Hav Sophea, 33 ans, réclame justice pour son père exécuté à S21 le 15 mai 1976. Ce père, elle ne l’a pas connu car elle est née 21 jours après son arrestation mais elle a grandi dans son attente, dans les descriptions affectueuses qu’en faisait sa mère pendant toutes ces années sans jamais songer à se remarier. « Elle attendait mon père au bord de la rivière en me berçant dans ses bras », se souvient Hav Sophea avant d’étouffer un sanglot. Effondrée, elle résume désespérée cette « attente vaine », ce « rêve vain ».
Les vies brisées
1996, fin du sursis. Le DC-Cam annonce la mort du mari bien aimé à S21. La mère sombre dans la dépression, elle refusera de se constituer partie civile pour ne pas avoir à faire face à l’accusé qui a détruit sa vie. Hav Sophea, qui tisse son histoire au fil des questions de son avocat Alain Werner, dit l’absence du père avec des mots simples : « Je suis devenue orpheline. Notre vie n’est pas aussi heureuse que celle des familles où le père est présent. Nous avons dû lutter. » La promesse d’une vie plus facile au retour du père s’évanouit avec l’annonce de sa mort. Hav Sophea, en larmes, explique comment elle a dû renoncer à l’école alors qu’elle était une bonne élève pour aider sa mère à subvenir à leurs besoins. Elle voulait être professeur de littérature khmère, aujourd’hui elle cultive la terre. « La vie est dure », glisse-t-elle pudiquement.
Le rêve de la fuite
La mère et la fille se sont rendues à S21, se sont serrées l’une contre l’autre quand elles ont découvert la cellule collective où il aurait été détenu, pour amortir le choc, ensemble. La mère a voulu chercher les vêtements de son mari dans une pile mais elle n’y a pas été autorisée. Dans les semaines qui ont suivi, la fille a eu ce rêve récurrent : « Je rêvais de mon père, alors que je ne l’ai jamais vu vivant, tel qu’il était sur la photo de S21. Dans mon rêve, il me prenait la main et il s’enfuyait de S21. » Cette photo prise à son entrée à S21 est la seule image qui reste aux deux femmes de l’homme qui leur a tellement manqué.
Les questions à l’accusé
Hav Sophea que ni les co-procureurs, ni la défense souhaitent interroger, pose trois questions à l’accusé : « Qui sont ceux qui ont emmené mon père à S21 ? », « Où est mort mon père ? », « L’accusé se dit responsable psychiquement et émotionnellement. Comment peut-il faire en sorte que cette blessure cicatrise ? »
Duch répond que comme le père était un cadre venu de Hanoi, il a été envoyé à S21 par le Comité central. Il ne sait pas s’il a été exécuté autour du complexe de S21 ou à Choeung Ek. Enfin, sans se prononcer sur la cicatrisation des blessures, l’accusé répète qu’il assume ses responsabilités « pour les actes barbares commis contre ces infortunés ». Les parties civiles sont là pour « faire état de leurs souffrances ».
Une phrase pour instiller le doute
A l’heure où il est autorisé à formuler ses observations, Duch retrace le profil de Chen Seav, qui a bien été tué à S21, après être passé par Boeung Trabek. Mais il ajoute d’une phrase, comme il sait si bien le faire qu’il s’en remet à la cour pour ce qui est de savoir si Hav Sophea est bien la fille de Chen Seav.
En début d’audience Alain Werner avait pris moult précautions pour justifier une erreur dans la date sur le certificat de naissance de sa cliente, et expliquer comment le nom du père était passé de Hav Han à Chen Seav. Mais l’accusé a instillé le doute.
Lien de parenté indispensable
La partie civile suivante, So Song, 55 ans, s’exprime au nom de sa soeur aînée chez qui elle a grandi et qui n’a pas la capacité de porter plainte pour la mort de son mari à S21. Ce dossier comptait, pour la défense, parmi ceux qui ne présentaient aucun justificatif de parenté entre le plaignant et la victime. L’avocate Fabienne Trusses avance un document rédigé par le chef de la commune, signé par plusieurs témoins, qui attestent du lien familial entre So Song et son beau-frère et qui le reconnaissent sur la photographie trouvée à S21. Fabienne Trusses plaide auprès de la cour le cas des personnes les plus démunies qui n’ont pas la possibilité de montrer des actes d’état civil. « Seul le maire de la commune a pu apporter ce témoignage. » Le juge Jean-Marc Lavergne stipule qu’en France le maire est considéré comme un officier d’état civil, à même de délivrer des copies d’état civil. Il s’interroge sur le pouvoir et le rôle du maire au Cambodge. Or au Cambodge on ne parle pas de maires mais de chefs de la commune, même si leur fonction dans la société est équivalente. Les avocats cambodgiens assurent que le papier est officiel. Fabienne Trusses insiste pour avoir une décision de la Chambre qui garantirait aux personnes les plus démunies, sans papiers, d’avoir accès à ce tribunal. Le président Nil Nonn, toujours pragmatique, tranche ces atermoiements en décidant d’écouter la partie civile. « Après l’avoir entendue, les parties pourront se faire une opinion. »
La photo ne suffit pas à Duch
Les questions mal ficelées de l’avocate Moch Sovannary n’éclaireront pas toutes les parties confuses du récit de la partie civile, cependant le lien entre So Song et son beau-frère, qu’elle considère comme son grand frère semble évident. Le temps passé à éliminer les incertitudes du dossier sera autant de temps en moins consacré au témoignage de cette femme.
Ne vivant pas à Phnom Penh et n’ayant pas les moyens de venir étayer son dossier, So Sing a été aidée par l’ONG Adhoc qui a trouvé la photographie du beau-frère prise à S21. « C’est la seule preuve que j’ai », confirme So Song à l’avocate de la défense Marie-Paule Canizares.
Duch s’engouffre dans la brèche. « Je ne peux accepter cette photo comme preuve sans autres documents la corroborant. » Il se réfère aux listes existantes de prisonniers exécutés à S21. Il y trouve deux personnes qui portent le même nom que le beau-frère de So Song mais il conclut que les profils ne correspondent pas à l’histoire de ce beau-frère.
La cour en reste sur ces incertitudes et renvoie So Song au banc des parties civiles.
Un soldat de l’Est purgé dans les derniers jours
Le cas de Neth Phally, lui, n’offre pas le moindre doute. Son avocat Alain Werner a déposé la semaine dernière la biographie du frère aîné, Neth Bunthy, tué à S21 en décembre 1978. Le directeur du musée de Toul Sleng en certifie l’authenticité. Le problème de nom inexact sur le carnet de résidence trouve vite une explication, l’avocat guide alors son client de 52 ans dans son récit.
Des recherches intensives
Neth Bunthy rallie les combattants khmers rouges dès 1970. En 1978, il est blessé sur le champ de bataille, sa mâchoire est fracturée. Soigné à l’hôpital du 17 Avril, il reçoit la visite de son frère Neth Phally qui a obtenu une permission pour le voir. Quelques temps plus tard, alors qu’il devait travailler à la production agricole près de Kambol, Neth Phally se fait porter pâle et file en douce rendre de nouveau visite à son frère à l’hôpital. Cette fois la conversation est plus consistante, l’état de Neth Bunthy s’est amélioré. Ce-dernier évoque la femme qu’il compte épouser et ensemble ils envisagent la demande de mutation dans une unité pour handicapés. A la troisième visite secrète de Neth Phally, Bunthy a disparu, le médecin ne peut lui indiquer où il se trouve. « J’ai commencé à avoir des soupçons », se rappelle Neth Phally. A partir de la chute du régime khmer rouge, en janvier 1979, il parcourt tous les districts où il espère trouver son frère. La liste est incroyable. « Malgré mes efforts, je n’ai pas réussi à la trouver. J’ai persisté plus de dix mois et suis revenu à mon village en octobre 1979. »
Il ne reste que le chagrin et la tristesse
L’espoir d’être réunis un jour le quitte en juin 2004, après 25 ans. Le DC-Cam lui apporte la biographie de son frère récupérée dans les archives de S21. Le bouleversement est total. Neth Phally contient difficilement l’émotion associée à ce souvenir. « Nous savions que de grandes souffrances y étaient endurées avant la mort », explique Neth Phally qui avait écouté des émissions de radio sur S21. « Mon père était brisé. Mes parents sont tombés gravement malades. » Aujourd’hui encore la question persiste : Comment quelqu’un d’aussi loyal que lui a-t-il pu être traité si injustement ? Neth Phally était lui aussi soldat, il tire un bilan amer de ces années d’engagement. « En fin de compte il ne nous reste rien, que le chagrin et la tristesse. »
L’accident
Les audiences des interrogateurs ont rouvert la blessure. Imaginer tant de souffrances, de brutalité, les hommes traités comme des animaux… Neth Phally sert le mouchoir qu’il a en main. Il n’a pas été épargné non plus. Il garde physiquement la trace du traumatisme qui a ressurgi alors qu’il travaillait à abattre des hévéas. Les bûcherons parlent pendant leur pause de la masse de gens exécutés à S21. La conversation déclenche chez Neth Phally comme un cauchemar éveillé. « Je ne pouvais retenir les images qui me venaient à l’esprit. Lorsque l’arbre est tombé, j’étais perdu dans mes pensées, je n’ai pas pu m’écarter, il a sectionné mon bras gauche. » Neth Phally, amputé du bras gauche, vit chaque jour avec le désespoir.
Le dernier mot
Il n’a qu’une question à adresser à l’accusé : « Quelle faute a commis mon frère ? » Duch répond simplement que Neth Bunthy a été emporté dans la phase finale de purges de la zone Est.
Avec l’autorisation de la cour, Neth Phally met alors sa requête à exécution. Il brandit la photo de son frère prise à S21, près de lui, comme s’il était assis à côté, et déclare avec une dignité extraordinaire : « J’espère qu’il est maintenant avec moi, qu’il sait que l’accusé est en train d’être jugé. Je crois que mon frère retrouverait la paix s’il savait que justice est en train d’être rendue ici par ce tribunal. Je fais le vœu que l’âme de mon frère qui a péri à S21 sache que justice est en train d’être rendue. Mon frère a été emmené à S21, on lui a bandé les yeux. Ensuite on l’a emmené pour être exécuté, toujours les yeux bandés. Aujourd’hui nous révélons le visage de ceux qui ont commis ces atrocités. Et j’invoque ici l’âme de mon frère, présente avec moi, ici. Qu’avec cette photo hommage lui soit rendu. Nous ne retrouverons jamais le corps de mon frère, il ne reste que cette photo qui représente ses cendres et sa dépouille. »
La gorge serrée, les yeux embués, les tripes vrillées par cette déclaration, je regarde Duch faire ses commentaires et je n’entends pas ce qu’il dit.
Les parties civiles qui se sont exprimées ces derniers jours avec tant d’émotion semblent être un réel contre poids face à Duch. Il était temps.
Merci pour ces comptes rendus d’audience. Tant de souffrance est difficile à lire. Je suppose que cela ne doit pas être facile de suivre ces audiences quotidiennement, d’être plongé dans ce « monde ». Mais je crois que ces audiences seront des références pour l’Histoire.
Merci
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