Procès des Khmers rouges : les préjudices des nouvelles croisades de l’Occident

En démissionnant avec fracas du tribunal des Khmers rouges, le juge genevois Laurent Kasper-Ansermet (Le Courrier du 20 mars) souligne une fois de plus le fossé d’incompréhension entre l’ONU et le pouvoir cambodgien, les deux parrains de ce tribunal ad hoc. Le nœud du conflit : l’ouverture ou non de nouvelles enquêtes sur cinq cadres (dossiers 3 et 4) du régime déchu de Pol Pot qui a fait près de 1,7 millions de morts. Mais derrière cette question, se profile un problème bien plus vaste : celui de la pertinence et des limites des juridictions internationales.

Pour mémoire, un accord avait été trouvé en 2003 entre Phnom Penh et l’ONU sur la mise en place des Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (CETC). Cette juridiction mixte, composée de magistrats internationaux et nationaux, avait pour mission de juger les plus hauts dirigeants et les principaux responsables des massacres perpétrés entre 1975 et 1979. Seulement, aujourd’hui, il y a désaccord sur qui doit figurer sur le banc des accusés.

Pour Phnom Penh, les procès doivent se limiter à ceux déjà entamés : celui de Duch (cas 001), le directeur du centre d’extermination S21 – il vient d’être condamné à perpétuité – et ceux des quatre plus hauts dignitaires khmers rouges encore en vie – Khieu samphan, Nuon Chea, Ieng Sary et sa femme Ieng Thirit (cas 002). Mais l’ONU accuse le gouvernement de Hun Sen de violer cet accord en s’opposant à de nouvelles poursuites. Tandis que d’influentes ONG, Amnesty International en tête, dénoncent un « déni de justice pour les victimes » et accusent Phnom Penh d’ingérence. « Le gouvernement cambodgien essaie de contrôler sur qui ce tribunal enquête et qui il poursuit », affirme Clair Duffy, de l’organisation Open Society Justice Initiative.


Le prix de la stabilité

« Il ne faut pas être plus royaliste que le roi, nous sommes les victimes de Pol Pot. Nous sommes plus demandeurs de justice que vous ». Dim Sovannarom errait enfant dans les charniers khmers rouges. Il a, comme presque tous les Cambodgiens, perdu sa famille. Aujourd’hui chef de la section des relations publiques aux CETC, il s’évertue à faire connaître les enjeux de ces procès aux populations rurales en organisant des transports quotidiens. Depuis 2009, plus de 120’000 paysans ont pu ainsi venir des provinces à Phnom Penh pour suivre les audiences. Sa réaction révèle l’agacement côté cambodgien face à ce qui est perçu comme des jugements à l’emporte-pièce de la communauté internationale. Le porte- parole déplore le manque de connaissance du contexte local de la part des magistrats internationaux. « Certains, à peine arrivés, lancent des actions de manière unilatérale, sans chercher à instaurer le dialogue avec leurs homologues cambodgiens », affirme-t-il. Contacté par téléphone, le juge Ansermet n’a pas souhaité s’exprimer.

Selon le politologue belge Raoul Marc Jennar, grand connaisseur du Cambodge pour y avoir séjourné plus de 20 ans – il est conseiller régulier du gouvernement – la source du malentendu remonte à avant 2003. « Il est malheureux que ceux qui ont négocié l’accord (ndrl : les représentants de l’ONU et de Phnom Penh) n’aient pas défini avec précision qui devait être considéré comme hauts dirigeants et principaux responsables des massacres, relève-t-il. Or les cambodgiens n’étaient certainement pas les plus avertis des dangers que peuvent présenter les lacunes d’un texte juridique. »

Et d’ajouter : « Dans les zones khmères rouges vivent d’anciens cadres qui ont du sang sur les mains. Et il y a actuellement des personnes en liberté qui ont dirigé des centres de tortures où il y aurait eu encore plus de morts qu’à S21. Mais le gouvernement a conclu une amnistie avec les anciens khmers rouges. Et voilà le prix à payer. »

Le consultant belge rappelle que lorsque les forces de maintien de la paix de l’ONU quittaient le pays en 1993, un pont sautait chaque jour. « Il a fallu encore cinq ans pour que le Cambodge obtienne la paix et que les investisseurs osent enfin venir dans le pays. » Une stabilité que le gouvernement ne veut pas voir menacée.


Verrouiller le passé

Pour François Roux, l’ancien avocat de Duch, aujourd’hui chef du bureau de la défense au Tribunal spécial pour le Liban, les tensions autour des procès cambodgiens illustrent les difficultés auxquelles fait face la justice pénale internationale. « Une partie du malaise vient du fait que les tribunaux internationaux sont créés par décisions politiques. Mais ensuite, les juges doivent aller en toute indépendance jusqu’au bout de l’exercice et on navigue alors dans une complexité toute autre. On retrouve ce problème au Liban, où beaucoup se demandent pourquoi un tribunal pour l’assassinat de Hariri et pas pour les autres. Mais aussi au Rwanda, en ex-Yougoslavie ou en Afrique du Sud. On peut aussi s’interroger sur le pourquoi d’un tribunal au Cambodge et pas en Russie ou en Chine où il y a eu bien plus de morts. Que faire à partir de ces constats ? Personne n’a de réponse, sauf reconnaître que ces tribunaux fonctionnent beaucoup sur le symbole, ce qui est sans doute utile à la société mais insatisfaisant en équité et en droit. »

Il s’agirait donc de savoir combien de symboles sont nécessaires pour permettre à la société de se reconstruire et avancer. Chum Mey, l’un des deux derniers survivants de S21, ne veut pas d’autres procès. « Ces tribunaux coûtent très chers pour une justice pas très satisfaisante, explique-t-il. Ce qui m’importe, c’est que l’on juge de la manière la plus exemplaire possible ceux qui sont aujourd’hui sur le banc des accusés. » De son point de vue, l’arrestation d’autres responsables risquerait d’amener le chaos dans le pays, surtout dans les zones khmères rouges. Pour lui, la coexistence est possible. Avec d’autres victimes, il a créé une association où sont admis les anciens Khmers rouges prêts à s’engager pour la reconstruction du pays. « C’est pour moi, une manière de verrouiller ce passé et de regarder l’avenir. »

Le célèbre cinéaste Rithy Panh, rescapé des camps, estime lui aussi que la population ne comprendrait pas qu’on continue d’investir tant d’argent dans des procès de toute évidence lacunaires. Ce alors que le pays reste très pauvre. Pour lui, le procès de Duch a déjà permis plusieurs avancées : diffusion à la télé nationale, édition de manuels scolaires (inexistants jusque-là) sur la période khmère rouge. « Il vaudrait mieux investir dans la documentation afin de permettre aux Cambodgiens de connaître leur histoire récente », estime le cinéaste. Il rappelle que la paix a été gagnée par le gouvernement cambodgien – et non par la communauté internationale – qui a « vaincu seul la guérilla khmère rouge. »



Droits de l’homme instrumentalisés

Rithy Panh a été plus d’une fois agacé par ce qu’il appelle « le deux poids deux mesures » des internationaux. Invité début mars à Genève pour débattre au Festival du Film et Forum international sur les Droits humains (FIFDH), il interrogeait à propos du procès de Duch : « pourquoi, lorsque les magistrats auditionnent les Cambodgiens, leur posent-ils des questions aussi stupides que la forme de la boîte dans laquelle ils devaient uriner, alors qu’aux témoins occidentaux, ils leur adressent des questions intelligentes et philosophiques sur l’éthique et la morale face à un crime contre l’humanité ? Pourquoi ont-ils expédié les auditions de Vann Nath et de Chum Mey (ndrl : deux des trois derniers survivants de S21 en 2009) ? »

Une « arrogance » qui constitue une réelle pierre d’achoppement entre Cambodgiens et internationaux. « Le gouvernement commet de nombreuses maladresses dans sa manière de communiquer, reconnaît Raoul Jennar. Mais la radicalité absolue de certaines organisations internationales, qui tendent à confondre promotion des droits de l’homme et guerre de croisade, cause un tort considérable. » Le Belge, qui se défend de tout relativisme, considère que ces organisations doivent faire preuve de plus de pédagogie. « Si l’on s’en tient à l’Asie du Sud Est, l’acharnement de ces organisations à l’égard du Cambodge est déséquilibré par rapport à Singapour, au Vietnam, au Myanmar ou à la Malaisie. »

« Les Cambodgiens savent d’où ils viennent et ce qu’ils ont perdu, poursuit Jennar. Un état de droit ne se construit pas du jour au lendemain dans un pays où on a rouvert la première faculté en 1990. Mais cela, les internationaux l’ignorent ou feignent de l’ignorer. »

Pour François Roux, le risque d’instrumentalisation des droits de l’homme existe bel et bien, ce au nom d’un idéal de justice. « Les magistrats pensent de bonne foi que, quand ils sont juges dans un tribunal international, ils se doivent de partir en croisade contre l’impunité. Or ils doivent garder à l’esprit qu’ils sont là uniquement pour juger celui qui est dans le box et prendre à son égard la décision la plus juste après avoir entendu l’accusation et la défense. »

Carole Vann/Infosud


A découvrir : reportages radio de Carole Vann sur le Cambodge.



Les désaccords de l’avocat et du cinéaste

François Roux et Rithy Panh ont tous les deux travaillé avec l’ancien directeur khmer rouge de S21 pendant de longs mois. Ils se connaissent et s’apprécient malgré leurs divergences sur Duch. Ils sont invités à débattre ce dimanche 4 mars à Genève, au Festival du Film et Forum international sur les droits humains. Voici quelques-uns de leurs désaccords.


La sentence
L’ancien avocat français de Duch, François Roux, n’a pas caché sa déception et son amertume dans les jours qui ont suivi le jugement final imposant à Duch une peine de prison à vie. «Si le procès devait servir de leçon, ce n’était pas par une condamnation à perpétuité. Il y avait beaucoup mieux à faire pour l’humanité.»
«L’humanité ne peut pas se porter moins bien, répond Rithy Panh. L’humanité se comporterait mal si Duch était libéré. Je suis partisan qu’on juge les individus sur des actes précis. La perpétuité, c’est la peine qui convient à ses crimes contre l’humanité. Pourquoi plus le crime est grand, plus on relativise la peine ? Si il avait tué 10 personnes, on l’aurait condamné à perpétuité dans n’importe quel pays. Pourquoi devrait-on relativiser au-delà de 12 000 ? Les morts n’ont pas le même poids.»
«Maintenant que le crime est condamné, c’est aux victimes d’être plus courageuses et c’est à elles de décider si elles peuvent pardonner. Si cela ne concernait que moi, je laisserais Duch rentrer mourir chez lui dans quelques années.»


La vengeance
François Roux estime qu’il aurait fallu tenir compte des éléments contenus dans le dossier pour faire faire du chemin à la société, aux victimes… «On a construit sur la souffrance des victimes. Mais la société et la presse ne devraient pas être apaisées par ça, ou alors c’est un échec patent de la justice. L’équation est faible. 12 000 morts = la perpétuité. Ce n’était pas la peine de dépenser tous ces millions, de mobiliser autant de monde et de temps pour aboutir à ça.»
«On ne jubile pas à la condamnation de Duch, réplique Rithy Panh. N’imposez pas cette image de Cambodgiens au regard vengeur et jubilateur. La perpétuité c’est la peine qui convient à ses crimes.»

François Roux décrit cette peine comme «une exclusion à vie de la communauté des humains» mais pour Rithy Panh «on parle de l’homme qui commandait M13 puis S21, d’un homme qui a travaillé au remodelage d’une nouvelle société policière, répressive, une société de terreur». «Duch n’était pas un petit délinquant.»


Les larmes de Duch et les ratages du procès
Evoquant les ratages du bureau des procureurs qui «n’a pas su valoriser les regrets exprimés par Duch pendant l’instruction», ni la reconstitution à laquelle les juges d’instruction ont procédé en amont du procès. Duch s’effondrant sur l’épaule de son gardien à S21 et sa demande de pardon aux victimes constituent pour François Roux un temps fort du procès qui est resté inexploité voire ignoré. «Un raté phénoménal», déplore-t-il. «Pourquoi on n’a pas construit là-dessus?»

«Ce ne sont pas les larmes de Duch qu’on juge, ce sont les choix d’un homme, ce sont ses crimes, sa vie politique, son rôle dans la société. Si Duch avait été ému, révolté devant le crime, on n’en serait pas là.»
«Les pleurs de S21, remettons-les dans leur contexte mais n’en faisons pas le motif de la sincérité retrouvée de Duch. Ce n’est pas parce qu’on pleure que ça y est on est sur le chemin de l’humanité. Je ne mets pas en doute les remords de Duch mais combien de gens ont pleuré devant lui sans qu’il lève le petit doigt pour les aider? Les pleurs n’induisent pas que Duch a tout expliqué, ni qu’il a fait ce qu’il fallait faire, ni qu’il a dit ce qu’il fallait dire. Stéphane Hessel lui avait conseillé d’assumer sa peine avec courage. Mais Duch a fait appel. Quelqu’un qui plaide la libération au bout de plusieurs mois de procès et de soi-disant coopération, ça me laisse perplexe.» Sans compter, souligne le cinéaste, que cette réaction fut très agressive par rapport aux victimes.
Quant aux ratages du procès, Rithy Panh regrette, lui, qu’il n’y ait pas eu assez de travail sur les liens de Duch avec le Comité central et sur le rôle spécifique qu’il jouait dans l’appareil sécuritaire. Il épingle au passage la stratégie de la défense : «La défense qui ne cite pas Nuon Chea pour défendre Duch, ça reste une incompréhension. Pourquoi n’a-t-elle pas fait venir  Nuon Chea à la barre pour montrer la mécanique et la coopération sincère de Duch?»


La position de Duch
Autre terrain de désaccord entre les deux hommes : la position de Duch. François Roux critique la procureure cambodgienne qui s’oppose aux cas 3 et 4. «Comment peut-elle tenir le raisonnement que les cas 3 et 4 ne correspondent pas à des hauts responsables alors que dans la hiérarchie ils étaient au-dessus de Duch?»
«Le débat sur “il n’est pas leader”, c’est intéressant, rebondit Rithy Panh. Il faut démontrer que Duch fait partie des hauts responsables et à quel niveau. Il y a eu des manquements sur l’explication réelle du rôle de Duch. On n’a pas su dire pourquoi il n’était pas un chef de prison comme un autre, pourquoi il était toujours au milieu du dispositif depuis M13 jusqu’à S21 ? Tout est à démontrer ! Ce que Duch a reconnu c’est l’évidence, on s’est arrêté à l’évidence, on n’est pas allé plus loin.»


Le choix des témoignages et le crime d’obéissance
«Qu’a-t-on fait du témoignage de François Bizot, regrette François Roux. Est-ce qu’on a creusé ce qu’a dit David Chandler sur le crime d’obéissance? […] On ne sort pas comme ça d’années d’endoctrinement. On a zappé le régime de terreur.»
«François Bizot dit que derrière un criminel il y a un homme. On avance beaucoup dans la connaissance de la vérité et dans la connaissance de l’histoire avec des phrases comme ça !», réagit Rithy Panh. «Ce sont toujours les Cambodgiens qu’on écoute en dernier. On écoute François Bizot, on écoute David Chandler. Et Vann Nath ? Et Chum Mey ? Et les familles des victimes ? Il est peut-être temps de poser des questions intelligentes aux Cambodgiens sur l’humanité, sur l’éthique, sur le problème moral face à un crime de cette ampleur. Est-ce que Vann Nath et Chum Mey n’ont pas d’opinion là-dessus ?»
«Quant au crime d’obéissance, on connaît la réponse, ajoute Rithy Panh. Même Khieu Samphan dit que ce n’est pas lui qui décide, sous-entendu il obéit. Tous les grands criminels disent ça.»


Le bouc-émissaire
L’avocat François Roux est convaincu que Duch paye son revirement en fin de procès. Un revirement qu’il interprète toujours comme une démonstration que Duch «est resté un être humain». Et il ajoute que la justice a fait de son ancien client un symbole. «Un symbole qu’on condamne, c’est un bouc-émissaire.»
«Le bouc-émissaire, je suis d’accord qu’il ne doit pas l’être, plaide Rithy Panh. Ce n’est pas lui seul qui a conçu le crime.»
Sur ce point au moins, l’avocat et le cinéaste sont d’accord.

Duch condamné à perpétuité : un bon point pour le Cambodge ?




Chum Mey déborde de joie après le verdict. (Anne-Laure Porée)




La perpétuité. Il n’existe pas de peine plus lourde au Cambodge. La Cour suprême a annulé la peine de 35 ans prononcée en première instance contre Duch : «La Chambre de première instance a attaché un poids excessif aux circonstances atténuantes et un poids insuffisant à la gravité des crimes et aux circonstances aggravantes.» Ampleur et durée des crimes, torture systématique, conditions de détention déplorables à S21 placent cette affaire «parmi les plus graves ayant été portées devant les juridictions internationales».


Gravité des crimes et circonstances aggravantes
Duch n’a cessé de «s’employer à améliorer l’efficacité» de S21, rappellent les magistrats. «Le fait qu’il ne se trouvait pas au sommet de la chaîne de commandement du Kampuchea démocratique ne justifie pas une peine plus légère. […] Il n’existe aucune règle selon laquelle les peines les plus lourdes seraient infligées uniquement aux personnes les plus haut placées dans la chaîne de commandement.» La cruauté et le zèle particuliers de Duch constituent aux yeux des juges des circonstances aggravantes qui annulent toute circonstance atténuante. «La peine doit être suffisamment sévère pour prévenir la répétition de crimes similaires», déclare la Chambre qui estime que la peine la plus lourde est la seule appropriée pour répondre «à la violence imposée aux victimes, à leurs familles et à leurs proches, au peuple cambodgien et à tous les êtres humains.»


Le soulagement des parties civiles
«Usine de mort», «homicides impitoyables», «maux incurables», «les pires [crimes] de l’histoire de l’humanité», «des souffrances qui n’appartiennent pas au passé», les mots qui justifient la sentence sont choisis, ils sont forts. Les victimes et familles de victimes se sont senties écoutées. «C’est un pas énorme. Ca a été deux années d’attente, trente ans de demande de justice et à la fin les parties civiles ont eu gain de cause», s’enthousiasme Antonya Tioulong qui décrit, entre les parties civiles, un moment d’émotion partagée et un soulagement commun. «Chum Mey disait qu’enfin nous allions pouvoir aller de l’avant» rapporte-t-elle.


Chum Mey jubile
Chum Mey, le médiatique rescapé de S21, sort en jubilant. Devant une foule de journalistes, il répète qu’il est heureux, «vraiment très heureux». «J’espérais cela depuis le début. Avec la perpétuité, ce tribunal rend pleinement justice. Sans cette condamnation à perpétuité, il n’y aurait pas de réconciliation possible. Ce tribunal est un tribunal modèle pour le monde entier.» Fringuant monsieur de 81 ans, Chum Mey annonce qu’il ira jusqu’au bout du procès 002 puisqu’il a obtenu justice dans le cas 001.




Duch, le visage sombre. Il écoute debout le verdict définitif qui le condamne à la prison à perpétuité. (Anne-Laure Porée)




La violation des droits de l’accusé balayée
En rupture fondamentale avec la chambre de première instance, la Cour suprême n’accorde aucune mesure de réparation pour la violation des droits fondamentaux de Duch. En substance, si l’accusé a été placé en détention provisoire illégale pendant huit ans (sur ordre d’un tribunal militaire) avant d’être poursuivi par les CETC, ce n’est pas le problème des CETC. Deux juges internationaux s’inscrivent en désaccord avec cette position : la juge Klonowiecka-Milart et le juge Jayasinghe. Eux souhaitaient prendre en compte la violation de ces droits et auraient donc commué la peine à perpétuité en 30 années de prison.


Le “mauvais calcul” de Duch
«La perpétuité, je crois que c’est certainement la sentence que le public voulait», commente Alex Hinton, un chercheur qui a assisté régulièrement aux audiences du procès Duch. «Les Cambodgiens vont être très satisfaits. Pour quelqu’un qui a est responsable du meurtre de 12 272 personnes, je crois qu’une peine à perpétuité peut être vue comme appropriée. Clairement c’était un mauvais calcul de la part de Duch de changer sa stratégie. Je crois que s’il avait continué à argumenter qu’il s’excusait et s’il n’avait pas critiqué les dépositions de parties civiles et de témoins, s’il n’avait pas été si combattif, même s’il disait “je suis désolé, je prends la responsabilité”, peut-être qu’il aurait eu plus de circonstances atténuantes et peut-être que cette Cour les aurait prises en compte.»


Critiques
Pour certains observateurs du tribunal, comme Clair Duffy, d’Open Society Justice Initiative, c’est non seulement une surprise mais aussi une aberration. «On doit équilibrer avec les droits de l’accusé. Vous savez, la détention provisoire illégale, c’est une norme dans ce pays. Pour moi, cette décision est un très mauvais exemple pour développer l’Etat de droit.» Long Panhavuth, d’OSJI aussi, ajoute : «Cela signifie que parce que Duch est mauvais, on peut le maltraiter. Je crois qu’ils ont cherché à calmer la demande du public. Duch n’est qu’un bouc-émissaire.» Un Cambodgien qui a vécu le régime khmer rouge interpelle : «Duch a passé huit ans en détention illégale ? On pourrait considérer que c’est pour ses crimes commis à M13 lesquels n’ont pas été jugés…»


Eviter que Duch devienne un bouc-émissaire
Pour éviter que Duch ne finisse bouc-émissaire, nombreux sont ceux qui suggèrent d’accélérer le procès 002, dans lequel les accusés sont beaucoup plus âgés (entre 80 et 86 ans) et qui jusqu’ici s’avère poussif. «Maintenant il faut poursuivre sans tarder le procès contre les autres criminels», commente Ong Thong Hœung, auteur du livre J’ai cru aux Khmers rouges.
Le réalisateur Rithy Panh rappelle que «Stéphane Hessel avait recommandé à Duch d’assumer sa sentence avec courage, Duch a choisi la rupture.» Les choix de Duch ne doivent pas être oubliés. Puis il ajoute : «Duch serait un bouc émissaire s’il était le seul condamné. Mais ce procès n’est qu’une étape. Cruciale. C’est la première fois que le bourreau est condamné et les victimes reconnues. Laissons le tribunal travailler sur les cas suivants pour que Duch ne soit pas le seul à porter la responsabilité du génocide des Khmers rouges.»


Dans 7 ans, il pourrait demander à sortir
Dans l’énoncé du jugement final, deux paragraphes sont consacrés à la durée d’emprisonnement déjà effectuée par Duch, soit 12 ans et 269 jours. On se demande bien à quoi cela sert de le noter puisqu’il est condamné à la perpétuité. C’est Silke Studzinsky, avocate des parties civiles, qui note en sortant de l’audience qu’au Cambodge, un accusé condamné à la perpétuité peut demander sa libération au bout de vingt ans. L’avocate fait vite le calcul. Cela signifie que Duch pourra soumettre une demande dans un peu plus de sept années. Pour Silke Studzinsky, ce n’est pas une bonne nouvelle. Cela dit, une demande n’aboutit pas nécessairement à une approbation, d’autant plus qu’après la médiatisation du procès et du verdict (il était retransmis sur chaines de radio et de télévision en direct), il sera difficile à la justice cambodgienne de justifier une libération de Duch.


Pas de réparations symboliques et morales
En dehors de la peine, les parties civiles attendaient de savoir ce qu’il en serait des réparations symboliques et morales. Le résultat est simple: rien de plus qu’en première instance. Concrètement cela veut dire que les parties civiles verront leur nom inscrit dans le jugement et qu’une compilation des excuses et des déclarations de Duch reconnaissant sa culpabilité sera diffusée. Point. La Cour suprême adopte ainsi une définition extrêmement restrictive et peu courageuse. «La Chambre conclut qu’un certain nombre de demandes sont vouées à être rejetées parce qu’y faire droit reviendrait à prononcer une décision contre l’Etat cambodgien.» Inutile d’espérer des unités de soins, une journée nationale du souvenir, ou même l’attribution de noms de victimes à des bâtiments publics.


10 parties civiles reconnues
Enfin, autre élément clé de ce jugement final : 10 parties civiles sur 22 ont été reconnues. Le cas de Ly Hor, premier cité sur la liste, laisse perplexe tant son témoignage au cours du procès de Duch fut peu crédible. Cette reconnaissance détermine qu’au final le procès contre Duch compte 78 parties civiles. Au début, elles étaient 94, quatre d’entre elles se sont retirées en cours de procès et sur l’ensemble des dossiers contestés 12 n’ont pas obtenu la reconnaissance des juges. Morn Sophea attendait cette décision avec angoisse. Le voilà heureux. Pour cet homme de 46 ans rencontré à Tuol Sleng la veille du verdict, ce jour sera désormais marqué d’une pierre puisqu’en étant reconnu comme partie civile, le tribunal reconnaît officiellement que sa mère et ses deux frères furent victimes de S21.
Un autre heureux fut Chum Sirath. Il déclarait à la veille du verdict : « Je veux que ma belle-sœur et son enfant soient reconnus comme victimes». Le 3 février 2012 ses vœux sont exaucés. Les noms de Kem Sovannary et de son enfant seront intégrés à la liste des victimes sur le jugement.


Le gouvernement cambodgien marque son soutien au tribunal
En ces temps de rapports houleux entre le gouvernement cambodgien et les Nations unies qui défendent la nomination d’un juge d’instruction prêt à poursuivre d’autres accusés, en ces temps difficiles pour le personnel cambodgien (le personnel juridique n’est pas payé depuis octobre et les autres depuis janvier faute d’argent), la présence au verdict de députés, de sénateurs et du vice Premier ministre Sok An est un signal fort de soutien aux CETC. Sok An, dans un communiqué de presse, évoque « une journée historique pour le pays et pour l’humanité », salue « un nouveau type de cour établi dans les annales de la justice internationale » et « un procès équitable », il rappelle la fréquentation record des audiences, la participation des victimes en qualité de parties civiles…

Les donateurs ne financeront pas éternellement un tribunal qui a déjà coûté 141 millions de dollars, mais ils entendront peut-être la portée de la sentence et la volonté cambodgienne de mener le procès 002 à son terme.  
Pour le Cambodge, ce verdict, malgré les critiques dont il peut faire l’objet, améliore son image sur la scène internationale. En effet, le premier procès d’un ancien haut responsable khmer rouge arrive à son terme alors qu’il y a dix ans, peu de gens y croyaient. Les crimes sont jugés dans le pays où ils ont été commis. C’est un succès pour le pays qui a pris la présidence de l’Asean il y a deux mois.

«Vann Nath est mort, il n’a pas vu cette lumière de la justice»

Chum Mey, rescapé de S21 et président de l’association de victimes Ksaeum Ksan, a aujourd’hui 81 ans. A la sortie de l’audience où le verdict définitif contre Duch venait d’être prononcé il jubilait. Le regard pétillant, il ne cessait de répéter aux journalistes qu’il était très heureux de cette sentence à perpétuite. Extraits de ses déclarations à la sorti de l’audience :

«Je suis très heureux aujourd’hui, vraiment très heureux. Il a été condamné à perpétuité. J’espérais cela depuis le début. Si ça n’avait pas été à perpétuité mais seulement 35 ans, ce tribunal n’aurait pas rendu justice. Duch a tué tant de gens, est-ce qu’on aurait pu considérer comme un modèle une peine de 35 ans ? Avec la perpétuité, ce tribunal rend pleinement justice. Mon but maintenant c’est de travailler à la réconciliation entre les bourreaux et les victimes. Sans cette condamnation à perpétuité, il n’y aurait pas de réconciliation possible. Les Cambodgiens auraient gardé de la rancœur les uns contre les autres. Dans un autre pays peut-être que Duch aurait déjà été pendu. Nous c’est la perpétuité. Ce tribunal est un tribunal modèle pour le monde entier.
S’il n’y avait pas eu de justice, je n’aurais pas été au procès 002. Maintenant je vais aller jusqu’au bout. Si le cas 001 a rendu justice, certainement on rendra justice dans le cas 002.
Duch avait le visage sombre [quand il était debout face aux juges]. Il espérait être libéré et il se retrouve avec la perpétuité, alors forcément il a le visage sombre.
Vann Nath est mort, il n’a pas vu cette lumière de la justice. Je pense qu’il était avec moi pour écouter le verdict parce que je suis un rescapé encore en vie.
Je voudrais faire une stèle à l’intérieur de Tuol Sleng où on sculptera les noms des victimes pour que les prochaines générations sachent. Ces dizaines de milliers de noms, il faut les sculpter pour l’histoire.»

Trente-trois ans après les crimes, enfin un verdict

«C’est un jour historique pour les victimes de ce régime», déclare Dim Sovannarom, le chef de la section des affaires publiques qui a orchestré cette vaste campagne. «Cette journée va marquer la fin de l’impunité pour celui qui était le haut responsable de la prison S21. Trente-trois ans après les faits, on y arrive et le pays du crime est le pays du jugement.»

Expliquer

Pourquoi cette vaste entreprise d’information sur le verdict ? «Ca vaut le coup de travailler pour que la justice soit comprise», répond Dim Sovannarom. «Notre rôle c’est d’expliquer ce qu’est un procès équitable, pourquoi la participation du public est importante, pourquoi témoigner est important. Le public cambodgien n’a jamais vu ça et se pose beaucoup de questions : pourquoi l’accusé parle comme il le fait, pourquoi il a tant d’avocats, pourquoi la justice est-elle si longue… Nous expliquons que les crimes ont eu lieu au Cambodge et que le tribunal travaille au Cambodge pour qu’ils comprennent leur histoire.»

Il y a encore quelques années, ceux qui croyaient à une procédure judiciaire étaient minoritaires. Pourtant le premier procès d’un ancien haut responsable khmer rouge s’achève. En juillet 2010, le tribunal parrainé par l’ONU et mandaté pour juger les anciens dirigeants et hauts responsables khmers rouges avait condamné Duch à 35 ans de prison pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre. Duch avait fait appel et demandé sa libération. C’était dans la lignée de sa volte-face opérée une demie heure avant la fin des audiences de première instance, à la stupéfaction du public, des victimes et de la cour. Son avocat Kar Savuth argumentait que Duch n’était pas un haut responsable du régime étant donné que le Kampuchea démocratique avait compté 196 autres prisons, faisant pour certaines plus de victimes que S21. Le jugement final devrait répondre à cette question de la défense, argumenter sur la responsabilité de Duch et et peut-être définir qui sont les plus hauts responsables.

Angoisses autour de la sentence

Face à une telle position, pour les parties civiles, ce qui se joue ce vendredi, c’est bien sûr la sentence. Chum Mey et Bou Meng, tous deux survivants de S21, clament qu’ils voudraient voir Duch emprisonné à vie. Les réparations symboliques et morales sont aussi au cœur des attentes des parties civiles. «Ce qui m’intéresse, explique Chum Sirath, c’est si les juges ont trouvé des solutions imaginatives pour accorder des réparations parce que la décision en première instance de mettre la liste des noms des victimes de S21 sur internet, c’est de la rigolade.» Pour d’autres, c’est leur histoire qui se joue. Morn Sothea, 46 ans, a perdu sa mère et deux frères à S21 mais, en première instance, son dossier de partie civile a été rejeté, faute de documents étayant son lien de parenté avec sa mère. A la veille du verdict il retrouve les parties civiles réunies à Toul Sleng avant un dîner de solidarité. Pour tous, sur le site de S21, les histoires des disparus reviennent comme une vague douloureuse. Dans un coin reculé, Morn Sothea raconte en larmes qu’il attend seulement qu’on reconnaisse les siens comme victimes. «Depuis quatre jours, je ne me sens pas bien, je me fais beaucoup de souci sur le verdict et sur le résultat pour moi. J’attends depuis si longtemps.»

«Ce verdict on l’attend, on l’attend, depuis trop longtemps. On est très content de l’entendre enfin, déclare Chum Mey, rescapé de S21 âgé aujourd’hui de 81 ans. En même temps, j’ai peur et je me fais du souci. Toutes les parties civiles attendent le résultat du verdict. On est un peu soulagés parce que le tribunal a permis aux victimes de participer au procès, nos avocats nous ont aidé à entrer dans ce tribunal et avoir une voix. Mais on attend le résultat.»  

«La condamnation du criminel est dans la normalité d’une société qui avance», confie Rithy Panh, qui n’est pas partie civile mais dont l’oncle a été exécuté à S21. «Ca ne soulage rien au niveau personnel. Un oncle mort assassiné reste un oncle mort assassiné. Nous ne serons pas soulagés mais par contre il serait insupportable que le criminel ne soit pas condamné.» Rithy Panh ira entendre le verdict. Pas pour voir Duch sur lequel il a tourné un documentaire hallucinant intitulé “Duch, le maître des forges de l’enfer” et qui lui a inspiré un essai exemplaire, co-écrit avec Christophe Bataille : L’élimination. «La justice sépare les assassins et les victimes. Je veux voir la justice le dire. L’homme qui a commis un crime n’est pas comme nous.»

« Un bon point pour le Cambodge »

Le procès de Duch a connu une fréquentation sans précédent dans l’histoire de la justice internationale : 31 000 Cambodgiens ont assisté aux audiences et aujourd’hui le tribunal annonce des chiffres record : 111 000 visiteurs accueillis jusqu’ici. Le procès de Duch a permis de libérer la parole sur cette page sombre de l’histoire, dans les familles, et a initié sa réintroduction dans les programmes et les manuels scolaires. «C’est un bon point pour le Cambodge de demain», estime Rithy Panh. «C’est un exemple important pour le pays quand un haut responsable qui a commis un crime doit trente ans plus tard faire face à la justice. Ce que je crains c’est que Duch soit le seul condamné.» Des craintes alimentées par les débuts poussifs du deuxième procès contre les trois accusés, Khieu Samphan, Nuon Chea et Ieng Sary, âgés entre 80 et 86 ans.

Forte présence politique au verdict

Chaque année, le tribunal fait face à des défauts de financements qui occasionnent d’important retards de salaires côté cambodgien. A ce jour, le personnel juridique cambodgien n’est plus payé depuis octobre et le reste du personnel n’est plus payé depuis janvier. Le verdict définitif est une bonne nouvelle pour le tribunal, une journée historique pour le Cambodge, que le gouvernement cambodgien ne manquera pas de souligner par la présence de hauts représentants de l’Etat à la cour ce vendredi matin : des députés, des sénateurs, le Secrétaire d’Etat à l’information et surtout Sok An, ministre du Conseil des ministres, sont attendus à l’ouverture de l’audience. Un soutien politique marqué pour un jugement final qui arrive à point nommé pour motiver les donateurs à rallonger leur aide.

Dans quelle mesure le bras de fer entre Phnom Penh et les Nations unies sur les poursuites contre d’autres accusés (les fameux cas 003 et 004) influe-t-il la bonne volonté des pays donateurs ? Difficile à dire. Le tribunal a coûté 141 millions de dollars depuis son démarrage, il n’est pas sûr que les donateurs, fort discrets, aient très envie de subventionner de nouveaux procès. Pour le coup ils seraient en phase avec le gouvernement cambodgien qui ne veut pas de ces procès. Il reste à trouver une porte de sortie au grand dam de la société civile et des victimes qui souhaiteraient aller au-delà du cas 002.

Malgré ces tensions, le Cambodge signe une victoire avec ce verdict. Après la paix, gagnée en 1998 suite à trente ans de guerre, vient le temps de la justice et d’une plus grande crédibilité sur la scène internationale.

L’instruction en stand-by

Après la démission du juge d’instruction Siegfried Blunk en octobre dernier, sous prétexte d’interférences politiques, aucun remplaçant n’a été nommé au côté du juge d’instruction cambodgien You Bunleng. La logique aurait été que le juge de réserve, le Suisse Laurent Kasper-Ansermet (en poste depuis décembre 2010), prenne le relais mais sa nomination du côté khmer, par le Conseil suprême de la magistrature tarde. La presse locale évoque un bras de fer engagé entre les Nations unies et le gouvernement cambodgien depuis plusieurs mois. Le juge Kasper-Ansermet estime que les raisons sont politiques car il est favorable à une instruction dans les très controversés cas 3 et 4. Pour la petite histoire, le juge You Bunleng qui refuse de collaborer avec le juge suisse tant qu’il n’est pas nommé officiellement par l’institution cambodgienne, siège justement au Conseil suprême de la magistrature…

L’ennuyeuse rentrée du tribunal

Pas d'enfants-soldats chez les Khmers rouges, prétend Nuon Chea. Pourquoi personne ne le confronte aux archives de la propagande khmère rouge qui montrent parfois ces fameux enfants-soldats ? (Direction du cinéma du Cambodge)

Nuon Chea veut l’original pas la copie

Toute la semaine, Nuon Chea a réclamé avec obstination de voir les documents originaux, et non les copies présentées au cours de son interrogatoire sur les écrans d’ordinateurs de la cour. Par exemple lorsque les procureurs faisaient référence à un magazine du Kampuchea démocratique, Nuon Chea demandait à voir l’exemplaire original, en couleurs. «Comment puis-je croire la cour à 100% si on ne me montre pas le document original?» insistait-il. Nuon Chea a ainsi utilisé ce prétexte pour ne pas s’étendre sur la politique du parti. Sans compter que les lettres étaient trop petites sur les documents qu’il devait lire à l’écran ou qui lui avait été remis. Les juges ont bien entendu rappelé que les copies électroniques d’un document de preuve pouvaient être utilisées mais l’accusé en a décidé autrement.


Les avocats de Nuon Chea attaquent Hun Sen

Une fois n’est pas coutume, en début d’audience, l’avocat de Nuon Chea Michiel Pestman a dénoncé les déclarations du Premier ministre Hun Sen décrivant son client comme «un tueur et un génocidaire». Déclarations rapportées par un journaliste lors d’une conférence de presse au Vietnam la semaine précédente. «Il n’appartient pas au Premier ministre de décider si mon client est coupable», a rappelé l’avocat qui défend le droit à un procès équitable de son client. «Cela vous appartient à vous, les juges de cette cour.»


Un test photo pas brillant

Une photographie des dirigeants khmers rouges en rangs d’oignon devant un drapeau communiste a été présentée à Nuon Chea sur laquelle il lui a été demandé d’identifier les protagonistes. Nuon Chea ne s’est pas reconnu lui-même et à la grande stupéfaction du public, il n’a pas non plus reconnu Pol Pot dont l’image n’a pourtant rien d’ambigu. Le bureau des procureurs demande ensuite à Nuon Chea s’il identifie Marx, Engels, Lénine, Staline sur les posters en arrière-plan. «Je me souviens de l’homme à barbe» explique Nuon Chea. «Je peux voir Staline parce qu’il a sa moustache». Ces échanges devant les juges ressemblent à un jeu de dupes. C’est à se demander qui prend l’autre pour un imbécile ?


Les non de Nuon Chea

Le 11 janvier, Nuon Chea affirma à Dale Lysak, du bureau du procureur, que non, il n’a pas remplacé Pol Pot comme Premier ministre quand ce dernier était malade. Et non, le parti n’a pas non plus recruté des enfants soldats dans ses unités. Les adolescents venus des campagnes, âgés de 15-16 ans, dit-elle, étaient responsables d’escorter les cadres et le bétail. Rien de plus. Pourtant dans certaines archives, comme dans le documentaire d’Adrian Maben intitulé “Les Khmers rouges : pouvoir et terreur” (produit en 2001), des archives montrent très clairement des enfants soldats, armés, qui participent à l’évacuation de Phnom Penh. Dans les archives produites par les Khmers rouges pour leur propre propagande, des enfants soldats sont également filmés. Combien de photographes ont par ailleurs immortalisé les regards de ces enfants ?


Une accusation molle

Pourtant le bureau du procureur ne pousse jamais Nuon Chea dans ses retranchements. Le 12 janvier, l’embrouille se poursuit. La confusion règne dans les dates, le bureau du procureur s’intéresse à la période avant 1970, l’accusé ne répond pas sur la période concernée. Nuon Chea demande aussi sans cesse au président que Dale Lysak répète ses questions puis… il ne se souvient plus. Ou bien il se contente de réponses vagues, partielles. On s’attendrait à ce que l’accusation soit plus offensive, le confronte à des documents, à des déclarations, à des témoignages, mais non. Un journaliste commente : «Ils l’interrogent comme s’il était un témoin de l’histoire, pas comme un accusé».

Voici un exemple d’échange entre l’accusation et l’accusé :

— A quelle fréquence le comité central s’est-il réuni entre 1970 et 1975 ?

— Tout dépendait de la situation du moment.

— N’y a-t-il pas eu de réunions annuelles en plus des réunions extraordinaires ?

— Il y a parfois eu des réunions régulières et parfois des réunions extraordinaires. Nous étions souples, nous nous adaptions à la situation pratique…

Bref rien n’est précis, la ligne suivie par le bureau des procureurs est floue pour l’audience.


Khieu Samphan refuse de répondre

L’après-midi du 12 janvier s’annonçait plus intéressante, les juges appelant Khieu Samphan à la barre. Malheureusement l’affaire fut suspendue après d’interminables circonvolutions verbales. En effet, le juge Lavergne s’apprêtait à faire intervenir l’ancien chef de l’Etat khmer rouge quand celui-ci déclara : « S’il s’agit de questions sur le contexte historique du Kampuchea démocratique, je ne répondrai pas. J’ai déjà dit que je ne répondrai pas à des questions, que j’attendrai que les procureurs aient posé leurs questions.» Les procureurs protestent, Khieu Samphan tient une position ferme : « Le 13 décembre, j’ai clairement exprimé ma position, je n’ai rien d’autre à ajouter à ce que j’ai déjà dit le 13 décembre. J’espère que cela est clair. Monsieur le juge Lavergne ne perdons pas le temps précieux de la cour à poser des questions car j’ai déjà dit clairement que je n’ai rien à ajouter à ce que j’ai dit le 13 décembre.»


L’avocat demande au juge de soumettre ses questions à l’avance

Le juge Lavergne aura beau expliquer qu’il offre à l’accusé l’opportunité de faire des commentaires suite à la lecture de documents, rien n’y fait. L’avocat cambodgien de Khieu Samphan, Kong Sam On, se fait un devoir d’interrompre la cour régulièrement pour rappeler que son client ne veut pas parler et demander à discuter avec lui. Il a même le culot de demander au juge français de soumettre ses questions à l’avance. Le juge Lavergne balaie la requête de l’avocat avec calme : aucune disposition du règlement intérieur n’impose aux juges de soumettre leurs questions à l’avance. Puis il reprend la lecture des documents, avec ou sans les commentaires de Khieu Samphan.

Toutefois, l’audience patauge.


Comment faire tourner la cour en bourrique

Les procureurs s’interrogent : Khieu Samphan répondra-t-il aux questions lors des audiences consacrées au thème des structures administratives ? L’avocat dit que oui. Mais le président préfère s’enquérir directement auprès de l’accusé. «Je dois répondre que je ne peux répondre tout de suite.» Nil Nonn fait un geste de la main. «Merci Monsieur Khieu Samphan. Compte tenu du fait que Khieu Samphan exerce son droit à garder le silence, voilà qui a accéléré les choses, la chambre lève l’audience.»

Les juges n’ont pas posé leurs questions. Ils auraient pourtant pu partager leurs interrogations, même en l’absence de réponse de Khieu Samphan. La cour laisse la désastreuse impression que ce sont les accusés qui décident du planning, que personne n’a anticipé leurs réactions et surtout que personne n’a aucune parade.

Où va la chambre de première instance ?



Nuon Chea en audience le 13 décembre 2011. (CETC)




Sonnerie de fin d’entracte.
Les juges entrent vêtus de leur longue robe rouge. La cour se lève pour les accueillir avec respect, le public aussi mais pas les trois accusés. En tout cas pas ce matin. Avant même que les magistrats soient assis, Ieng Sary sort. Il va aux toilettes. A cet instant précis. Pas avant que les juges entrent. Pas après qu’ils soient installés.

L’interrogatoire de Nuon Chea par les juges reprend. Il avait été interrompu en début de semaine dernière. Nuon Chea se déplace difficilement jusqu’à la barre, soutenu par deux gardes. « Durant les quelques derniers jours, même s’il n’y a pas eu d’audience, mon état de santé ne s’est pas amélioré, j’ai des vertiges mais je ferai de mon mieux pour faire mon devoir devant la chambre», annonce-t-il.


De la base vers le sommet
La juge Cartwright résume les précédents propos de Nuon Chea, comme un générique s’adressant à ceux qui ont raté les épisodes précédents. Ensuite elle essaye de savoir quand se sont dessinées les lignes stratégiques et tactiques du parti. «La ligne a été élaborée de la base vers le sommet», prétend Nuon Chea. «Nous avons pratiqué le centralisme démocratique.» Tout se serait donc discuté à la base pour remonter vers les dirigeants du parti. La juge ne s’étonne pas, ne pose pas de question complémentaire. Pourtant, dans l’histoire, le parti a plutôt laissé l’impression inverse, à savoir que les décisions descendent du haut vers le bas. Ce que sous-entend cette déclaration de Nuon Chea c’est que tous les membres du parti ont décidé de la stratégie et de la tactique : tous responsables.


«Ecraser l’ennemi», une expression d’avant 1968
Nuon Chea assure que la lutte armée n’a commencé qu’en 1968. Il reconnaît qu’il y a eu dans les années précédant la naissance de l’Armée révolutionnaire du Kampuchea (ARK) une unité secrète de défense dont la mission était d’escorter les cadres. «Cette unité secrète de défense n’était pas armée, elle n’avait que des bâtons, le port de ses bâtons était légitime», argumente l’accusé. «Son autre mission, c’était d’écraser l’ennemi», avance la juge. « Elle n’avait pas pour fonction de tuer ou liquider qui que ce soit, sa mission était de protéger les cadres et le maintien du secret était essentiel. Il fallait des armes : ces armes n’étaient que des bâtons, des couteaux ou des haches, des choses que les paysans avaient», répond Nuon Chea.
Dans cette réponse, Nuon Chea reconnaît implicitement (si la traduction en français est juste) que le terme «écraser l’ennemi» signifiait, bien avant 1968, «tuer» ou «liquider».


Les révoltes de Samlaut : un terreau pour les Khmers rouges
Face aux magistrats, jamais Nuon Chea n’attribue aux Khmers rouges la paternité des révoltes de Samlaut (révoltes paysannes qui se déroulent d’avril à août 1967 et qui sont réprimées dans le sang). Mais elles constituent, selon Nuon Chea, le terreau d’un mouvement insurrectionnel qui gagne 19 provinces du pays en l’espace d’une année. Le comportement du régime en place justifie une telle évolution, estime l’accusé : les arrestations arbitraires, les exécutions, la misère et la faim qui tenaille. Bizarrement, lorsqu’il évoque la barbarie du régime, les mauvais traitements, il l’attribue à la seule «clique Lon Nol».


La stratégie à long terme de Silvia Cartwright
Les questions de la juge Cartwright sont l’occasion pour Nuon Chea de disserter sur les désaccords avec le Vietnam et sur cette prétendue volonté du voisin de contrôler le Cambodge. Pourquoi n’apporte-t-elle jamais aucune contradiction à l’accusé ? Pour le mettre en confiance ? Pour qu’il parle le plus possible ?
Ainsi quand la juge demande comment était armée l’ARK, Nuon Chea dénonce le pillage, par les Vietnamiens, des armes qu’envoyait la Chine. «J’essaye d’établir clairement qui étaient nos ennemis, qui étaient nos amis, et qu’on dise clairement qui a une dette vis-à-vis de qui. […] Ceux qui ne connaissent pas l’histoire risquent de ne pas comprendre que ce n’est pas le Cambodge qui a une dette vis-à-vis du Vietnam.»
Le danger des propos non contrebalancés de Nuon Chea se mesure côté public, quand les jeunes générations auxquelles il ne manque pas de s’adresser, sortent convaincues que l’accusé «a vraiment bien défendu le pays». Un expert analyse que la juge a une stratégie à long terme dont elle pose les bases et que la contradiction sera amenée plus tard, au fil du procès. Or le public du 13 décembre n’est pas le public du 14, ni même de l’année prochaine… Le temps de la justice est un temps étiré, pas nécessairement en phase avec les enjeux historiques et politiques. Pour l’instant, Nuon Chea passe pour un héros nationaliste, qui à l’heure du maquis vivait de riz, de prahok (saumure de poisson) et de sel.


Le discours adapté au public
Les accusés, eux, sont en phase. Quand Khieu Samphan, Nuon Chea entament leur journée d’audience, ils balaient le public du regard. Ils repèrent les bonzes, les paysans, les étudiants… et ne manquent pas d’adapter leurs propos. La salle est pleine d’étudiants ? Il leur glisse un mot. La salle est plein de militaires ? Il fonce sur le discours nationaliste. La salle est plein de moines bouddhistes ? Nuon Chea les saluent et s’étend sur le matérialisme comme fondement commun à la révolution et au bouddhisme. Il ne s’encombre pas de la définition du matérialisme dialectique, il le compare à la notion de compassion, terme à forte résonance religieuse. Marx et ses successeurs doivent s’en retourner dans leur tombe. Outre que Nuon Chea propose une vision sommaire voire caricaturale du bouddhisme, il se lance dans des rapprochements théoriques qui relèvent d’une véritable opération séduction : «Le bouddhisme essaye de s’affranchir de l’égoïsme/du soi. C’est une approche similaire qui est utilisée dans la révolution», prétend Nuon Chea. Peut-être sent-il que la théorie est bancale alors il ajoute : «dans certaines cas, ce n’est pas la même chose». Faut-il rappeler que les pagodes ont été brûlées, vidées, détruites, les moines défroqués, exécutés, les prières à Bouddha bannies ?


Le style offensif du juge Lavergne
Le juge Jean-Marc Lavergne a visiblement choisi une stratégie plus offensive que celle de Silvia Cartwright qui permet au public de comprendre ou de pressentir que le point de vue de Nuon Chea est contestable. Il pousse Nuon Chea dans son raisonnement : «En ce qui concerne le principe du respect de la vie : est-ce que l’approche est la même dans la religion et dans la révolution communiste ?»  
Nuon Chea répond dans la longueur : «Le communisme élimine ceux qui détruisent le pays et qui ne peuvent pas être éduqués. Je vous en donne un exemple : les mauvais éléments étaient critiqués, rappelés à l’ordre, ils faisaient leur autocritique 1 fois, 2 fois, 3 fois et puis ils devaient exposer leur vue sur la révolution. S’ils pouvaient être rééduqués et mis à la construction du pays, très bien. Mais s’ils ne pouvaient pas être rééduqués, alors ils étaient chassés du parti. Le parti n’avait pas le pouvoir d’écraser qui que ce soit mais le parti avait le pouvoir de chasser quelqu’un de ses rangs et de l’envoyer aux autorités de la base ou devant un tribunal pour qu’il décide. […] Des allégations ont été faites comme quoi des gens ont été tués, qu’un génocide a été commis. Mais ce n’est pas vrai. Il n’y a que deux types de guerre : la guerre d’agression et la guerre pour la défense du pays. Qui a mené la guerre d’agression ? Qui a mené la guerre pour la défense du pays ? Les étrangers à l’époque étaient les Vietnamiens et les Américains qui ont mené une guerre d’agression contre le Cambodge. Ce sont les Cambodgiens qui ont mené la guerre pour la défense de leur nation. […] Quand on parle de crime de masse, d’exécutions de masse, de génocide, oui c’est un type de guerre. Mais au départ il y a deux grands types de guerre. […] il faut voir qui a participé à quel type de guerre, alors on trouvera les véritables causes de la guerre, sinon ce tribunal est une perte de temps.»


Le juge coupe l’accusé
La logorrhée dure ainsi quelques minutes quand le juge Lavergne interrompt l’accusé : «Je vous interromps M. Nuon Chea parce qu’il est important de répondre à la question posée et uniquement à la question posée.» Nuon Chea se rebiffe mais on n’entend pas ce qu’il dit. «J’aimerais bien que vous me laissiez parler» tranche le juge Lavergne en souriant de la réaction intempestive de Nuon Chea. «La question qui vous était posée concernait l’idée qu’il fallait éliminer les mauvais éléments. Il n’est pas question de guerre. […] Quand cette ligne politique de l’élimination des mauvais éléments a-t-elle été décidée ? […] Je vous demanderai de répondre uniquement à cette question.»


Quand Nuon Chea réécrit l’histoire
Nuon Chea ne répond pas. En revanche il répète qu’il y avait rééducation «encore et encore». Il confirme au juge Lavergne que les gens éliminés pendant la révolution étaient des espions ou des gens impossibles à rééduquer. Mensonges, disent ceux qui ont connu le régime khmer rouge. «La révolution devait préserver son capital humain, lequel était nécessaire pour protéger le pays, justifie Nuon Chea. Il était préférable de préserver ce capital humain plutôt que de le tuer. Sauf comme je l’ai dit dans le cas de certaines exceptions…» A combien se chiffrent les exceptions ? se demande-t-on face à une telle réécriture de l’histoire.


Un dialogue révélateur
— Monsieur Nuon Chea, à plusieurs reprises dans vos déclarations vous avez appelé une ville du nom de Prey Nokor. Vous avez parlé de la libération de Prey Nokor. Pouvez-vous nous dire si par ce nom vous entendiez vous référer à la ville actuellement connue sous le nom d’Ho Chi Minh Ville ou ex-Saïgon ?
— Oui cette ville s’appelait auparavant Prey Nokor. Avant, cette ville faisait partie  du territoire du Cambodge. Plus tard la ville s’est appelée Saïgon, c’est le nom que lui ont donné les Vietnamiens et plus tard elle est devenue Ho Chi Minh ville.
— Est-ce par hasard que vous appelez cette ville Prey Nokor et que vous ne l’appelez pas Ho Chi Minh ville ou est-ce que ça dénote une volonté particulière chez vous ?
— Non, je n’avais aucune intention particulière. J’emploie les deux noms. Je dis Prey Nokor aussi bien que Ho Chi Minh et j’emploie le nom qui correspond à l’époque à laquelle je fais référence. […] Je n’ai pas d’intention cachée.

Nuon Chea est bien difficile à croire puisqu’il n’a jamais prononcé les noms de Ho Chi Minh Ville ni Saïgon quelque soit la période historique de référence.


Nuon Chea fatigue quand le juge s’intéresse à la voie parlementaire
Le juge Lavergne questionne Nuon Chea pour savoir si la lutte politique au sein des institutions d’Etat avait été à l’ordre du jour des révolutionnaires. Nuon Chea esquive, déclare que le Sangkum (de Norodom Sihanouk) était un mouvement nationaliste  qui s’appuyait sur des étrangers, puis se frotte le front avec ses deux mains. Dans la salle de presse les commentaires fusent : «Oh ! tcheu kbal», il a «mal à la tête». Manifestation typique d’un état de fatigue. Le juge Lavergne insiste. Quid de la voie parlementaire ? Nuon Chea assure qu’il n’a jamais entendu parler de la motion Kroutchev en 1956 qui prônait justement cette voie parlementaire. «Je ne connais que la révolution démocratique nationale». Bientôt Nuon Chea se refrotte le visage. Il n’a rien à dire sur les liens entre le parti qui agit clandestinement et les intellectuels progressistes comme Khieu Samphan. Nuon Chea réagit vivement : les intellectuels, c’était l’affaire de Pol Pot et Ieng Sary, pas la sienne.


«Je ne posais pas de question»
Le lendemain, le juge Lavergne revient à la charge sur les intellectuels. Mais Nuon Chea ne se souvient pas quand Khieu Samphan est devenu membre du Comité central, ni quand il est devenu membre du parti. Le juge s’intéresse aux raisons de l’absence de Khieu Samphan à une réunion extraordinaire du Comité central et du Comité permanent. Nuon Chea s’emmêle les pinceaux : c’était les secrétaires de zone qui décidaient des participants mais c’est Pol Pot qui envoyait les convocations.
— Vous saviez que Khieu Samphan faisait partie du Comité central ou pas ?
— Je ne savais pas.
— Vous ne saviez pas mais vous êtes sûr qu’il n’était pas présent à la réunion. C’est ça ?
Nuon Chea bat en retraite : à l’époque, à chacun son travail. Point.
Sur Ieng Sary, il n’en dit pas plus. Ieng Sary était en contact avec Pol Pot, pas avec lui. Il faudra s’en contenter. «Dans les affaires intérieures du parti, chacun s’occupait de ses taches. Je ne posais pas de question aux autres. C’est le principe du secret qui prévalait.»


L’alliance avec Norodom Sihanouk
Sur la position du PCK vis-à-vis de Norodom Sihanouk, Nuon Chea pose une ligne consensuelle : «Le PCK n’avait pas de ligne politique contre samdech Sihanouk». Même sous le Sangkum Reastr Niyum, le parti adopte, dit l’accusé, le principe du front commun, y compris la famille royale et le roi, tant qu’ils sont patriotes. Le juge s’étonne. Quand et pourquoi Pol Pot et Ieng Sary ont-ils pris le maquis ? Nuon Chea réfléchit en énumérant les dates 1963? 1964? 1965? [ce n’est pas traduit en français]. Finalement il ne se souvient pas. En revanche, il cite comme raison : «A l’époque le gouvernement de Lon Nol et Sirik Matak ainsi que de Son Ngoc Than, cherchaient tous les moyens possibles et imaginables pour accuser les intellectuels d’être des rouges, c’est ce que j’ai entendu dire par rumeur.»


Nuon Chea ne veut pas être appelé frère numéro 2
«On vous appelait déjà frère numéro 2 ?» questionne le juge. Nuon Chea rigole. «Monsieur le juge, au PCK on ne parlait pas de frère numéro 1, numéro 2, numéro 3. Ca n’existait pas.» Selon l’accusé, ce sont les Cambodgiens formés au Vietnam qui adopté «cet aspect de la culture vietnamienne».
— Etiez-vous le numéro 2 dans la hiérarchie du PCK ?
— Je  répète je n’étais pas le frère numéro 2, j’étais le sec adjoint. Pour moi frère numéro 2 c’était une appellation qui m’aurait donné trop d’importance. […]
— Y a-t-il dans la hiérarchie quelqu’un entre le secrétaire adjoint et le secrétaire général ?
— Monsieur le Juge, je ne suis pas sûr d’avoir saisi la question.
Le juge répète patiemment. Nuon Chea confirme qu’il n’y avait personne.


Les signes du ras-le-bol
Quel était l’état des forces khmères rouges au moment du coup d’Etat du 18 mars 1970 ? L’accusé ne répond pas à cette question, il noie ses propos dans la politique de neutralité de Norodom Sihanouk et dans le «fort soutien de la base aux forces loyales et aux membres du parti communiste» qui agissaient de concert.
Nuon Chea respire un grand coup qui s’entend fort dans son micro. Pour ceux qui ont assisté au procès de Duch, cela provoque une étrange sensation de flash-back, quand l’ancien directeur de S21 avait ces mêmes respirations bruyantes, sortes de malaises sonores. Chez Nuon Chea, cela sonne davantage comme un ras-le-bol. D’ailleurs après avoir donné des précisions sur  les conséquences des accords de paix signés à Paris par les Vietnamiens, il signale au président de la cour qu’il est fatigué. Le juge Lavergne voudrait poursuivre. Nuon Chea demande à aller aux toilettes. Le président ordonne une pause.

Quand l’interrogatoire reprend, Nuon Chea affirme qu’il n’était pas informé du déroulement des opérations militaires des Khmers rouges ni de l’état des combats. Le seul intérêt de cette partie c’est d’entendre que les évacuations des villes étaient décidées par les comités de zone. Le Comité permanent aurait délégué ce pouvoir et pouvait donner une opinion. Ces déclarations laissent dubitatif. Peut-être les co-procureurs éclaireront-ils ou contrediront-ils cette version de Nuon Chea…

Ieng Thirith : pas de libération, son état sera réévalué dans six mois

La cour suprême avait prévenu qu’elle avait besoin d’un délai, elle a poussé jusqu’en fin de journée ce 13 décembre avant de rendre publique sa décision de ne pas relâcher Ieng Thirith et de réévaluer l’état de santé de l’accusée dans six mois. Pour rappel, la chambre de première instance avait considéré que Ieng Thirith n’était pas en état d’être jugée, compte tenu de sa santé (elle est atteinte d’une maladie de type Alzheimer) mais n’avait pu se déterminer sur quoi faire : la relâcher, la faire traiter pour tenter d’améliorer son état…
La cour suprême considère qu’un traitement médical doit être tenté sur une période de six mois, selon les recommandations du Pr Campbell. Elle déplore que toutes les mesures possibles n’aient pas été explorées pour améliorer la santé mentale de l’accusée.
La cour estime qu’une amélioration est peut-être accessible dans le temps nécessaire à la procédure. Si une hospitalisation est nécessaire pour l’administration du traitement, elle sera prise en charge par les CETC.
Le 13 décembre, une paysanne déclarait au tribunal : «Je ne comprends pas, j’ai beaucoup plus souffert de la faim que Ieng Thirith sous les Khmers rouges, j’ai beaucoup plus souffert de la faim qu’elle après les Khmers rouges, elle, elle mangeait bien avec les Khmers rouges. Pourquoi elle perd la mémoire et pas moi?» Pour nombre de Cambodgiens, la libération potentielle de Ieng Thirith serait incompréhensible.

CETC, demandez le programme !

La confusion régnait déjà le 6 décembre sur l’agenda de la cour, elle s’est prolongée ce mercredi 7 décembre. Klan Fit, partie civile venue du Ratanakiri, n’était pas en forme ce matin. Il n’a donc pas fini de répondre aux questions. Les juges sont passés à Romam Yun, autre partie civile venue du Ratanakiri. Mais après les questions du co-avocat principal des parties civiles et des co-procureurs, il était déjà midi, l’heure sacrée de la pause déjeuner. «Ahhhhh!» soupire alors le président Nil Nonn en regardant sa montre. «Le temps file et il reste encore beaucoup de choses à faire. Le déroulement de la procédure diffère un peu de ce que la chambre avait envisagé…»
Empêtré dans l’agenda ? Non… Le président décide, ça sauve les apparences. La défense n’a pas encore posé ses questions mais le président invite Romam Yun à revenir plus tard. Quand ? Aucune précision n’est donnée. Klan Fit devra revenir lui aussi. La défense ne l’a pas non plus interrogé. La priorité du jour est donnée à l’audition de Long Narin, qui a un état de santé fragile et qui doit être entendu en visio conférence.
En cas de problème, «quel est le plan B?», demande l’avocat de Nuon Chea, Andy Ianuzzy. Pas de plan B, tranche la juge Silvia Cartwright. «Il faut faire preuve de souplesse.»
La seule chose claire pendant ces deux jours c’est que l’accusation et les avocats des parties civiles cherchent à démontrer, par leurs questions, que la politique des Khmers rouges était en application dans les zones sous leur contrôle avant 1975.