Histoire ou recette simpliste d’une révolution?







Chaque jour, la salle du public est pleine. Beaucoup d'étudiants comptent parmi les visiteurs. (Anne-Laure Porée)







L’audience débute sur un cafouillage. Le président annonce que deux parties civiles vont être entendues dans la journée. Tout le monde, à l’exception des juges, semble pris de court par cet agenda. Les magistrats ont probablement anticipé les coups de fatigue de Nuon Chea donc ses absences. Ils organisent les audiences afin d’avancer mais les questions récurrentes de toutes les parties pendant la journée prouvent que la confusion règne : dans quel ordre seront entendues les parties civiles, sur quoi peut-on poser des questions…


Nuon Chea esquive
En cette matinée, Nuon Chea semble en forme. Il demande que les questions soient courtes tout en saluant les juges. «Quand les questions sont longues, j’ai plus de mal à les comprendre», justifie-t-il. Silvia Cartwright interroge Nuon Chea sur ses responsabilités, sur ses activités et sa localisation en particulier sur la période 1970-1975. Quand elle demande où avait déménagé le bureau 100 (un QG des dirigeants maquisards) entre 1970 et 1975, Nuon Chea fait préciser deux fois les dates avant de plonger le nez dans ses papiers, de tourner les pages puis de répondre à côté de la question.


Chargé de la ligne stratégique et tactique du parti
En interrogeant l’ancien frère numéro 2 sur sa participation à la planification stratégique et tactique du parti, la juge Cartwright offre ensuite une tribune à Nuon Chea qui saisit l’occasion d’une leçon de politique khmère rouge. Sans oublier, au début, de répondre à la question. Ainsi Saloth Sâr [Pol Pot] et lui-même ont-ils été chargés par Tou Samouth d’élaborer la ligne stratégique et tactique du parti sur une période de quatre ou cinq ans, entre 1955 et 1959. La raison ? «Se libérer du joug vietnamien», le credo de Nuon Chea. La mission de Pol Pot est assez claire : évaluer la situation à Phnom Penh. Quant à la mission de Nuon Chea, elle semble avoir été centrée sur la situation dans les zones rurales où «80% de la population étaient des paysans pauvres», se souvient Nuon Chea.  
L’accusé se lance alors dans la description des classes paysannes telles que définies par les Khmers rouges à l’époque : le propriétaire terrien, le paysan riche, le paysan moyen supérieur (qui peut embaucher une ou deux personnes pour l’aider aux champs), le paysan moyen, le paysan sans terre. «Pol Pot a fait rapport de cette situation à Tou Samouth et expliqué que les paysans étaient exploités, opprimés, ils devaient emprunter du capital pour cultiver, ces emprunts étaient associés à des taux d’intérêt très élevés. Les paysans n’avaient aucun moyen de se libérer de cet état de servitude.»
Les militants khmers rouges déduisent de leurs enquêtes que la société khmère est «une société à la fois coloniale et féodale».


Leçon de politique
Nuon Chea adopte une forme pédagogique dans ses propos qui permet de suivre le fil de sa pensée : il pose les questions puis formule les réponses apportées par les Khmers rouges. Il s’exprime rarement à la première personne comme pour mieux souligner le caractère collectif des décisions. Il ne dit jamais rien d’éventuelles contradictions en interne. La juge Cartwright aurait pu l’interrompre en estimant qu’il dérivait inutilement, elle ne l’a pas fait.

Nuon Chea explique les réflexions politiques qui animent les Khmers rouges dans les années 1950. Après l’analyse de la situation concrète de la société cambodgienne, les Khmers rouges se demandent en effet quelle forme de révolution engager. Ils choisissent «la voie de la révolution démocratique nationale». «Qu’est-ce que ça veut dire ?» avance Nuon Chea. «Une révolution menée contre les influences étrangères», c’est-à-dire une lutte contre le colonialisme. «Nous devions combattre les capitalistes influents qui pratiquaient l’usure auprès des cultivateurs.» Traduire : lutte contre le féodalisme et les propriétaires fonciers.


Recette pour faire une révolution
«Qui étaient les ennemis?» enchaîne Nuon Chea. Les représentants de régimes étrangers au pouvoir et les féodaux.
«Qui seraient les forces révolutionnaires?» poursuit Nuon Chea. «Les paysans pauvres et les paysans moyens de la couche inférieure.»
«Où mener la révolution nationale et démocratique ?» En zone rurale avant de l’élargir aux villes principales des provinces.
«Qui allait diriger et mener la révolution ?» Le PCK et la direction du parti.
«Comment organiser la résistance ?» «Quel serait le slogan de la révolution?» Nuon Chea décrit les points d’un programme révolutionnaire. Il s’attarde même sur les choix tactiques mis au service de leur stratégie, c’est-à-dire de leur vision à long terme. Ce qu’il appelle «tactique», c’est par exemple le rassemblement  de «tous ceux qui étaient prêts à lutter pour le pays» pour créer «un mouvement patriotique de masse». D’où l’opportuniste union avec Sihanouk après le coup d’Etat ? Nuon Chea ne donne pas d’exemple. Il ne pose rien de concret derrière ces mots. « Ce qui nous guidait restait le souci de la nation, du peuple et de la démocratie.»


La Chine juste et clairvoyante…
Nuon Chea signale au président qu’il est fatigué, pourtant il poursuit. Il a une boucle à boucler. La ligne politique stratégique et sa mise en œuvre sont adoptées par le congrès du parti de 1960, assure Nuon Chea. «Il a fallu éduquer les gens pour qu’ils comprennent la ligne du parti. ça a pris beaucoup de temps avant que la ligne ne soit correctement appliquée. Pendant cette période, nous avons lutté contre Lon Nol et les impérialistes américains et nous avons gagné ce combat le 17 avril 1975.» Il ne manquait plus à l’accusé que de conclure en épinglant les Vietnamiens : «Nous avions décidé nous-mêmes du destin de notre pays. Le Vietnam s’est opposé à cette ligne, disant qu’elle n’était pas appropriée. Chou Enlai, de son côté, a dit que notre ligne politique et stratégique se fondait sur l’analyse de la situation réelle et que c’était une façon appropriée de faire.»


Un petit tour et puis s’en va
Nuon Chea a décidément longuement parlé. Après une pause de trente minutes, il revient au prétoire en demandant l’autorisation d’aller se reposer. Il fait sentir sa fatigue par un bruyant raclement de gorge dans le micro. Les juges lui permettent de quitter la salle d’audience. Dans la foulée Nuon Chea demande à être excusé pour l’après-midi. Après tout, son avocat avait déjà prévenu en début d’audience : son client ne souhaitait pas être présent lors de l’audition des parties civiles appelées à la barre à sa suite.

Personne ne sait quand Nuon Chea sera interrogé par les procureurs ou les avocats des parties civiles. Plusieurs jours risquent de s’écouler avant que la contradiction soit enfin apportée à l’accusé et que ses théories khmères rouges soient soumises à l’épreuve des faits.

2 réponses sur “Histoire ou recette simpliste d’une révolution?”

  1. – avril 1975 et janvier 1979 ==> période du génocide Cambodgien :
    Au nom des victimes, je sollicite que ce tribunal arrête toute propagande politique,celà fait perdre du temps pour rien, cette palce n’est pas une tribune électorale. Que ces accusés nous répondent a nos questions et pas endoctriner les jeunes.
    Tim

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *