Encore deux nouveaux survivants de S21 ! (1ere partie)


Lay Chan n'était pas à S21 selon Duch, les avocats du groupe 3 des parties civiles soutiennent le contraire. (Anne-Laure Porée)
Lay Chan n'était pas à S21 selon Duch, les avocats du groupe 3 des parties civiles soutiennent le contraire. (Anne-Laure Porée)


Le juge Nil Nonn entre assez vite dans le vif du sujet. Lay Chan, paysan, devient messager quand il rejoint les forces révolutionnaires khmères rouges avant 1975. Il raconte son départ en Lambretta du port du kilomètre 6 où il transportait du riz. Le véhicule stoppe au pont où Lay Chan est arrêté avec ses trois compagnons, cadres khmers rouges. « Ils m’ont mis en joue, m’ont fait retirer mes vêtements et on m’a dit de rester sur le côté. La Lambretta est partie. Comme on m’avait bandé les yeux avec mon krama, je ne voyais rien. A ce moment-là on m’a jeté dans une autre voiture. J’étais absolument terrifié. Les deux ou trois autres personnes ont aussi été jetées dans le même véhicule. J’étais très inquiet. Une demi-heure plus tard, le véhicule a fait une halte pendant trois ou quatre minutes puis a repris sa route pendant dix minutes. » Là, Lay Chan est séparé des autres. Il ne sait pas où il se trouve. Il est enfermé, entravé… et terrorisé. Même avec le bandeau retiré, il ne reconnaît pas l’endroit où il est détenu.


Les trous à bananiers

Lay Chan ne se souvient pas de la date de son arrestation, il se rappelle uniquement l’année : 1976. A son arrivée, il est envoyé en détention en sous-vêtement et sans questions sur sa biographie. Quant à savoir s’il a été photographié, il déclare : « A ce moment-là, je ne sais pas si j’ai été photographié puisque j’avais les yeux bandés, je ne voyais rien. »

Il estime la durée de sa détention à trois mois, trois mois pendant lesquels il est retenu dans une cellule individuelle étroite d’1 mètre, avec des parois en bois et un plafond en ciment que sa tête touche lorsqu’il est debout. Il est entravé et ne sort que pour aller creuser des trous, la nuit, dans un lieu où il est conduit les yeux bandés. « Il s’agissait de trous pour planter des bananiers ou s’agissait-il de fosses plus importantes en dimension dont vous ignoriez la finalité réelle ? » interroge le président de la cour. « Lorsqu’on m’a ordonné de creuser, les gardes m’ont dit que c’était destiné à planter des bananiers mais je n’ai pas planté de bananiers, on m’a seulement dit de creuser. »


Conversation de gardes

Comment ce détenu qui ne voyait rien de S21 a-t-il su qu’il était incarcéré dans ce centre de détention khmer rouge ? Nil Nonn questionne.

– Est-ce que vous avez pu savoir comment s’appelait le lieu de votre captivité ?

– Je ne le savais pas au début mais par la suite deux gardes sur place, qui parlaient entre eux, disaient que c’était l’école de Tuol Sleng. J’ai aussi appris d’un garde que je ne connaissais pas, qui parlait à l’extérieur. Il disait : ‘Hier soir une cargaison de prisonniers est arrivée et je n’ai pas pu dormir. L’autre lui disait : ‘Mais tu sais, à Tuol Sleng, c’est normal qu’une cargaison de prisonniers arrive. »

Voilà comment Lay Chan apprend qu’il est à S21. Par les conversations des gardes. En 1979, quand il visite l’ancien S21, il trouve le lieu différent de jadis. « Donc après 1979, vous êtes allé à Tuol Sleng mais vous n’avez pas reconnu le lieu où vous avez été détenu parce qu’il était intervenu des changements ? » demande Nil Nonn. « C’est correct », répond Lay Chan.


Passé à tabac

Pendant sa détention, Lay Chan est interrogé à deux reprises, à trente pas de sa cellule, dans une pièce dont il ignore tout puisqu’il a les yeux bandés en chemin vers la salle et en cours d’interrogatoire. Il n’a jamais vu ses interrogateurs mais pense qu’ils étaient au moins deux, « un devant, un derrière », à le passer à tabac. Les coups de poings sur l’oreille lui font perdre connaissance. Aujourd’hui, il en garde les séquelles, il n’entend plus à gauche. Il est accusé dans un premier temps d’avoir volé le riz de l’Angkar et dans un deuxième temps il est sommé de livrer le nom de ses complices du réseau CIA.

A son habitude, Nil Nonn l’interroge sur les rations alimentaires. Elles sont insuffisantes, délayées dans l’eau. « Je n’ai jamais eu que du gruau, confirme Lay Chan. A l’occasion il pouvait y avoir un tout petit poisson. »


Une libération ubuesque

« Lorsque j’ai quitté l’endroit en question, je ne savais pas pourquoi on me laissait partir, explique Lay Chan. Je pense que cela correspondait à un certain aspect routinier. On m’a enlevé les entraves, j’avais encore les mains liées, j’avais toujours les yeux bandés. La seule différence c’est que cette fois-là on m’a enlevé les entraves et on m’a jeté sur un camion. C’est tout. J’avais les yeux bandés comme d’habitude, comme lorsqu’on m’ordonnait d’aller me débarrasser des excréments humains. Ca s’est passé de nuit. Je ne peux pas me rappeler très précisément de l’endroit où on m’a relâché, il faisait noir. Une fois qu’on m’a enlevé le bandeau, on m’a éjecté du camion d’un coup de pied alors que le véhicule roulait. Puis il s’est arrêté et il est reparti en me laissant là. Mes liens étaient lâches, j’avais suffisamment de marge de manœuvre. Puis deux hommes à moto sont passés, ils m’ont ramassé puis j’ai continué mon chemin sur cette moto. Quand ces deux hommes sont arrivés ils m’ont déliés les mains. Je ne savais pas qui c’était, je ne les avais jamais vus avant. Ils étaient plus âgés que moi. On m’a emmené sur cette moto dans Phnom Penh. Nous sommes passés près d’un endroit qui m’était familier. J’ai cru que c’était l’ancien stade près du pont. Je crois que j’ai vu le camarade Hiem, qui était chef d’unité, remplacer camarade Chim. IL a donné l’ordre aux personnes sur la moto de m’emmener à la gare. Ça s’est passé de nuit. Quand je suis arrivé à la gare de Samraong, je ne savais pas ce qu’on faisait à cet endroit mais j’ai cru comprendre qu’on y cultivait la canne à sucre, c’est là qu’on m’a laissé. »

Un camarade lui donne des vêtements, Lay Chan fait profil bas, se concentre dès lors sur son travail. « J’étais là pour me rééduquer, j’étais là pour me reconstruire. » Pendant un an il collecte du bois pour chauffer les marmites à jus de canne.


Les juges fouillent

A l’issue de ces déclarations, le président de la cour consulte l’avocat Kim Mengkhy pour savoir si des documents moins schématiques accompagnent la demande de constitution de partie civile de son client. Non.

Thou Mony, qui s’exprime rarement prend le relais. Lay Chan lui assure qu’il a bien entendu les mots « Ecole de Tuol Sleng » prononcés par des gardes et non « prison de Tuol Sleng ». « Avez-vous d’autres sources qui indiquent que vous vous trouviez à la prison S21 aujourd’hui musée de Tuol Sleng ? » Le témoin n’a qu’un autre argument : les cris et les pleurs qu’il a entendus sur place. Il n’a jamais vu d’autres détenus.

Nil Nonn évoque également une contradiction entre la déclaration écrite de Lay Chan sur le bruit d’un générateur qui couvrait les cris et ses réponses à la cour où il n’est pas sûr que ce soit le son d’un groupe électrogène.


La surprise du co-procureur

Le co-procureur indien Anees Ahmed, qui apparaît pour la première fois au procès de Duch, conclut les questions de l’accusation par une remarque étrange : « Nous aurons peut-être quelque chose à dire quant à la valeur que vous souhaiterez accorder à la déposition de ce témoin pour votre décision finale. »


Versions incohérentes et doute

Les propos de Lay Chan ne sont pas conformes à l’ensemble de ses déclarations jointes à la demande de constitution de partie civile, ainsi que l’a observé le président de la cour. Ils ne sont pas non plus identiques à l’interview qu’il a accordée au journaliste Jérôme Boruszewski le 12 février 2009, hors stress dû à sa présence à la cour. Cet entretien enregistré livre une différence majeure sur la raison pour laquelle le témoin sait qu’il est à S21 : il explique en effet qu’il entend le nom du lycée de Toul Svay Prey sur le trajet en camion qui le mène à S21 quand le véhicule s’arrête et qu’un garde dit à un autre « Ne le descend pas là ». Le chauffeur remet le contact. Lay Chan raconte à propos de son arrivée à S21 : « Mon bandeau était un peu tombé et effectivement j’ai bien vu le panneau Toul Svay Prey ». Une version radicalement différente de la conversation entre gardes à S21. Il est dans cette interview également plus précis sur ses dates de détention : de décembre 1976 à mars 1977. Il affirme qu’il avait 19 ans au moment des faits, ce qui lui ferait aujourd’hui 52 ans et non 55. Il livre aussi un détail intéressant : « J’ai entendu des gardiens dire ‘Duch ! Duch !’ quand ils disaient qu’il arrivait avec beaucoup de prisonniers. »


Un homme traumatisé

Les questions des avocats des parties civiles n’éclaireront pas les incohérences des différentes versions du récit. A n’en pas douter, cet homme a été détenu et torturé. Traumatisé, il ne raconte rien de son passé, même pas à ses enfants. Témoigner devant le tribunal ce mardi exige du courage. Lay Chan s’effondre d’ailleurs à une question de Kong Pisey qui lui demande comment il a survécu sans jamais oser demander à boire. L’aveu est terrible. Il jaillit après une crise de larmes. « Je devais boire ma propre urine. » Un frisson et un silence glacé saisit le public.

La souffrance est évidente. Etait-il à S21 ou dans un autre centre de détention ? Il n’en est pas moins victime.


Pour Duch, il n’était pas à S21

« Je note que s’il n’avait pas connu ces souffrances, il pourrait mieux se souvenir. Je crois qu’il a traversé des épreuves très difficiles et que c’est pour cela qu’il a fait le vœu de ne plus jamais remettre les pieds à Phnom Penh. Mais pour ma part je ne sais pas très bien comment il a pu être relâché à l’époque. S’il a été capturé, arrêté et incarcéré à S21, il n’est pas possible qu’il ait été relâché parce que toutes les personnes détenues à S21 étaient sous mon contrôle et l’ordre que j’avais était d’éliminer tous les prisonniers. J’ai regardé la liste des prisonniers de S21, je n’y ai pas retrouvé le nom de la partie civile. Je peux comprendre que Lay Chan a souffert sous le régime khmer rouge mais il n’y a rien qui me prouve qu’il ait été détenu à S21. »

Kar Savuth argumente ensuite ce qu’il considère comme des failles dans le témoignage : pas de photo à son entrée, ni de numéro attribué, les gardes s’adressent à lui comme ses camarades d’unité en le surnommant Mab au lieu de l’appeler Chan, il discute la présence du panneau indiquant l’école Toul Sleng, il conteste l’existence de cellules où la tête touchait le plafond. Kar Savuth joue le comique : « Vous auriez beau sauter, votre tête ne toucherait pas le plafond ! » Il n’est pas drôle. Kar Savuth réclame d’autres preuves. Lay Chan réplique simplement : « Les preuves je les porte sur mon corps. »

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