La cour suprême ne tient pas les délais

Cérémonie des 100 jours en hommage à Vann Nath. (Anne-Laure Porée)

Tandis que se déroule ce mardi la cérémonie des 100 jours en hommage à Vann Nath (photo), la cour suprême des CETC, qui avait promis un jugement final pour Duch avant la fin 2011 et l’a repoussé au 3 février 2012, accuse aujourd’hui un nouveau délai concernant Ieng Thirith. La cour suprême, saisie par le bureau des procureurs, avait quinze jours pour se prononcer sur le cas de l’ancienne ministre de l’Action sociale, que les magistrats de la chambre de première instance estiment inapte à être jugée. La cour suprême ne rendra pas sa décision dans le délai imparti, elle a repoussé à la date du 13 décembre en invoquant des «circonstances exceptionnelles». Le cas est complexe disent les juges…

L’inquiétant “effet Nuon Chea”



Les jeunes qui n'ont pas vécu le régime khmer rouge sont beaucoup plus réceptifs au discours de Nuon Chea que leurs aînés. Dans dix ou vingt ans, quelle version de l'histoire retiendront ces enfants qui accompagnent aujourd'hui leurs parents au tribunal et les attendent dans la cour ? (Anne-Laure Porée)



«Mon père a été exécuté. Il était khmer rouge. Pourquoi a-t-il été exécuté ?» Voilà une des réponses que Im Hœun, 62, est venu chercher au tribunal, lui qui s’est constitué partie civile contre Nuon Chea, Khieu Samphan et Ieng Sary. Pourtant, après avoir écouté Nuon Chea lundi 5 décembre, il semblait convaincu par le discours de l’ancien dirigeant, en particulier quand ce dernier met les exécutions sur le dos des Vietnamiens. «Je pense qu’en effet ce sont peut-être les Vietnamiens qui ont exécuté mon père et pas les Khmers rouges. Je crois à 80% ce que dit Nuon Chea.» Im Hœun est certes lui aussi un ancien khmer rouge mais la facilité avec laquelle il adhère aux propos de l’accusé surprend. D’autant plus qu’il est loin d’être le seul.


La crédulité des jeunes
Parmi les jeunes venus assister aux audiences, la séduction a également opéré. Une jeune fille en classe de terminale boit les «paroles douces et intelligentes» de Nuon Chea, il en impose parce qu’il a mené ses études en Thaïlande (forcément un must) et «a fait ça pour le pays». Elle a presque pitié du vieil homme. A ses côtés, une étudiante semble douter qu’il était un dirigeant et lâche que de toute manière on ne peut pas «ramener les morts».


L’ancien dirigeant en impose
Sans l’ombre d’un doute, Nuon Chea s’exprime comme un chef. Il impressionne le public parce qu’il n’a pas peur de répondre. «Il est courageux», estime Chan Sros, un militaire venu assister à l’audience mardi 6 décembre. Mais contrairement à nombre de ses collègues qui prennent pour argent comptant toutes les déclarations de l’accusé, Chan Sros reste circonspect sur le vrai et le faux. «Je crois à certaines choses, pas à d’autres.»


«Il accuse les autres»
Touch Phal, 48 ans, est venu de Kompong Cham. Partie civile lui aussi, il veut comprendre  la mort de son beau-frère et le travail forcé auquel il a été soumis au barrage de Vihear Thom. Son avis est partagé sur Nuon Chea. «Le territoire cambodgien a été perdu à cause des Vietnamiens et actuellement le Cambodge continue de perdre du terrain à la frontière. Nuon Chea a raison. C’est aussi vrai qu’à l’époque le peuple était pauvre, que les pauvres étaient de plus en plus pauvres et que les riches étaient de plus en plus riches. Mais ce ne sont pas les Vietnamiens qui ont tué les Cambodgiens. Les dirigeants khmers rouges étaient d’accord pour exécuter le peuple. Je suis venu pour entendre ce que Nuon Chea a à dire mais aussi pour qu’il accepte de reconnaître sa faute, sa responsabilité. Là, il accuse les autres.»


La pratique contre la théorie
Assise près de Touch Phal, On Dran écoute timidement. Quand cette paysanne de 55 ans venue de Kompong Thom ose donner son avis, elle le fait en mettant la main devant la bouche comme pour cacher sa gêne. «Je veux que le tribunal les juge. Moi je ne sais pas parler.» J’insiste. Que pense-t-elle des arguments khmers rouges : défense du territoire et protection du peuple ? «Je n’ai jamais vu les Khmers rouges nous protéger. Avant qu’ils arrivent, on mangeait à notre faim. Après, je n’ai plus mangé de riz mais du bouillon.  Pourtant les rizières produisaient beaucoup de riz mais nous n’avions rien à manger. Toute la production était exportée vers la Chine.»


Nationalisme ?
Le discours nationaliste ne fait pas non plus effet sur tout le monde. Chum Mey, rescapé de S21 (centre d’extermination un temps sous l’autorité de Nuon Chea), comme plusieurs personnes âgées, fulminent après avoir entendu l’ancien frère numéro 2. «Il accuse les Français, les Vietnamiens, mais lui, rien !» «S’il était nationaliste, pourquoi il n’a pas protégé le peuple cambodgien ?», interroge Chum Mey. «Si on est nationaliste, on ne tue pas les gens comme ils l’ont fait. Moi je suis nationaliste et je n’ai tué personne.»


Le gouvernement en ligne de mire
Nuon Chea est un orateur habile et un fin politique. Ses avocats l’empêchent d’attaquer nommément le gouvernement cambodgien mais les sujets qu’il aborde, à savoir la propriété foncière, l’exploitation de la terre, la question des frontières grignotées par les voisins et la pauvreté sont des enjeux aujourd’hui encore, que le gouvernement n’a pas résolus. Inutile pour Nuon Chea d’être directement offensif, le public fait les rapprochements tout seul. Après avoir évoqué lundi 5 décembre les concessions foncières de 99 ans données autrefois à des Vietnamiens, les Cambodgiens ne parlaient plus que de ça à la sortie de l’audience…

Histoire ou recette simpliste d’une révolution?







Chaque jour, la salle du public est pleine. Beaucoup d'étudiants comptent parmi les visiteurs. (Anne-Laure Porée)







L’audience débute sur un cafouillage. Le président annonce que deux parties civiles vont être entendues dans la journée. Tout le monde, à l’exception des juges, semble pris de court par cet agenda. Les magistrats ont probablement anticipé les coups de fatigue de Nuon Chea donc ses absences. Ils organisent les audiences afin d’avancer mais les questions récurrentes de toutes les parties pendant la journée prouvent que la confusion règne : dans quel ordre seront entendues les parties civiles, sur quoi peut-on poser des questions…


Nuon Chea esquive
En cette matinée, Nuon Chea semble en forme. Il demande que les questions soient courtes tout en saluant les juges. «Quand les questions sont longues, j’ai plus de mal à les comprendre», justifie-t-il. Silvia Cartwright interroge Nuon Chea sur ses responsabilités, sur ses activités et sa localisation en particulier sur la période 1970-1975. Quand elle demande où avait déménagé le bureau 100 (un QG des dirigeants maquisards) entre 1970 et 1975, Nuon Chea fait préciser deux fois les dates avant de plonger le nez dans ses papiers, de tourner les pages puis de répondre à côté de la question.


Chargé de la ligne stratégique et tactique du parti
En interrogeant l’ancien frère numéro 2 sur sa participation à la planification stratégique et tactique du parti, la juge Cartwright offre ensuite une tribune à Nuon Chea qui saisit l’occasion d’une leçon de politique khmère rouge. Sans oublier, au début, de répondre à la question. Ainsi Saloth Sâr [Pol Pot] et lui-même ont-ils été chargés par Tou Samouth d’élaborer la ligne stratégique et tactique du parti sur une période de quatre ou cinq ans, entre 1955 et 1959. La raison ? «Se libérer du joug vietnamien», le credo de Nuon Chea. La mission de Pol Pot est assez claire : évaluer la situation à Phnom Penh. Quant à la mission de Nuon Chea, elle semble avoir été centrée sur la situation dans les zones rurales où «80% de la population étaient des paysans pauvres», se souvient Nuon Chea.  
L’accusé se lance alors dans la description des classes paysannes telles que définies par les Khmers rouges à l’époque : le propriétaire terrien, le paysan riche, le paysan moyen supérieur (qui peut embaucher une ou deux personnes pour l’aider aux champs), le paysan moyen, le paysan sans terre. «Pol Pot a fait rapport de cette situation à Tou Samouth et expliqué que les paysans étaient exploités, opprimés, ils devaient emprunter du capital pour cultiver, ces emprunts étaient associés à des taux d’intérêt très élevés. Les paysans n’avaient aucun moyen de se libérer de cet état de servitude.»
Les militants khmers rouges déduisent de leurs enquêtes que la société khmère est «une société à la fois coloniale et féodale».


Leçon de politique
Nuon Chea adopte une forme pédagogique dans ses propos qui permet de suivre le fil de sa pensée : il pose les questions puis formule les réponses apportées par les Khmers rouges. Il s’exprime rarement à la première personne comme pour mieux souligner le caractère collectif des décisions. Il ne dit jamais rien d’éventuelles contradictions en interne. La juge Cartwright aurait pu l’interrompre en estimant qu’il dérivait inutilement, elle ne l’a pas fait.

Nuon Chea explique les réflexions politiques qui animent les Khmers rouges dans les années 1950. Après l’analyse de la situation concrète de la société cambodgienne, les Khmers rouges se demandent en effet quelle forme de révolution engager. Ils choisissent «la voie de la révolution démocratique nationale». «Qu’est-ce que ça veut dire ?» avance Nuon Chea. «Une révolution menée contre les influences étrangères», c’est-à-dire une lutte contre le colonialisme. «Nous devions combattre les capitalistes influents qui pratiquaient l’usure auprès des cultivateurs.» Traduire : lutte contre le féodalisme et les propriétaires fonciers.


Recette pour faire une révolution
«Qui étaient les ennemis?» enchaîne Nuon Chea. Les représentants de régimes étrangers au pouvoir et les féodaux.
«Qui seraient les forces révolutionnaires?» poursuit Nuon Chea. «Les paysans pauvres et les paysans moyens de la couche inférieure.»
«Où mener la révolution nationale et démocratique ?» En zone rurale avant de l’élargir aux villes principales des provinces.
«Qui allait diriger et mener la révolution ?» Le PCK et la direction du parti.
«Comment organiser la résistance ?» «Quel serait le slogan de la révolution?» Nuon Chea décrit les points d’un programme révolutionnaire. Il s’attarde même sur les choix tactiques mis au service de leur stratégie, c’est-à-dire de leur vision à long terme. Ce qu’il appelle «tactique», c’est par exemple le rassemblement  de «tous ceux qui étaient prêts à lutter pour le pays» pour créer «un mouvement patriotique de masse». D’où l’opportuniste union avec Sihanouk après le coup d’Etat ? Nuon Chea ne donne pas d’exemple. Il ne pose rien de concret derrière ces mots. « Ce qui nous guidait restait le souci de la nation, du peuple et de la démocratie.»


La Chine juste et clairvoyante…
Nuon Chea signale au président qu’il est fatigué, pourtant il poursuit. Il a une boucle à boucler. La ligne politique stratégique et sa mise en œuvre sont adoptées par le congrès du parti de 1960, assure Nuon Chea. «Il a fallu éduquer les gens pour qu’ils comprennent la ligne du parti. ça a pris beaucoup de temps avant que la ligne ne soit correctement appliquée. Pendant cette période, nous avons lutté contre Lon Nol et les impérialistes américains et nous avons gagné ce combat le 17 avril 1975.» Il ne manquait plus à l’accusé que de conclure en épinglant les Vietnamiens : «Nous avions décidé nous-mêmes du destin de notre pays. Le Vietnam s’est opposé à cette ligne, disant qu’elle n’était pas appropriée. Chou Enlai, de son côté, a dit que notre ligne politique et stratégique se fondait sur l’analyse de la situation réelle et que c’était une façon appropriée de faire.»


Un petit tour et puis s’en va
Nuon Chea a décidément longuement parlé. Après une pause de trente minutes, il revient au prétoire en demandant l’autorisation d’aller se reposer. Il fait sentir sa fatigue par un bruyant raclement de gorge dans le micro. Les juges lui permettent de quitter la salle d’audience. Dans la foulée Nuon Chea demande à être excusé pour l’après-midi. Après tout, son avocat avait déjà prévenu en début d’audience : son client ne souhaitait pas être présent lors de l’audition des parties civiles appelées à la barre à sa suite.

Personne ne sait quand Nuon Chea sera interrogé par les procureurs ou les avocats des parties civiles. Plusieurs jours risquent de s’écouler avant que la contradiction soit enfin apportée à l’accusé et que ses théories khmères rouges soient soumises à l’épreuve des faits.

« Je ne veux pas que les générations futures […] pensent que les Khmers rouges sont des criminels »




"Ces crimes dont on nous accuse, on nous les reproche à tort. Il est dommage de voir que l’on a confondu les amis et les ennemis" dit Nuon Chea aux juges le lundi 5 décembre 2011. (CETC)


Après avoir décrit la chronologie des faits, le greffier lit les paragraphes consacrés au parcours militant de chacun des accusés. Nuon Chea est le premier. Juste après le greffier, il donnera à son tour sa version des choses. Blouson noir (il a laissé de côté les lunettes noires pour s’adresser aux juges), casque de traduction sur les oreilles, Nuon Chea se concentre. Il semble en forme et l’esprit vif : il ne lit pas de déclaration, il s’exprime naturellement.


L’enfant révolté contre l’injustice
Nuon Chea date de son enfance le fait qu’il était épris de justice. « Dans ma jeunesse, j’ai connu le régime colonial français et j’ai vu de mes yeux comment les Français maltraitaient les Cambodgiens, il les arrêtaient, les frappaient et les jetaient en prison. J’ai aussi été témoin de la façon dont les riches maltraitaient les autres et les traitaient en esclavage, leur donnaient des coups…» Sympathie, compassion, volonté, déjà, de combattre l’oppression.


Etudiant militant en Thaïlande
Né dans la province de Battambang, Nuon Chea a dû interrompre ses études secondaires en 1941 pendant la Deuxième guerre mondiale quand la France a donné la province à la Thaïlande, alliée du Japon. Il a appris le thaï avant d’aller poursuivre ses études à l’université de Thammasat à Bangkok, où il logeait dans une pagode avec des bonzes khmers. « Je voulais comprendre ce qu’était un pays indépendant», assure-t-il. Il découvre cependant que là-bas aussi les puissants oppriment les faibles. «J’ai donc pensé que l’injustice était partout. J’ai commencé à lire les journaux progressistes notamment publiés par le parti communiste thaïlandais. A la lecture de ces journaux, j’ai pu comprendre que le communisme nous aiderait à résoudre les problèmes du pays et l’oppression coloniale. »
Nuon Chea milite alors au sein des organes du parti communiste thaïlandais dont il dit avoir participé à l’établissement.


Nuon Chea, résistant de la première heure
« Pendant mes études j’ai aussi travaillé au ministère des Finances de la Thailande et au ministre des affaires étrangères pendant un mois, précise Nuon Chea au président. J’ai suivi les rapports de l’ambassade concernant le fait que des Cambodgiens avaient été abattus par des Français, j’en ai eu le cœur brisé. C’est là que je suis entré dans la résistance […] : pour être du côté du peuple. »
Quand il rentre au Cambodge en 1950, Nuon Chea rejoint les rangs du PCI, où il est chargé de la propagande. Devant les juges, il vire très vite au discours anti-Vietnam. Le mouvement Issarak ? Une création des Vietnamiens. Le manque de militants ? La faute aux Vietnamiens. « Le parti n’évoluait pas bien car il était contrôlé par les Vietnamiens. Son Ngoc Minh recevait des ordres du PCI. Ce comité ce n’était que des pantins du Vietnam. »


Révélation pendant une formation au Vietnam
Entre 1951 et 1953, Nuon Chea suit une formation au Vietnam. «Une formation politique», explique-t-il à la juge Silvia Cartwright quand elle s’interroge sur le contenu de cette formation. C’est là, dit Nuon Chea, qu’il prend conscience des visées vietnamiennes à travers l’idée de constituer une “fédération indochinoise”. « Lorsque je suis rentré au pays, j’ai vu des mes yeux que tout était contrôlé par le Vietnam. » Les commandants khmers ne sont que des pantins eux aussi, les Cambodgiens qui rentrent au pays sont récupérés par les Vietnamiens pour être instruits par eux et les servir…


« Ce sont des Vietnamiens qui ont tué les Cambodgiens »
Ce que Nuon Chea tient à démontrer en cette matinée, c’est que le parti communiste khmer n’est pas issu d’un mouvement de résistance khmer et « n’a pas été entièrement créé par des Khmers ». «Le parti communiste n’a pas eu une naissance normale, il est plutôt né des côtes, il a eu une naissance hors du commun», déclare Nuon Chea en citant Tou Samouth. « Il n’y avait pas de parti communiste khmer, il n’existait que le PCI ou un parti communiste cambodgien contrôlé par le Vietnam. Les Cambodgiens n’étaient que des messagers. Voilà l’histoire véritable. Il ne s’agit pas de calomnier le Vietnam, c’est la vérité, c’est ce que j’ai vu de mes yeux vu. »
Où cette version de l’histoire conduit-elle Nuon Chea ? A une forme de négationnisme : « Je veux que l’on comprenne bien que tout était contrôlé par le Vietnam depuis Hanoi. Donc ces crimes de guerre, ces crimes contre l’humanité, ce crime de génocide, ce sont des Vietnamiens qui ont tué les Cambodgiens. Voilà en résumé l’histoire de l’origine du parti. Je ne veux pas que les générations futures ne comprennent pas l’histoire et qu’elles pensent que les Khmers rouges sont ces criminels. C’est faux. »


Les voies de l’autonomisation du PC
Nuon Chea met en évidence également ses positions et celles de Pol Pot pour sortir le parti communiste khmer du giron vietnamien. Il le fait en répondant aux questions de la juge Silvia Cartwright. Pour gagner leur autonomie, ils ont trois initiatives majeures :
– ils créent leur propre parti en 1960,
ils changent le nom du parti en 1966 (ils abandonnent l’appellation parti des travailleurs qui évoque trop, à leur goût, les partis vietnamien et chinois. Ils choisissent l’intitulé parti communiste du Kampuchea),
ils décident que l’histoire officielle du parti communiste du Kampuchea démarrera en 1960, pas avant.
« Tou Samouth, Saloth Sâr et moi-même étions d’accord que si nous n’avions pas notre propre parti politique, indépendant du parti communiste vietnamien, notre pays, notre parti serait resté sous contrôle du Vietnam. » Nuon Chea cite un haut membre du parti vietnamien commentant la surface de terres arables au Cambodge : «C’est très appétissant». «Je me suis demandé qu’est-ce qu’il voulait dire. Effectivement c’était [les 30 millions d’hectares évalués par Pol Pot] très appétissant pour les Vietnamiens. Par exemple il y a eu des concessions foncières pour 99 ans aux Vietnamiens. On parle de justice mais il faut une justice qui soit à l’avantage de la jeunesse. Je voudrais que la jeunesse se souvienne de qui sont nos véritables ennemis et qui sont nos véritables amis.» Dans la salle, des commentaires fusent : les concessions foncières de 99 ans, c’est toujours pareil…


Envolée xénophobe
Les aberrations dans les propos de Nuon Chea ne manquent pas. Elles ont un air de déjà entendu quand il prétend que les tueurs étaient des personnes déguisées en noir qui se faisaient passer pour des résistants.
Nuon Chea a également le culot de dire que les communistes khmers avaient la foi bouddhique. «Lorsque les B52 bombardaient, ils invoquaient Bouddha, ils priaient», raconte Nuon Chea en faisant comme si ça avait duré. Pourtant la foi bouddhique n’a pas franchi le cap du 17 avril 1975. Ces propos laisseront songeurs tous ces moines défroqués et tous ces Cambodgiens qui ont vu les pagodes transformées en prison, en hangar ou en porcherie dès que les Khmers rouges ont été au pouvoir.
La dernière envolée du Khmer rouge (Nuon Chea c’est son nom révolutionnaire et c’est comme cela qu’il se fait appeler) à la tribune est du même acabit : « Demandons-nous combien il y a de Vietnamiens au Cambodge, légaux et illégaux, pour l’avenir du pays !  S’il l’on ne protège pas le pays, il est voué à disparaître. […] Ces crimes dont on nous accuse, on nous les reproche à tort. Il est dommage de voir que l’on a confondu les amis et les ennemis. » La métaphore du python et du jeune cerf est resservie. Nuon Chea s’est dévoué à la cause du Cambodge, qu’on se le dise.


En attente de contradiction
Au terme de cette déclaration la hâte se fait sentir d’entendre des témoins et un interrogatoire serré, qui pousseraient l’ancien dirigeant dans ses retranchements, en particulier sur son interprétation de l’histoire. La juge Silvia Cartwright s’y emploie mais elle n’a guère le temps d’approfondir. A 15 heures, après une pause de vingt minutes, Nuon Chea se plaint de mal de cœur.
Nuon Chea : M. le président, je vous demande qu’on ajourne aujourd’hui car j’ai des problèmes de cœur.
Nil Nonn sourit : Nous comprenons que vous êtes âgé mais on sort d’une pause de 20 mn.
Nuon Chea : Je crois vraiment que j’ai besoin d’une pause !

A 15h17, Nuon Chea revient à la charge : « Je suis fatigué M. le président ».
L’audience est levée à 15h20.

D’où vient le PCK ?

La collectivisation de l'agriculture, une mesure planifiée dès 1972. (Direction du cinéma du Cambodge)

Le travail du tribunal a débuté par la lecture des passages de l’ordonnance de clôture consacrés au contexte historique, à savoir les dates clés qui permettent de reconstituer l’histoire du parti communiste du Kampuchea (PCK) dont l’existence officielle n’est reconnue qu’en septembre 1977. Voici les dates évoquées dans le texte des juges d’instruction.


Naissance du communisme au Cambodge
1930 : création du parti communiste indochinois (PCI) qui
1951 : le PCI est dissous. Le Laos, le Cambodge et le Vietnam constituent leur propre parti. Au Cambodge c’est le parti révolutionnaire du peuple khmer (PRPK).
1953 : indépendance du Cambodge.
1954 : conférence de Genève.
1960 : le PRPK devient parti des travailleurs du Kampuchea (PTK) au congrès du 30 septembre. Nuon Chea est secrétaire adjoint du parti.
1962 : le secrétaire du parti Tou Samouth est assassiné.


Pol Pot et Nuon Chea aux manettes
1963 : Pol Pot devient secrétaire général du parti. Nuon Chea reste secrétaire adjoint, il prend en charge les opérations du PTK à Phnom Penh et dans la plupart des zones pendant que les autres membres importants ont rejoint le maquis pour échapper à la traque policière.
1965 : résolution du parti sur le recours nécessaire à la violence révolutionnaire.
1966 : le PTK change encore de nom pour devenir le parti communiste du Kampuchea (PCK). Ce changement de nom reste secret jusqu’en 1971. Le Ratanakiri devient la base du PCK.
1967 : préparation du soulèvement armé.


Les débuts de la lutte armée
1968: Attaque du poste de Bay Ram le 17 janvier, le PCK date de cette attaque la naissance de l’armée révolutionnaire du Kampuchea (ARK).
1970 : coup d’Etat de Lon Nol et Sirik Matak le 18 mars. Sihanouk et le PCK s’allient et forment un gouvernement en exil (appelé le Grunk) proclamé le 5 mai. Les dirigeants du PCK quittent le Ratanakiri. Khieu Samphan est vice-Premier ministre et ministre de la Défense. Ieng Thirith est ministre de la Culture, de l’Education et de la Jeunesse. En décembre, Ieng Sary organise à Hanoï la radio du Front national uni du Kampuchea qui est placée sous l’autorité de sa femme Ieng Thirith.


Collectivisation de l’agriculture et déportations des citadins
1972 : en mai, la planification de la collectivisation de l’agriculture est approuvée et consigne est donnée pour intensifier la lutte contre «les classes oppressives».
1973 : la collectivisation de l’agriculture est mise en œuvre dans les zones contrôlées par les Khmers rouges.
1974 : attaque de Oudong le 3 mars par les Khmers rouges.
1975 : assaut en janvier contre Phnom Penh. 1er avril : chute de Neak Lœung. 17 avril : entrée des troupes khmères rouges dans la capitale.

Nuon Chea : la faute aux Vietnamiens


Nuon Chea lors de sa longue déclaration au début de son procès. (Anne-Laure Porée)


Mardi 22 novembre 2011, la défense de Nuon Chea est appelée à répondre aux procureurs. L’avocat Michiel Pestman demande à pouvoir commencer le mardi et poursuivre le mercredi afin de consulter son client entretemps. Le président rejette la demande. L’emploi du temps est fixé, il n’y a aucune raison de le changer. L’avocat insiste, argumente que son équipe était programmée le lendemain, rien n’y fait.

Avant que Nuon Chea ne soit conduit à la barre pour s’exprimer, Michiel Pestman insiste sur la portée du procès qui s’ouvre : «Tous les chefs d’accusation ne vont pas être abordés durant ce procès». Il précise : contexte historique, déplacements forcés de population, rôle de l’accusé… «Mon client et moi-même nous nous contenterons de répondre à ces questions. Les autres sujets, ce sera quand et si il y a jamais un autre procès.» Il pense en particulier aux faits de génocide.


La métaphore du crocodile
C’est d’une voix assez haut perchée que Nuon Chea lit sa déclaration. Le rythme de son discours est très marqué, soulignant la structure implacable de sa pensée. Nuon Chea estime que le tribunal est injuste à son égard parce que les magistrats ignorent certains éléments. «Je vais pouvoir expliquer au peuple cambodgien bien aimé quels sont les faits qui sont survenus dans l’histoire cambodgienne. Je vais essayer de donner des explications et d’apporter des propositions afin que l’histoire soit mise au service de la vérité et pas d’une tendance politique. […]Certains faits seulement sont pris en compte par les chambres. On ne discute ici que du corps du crocodile et pas de sa tête ni de sa queue, qui pourtant sont des éléments importants de la vie quotidienne du crocodile. Il faut revenir sur les causes profondes et les conséquences de ce qui s’est passé avant 1975 et après 1979.»


L’expansionnisme du Vietnam
Nuon Chea plonge donc dans sa version de l’histoire des mouvements communistes de l’Indochine afin d’expliquer les positions futures du parti communiste du Kampuchea (PCK). Le Vietnam a instauré un parti communiste sur le modèle du parti communiste chinois en 1930 qui vise, à terme, à former une fédération indochinoise avec le Laos et le Cambodge. Jusque dans les années 1950, ce parti communiste indochinois (PCI) ne comptait pas de Khmers, dit Nuon Chea avant de proposer une explication simpliste à ce fait : «La principale raison en était que les Khmers n’aimaient pas les Vietnamiens.»


Des agents infiltrés aux avaleurs de terre
Par la suite, le PCI a été divisé en trois mais dans les faits, le parti des travailleurs vietnamiens les dirigeaient. Nuon Chea décrit également une volonté vietnamienne dans les années 1950 d’infiltrer des Khmers formés par le Vietminh et imprégnés de ses idées et de ses méthodes. Nuon Chea poursuit son historique : «Pendant la période de 1960 à 1979, le Vietnam a employé tous les moyens possibles pour détruire la révolution cambodgienne et entraver le développement du Cambodge et de sa démocratie, y compris pour ce qui est de l’organisation du parti, et ce secrètement, depuis l’échelon supérieur jusqu’au plus bas échelon il a donc mené une opposition au parti communiste kampuchéen et a mis en place un réseau secret au sein du PCK en vue de l’avenir.»
Ainsi, en interne, les maudits Vietnamiens sèment la confusion, brisent les solidarité, détruisent la ligne politique et sur le plan international, ils s’assurent, avec le soutien de l’URSS, que les Etats-Unis ne s’ingéreront pas dans les affaires cambodgiennes, font pression pour que les pays asiatiques restent neutres et que la Chine reste à distance… En somme, « le Vietnam est un pays expansionniste qui a pour doctrine de vouloir dominer des pays plus faibles et plus petits. Le Vietnam applique une doctrine d’invasion, d’expansion, d’accaparement de territoire et d’extermination, le Vietnam était avide de pouvoir dans ses propres intérêts notamment économiques.»
Conclusion de l’ex-bras droit de Pol Pot : le Vietnam est le principal facteur qui a semé la confusion au Cambodge entre 1975 et 1979.


Les lignes stratégiques du parti
A la fin des années 1950, le parti communiste khmer (appelé alors parti révolutionnaire du peuple khmer) a dû définir ses lignes stratégiques et politiques pour pouvoir être indépendant. «Moi, Nuon Chea, et Pol Pot avons accepté les recommandations de Tou Samouth.» Quand Nuon Chea énumère les éléments constitutifs des lignes stratégiques et politiques, il donne l’impression de lire un programme politique en 9 points. Ainsi les militants du PRPK définisse la société cambodgienne comme à moitié féodale et à moitié coloniale. Pour eux la révolution signifie «s’opposer à l’invasion de puissance étrangères et éliminer la moitié féodale». Leur action doit les conduire à transformer la situation économique des paysans afin qu’ils aient de quoi manger, se vêtir et jouissent de la liberté et la démocratie. Les ennemis sont tout désignés : «les envahisseurs et leur clique». Nuon Chea et ses camarades choisissent de mettre en œuvre la lutte politique armée, en commençant par la périphérie et en gagnant progressivement les centres urbains.
L’assassinat de Tou Samouth porte un coup dur au Parti des travailleurs du Kampuchea (le PRPK a changé de nom en 1960) mais c’est alors que Pol Pot en devient le numéro 1. Nuon Chea reste numéro 2. Pour le parti, qui depuis 1966 s’appelle parti communiste du Kampuchea (PCK), la lutte armée est un moyen de survie, de protéger ses forces. Pol Pot et ses hommes sont convaincus que sinon ils seront eux-mêmes éliminés. Le 12 janvier 1968 naît l’armée révolutionnaire du Kampuchea (ARK) en même temps qu’est lancée la lutte politique armée.


Désaccords politiques avec le PCV
Nuon Chea raconte ensuite que dans le contexte des bombardements américains meurtrissant le Cambodge, Pol Pot rencontre ses homologues vietnamiens en décembre 1969. Lors de cette réunion, il aurait été demandé au PCK d’abandonner la lutte armée et de reprendre la seule lutte politique. Les désaccords entre PCK et PCV sont majeurs. «Le Vietnam nous a dit : […] une fois que le Vietnam sera pleinement libéré, il libérera Phnom Penh en moins de 24 heures», aurait rapporté Pol Pot aux cadres du parti.
Nuon Chea présente la suite des événements comme une lutte permanente du PCK contre le régime de Lon Nol mais aussi évoque toutes sortes d’infiltrations vietnamiennes dans les rouages cambodgiens (militaires, administratifs…) par la ruse, le calcul et le mensonge.


Les traîtres dans les rangs
Quand Norodom Sihanouk notamment a appelé la population à s’opposer au coup d’Etat de Lon Nol et Sirikmatak, nombre de Cambodgiens ont pris le maquis : «toutes sortes d’éléments, de bons éléments, de mauvais éléments, des opportunistes, des voleurs, des gens sans emploi… Et les cadres révolutionnaires connus sous le nom de Khmers rouges ont accepté ces éléments sans même essayer de voir quels étaient leurs antécédents ou de lire leur biographie. Ces éléments par la suite ont causé le chaos et des difficultés pour le mouvement révolutionnaire.»
Le PCK formait ses forces nationalistes mais Nuon Chea établit que déjà les traîtres hantaient. «Pour ceux qu’il n’était pas possible de former, il s’agissait surtout d’espions infiltrés dans les coopératives, qui ne faisaient que boire, manger et se battre. Ils avaient aussi infiltré l’armée de façon à détruire les coopératives et à détruire l’armée depuis l’intérieur.» Les germes de la paranoïa sont présents très tôt puisque cette description correspond à la période avant 1972.


Les soldats de Lon Nol déguisés en Khmers rouges pour éliminer les leurs !
Concernant la libération de Phnom Penh et l’assassinat des soldats de Lon Nol qui s’en est suivi, Nuon Chea a une théorie bien à lui : «Des soldats de Lon Nol se sont déguisés en portant les habits noirs de l’Armée révolutionnaire du Kampuchea. Ils ont fait ça pour arrêter des responsables de l’ancien régime Lon Nol, des fonctionnaires, des soldats et les ont trompé en leur faisant croire qu’ils étaient emmenés pour rencontrer le roi Sihanouk. En fait ils ont été emmenés pour être tués.» Nuon Chea assure que des mesures ont été prises pour éliminer les meurtriers et leur famille. Nuon Chea balaye ainsi l’accusation de crime de guerre…


La stratégie du python qui asphyxie un jeune cerf
Après s’être appesanti de nouveau sur les bombardements américains, Nuon Chea revient à la charge sur le Vietnam qui veut avaler le Cambodge. L’ARK s’est battue contre l’armée du PCV pendant le régime de Pol Pot, rappelle Nuon Chea. Volonté d’invasion contre refus de devenir Etat satellite. En février 1977, le Vietnam aurait organisé une tentative de coup d’Etat laquelle a échoué. Nuon Chea date «les attaques vietnamiennes à grande échelle» de décembre 1977, c’est-à-dire de la reconnaissance officielle d’un état de guerre entre les deux pays… «En novembre 1978, le parti communiste du Vietnam et Vorn Vet ont tenté un autre coup d’Etat qui a échoué.»


«Vider le Cambodge de sa race»
«L’invasion du 7 janvier 1979 était en violation du droit international», assène encore Nuon Chea. A en croire l’ancien frère numéro 2, les Vietnamiens ne se retirent du Cambodge que sous la pression de la communauté internationale. «L’armée du parti communiste vietnamien et les cadres du parti ont continué à rester en terre cambodgienne discrètement afin de conquérir ce pays selon son ambition d’occuper, d’annexer, d’avaler le Cambodge et de vider le Cambodge de sa race et de son ethnicité.» Ainsi le pays est truffé de migrants illégaux, d’association qui mettent la main sur le Cambodge d’un point de vue politique, économique et idéologique. « C’est une autre partie d’un python qui asphyxie un jeune cerf. Voilà la stratégie.» Et Nuon Chea de citer le dicton : «Ne faites jamais confiance à un étranger».

Pendant de longues minutes encore, Nuon Chea va alimenter son discours sur le parti communiste vietnamien cherchant à contrôler entre autres le Cambodge. Il martèle que le PCK, insoumis, s’y opposait farouchement. «Les procureurs ne disent pas la vérité. Ma position dans la révolution a consisté à servir l’intérêt de la nation et du peuple.» Nuon Chea fait dans la grandiloquence en expliquant qu’il s’est battu pour que le Cambodge ne soit pas «effacé de la face du monde».


Quelques éléments sur l’évacuation de Phnom Penh
Nuon Chea tente de justifier l’évacuation de Phnom Penh et les déportations par la situation dramatique qui prédominait dans la capitale avant l’arrivée des Khmers rouges : pas assez de nourriture ni de médicaments. Nuon Chea joue une corde sensible qui n’a pourtant pas longtemps perturbé les Khmers rouges : «Les jeunes enfants mouraient de faim». Il explique que les déserteurs de l’armée de Lon Nol auraient pillé et brûlé les maisons dans la capitale et que ça aurait été incontrôlable.
Enfin, il prétend que dans les zones “libérées”, où les coopératives manquaient de main d’œuvre, «la vie des populations était meilleure que dans celles sous contrôle ennemi». En cas de besoin, le tribunal ne devrait pas avoir de mal à trouver des témoins pour raconter la vie dans ces fameuses zones “libérées” : pas si rose que Nuon Chea veut le faire croire…

Jacques Vergès entre en scène




Jacques Vergès en audience le 23 novembre 2011. (Anne-Laure Porée)




«Je voudrais avoir une pensée pour les morts oubliés de ce procès, pour les victimes des bombardements américains. Plus de bombes américaines sur ce pays que sur tous les pays alliés et ennemis pendant la guerre mondiale. Apparemment ces bombes n’étaient pas chargées uniquement de chewing gum…» Voilà l’entrée en scène de Jacques Vergès : la recontextualisation historique (comme l’a déjà fait Khieu Samphan) et la critique vis-à-vis d’un tribunal qu’il sait mandaté pour juger seulement les crimes commis au Cambodge entre 1975 et 1979. L’avocat poursuit en rendant hommage aux générations de victimes de l’agent orange, dont ce procès ne s’occupera pas. La défense pense aux victimes, assure-t-il.


La “vision fantasmatique” des procureurs
Jacques Vergès attaque ensuite de front l’accusation. «J’ai écouté avec beaucoup de charme les deux réquisitoires prononcés par Mme et M. les procureurs, j’ai entendu là un merveilleux roman écrit par un Alexandre Dumas sur ce qui s’est passé au Cambodge. Malheureusement ce roman était appuyé, fondé sur des reportages de journalistes et des témoins anonymes. […] Or tous ces journalistes dont on rapportait les témoignages étaient hostiles aux accusés si bien qu’à la fin, Mr et Mme le procureur nous ont offert une vision fantasmatique de la réalité. Cette réalité pour eux se ramène à ceci : tout un peuple a été opprimé par un trio, c’est peut-être une trinité, c’est des gens qu’on a sous la main. Cette trinité, c’est peut-être une réminiscence chrétienne de la part de M. le procureur et donc tout dépendait de ces gens-là mais ça n’a aucun rapport avec la réalité !»


Lire Bizot pour équilibrer les faits
L’avocat met en cause les témoins auxquels les procureurs ont eu recours. Il suggère la lecture du Portail de François Bizot afin d’avoir une opinion plus équilibrée sur la réalité des faits. Les descriptions y seraient plus justes que dans les ouvrages mentionnés par les co-procureurs, moins caricaturales.
«Ta Mok, le grand chef, est pour l’exécution de Bizot prétendant qu’il est un espion de la CIA et Duch refuse cela, il se bat, discute et finalement sauve la vie de Bizot; donc nous avons là, d’après un témoin incontestable, la preuve que tout ne se déroulait pas selon cette vision fantasmatique, cette vision de cauchemar avec un trio, une trinité, dieu le père en trois personnes donnant des ordres et tout un peuple s’y soumettant. Non ce n’est pas vrai !»


Du fascisme à la résistance
Puis de nouveau Jacques Vergès interpelle les procureurs sur leur lecture de l’histoire et sur leurs silences quant à la biographie de son client. Et chaque fois, c’est la dimension politique des mots et des actes que Jacques Vergès met en perspective. «Tout le monde sait que le Cambodge a vécu dans une tourmente extraordinaire, une tourmente unique. Il y a eu un coup d’état militaire, ce coup d’état militaire aboutit à installer un régime fasciste. Mais pour le parquet, quand il parle de ce régime militaire, il s’agit d’un régime républicain. Drôle de république. Et ce parti fasciste a démis le prince Sihanouk, qui n’est pas communiste. Il a été démis par le général Lon Nol, agent de la CIA. Et c’est à ce moment-là que mon client, monsieur Khieu Samphan, quitte Phnom Penh pour prendre le maquis et cela nous est présenté comme  le communiste souterrain qui tout d’un coup arrache le masque. Non ce n’est pas le masque qu’il s’arrache. Ce sont ses habits que les agents de Lon Nol lui ont arraché et l’ont promené nu dans les rues. Cela vous avez oublié de le dire. S’il a pris le maquis, c’est que sa vie était en danger à la suite d’un coup d’Etat fasciste d’un gouvernement que vous appelez républicain.»


Rhétorique sur la falsification de l’histoire
En ajoutant à cela les revendications vietnamienne et thaïlandaise sur le Cambodge, l’avocat est d’avis que dans ces conditions des hommes puissent commettre “des erreurs, des crimes”. Mais l’avocat ne s’attarde pas sur ce sinistre volet, il revient vite aux origines du mouvement khmer rouge : la résistance. Un sujet qui lui tient à cœur. «Je dirai, vous auriez dû le rappeler : ce pouvoir khmer rouge est arrivé porté par qui ? Par la résistance, c’est indéniable. Par un mouvement populaire. Et il a été renversé par qui ? Pas par un mouvement populaire, par une invasion étrangère.» L’avocat demande à ce que ce soit pris en compte. «Ce régime a commis des fautes certes. Mais présenté ainsi c’est falsifier l’histoire.»


Vergès plaide contre les excès
Pour l’avocat, il n’y a dans ce prétoire ni monstres assoiffés de sang, ni assassins de leur peuple. «Tenez-compte mesdames messieurs du tribunal quand vous jugerez de cette réalité : vous avez en face de vous des êtres humains pris dans une tourmente [en anglais le mot tourmente a été traduit à tort par holocauste]. Certains ont perdu la tête, d’autres ne l’ont pas perdue, ce n’est pas la peine de les dépeindre comme un trio de forcenés voulant la mort de leur peuple. Ce n’est pas possible, c’est inimaginable, reprenons raison !»
Il conclut par une citation de Monsieur de Talleyrand, ministre des Affaires étrangères de Napoléon. «Encore un autre bandit…», glousse-t-il. «M. de Talleyrand disait, monsieur le procureur, madame : “Tout ce qui est excessif est vain”. Tout ce que vous avez dit est excessif, donc vain. Que le tribunal en tienne compte. J’espère ne pas avoir abusé de votre temps.» Jacques Vergès pouffe de rire puis se rassoit et s’enfonce satisfait dans son fauteuil.

Khieu Samphan : le dignitaire qui ne savait rien



Khieu Samphan a succédé à Norodom Sihanouk à la présidence du Praesidium du Kampuchea démocratique en 1976. L'équivalent du statut de chef de l'Etat sans être doté des mêmes pouvoirs. (Anne-Laure Porée)




Khieu Samphan se tourne vers le public à qui il semble s'adresser au début de sa déclaration. (Anne-Laure Porée

Khieu Samphan chemine doucement jusqu’au box des accusés. La voix chevrotante, comme d’un autre temps, le ton ferme, le discours éminemment construit, le regard qui harponne parfois celui de ses accusateurs… C’est un Khieu Samphan décidé qui prend la parole et se défend longuement. Son intervention constitue le moment le plus intéressant de cette journée d’audience. Contrairement à Nuon Chea qui a bifurqué sur d’autres voies que celles empruntées par les coprocureurs et contrairement à Ieng Sary qui choisit le silence, Khieu Samphan répond aux attaques des procureurs après s’être tourné vers le public et lui avoir adressé ses premières phrases comme à une tribune.
Sans surprise, il qualifie les arguments des co-procureurs de «suppositions», «affirmations péremptoires et amalgames». Il déplore que les noms des témoins n’aient pas été donnés. «Je ne peux rien répondre à moins qu’on me donne les faits et les preuves.»


Les sources de l’accusation en cause
Ensuite Khieu Samphan s’emploie à démonter les sources des co-procureurs. Il dit que ce sont en grande partie des extraits de livres et des articles de journaux. « A ce que je sache ni les historiens, ni les journalistes, ni les chroniqueurs, ni les romanciers ne sont des magistrats. […] Ces journalistes que vous avez cités sont libres de tout enjeu judiciaire. Ils ont bien sûr le droit de se tromper, d’être partiaux et d’exprimer des opinions librement plutôt que d’aller au fond des choses. Puis-je, Mme le procureur, vous rappeler que le lendemain du 17 avril 1975 le quotidien français Le Monde titrait un article : “Phnom Penh libérée”. Que n’entendrais-je comme critique de votre part si je cherchais à en tirer argument ! […] Quel est ce procès que vous nous proposez 36 ans après les faits ? Quel est ce procès s’il n’est fondé que sur des témoignages anonymes, des articles de presse et des livres de journalistes partiaux?»


Communiste, et alors ?
Khieu Samphan regrette que le procureur ait résumé sa vie d’étudiant à des réunions d’étudiants communistes. «Il a eu l’air de prétendre qu’il fallait y voir l’origine d’une entreprise criminelle commune avec mes co-accusés.» Khieu Samphan rappelle qu’il a passé avec succès un doctorat en économie. «C’est vrai, je me suis intéressé au communisme et j’ai étudié ses théoriciens. Et alors ? Cela vous paraît aujourd’hui peut-être ridicule mais dois-je vous rappeler que dans ces années-là le communisme était un mouvement porteur d’espoir pour des millions de jeunes gens à travers la planète ? Tout ce que je voulais c’était le bien de mon pays le Cambodge.»










Khieu Samphan dit au procureur : "En vous écoutant accumuler les imprécisions et les petits arrangements avec la vérité, j’ai eu le sentiment que vous voulez ma tête à tout prix, même si cela doit passer par une justice expéditive, même si une justice expéditive serait une insulte aux victimes que vous prétendez défendre". (Anne-Laure Porée)









Retour sur le contexte historique
L’analyse du parcours politique de Khieu Samphan par les procureurs révolte l’intéressé. «Vous êtes allé aussi loin en prétendant que la preuve de mon caractère diabolique résidait certainement dans le fait que j’avais été soupçonné de gauchisme par le pouvoir royal au point de m’enfuir dans la jungle. Vous oubliez Monsieur le procureur que mon gauchisme était surtout une opposition à Lon Nol et à sa bande. Puisque vous semblez penser que j’avais tort, alors pourquoi n’appelez-vous pas le roi à nous rejoindre sur ce banc d’infamie ?» Khieu Samphan fait comprendre sans ménagement au procureur international qu’il ne maîtrise pas le contexte historique. Il insiste : «Monsieur le procureur, vous semblez oublier qu’entre janvier 1970 et août 1973, c’est-à-dire en deux ans et demi, les Etats-Unis ont largué sur notre petit Cambodge plus de bombes que l’ensemble des forces alliées en avaient largué pendant toute la deuxième Guerre mondiale sur tous les théâtres d’opération, y compris les deux bombes larguées sur Hiroshima et Nagasaki. Pouvez-vous imaginer dans quel état se trouvait mon pays après un tel carnage ? Pouvez-vous imaginer dans quel état était le peuple cambodgien après un tel pilonnage ? Non, cela bien sûr vous ne voudrez pas le voir.»


Nationaliste et ami du peuple
Khieu Samphan affirme qu’une «grande majorité de la population soutenait la lutte contre le régime Lon Nol». «Que cela vous plaise ou non, c’était un mouvement de résistance à l’oppression.» Khieu Samphan n’a agi, dit-il, que pour le rassemblement national, la souveraineté de la nation et l’indépendance vis-à-vis des Etats-Unis comme du Vietnam. «Comment osez-vous prétendre que j’ai pu imaginer et vouloir un instant détruire le peuple cambodgien que j’aimais et que j’aime et auquel j’ai consacré toute mon existence ? Ce que vous avez dit lundi et mardi est un monument de partialité.»


Dénis en cascade
Après avoir condamné «les petits arrangements avec la vérité» des procureurs, Khieu Samphan conteste « avoir eu la moindre responsabilité dans l’évacuation de la capitale », il proteste contre les milliers de pages du dossier qui ne sont pas traduites, il s’offusque que le procureur le désigne comme membre du Comité permanent du Parti communiste du Kampuchea (PCK) sans document à l’appui. Le procureur, dans sa présentation mardi 22 novembre, avait en effet montré un organigramme présentant Khieu Samphan comme un membre “de facto” du Comité permanent. Plus précisément, Khieu Samphan attaque les procès-verbaux (PV) avancés par le procureur pour justifier son organigramme. «Vous ne disposez que de 19 PV sur les 150 à 200 réunions qui ont dû se tenir entre 1975 et 1979. Si vous aviez lu ce dossier auriez-vous osé faire mine d’y voir la preuve de mon implication alors que sur les 19 réunions dont vous avez les PV, j’assiste certes à 14 d’entre elles mais je n’y parle que 2 fois de sujets de ma compétence sans aucun rapport avec les crimes dont vous m’accusez ?»
Dans la foulée, Khieu Samphan conteste avoir été le chef du bureau 870, sorte de secrétariat du Comité central du PCK par lequel passaient les directives du Comité central vers la base et par lequel remontaient les rapports rédigés dans les différentes zones vers le sommet. Si les procureurs démontrent pendant le procès sa fonction au bureau 870, ils démontreront en partie que Khieu Samphan ne pouvait ignorer la situation de la population.


Khieu Samphan n’était pas dans l’Angkar…
Cerise sur le gâteau : en revenant sur la description des mariages forcés sous le régime de Pol Pot (faite par les procureurs), Khieu Samphan déclare absurde cette accusation que l’Angkar ait donné des instructions individuelles de mariages forcés et veillé à ce que des rapports sexuels s’ensuivent. « Bien sûr que je ne faisais pas partie de l’Angkar, glisse-t-il incidemment, mais j’imagine qu’ayant un pays à gérer, ses membres avaient d’autres choses à faire que surveiller les rapports sexuels. » Le public rit. Khieu Samphan, lui, joue les pudiques : « Cette remarque est dérisoire et j’ai presque honte de la formuler, je ne le fais que pour vous répondre. » Les victimes de mariages forcés et de viols, comme la très courageuse Sochan qui témoignait de son calvaire à Chœung Ek la veille du procès, apprécieront sans doute…


Pas d’entreprise criminelle commune non plus
Khieu Samphan est poursuivi avec ses co-accusés pour entreprise criminelle commune. Une notion qui semble le hérisser au plus haut point. «Monsieur le procureur, vous direz aussi que le fait que j’étais président du Praesidium m’engageait dans une entreprise criminelle commune. Mais alors pourquoi ne poursuivez-vous pas également le roi Norodom Sihanouk [lequel a occupé ce poste avant Khieu Samphan entre 1975 et 1976] ? Vous savez pourtant que ce praesidium n’était qu’une vitrine sans réalité au point d’ailleurs qu’il ne s’est jamais réuni. A quelle entreprise criminelle peut-on participer quand on a été et qu’on reste un fantôme?»


Khieu Samphan et l’opinion publique cambodgienne
Khieu Samphan revendique d’avoir évolué au fil de ses connaissances et de ses réflexions sur cette période de l’histoire, d’où des déclarations qui changent dans le temps. Il confirme en opinant de la tête. «En 36 ans, un homme apprend et évolue.»
L’accusé conclut qu’il conserve l’espoir de pouvoir «expliquer à l’opinion cambodgienne comment il est possible que j’ai occupé une haute position officielle dans le Kampuchea démocratique sans pour autant avoir fait partie du processus de décision et sans pour autant avoir été informé de tout ce qui se passait dans notre pays». Il est certain que le public se fera une idée par lui-même.
Hors de la salle d’audience, le public a déjà un avis sur ce qu’il vient d’entendre. Les Cambodgiens venus de Takéo qui découvrent le tribunal pour la première fois sont unanimes : ils s’accordent à dire qu’un homme aussi haut placé ne pouvait ignorer ni les souffrances de son peuple qu’il dit aimer, ni les crimes commis.

Ieng Sary : le silence de l’amnistié



Courte déclaration de Ieng Sary. (Anne-Laure Porée)


Ieng Sary avait prévenu fin octobre 2011 qu’il n’avait pas l’intention de s’exprimer durant son procès. Néanmoins, il avait préparé une courte déclaration pour l’ouverture des audiences au fond. Il aurait souhaité que Ang Udom, son avocat cambodgien, la lise à sa place mais, devant le refus des juges, il a dû le faire lui-même…


Fermeté du président de la cour
Ang Udom au micro.
Monsieur Ieng Sary voudrait faire une déclaration mais il m’a demandé de lire cette déclaration en son nom, si vous me le permettez. Cette déclaration fait à peu près une page et demie, cela ne prendra pas beaucoup de temps.
Le président de la cour:
C’est à l’accusé qu’il revient de prononcer sa déclaration. Je donne donc instruction aux gardes de sécurité d’amener Ieng Sary au box des accusés. Et je demande à la sécurité d’aider monsieur Ieng Sary à prendre place sur le fauteuil roulant.
Pendant que les gardes aident l’accusé, c’est l’effervescence en salle de presse. Les photographes se positionnent pour prendre la bonne image, les gens se figent devant l’écran qui retransmet ce qui se passe à la cour.


Grosse fatigue
«En 1996, j’ai bénéficié d’une grâce et d’une amnistie royale», commence Ieng Sary après les salutations d’usage aux juges et au public. «Les co-Premier ministres de l’époque ont négocié cette grâce et cette amnistie, laquelle a été approuvée par l’Assemblée nationale et accordée par l’ex-roi Norodom Sihanouk.»
Ieng Sary s’arrête et porte la main à son cœur.


Ieng Sary porte plusieurs fois la main au cœur pendant sa déclaration. (Anne-Laure Porée)


«Je suis très fatigué, je ne suis pas sûr de pouvoir continuer à lire ce texte parce que je souffre du cœur.»
Dans la salle, sourires désabusés, hochements de tête. Le mot comédie traverse les esprits.
«Peut-être pourriez-vous faire une pause et je pourrai reprendre ensuite» suggère Ieng Sary.
«Combien de paragraphes avez-vous encore ?», s’enquiert le président.
L’avocat de Ieng Sary saute sur l’occasion pour demander à faire la lecture à la place de son client. Le président sourit. Et refuse. «Nous savons que M. Ieng Sary est vite à bout de souffle, nous le laisserons faire des pauses et lire sa déclaration qui fait une page et demie.»


Dans l’attente de la cour suprême
L’accusé reprend sa déclaration. Pour rappel, Ieng Sary avait fait défection aux Khmers rouges, avec des milliers de partisans en août 1996 en échange d’une grâce royale pour sa condamnation par le tribunal révolutionnaire de 1979 et il avait bénéficié d’une amnistie royale au regard de la loi du 14 juillet 1994 qui mettait hors-la-loi “la clique du Kampuchea démocratique”.
Devant les juges, Ieng Sary rappelle son désaccord avec la chambre de première instance qui a statué que la grâce et l’amnistie ne s’appliquaient pas aux CETC. Il a fait appel mais la cour suprême n’a pas encore tranché. «Je suis de l’avis que je ne devrai pas participer au procès tant que la chambre de la cour suprême n’aura pas rendu sa décision sur la grâce et l’amnistie. Toutefois par respect pour la présente institution, je continuerai de participer comme je l’ai toujours fait depuis que j’ai été mis en examen, arrêté et amené au centre de détention des CETC. Fait à Phnom Penh, le 21 novembre. Signé Ieng Sary.»
Rires. Le «signé Ieng Sary» produit son effet comique.


La défense attend les faits
Après cette très courte déclaration, un garde pousse Ieng Sary dans sa chaise roulante jusqu’au fauteuil qui l’attend derrière ses avocats, lesquels ont déjà annoncé la veille qu’ils ne s’exprimeraient pas. Pour eux, les déclarations des procureurs n’ont pas valeur de preuve et les arguments avancés depuis lundi ne sont pas étayés par des faits. Ang Udom indique que son équipe ne connaît pas tous les documents présentés par les procureurs et a dû leur en demander les références. Il demande aux juges d’intervenir pour que les procureurs en donnent le détail à la défense.