passé de vingt à trente ans.» La démonstration de l’avocat est limpide : la loi a été modelée pour juger les anciens dirigeants khmers rouges.

Selon lui, deux problèmes majeurs surviennent alors. «Ieng Sary peut être poursuivi devant les CETC alors que l’auteur de faits similaires ne pourrait pas être poursuivi devant une autre juridiction cambodgienne. Cela porte atteinte au principe de l’égalité devant la loi» plaide Ang Udom. Deuxième principe bafoué : celui de la non rétroactivité de la loi. Normalement, la loi s’applique à partir du moment où elle est adoptée, elle ne s’applique pas sur des faits antérieurs à sa promulgation.


Karnavas et les interférences politiques
Il est des cas où la prescription est suspendue, par exemple quand une enquête est en cours. Michael G.Karnavas, l’avocat international de Ieng Sary en convient. Mais après le procès de 1979, «il n’existe aucun indice qu’il y ait eu quelque instruction ou enquête que ce soit, note-t-il. Il est possible qu’il n’y ait eu aucune volonté politique de le faire. […] Notre position est que le Cambodge avait la capacité d’enquêter s’il le souhaitait. […] Comme pour les dossiers 3 et 4 [les potentiels procès suivants qui font débat en ce moment au Cambodge et dont le gouvernement ne veut pas] il y a pu avoir absence de volonté politique de poursuivre.»
Qu’est-ce qui se joue ici ? La défense est obligée de démontrer que la justice n’a pas fait son travail pour justifier qu’il est trop tard pour poursuivre les accusés. Michael G. Karnavas déclare ainsi que «le système juridique de 1979 à 1991 était opérationnel».


Ieng Sary quitte le prétoire
Les procureurs démontent les arguments de la défense, un par un, avec méthode. Ils offrent en même temps une plongée dans l’histoire du système judiciaire qui rappelle ce que les Cambodgiens ont traversé. Une mise au point salutaire. Ieng Sary n’y assiste pas, il a quitté la salle d’audience juste avant la prise de parole des procureurs pour cause de douleurs au dos.


L’intermède Sa Sovan
L’avocat cambodgien de Khieu Samphan a vingt minutes pour joindre ses arguments à ceux de la défense de Ieng Sary. Il est seul. Son partenaire Jacques Vergès, qui n’a pas dit un mot depuis le début des audiences et a siégé impassible, n’est plus à ses côtés. Sa Sovan se tourne vers le public qui assiste à l’audience. Il lui adresse gestes et regards, il s’agite, il fait rire le public, il se montre volubile sur tout sauf le sujet attendu. «Mon client était l’ancien chef d’Etat. […] Sa fonction à l’époque n’était pas bien différente de celle de monsieur Sarkozy.» Le président du tribunal interrompt le spectacle pour recadrer l’avocat. Sa Sovan souscrit aux arguments de Micheal G.Karnavas. Après 7 minutes d’intervention, il remercie les parties civiles pour leurs efforts, il rend hommage à la mémoire des personnes décédées et déclare : «Je veux que le tribunal s’assure que justice soit rendue.»


Les responsabilités des accusés
Seng Bunkheang, le procureur adjoint, s’applique à reprendre le fil de l’audience. Retour à cette fameuse prescription des crimes relevant du code pénal de 1956. «Le délai de prescription n’est pas encore expiré, assure-t-il. Un délai peut être prolongé s’il existe des motifs raisonnables de le faire.» Parmi ces motifs : un système juridique qui n’a pas été fonctionnel pendant des années ou une situation de guerre. Seng Bunkheang rappelle que «le Parti communiste du Kampuchea [le PCK] a considéré que les juges et les avocats étaient des cibles à exécuter.» Les hommes et les femmes qui faisaient fonctionner le système judiciaire cambodgien ont été dans leur grande majorité éliminés par les Khmers rouges.


Treize années sans action judiciaire possible
Seng Bunkheang décrit dans le détail comment Ieng Sary et Nuon Chea contrôlaient des régions entières du pays qui échappaient au gouvernement cambodgien. «Dans ce contexte de guerre civile, il était impossible qu’une action judiciaire aboutisse. Le système judiciaire n’était pas pleinement indépendant. Par conséquent les enquêtes et instructions concernant le Kampuchea démocratique n’ont pas pu avoir lieu.» Entre 1979 et 1992, le système judiciaire ne fonctionnait pas, selon le bureau des co-procureurs. «La prescription ne court pas contre celui qui est dans l’impossibilité d’agir», cite Vincent de Wild, procureur adjoint.


Les Khmers rouges ont fait table rase du passé
Vincent de Wild décortique également la loi en vigueur sous le régime khmer rouge. La défense prétend que le code pénal de 1956 était en vigueur puisqu’il n’avait pas été abrogé. Vincent de Wild rafraîchit la mémoire de ses adversaires. Les Khmers rouges ont rédigé leur propre décret-loi couvrant tous les types d’infraction. Ils ont fait table rase du passé, le code pénal de 1956, nul part mentionné, est tombé dans l’oubli. Pour le bureau des co-procureurs, ce code est, dans les faits, suspendu. La prescription aussi. Il faut attendre la mise en place d’un nouveau code en novembre 1992 pour réactiver le principe de la prescription, insiste Vincent de Wild. Cette chronologie et les réalités historiques conduisent le bureau des co-procureurs à conclure qu’il n’y a pas d’obstacle légal au jugement de Ieng Sary comme des trois autres accusés pour homicide, torture et persécution religieuse.

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