L’inquiétant “effet Nuon Chea”



Les jeunes qui n'ont pas vécu le régime khmer rouge sont beaucoup plus réceptifs au discours de Nuon Chea que leurs aînés. Dans dix ou vingt ans, quelle version de l'histoire retiendront ces enfants qui accompagnent aujourd'hui leurs parents au tribunal et les attendent dans la cour ? (Anne-Laure Porée)



«Mon père a été exécuté. Il était khmer rouge. Pourquoi a-t-il été exécuté ?» Voilà une des réponses que Im Hœun, 62, est venu chercher au tribunal, lui qui s’est constitué partie civile contre Nuon Chea, Khieu Samphan et Ieng Sary. Pourtant, après avoir écouté Nuon Chea lundi 5 décembre, il semblait convaincu par le discours de l’ancien dirigeant, en particulier quand ce dernier met les exécutions sur le dos des Vietnamiens. «Je pense qu’en effet ce sont peut-être les Vietnamiens qui ont exécuté mon père et pas les Khmers rouges. Je crois à 80% ce que dit Nuon Chea.» Im Hœun est certes lui aussi un ancien khmer rouge mais la facilité avec laquelle il adhère aux propos de l’accusé surprend. D’autant plus qu’il est loin d’être le seul.


La crédulité des jeunes
Parmi les jeunes venus assister aux audiences, la séduction a également opéré. Une jeune fille en classe de terminale boit les «paroles douces et intelligentes» de Nuon Chea, il en impose parce qu’il a mené ses études en Thaïlande (forcément un must) et «a fait ça pour le pays». Elle a presque pitié du vieil homme. A ses côtés, une étudiante semble douter qu’il était un dirigeant et lâche que de toute manière on ne peut pas «ramener les morts».


L’ancien dirigeant en impose
Sans l’ombre d’un doute, Nuon Chea s’exprime comme un chef. Il impressionne le public parce qu’il n’a pas peur de répondre. «Il est courageux», estime Chan Sros, un militaire venu assister à l’audience mardi 6 décembre. Mais contrairement à nombre de ses collègues qui prennent pour argent comptant toutes les déclarations de l’accusé, Chan Sros reste circonspect sur le vrai et le faux. «Je crois à certaines choses, pas à d’autres.»


«Il accuse les autres»
Touch Phal, 48 ans, est venu de Kompong Cham. Partie civile lui aussi, il veut comprendre  la mort de son beau-frère et le travail forcé auquel il a été soumis au barrage de Vihear Thom. Son avis est partagé sur Nuon Chea. «Le territoire cambodgien a été perdu à cause des Vietnamiens et actuellement le Cambodge continue de perdre du terrain à la frontière. Nuon Chea a raison. C’est aussi vrai qu’à l’époque le peuple était pauvre, que les pauvres étaient de plus en plus pauvres et que les riches étaient de plus en plus riches. Mais ce ne sont pas les Vietnamiens qui ont tué les Cambodgiens. Les dirigeants khmers rouges étaient d’accord pour exécuter le peuple. Je suis venu pour entendre ce que Nuon Chea a à dire mais aussi pour qu’il accepte de reconnaître sa faute, sa responsabilité. Là, il accuse les autres.»


La pratique contre la théorie
Assise près de Touch Phal, On Dran écoute timidement. Quand cette paysanne de 55 ans venue de Kompong Thom ose donner son avis, elle le fait en mettant la main devant la bouche comme pour cacher sa gêne. «Je veux que le tribunal les juge. Moi je ne sais pas parler.» J’insiste. Que pense-t-elle des arguments khmers rouges : défense du territoire et protection du peuple ? «Je n’ai jamais vu les Khmers rouges nous protéger. Avant qu’ils arrivent, on mangeait à notre faim. Après, je n’ai plus mangé de riz mais du bouillon.  Pourtant les rizières produisaient beaucoup de riz mais nous n’avions rien à manger. Toute la production était exportée vers la Chine.»


Nationalisme ?
Le discours nationaliste ne fait pas non plus effet sur tout le monde. Chum Mey, rescapé de S21 (centre d’extermination un temps sous l’autorité de Nuon Chea), comme plusieurs personnes âgées, fulminent après avoir entendu l’ancien frère numéro 2. «Il accuse les Français, les Vietnamiens, mais lui, rien !» «S’il était nationaliste, pourquoi il n’a pas protégé le peuple cambodgien ?», interroge Chum Mey. «Si on est nationaliste, on ne tue pas les gens comme ils l’ont fait. Moi je suis nationaliste et je n’ai tué personne.»


Le gouvernement en ligne de mire
Nuon Chea est un orateur habile et un fin politique. Ses avocats l’empêchent d’attaquer nommément le gouvernement cambodgien mais les sujets qu’il aborde, à savoir la propriété foncière, l’exploitation de la terre, la question des frontières grignotées par les voisins et la pauvreté sont des enjeux aujourd’hui encore, que le gouvernement n’a pas résolus. Inutile pour Nuon Chea d’être directement offensif, le public fait les rapprochements tout seul. Après avoir évoqué lundi 5 décembre les concessions foncières de 99 ans données autrefois à des Vietnamiens, les Cambodgiens ne parlaient plus que de ça à la sortie de l’audience…

5 réponses sur “L’inquiétant “effet Nuon Chea””

  1. L’hystérie nationaliste est favorisée par la peur, le mépris de soi et l’ignorance et tous les trois favorisent la pérennisation de l’homme fort et le pouvoir de l’inculte. Comme l’a dit fort justement le philosophe Leibovitz « On passe facilement de l’humanisme au nationalisme et du nationalisme au bestialisme. »
    Nous autres Cambodgiens ne connaissons pas bien notre histoire et nous nous ne rendons jamais compte que le pays ce n’est seulement la terre mais c’est d’abord et avant tout, des gens que cette terre nourrit. Notre histoire, hier comme aujourd’hui, est toujours manipulée par les hommes du pouvoir. Or l’histoire d’un peuple se construit à partir de son histoire, de sa culture, de sa langue, de son art, de sa littérature. N’oublions pas, comme à l’époque d’Angkor, les cultures s’étiolent dans le nationalisme aveugle et fleurissent dans les rencontres. Ong

  2. Bonsoir,
    Et l’effet Sihanouk?
    Qui est M. Brad Adams ? dans radio free asia.
    Les jeunes venus assister aux audiences sont plutot des ecole privee, il me semble. et l ecole publique ?
    Tim

  3. « « Que voulez-vous, nous sommes tous humains », n’est pas une excuse, c’est de la présomption. »
    – Karl Kraus

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