La réalité de la vie révolutionnaire
Avant de répondre aux questions du juge Lavergne, Duch demande à faire part de ses antécédents, de son engagement résolu dans la révolution qui s’est traduit par le versement de la majeure partie de son salaire au profit de ses activités politiques. Debout devant la cour, il refait le geste de sa prestation de serment aux révolutionnaires, le regard brillant, le poing droit serré, levé, il explique qu’il n’avait pas peur d’être arrêté par la police de Sihanouk. Plusieurs fois pendant cette journée, il rappelle qu’en prison (entre 1968 et 1970) il n’avait pas peur non plus. « Avant de rallier la révolution, j’avais lu un livre sur les combattants révolutionnaires et un livre sur la torture. Si jamais j’étais emprisonné, je savais que je serais torturé ou tué. On était prêt à cela. C’était la réalité de la vie révolutionnaire. »
Cherche bonne traduction désespérément
Malheureusement pour les auditeurs, la traduction, manquant de subtilité et de précision, leur aura fait perdre de nombreux détails des déclarations de Duch, pourtant révélateurs du personnage. L’accusé a ainsi évoqué « [s]on Bizot » et les « camarade Lay » et « camarade Sok », deux hommes arrêtés avec le célèbre ethnologue, qui n’avaient rien de Khmers rouges et qui furent exécutés à M13.
Autre problème de traduction : lorsque Duch explique qu’un des principes du bouddhisme interdit de « tuer les êtres vivants », son propos khmer est en fait traduit par « interdit de tuer les animaux ». Le juge Lavergne, intrigué, a dû reposer sa question à l’accusé lequel l’a éclairé directement en français pour éviter tout quiproquos.
La traduction française pâtit d’un terrible handicap puisqu’elle est faite depuis l’anglais et non depuis le khmer si bien que l’interprète français se repose sur une parole non seulement filtrée mais en plus mal traduite (en tout cas pour cette journée). Ainsi quand Duch fait référence aux « Vietnamiens qui sont venus manger le poisson du Tonle Sap après les bombardements des B52 », dans le plus pur style de la propagande khmère rouge, l’auditeur francophone s’entend traduire que les Vietnamiens avaient une base près du Tonle Sap… Duch, maîtrisant parfaitement le français, a bien tenté de corriger la version française en direct. Mais cela a semé la confusion et après des échanges entre Robert Petit et François Roux sur ces questions sensibles, Duch a été prié de choisir une seule langue pour ses réponses.
Dialogue de sourds
Là où Duch bloque, c’est quand le juge lui demande si la pratique de la torture et des exécutions lui semblaient normales.
– Je n’avais pas peur. Il n’y avait pas moyen de s’y opposer. J’ai rejoint la révolution pour transformer la société.
– Etait-ce selon vous des actes criminels ?
– Aujourd’hui les choses sont différentes de l’époque. Avant 1970 nous devions défendre le peuple et le pays. Plus tard, le gouvernement du Kampuchea démocratique est apparu comme légitime, reconnu par les Nations unies, donc sa politique n’était pas perçue comme fautive. Aujourd’hui je souhaite que ce tribunal me juge pour ces faits si j’ai commis une erreur. A l’époque, nous justifions nos actes.
– Considérez-vous ces actes comme criminels ?
– Peut-être que je ne comprends pas bien la question. Les activités de la police contre les Khmers rouges étaient criminelles.
De Vigny à la rescousse
Les étapes qui mènent à sa nomination à la tête de M13 le 25 mai 1970 sont énoncées de façon confuse. Mais là, il a peur. Les bras croisés sur la poitrine, il insiste : « ce poste m’obligeait à répondre de mes actes à mes supérieurs hiérarchiques. Pour ne pas être arrêté il fallait faire très attention. » Il assure qu’il voulait échapper à ce poste et qu’il n’a pas pu. Alfred de Vigny, qu’il cite en français au grand désespoir des traducteurs, l’a aidé à résoudre son conflit intérieur, dit-il.
« Gémir, pleurer, prier est également lâche.
– Fait énergiquement ta longue et lourde tâche
Dans la voie où le Sort a voulu t’appeler,
Puis après, comme moi, Souffre et meurs sans parler. »
Condamné par le régime de Sihanouk
Entre deux questions du juge sur le contexte historique, Duch demande pardon aux victimes de M13 comme il l’a fait pour les victimes de S21.
Ensuite sont abordées les questions sur sa détention entre le 5 janvier 1968 et le 3 avril 1970. Arrêté par la police de Sihanouk, il est accusé d’atteinte à la sûreté de l’Etat en relation avec l’étranger. « Collaborer avec une puissance étrangère était une accusation classique contre les Khmers rouges et les Khmers libres. Je n’ai jamais vu d’avocat jusqu’au jour de l’audience, mon procès a duré une demie journée. J’ai été condamné à vingt ans de travaux forcés, je n’ai pas fait appel. » Duch évoque ses conditions de vie en prison, l’exécution de certains détenus, les coups. Il reconnaît, parce que le juge ne le lâche pas, que les membres de sa famille proches de Lon Nol qui ont peut-être facilité sa libération en 1970, n’ont évidemment jamais été mentionnés par Duch dans sa biographie khmère rouge.
La ligne de l’exécutant obéissant
Quand le juge Lavergne l’interroge sur son manque de sincérité vis-à-vis de l’Angkar, Duch est de toute évidence piqué à vif : « Je n’ai pas trahi mon serment. J’avais statué sur cette questions [A savoir : ne pas quitter la branche khmère rouge pour rallier Lon Nol après sa libération]. Je n’ai pas abandonné ma ligne politique. » Sincérité et méticulosité sont les deux qualités qui l’ont, selon lui, mené à ses sinistres fonctions. « Toute ma vie, quand j’ai fait quelque chose, je l’ai fait bien. Sinon je ne le faisais pas. » En fin d’après-midi, le juge Lavergne questionne l’écœurement de Duch par rapport à son travail à M13. « Je ne pensais pas que j’avais d’autre choix que d’obéir à leurs ordres pour pouvoir vivre, déclare Duch. Je savais que j’accomplissais une tâche criminelle mais je devais obéir aux ordres. »
Points d’interrogation
Au terme de cette journée d’audience, la place du centre de détention M13 dans l’ensemble de l’appareil khmer rouge reste encore confuse. Inévitablement, quand Duch raconte quelques cas de personnes qu’il a fait libérer de M13, on se demande si le juge l’interrogera sur le nombre de prisonniers détenus et exécutés puisque « la règle c’était l’exécution », selon l’accusé. Quand Duch, qui fait preuve par moments d’une mémoire étonnante, ne se rappelle plus s’il y a eu plus de quatre enfants à M13, il se justifie par l’absence de listes de prisonniers. On voudrait alors creuser les incohérences ou les imprécisions concernant les archives de M13… Car par ailleurs il affirme : « A M13, quand on exécutait les gens, on détruisait les archives qui les concernaient ».
Difficile, ce jour, de trancher entre l’arrière goût de trop peu et l’impatience.