Le vertige de la douleur







 



Antonia Tioulong est venue porter la parole et la souffrance de toute une famille. (Anne-Laure Porée)
Antonya Tioulong est venue porter la parole et la souffrance de toute une famille. (Anne-Laure Porée)









 

Une femme énergique se présente devant les juges. Antonya Tioulong, 57 ans, est Française, rédactrice en chef du service documentation au journal L’Express. Elle est l’une des sept filles d’un homme célèbre au Cambodge : Nhiek Tioulong, fidèle parmi les fidèles de Sihanouk, qui fut ministre un nombre incalculable de fois, signataire des accords de Genève en 1954, ambassadeur, général… Mais Antonya Tioulong n’a pas l’arrogance de certains puissants. Elle vient en porte-parole d’une famille dévastée par la perte de sa soeur aînée Raingsi, et de son beau-frère, Lim Kimari, tous deux incarcérés et exécutés à S21.

Porte-parole de l’absente

La journée de lundi, éprouvante au-delà de l’imaginable et qui vous abandonnait à des cauchemars sans fin, a permis de mesurer la dose de courage nécessaire à l’expression d’une telle douleur et de ses conséquences. Antonya Tioulong s’attelle fermement à cette mission, les larmes à fleur de mots. « J’espère aussi porter la voix de ma soeur Raingsi qui n’est plus là pour s’exprimer, pour la défendre, être son avocate, et vous dire qui elle était réellement, combien elle manque cruellement à sa famille. »

De l’exil au silence

Lorsque la famille Tioulong est contrainte à l’exil en France en 1970 pour des raisons politiques imposées par le nouveau régime de Lon Nol, Raingsi reste au Cambodge parce qu’elle porte le nom de son époux, Lim Kimari, et poursuit son travail pour un laboratoire allemand. Elle envoie ses enfants à Paris en 1973 afin qu’ils poursuivent leurs études dans de meilleures conditions que celles d’un lycée qui ferme souvent pour cause de roquettes qui tombent sur la ville. Le couple ne quitte le Cambodge que pour des vacances. Les dernières datent de l’été-automne 1974. Celles de 1975, planifiées, sont emportées par l’histoire.

Fin mars 1975, Raingsi Tioulong s’inquiète de la situation au Cambodge, elle écrit à son père pour lui demander conseil. Doit-elle décoller déjà ? « Ce serait assez moche de laisser mon mari au milieu de toutes ces roquettes » suggère-t-elle dans sa dernière lettre.

Les réfugiés à Paris ne s’inquiètent pas, les journaux titrent sur « la victoire socialiste », « la victoire rose en Asie du Sud-Est ». « Nous pensions qu’un régime communiste normal allait s’installer », se souvient Antonya Tioulong. Mais après le 17 avril 1975, silence. Quatre longues années de silence.

Grève de la faim

En 1979, la famille cherche Raingsi par le biais des organisations internationales implantées dans les camps de réfugiés thaïlandais. En vain. Sa mère paye des « escrocs pour aller la chercher ». En vain. Alors que les médias français moulinent sur les boat-people vietnamiens sans un mot pour les Khmers, Antonya Tioulong mène douze jours de grève de la faim avec deux autres Cambodgiens pour demander à la France d’accueillir davantage de réfugiés cambodgiens. Ils obtiennent gain de cause. « J’espérais que ma soeur serait parmi ces réfugiés. C’était ma façon de l’aider, je ne savais pas qu’elle avait disparu, sanglote Antonya Tioulong. Sans cesse pendant toutes ces années j’ai pensé à elle. »

Les révélations des cousines

L’arrivée à Paris de cousines de la famille, dans un état de santé catastrophique, met fin aux espoirs. Elles annoncent que Raingsi et son mari ont été assassinés à S21. L’une d’elle a lu un original de l’interrogatoire de Raingsi, a reconnu son écriture et sa photographie. Devant les trois enfants de Raingsi Tioulong, les cousines détaillent les tortures abominables dont elle a été victime. Antonya Tioulong comprend aujourd’hui qu’elles avaient besoin de partager leur douleur mais qu’elles n’ont pas mesuré l’impact de telles révélations. « Ca a été un choc dévastateur. » La mère ne comprend pas pourquoi sa fille a été tuée, le père culpabilise de n’avoir pas pu la sauver et ira malgré tout à la table des négociations avec les Khmers rouges. Les enfants grandissent avec des troubles neurologiques, psychosomatiques, un traumatisme profond. « Chacun a géré son chagrin comme il a pu. » Raingsi et Lim Kimari ont gardé leur place de vivants dans la famille. « Nous parlons d’eux au présent, nous évoquons leur souvenir. » Ainsi se transmettent leurs plaisirs, leurs manies, leurs plaisanteries, leurs rires.

« Morte de s’être appelée Tioulong »

Les cousines retrouvées ont gardé en mémoire l’histoire de Raingsi d’avril à novembre 1975 car elles ont été expulsées ensemble de Phnom Penh. Vers Chbar Ampeuv, la vie s’organise sous des arbres à sapotilles, avec le troc, la famille mange à sa faim. Puis ils sont déplacés vers un autre village où les premiers mois se déroulent sans heurts, selon la norme khmère rouge. Mais Raingsi se fait repérer. Elle parle français pour ne pas être comprise par d’autre et elle n’est pas manuelle. Elle est donc envoyée aux champs les plus durs, où contrairement aux attentes elle s’adapte.

Un jour, les membres de la famille sont interrogés à l’écart, dans une bâtisse, un par un. La cousine rapporte ainsi les propos de Raingsi à la sortie : « On m’a dit de dire la vérité, je leur ai dit que je m’appelais Raingsi Tioulong, que j’étais la fille de Nhiek Tioulong chef des armées, que j’attendais son retour ainsi que celui du roi Sihanouk. » Quelques jours plus tard les Khmers rouges l’emmènent. En pensant à cette scène, Antonya Tioulong vacille, sa voix se brise : « Ma cousine m’a dit que ma soeur tremblait comme un agneau quand elle est partie. » Antonya Tioulong ne manque pas de rappeler dans sa déposition que sa soeur n’avait rien d’un comportement aristocrate, elle était modeste, ne se réclamait jamais de son ascendance. « La seule fois où elle s’est présentée sous son nom, elle n’aurait pas dû le faire. Elle est morte de s’être appelée Tioulong. »

Le machiavélisme des interrogatoires

Que reste-t-il de Raingsi Tioulong après son départ ? Quelques traces dans les archives de S21 : une photographie, une fiche jaune qui indique la date de sa mort, le 31 avril 1976. « Une date qui n’existe pas », note Antonya Tioulong. Et la cause du décès : « battue à mort ». Dans les interrogatoires retrouvés plus tard, il est indiqué que Raingsi Tioulong dirigeait un réseau de la CIA qui l’avait embauchée en 1969. « Après avril 1975, elle était chargée de mobiliser les populations pour réclamer des terres, des boeufs, des buffles, d’avoir une vie privée, d’inciter la population dans les villages à s’opposer à l’autorité suprême, au Diable Angkar, inciter la population hors de Phnom Penh à revenir prendre possession de la capitale, à organiser des manifestations, à réclamer des aliments, du sel, des vêtements, du riz. On reproche la même chose à son mari, décédé en mai 1976. » Trente ans après, Antonya Tioulong s’insurge publiquement, devant Duch, devant les juges, contre ces diffamations absurdes, montées de toutes pièces. « Elle n’était pas un agent de la CIA ! », clame-t-elle avant de citer tous ses amis français, parmi lesquels le journaliste Paul Amar cité dans la confession. Le machiavélisme de ces interrogatoires qui mêlent de rares informations véridiques à de grotesques inventions la stupéfie. « C’est un raffinement !, interprète-t-elle, pour jusqu’au bout décréter que les victimes étaient coupables, pour les accabler jusqu’au bout. »

Pourquoi ?

La douleur de savoir ce que Raingsi Tioulong a enduré pendant les longs mois de torture s’entend presque mieux dans les tremblements et les intonations fragiles de la voix d’Antonya que dans les mots « épouvante », « chagrin », « révolte ». « Pourquoi tant de cruauté ? Pourquoi tant de méthodes inhumaines ? Pourquoi ce qui s’est produit sous les nazis a pu se reproduire en étant encore plus amplifié parce que là ce sont des Khmers qui ont tué des Khmers, sans raison. » Antonya Tioulong ne doute pas que ces bourreaux se sont délectés, « amusés à faire souffrir ».

« Ce qui nous taraude »

Antonya Tioulong se met un instant à la place de sa soeur et de son beau-frère, à S21. « Vous savez monsieur le président, ce qui nous taraude ? C’est qu’ils ont dû se demander pourquoi leur famille ne leur portait pas secours. Ils ont dû crier au secours en silence, ou en criant. Ils ont dû se demander pourquoi les Français, qui jusque-là étaient si présents, qui étaient nos amis les plus proches, n’ont pas réussi à venir chasser les Khmers rouges. C’est un sentiment de culpabilité et d’impuissance terrible. »

Pire que les nazis

Défendant la qualification de génocide et crimes de guerre commis par les Khmers rouges, Antonya Tioulong s’engage dans sa déposition sur une piste délicate, celle de la comparaison des génocides et d’une forme de concurrence des victimes en affirmant que les longs mois de torture endurés par sa soeur et son beau-frère furent « pires que ce que les nazis ont fait endurer aux juifs. » « Nous avons appris par les livres d’histoire qu’il y avait eu des atrocités dans le monde : les chambres à gaz, l’extermination des enfants, les expériences du docteur Menguele [à Auschwitz]. Et nous avons appris ce qui s’était passé à Toul Sleng, que c’était la même chose, peut-être en pire pour certains prisonniers. […] J’ose dire que l’accusé a commis une barbarie sans nom. »

La quête de justice

Pour Antonya Tioulong, la nécessité d’un procès est intimement liée à la liste des atrocités vécues au Cambodge. Mais la justice tarde. « Est-ce que le 1,5 million de victimes khmères a si peu d’importance qu’on ne juge pas leurs tortionnaires ? Sont-ils si méprisables qu’on ne leur rende pas justice, qu’on ne désigne pas leurs assassins ? » Antonya Tioulong ne peut plus attendre. En 1999, elle porte plainte contre Duch, Khieu Samphan, , Nuon Chea, Ieng Sary [pas contre Chea Sim comme elle l’a glissé par erreur pendant l’audience sous le coup de l’émotion]. Elle est déboutée parce que la victime, Raingsi, n’est pas française. Elle contacte Louise Arbour, procureur en chef pour les tribunaux internationaux à La Haye, qui quitte trop tôt son poste pour s’occuper du cas cambodgien. Le tribunal de Kambol a rendu espoir : « En autorisant l’audition des parties civiles, ce tribunal ouvre la voie à l’audition des parties civiles pour les futurs tribunaux internationaux pour crimes de guerre. » « Le problème du génocide khmer n’est pas que khmer, c’est une tuerie globale, massive, qui concerne les peuples du monde entier. Il ne faudrait pas que cela se reproduise ! […] Il faut apprendre aux jeunes générations que ce genre de crimes ne peuvent pas rester impunis. »

La supplique et le coup de poing

Priant la cour de rendre un jugement à la hauteur des crimes commis, Antonya Tioulong résume ses attentes : « Ce que je souhaite c’est que ma soeur Raingsi et mon beau-frère Lim Kimari soient reconnus formellement comme des victimes d’un génocide perpétré contre eux, que leur assassin soit désigné comme leur assassin. » Très émue, elle enchaîne : « Vous savez il y a eu des accusés dans les années 40 qui ont comparu pour des crimes de ce genre, en Occident, qui ont dit : ‘Nous n’avons agi que par obéissance, nous n’avons fait que notre devoir pour construire un pays. Ils ont été condamnés à la peine capitale, cela se produisait à Nuremberg. Ils s’appelaient Göring, Speer, Hess. Je ne peux pas m’empêcher de faire un parallèle. Je pense que la responsabilité de l’accusé est aussi importante sinon plus importante que celle de ces personnes qui ont comparu devant un tribunal international à Nuremberg. »

Deux photos pour un message

En s’entendant comparé aux nazis jugés à Nuremberg, Duch a une moue amusée. Est-ce l’allusion à Albert Speer ? Ce ministre nazi avait plaidé coupable, avait été condamné à vingt ans de prison pour crime de guerre et crime contre l’humanité. Il était sorti de prison en 1966 après avoir écrit plusieurs autobiographies. Antonya Tioulong ne relève pas, elle est toute à sa déclaration de défiance. Elle ne croit pas au remords de l’accusé qu’elle ne pardonnera jamais. Elle conclut par un symbole fort : elle montre la photographie de Raingsi prise à S21 puis un très beau portrait de la jeune femme en 1974, « telle que [l’accusé] ne l’a jamais rencontrée. Je voulais montrer à l’accusé qui il a détruit de ses mains. »









Reingsy Tioulong à S21
Raingsi Tioulong à S21
















Reingsy Tioulong en 1974
Raingsi Tioulong en 1974


 







 

Honneur et refrain

A la question « Pourquoi avoir décidé d’éliminer Raingsi Tioulong ? » Duch ne répond pas. Il se défausse sur sa position d’adjoint. « Quand je suis devenu directeur, ses aveux étaient terminés. » En somme il n’y est pour rien, ni dans les interrogatoires, ni dans la décision de l’incarcérer à S21. Il ajoute que la victime est morte de maladie alors que dans sa déposition, Antonya Tioulong évoque clairement qu’elle aurait été « battue à mort ». Les versions divergent pour le moins.

Dans ses commentaires, Duch ne s’appesantit pas, il livre à nouveau son refrain sur l’importance d’une telle déposition pour l’histoire et exprime « sa profonde reconnaissance et son profond respect » à la mère d’Antonya Tioulong, assise sur le banc des parties civiles. « C’est un grand honneur pour moi », explique-t-il. Duch a le goût des honneurs.

Cette fois, il ne demande pas pardon.

Quand les morts ont une voix, Duch se tait



Martine Lefeuvre a posé avec force la voix des parties civiles. (Anne-Laure Porée)
Martine Lefeuvre a posé avec force la voix des parties civiles. (Anne-Laure Porée)



Martine Lefeuvre est une femme élégante qui ne fait pas ses 56 ans. Le regard décidé, la voix posée et calme, elle commence à raconter à la cour sa rencontre avec Ouk Ket, son mari, diplomate cambodgien rentré à Phnom Penh à la demande des autorités du Kampuchéa démocratique et incarcéré à S21 le 15 juin 1977, quelques jours après son atterrissage. Il y sera exécuté après six mois de torture, le 9 décembre 1977.



Martine Lefeuvre rencontre le fils du majordome du prince Sihanouk, Ouk Ket, en France en 1970.  Mariés en octobre 1971, ils vont construire leur vie de famille à Dakar au Sénégal, où Ouk Ket est nommé 3e secrétaire d’Ambassade du Cambodge en décembre 1971. Sur ce qu’elle appelle « la terre d’Afrique », Martine Lefeuvre donne naissance à Makara en 1973 et à Neary en 1975. Le bonheur dure sept ans. En 1977, un courrier rappelle Ouk Ket à Phnom Penh. Il est motivé parce qu’il veut participer à la reconstruction de son pays. Il aurait souhaité être enseignant, glisse Martine Lefeuvre. La petite famille quitte donc Dakar, rejoint Paris puis le Mans où la mère et ses enfants attendront le feu vert pour suivre Ouk Ket au Cambodge. Le 7 juin 1977, il s’envole, il ne reverra ni sa femme, ni ses enfants.


Le silence et la solitude

Parmi les traces qui restent du trajet de son mari : les deux dernières cartes postées de Singapour et de Pékin. Puis les nouvelles n’arrivent plus. Un silence terrible s’installe. Elle embarque ses deux enfants jusqu’à l’ambassade de Chine à Paris en quête de nouvelles. L’homme à qui elle montre la photo d’Ouk Ket ne trouve rien de mieux à faire que de vérifier auprès de Makara qu’il reconnaît la personne sur la photo. Après quoi le blocus est total à l’ambassade. Martine Lefeuvre ne l’a pas digéré. « Ket était à Toul Sleng, il était encore vivant, on aurait encore pu faire quelque chose. »


Les mensonges des hauts fonctionnaires

Courant 1978, elle saisit Amnesty International et la Croix rouge internationale mais n’apprend rien. Début 1979, elle fonce en Suisse questionner Chan Youran, une des têtes du  ministère des Affaires étrangères khmer rouge et ancien ambassadeur du Sénégal, de passage avec une délégation cambodgienne. Il assure que Ket allait bien avant son départ, Martine Lefeuvre flaire le mensonge éhonté. Elle écrit à Sihanouk qui la renvoie sur Chan Youran ou Thiounn Prasidh (directeur Asie du ministère des Affaires étrangères sous le Kampuchéa démocratique puis, après 1979, ambassadeur du KD à l’Onu) mais elle connaît déjà la réponse. Lors d’une conférence en décembre 1979, Thiounn Prasidh lui conseille : « N’hypothéquez pas votre vie pour lui ». Elle en reste abasourdie.


L’annonce de la mort à S21

Fin décembre 1979, Martine Lefeuvre s’envole pour le camp de réfugiés de Khao I Dang en Thaïlande. Elle y retrouve quelques amis parmi lesquels Ong Thong Hoeung (l’auteur de J’ai cru aux Khmers rouges) qui lui décrit les camps de rééducation, les conditions de vie sous les Khmers rouges, et l’informe que pendant les quatre mois où il s’est plongé dans les archives de S21 après la chute de Phnom Penh, il y a découvert le nom de Ouk Ket dans les listes de prisonniers. La jeune femme est anéantie. Elle rentre en France en se demandant comment elle va annoncer à ses enfants qu’ils vont devoir grandir sans leur papa. Il lui faudra une semaine, et les questions répétées des petits qui réclament leur père pour qu’elle leur dise la vérité. A la barre, elle est déchirée par ce souvenir et la réalité crue, dure, insoutenable que ses enfants ont dû affronter.


Le cauchemar de la visite à Toul Sleng

En 1991, Martine Lefeuvre et ses enfants s’envolent pour le Cambodge où ils ont retrouvé la famille de Ket. Quatre sur onze des membres de la famille ont survécu au régime et vivent dans le plus grand dénuement. Le 18 juillet de cette même année reste dans la mémoire de Martine Lefeuvre et de ses enfants comme un jour de cauchemar. Ils se rendent au musée de Toul Sleng. « Quand nous arrivons à cet endroit, nous sommes pris par l’horreur. Nous scrutons les photographies en y cherchant le visage de Ket. Nous ne le trouvons pas mais j’y reconnais le visage de Cambodgiens connus à l’étranger. » La tristesse est profonde, la colère immense.


Ligne 43

Dans les jours qui suivent ils vont à Choeung Ek. Devant le mausolée aux crânes, ils se disent que celui de Ket est parmi tous ceux-là. Puis ils retournent à S21 pour trouver une trace de lui. Dans les dossiers qu’ils ouvrent au hasard, ils tombent sur une liste de 301 personnes exécutées le 9 décembre 1977. « Le nom de Ouk Ket figure à la ligne 43 », précise Martine Lefeuvre. Alors méthodiquement, elle photographie les têtes à la direction de cette machine infernale. « Rien qu’à voir leur visage, je me dis que Ket a dû passer de sales moments. » « Je décide que ce crime ne restera pas impuni », poursuit-elle. Pendant les années qui suivent, elle accumule les preuves, les bribes de traces, elle s’accroche au processus judiciaire qui se met lentement en place et qui l’amène aujourd’hui devant le tribunal.


Le deuil impossible

Elle dessine un portrait amoureux de Ket, homme « brillant intellectuellement ». Elle rend hommage à sa générosité, à son sourire khmer, à son tempérament à la fois calme et jovial, au père « extrêmement affectueux et attentionné » qu’il était et à tout ce pourquoi il était doué. Puis tout bascule. Sa femme décrit dans des mots crus et tranchants la descente aux enfers qu’elle a reconstruite au fil du temps : « Il a été kidnappé, emmené dans un camion, frappé au visage comme le montre la photographie que nous avons retrouvée, attaché comme un esclave à une barre de fer dans une cellule insalubre. » Elle dénonce l’absence de droits fondamentaux, l’absence de nourriture, de soins, d’hygiène, les tortures « par des sbires aux méthodes nazies », « l’acharnement pendant six mois ». Elle imagine son mari « mort à petit feu, dans le secret le plus absolu, dans la solitude ». « Depuis 32 ans, l’absence de Ket nous est insupportable ! » Puis elle vacille : « La souffrance de Ket a été et est toujours notre souffrance. Loin de s’estomper avec le temps, je peux vous dire qu’elle est de plus en plus prégnante. » Le deuil est impossible. « A ce jour, nous n’avons toujours pas de restitution de corps, nous n’avons pas eu de sépulture pour Ket, je n’ai pas eu de papiers des autorités cambodgiennes. Le résultat pour moi c’est une faillite humaine totale. »


Duch « aurait dû se supprimer »

Martine Lefeuvre est venue « demander justice », elle est venue « restaurer la dignité de Ket bafouée à S21 » et « rafraîchir la mémoire à quelqu’un d’amnésique ». « L’instigateur de ces tueries est un intellectuel qui aurait pu enrayer le processus d’extermination. Il a fait des études. […] Or il a fait torturer et assassiner 17 000 personnes qu’on a répertoriées, on ne compte pas toutes celles qui ne l’ont pas été. Pour moi il aurait dû se supprimer lui-même parce qu’il avait peur de mourir lui-même, ce n’était pas une raison pour continuer à torturer et assassiner. Il y a comme une disproportion entre la peur de mourir soi-même et le nombre de personnes tuées. C’est irrecevable pour moi. »


« S’éclater dans un sale boulot »

L’accusé, qu’elle ne nomme jamais, est selon elle coupable avant tout de vengeance et de zèle. « Ce professeur de mathématiques avait-il oublié de réfléchir pour se gorger de sang, de cris des suppliciés, de cadavres pendant neuf ans ? Si ça ne s’appelle pas s’éclater dans un sale boulot, dites-moi à quoi cela ressemble. Pour moi c’était un fonctionnement, la mort des autres était sa nourriture quotidienne. » Elle réclame la peine maximale.


Une médiathèque Ouk Ket en réparation

Elle appelle aussi à rendre leur dignité aux sites de Toul Sleng et Choeung Ek en garantissant la propreté des lieux. Elle attend du tribunal un impact pédagogique « afin que les jeunes générations intègrent bien que ce sont des Khmers qui ont tué des Khmers, et qu’il n’y a pas de place pour le négationnisme. Ces faits sont indéniables et avérés. » Pour rendre sa dignité à son mari comme au peuple cambodgien, pour apaiser le chagrin de sa famille en faisant le pari de l’éducation et de la culture, pour réconcilier les jeunes générations avec cette partie tragique de l’histoire khmère, Martine Lefeuvre propose l’ouverture d’une médiathèque au nom de Ouk Ket, dans le quartier où il a grandi à Phnom Penh. Un lieu paisible, ouvert à tous où contrairement à Toul Sleng ou Choeung Ek , qu’elle qualifie de « hontes de l’humanité », construire sera possible.


« Une vérité historique », Duch en version courte

Retranché dans sa carapace, Duch écoute attentivement le témoignage poignant de Martine Lefeuvre. Il ne se lance pas dans une grande diatribe, ses observations sont rapides. « Je voudrais ici reconnaître la biographie de votre famille comme étant une vérité historique qui restera à jamais. Quand on voudra faire des recherches sur les souffrances, les Cambodgiens pourront lire votre déposition. » Il réitère bien sûr qu’il ne cherchera pas à échapper à ses responsabilités. Il dit ses crimes « inexcusables » puis demande pardon à Mme Lefeuvre et à tous ceux qui ont perdu leurs proches sous le régime khmer rouge. Ces paroles ne produisent plus l’effet des premiers jours. Martine Lefeuvre n’a que faire des mots de Duch. Elle a retiré son casque de traduction pour ne pas entendre l’accusé dont elle n’attend rien.


(Avis au lecteur : les dépositions de Ouk Neary et Robert Hamill sont en cours de rédaction)



Dans le public du tribunal ce lundi 17 août, de nombreux Chams amenés par le Centre de documentation du Cambodge. A midi, ils font leurs ablutions et entament leur prière sur le petit espace de pelouse devant la salle d'audience. (Anne-Laure Porée)
Dans le public du tribunal ce lundi 17 août, de nombreux Chams amenés par le Centre de documentation du Cambodge. A midi, ils font leurs ablutions et entament leur prière sur le petit espace de pelouse devant la salle d'audience. (Anne-Laure Porée)



« Entendre mille fois ne vaut pas voir une fois »



Les habitants de la commune de Preasbatcheanchum arrivent vers 8 heures au tribunal après deux à trois heures de route. (Anne-Laure Porée)
Les habitants de la commune de Preasbatcheanchum arrivent vers 8 heures au tribunal après deux à trois heures de route. (Anne-Laure Porée)



A 3h30 du matin, Taèm Samân, 61 ans, se lève pour cuire du riz et faire rissoler dans un grand wok le poisson séché et la viande de porc qui feront office de pique-nique pour elle et son mari, Phon Phy, 63 ans. Ils s’apprêtent tous deux à partir une journée au procès de Duch. Ils n’ont jamais visité S21 mais ils savent que l’ancien directeur du centre de détention est jugé pour rendre compte de l’exécution de milliers de morts (au moins 12 380 personnes entre 1975 et 1979 selon la liste des co-procureurs). Ils savent qu’il compte parmi les hauts responsables khmers rouges parce qu’ils l’ont vu à la télévision. Samân est excitée par ce périple auquel elle a décidé de se joindre quelques heures plus tôt. Elle espère qu’elle trouvera une place dans le bus.


Bouche-à-oreille

Le chef de commune, Long Sarith, a en effet annoncé que les huit bus affrétés gratuitement par le tribunal étaient pleins, 400 participants s’étant déjà inscrits pour le départ, laissant 600 autres volontaires sur le carreau. Interrogé sur l’initiative de cette journée au tribunal, Long Sarith qui porte au poignet une montre à l’effigie du Premier ministre Hun Sen, explique que trois anciens cadres khmers rouges avaient été invités par une ONG au tribunal pour assister au début du procès. Ils en étaient revenus ravis d’avoir été bien traités, bien accueillis, et très intéressés par ce qui se jouait au tribunal. « Ils ont raconté comment les différentes parties en présence cherchaient à savoir, à comprendre pourquoi c’était arrivé, comment elles questionnaient le massacre. »


« Voir le visage du tueur »

Ces commentaires se sont propagés par le biais d’un bouche à oreille redoutablement efficace, certains villageois ont ainsi prié le chef de leur commune de les aider à se rendre au tribunal. Long Sarith n’a pas tergiversé longtemps. Lui aussi a des souvenirs pénibles de la présence khmère rouge, antérieure de quelques années, dans cette zone, à la chute de Phnom Penh le 17 avril 1975. Long Sarith n’avait que la peau sur les os, le cheveu long jusqu’aux épaules, la faim au ventre, la fatigue au corps et la hantise d’avoir perdu de nombreux proches. Lui aussi ira donc au tribunal. « Il y a tant de demandes ! Je veux les accompagner. Je veux aussi voir le visage du tueur Duch. Je veux savoir pourquoi il était si cruel et sauvage. Regarder à la télévision, c’est comme observer une ombre, sur place, c’est la réalité. »

Les chefs des huit villages de la commune ont été mis à contribution, passant de maison en maison pour inviter les habitants à se joindre au convoi.


120 km jusqu’au tribunal

A 5 heures du matin, les barquettes blanches en polystyrène sont fin prêtes. Samân glisse autour de chacune d’elle un élastique et un sachet de sel au tamarin. Un cousin, Chum Som, 61 ans, entre chercher Phy et sa femme. Dans une nuit d’encre, le trio longe la route goudronnée pour rejoindre le point de rassemblement au bureau communal où attendent les bus. Dans cette commune de Preasbatcheanchum, située à 120 km au sud de la capitale, tout près du Vietnam, l’organisation est étonnante. Quatre bus sont déjà partis quand Som, Phy et Samân embarquent, contents comme des enfants. Cinq minutes plus tard les voilà eux aussi en route. Les départs s’enchaînent avec une fluidité inattendue tandis que pointe la lumière du jour. Jusqu’à Phnom Penh défilent les paysages de rizières vert tendre buvant la pluie.



5h30 du matin, le départ est imminent. (Anne-Laure Porée)
5h30 du matin, le départ est imminent. (Anne-Laure Porée)










Une nécessaire pause pipi-cigarette vers 6h30 pour évacuer un peu la fatigue. (Anne-Laure Porée)
Une nécessaire pause pipi-cigarette vers 6h30 pour évacuer un peu la fatigue. (Anne-Laure Porée)



Des demandes de toutes les provinces




En cette saison de mousson, il est difficile aux paysans de suivre les audiences à la télévision parce qu’ils repiquent leur riz mais suivant le proverbe khmer « entendre 1 000 fois ne vaut pas voir une fois », ils se réservent une journée pour cette virée au tribunal. Dans la province de Kompong Chhnang, un villageois, un monsieur lambda sans responsabilité politique particulière, a téléphoné pour remplir plusieurs bus à la date du 26 août, quand le repiquage du riz sera achevé et s’est engagé à les remplir. A Kratié, un responsable local prépare ce voyage de manière à ce que différentes catégories de la population soient représentées : des jeunes, des vieux, des bonzes, des nonnes… Une demande est également arrivée du Rattanakiri, la province la plus éloignée au nord du pays. Compte tenu de la longueur du trajet, les autorités provinciales devront être sollicitées par les habitants afin qu’elles les aident pour dormir une nuit à Phnom Penh. Il y a quelques jours, une demande est parvenue de la province de Païlin, l’un des derniers bastions khmers rouges.


Un seul moteur : la volonté d’assister au procès

Aujourd’hui, l’équipe du tribunal qui s’occupe des campagnes de sensibilisation aux procès, n’a plus besoin d’aller chercher le public dans les provinces du pays, elle est débordée par les demandes émanant de particuliers, de chefs de villages, parfois d’ONG, qui ont entendu à la radio ou à la télévision que ce tribunal était le leur, que des bus étaient mis à disposition pour 50, 100, 200 personnes ou davantage et qui ont noté le numéro de téléphone de renseignements et réservation. Les règles sont claires : le tribunal offre les frais de transport mais chacun doit amener son repas et il n’y a aucun défraiement. « Si vous vous intéressez à ce tribunal, débrouillez-vous pour le pique-nique, vous trouverez de l’eau potable sur place et un service médical en cas de besoin » ont-ils été averti. Pas question non plus de faire du tourisme à la capitale, les bus partent le matin et remmènent les villageois à la sortie de l’audience. Ils ne viennent donc que pour le procès.



Dans la queue en attendant son ticket vert. (Anne-Laure Porée)
Dans la queue en attendant son ticket vert. (Anne-Laure Porée)




Les journalistes à la com’

La présence de Reach Sambath (chef des relations publiques des CETC) et Dim Sovannarom (chargé de la presse), deux anciens journalistes connus du grand public, sur la plupart des émissions télé ou radio consacrées au tribunal a largement contribué à populariser son accès. Quand Dim Sovannarom feuillette l’agenda des prochaines semaines, il constate que la cour fera salle comble et rappelle le record atteint la quatrième semaine de juin avec 2 078 personnes dans le public.


Si les visiteurs ne s’enquièrent pas en amont du nom du témoin du jour, ils posent en revanche de nombreuses questions sur les acteurs du procès et leur rôle : juges, procureurs, avocats des parties civiles, défense. Ils demandent souvent pourquoi Duch a un avocat. Le personnel du tribunal saisit alors l’occasion pour évoquer le principe de la présomption d’innocence.


Pourquoi ils viennent

Parmi ces visiteurs, il y a ceux qui veulent assister au procès « pour de vrai », ceux qui ne veulent pas rater l’événement, ceux qui veulent savoir à quoi ressemble un procès équitable, ceux qui cherchent comment l’accusé est devenu un criminel, ceux qui veulent entendre pourquoi ils ont perdu leurs proches pendant le régime de Pol Pot, ceux qui attendent une explication sur les massacres de gens qui n’avaient pas commis de faute, ceux qui, comme Phy, veulent comprendre « comment cette histoire est arrivée, comment les Khmers rouges seront jugés et quelle sera la peine prononcée. » Samân, elle, s’intéresse surtout au comportement de Duch.



Samân s'est décidée à venir à la dernière minute. Elle est impatiente d'entrer. (Anne-Laure Porée)
Samân s'est décidée à venir à la dernière minute. Elle est impatiente d'entrer. (Anne-Laure Porée)





Phon Phy, casquette sur la tête, arrive avec plein de questions. (Anne-Laure Porée)
Phon Phy, casquette sur la tête, arrive avec plein de questions. (Anne-Laure Porée)






Quand Chum Som évoque le régime de Pol Pot, il s'inquiète toujours de savoir si son interlocuteur le croit. (Anne-Laure Porée)
Quand Chum Som évoque le régime de Pol Pot, il s'inquiète toujours de savoir si son interlocuteur le croit. (Anne-Laure Porée)



Des rires et du bordel

A l’arrivée devant la cour, à 15 km de la capitale, les villageois qui ont été nommés responsable de bus récupèrent téléphones portables, paquets de cigarettes et briquets qu’ils rangent dans des pochettes numérotées. Ils les déposeront à l’entrée. Pause pipi pour tout le monde avant de faire la queue pour recevoir un ticket vert de « visiteur ». Le passage du portique détecteur de métaux est un joyeux bordel, l’un oublie de récupérer sa gamelle, l’autre bipe et continue son chemin sans comprendre qu’il doit être contrôlé par un gardien, l’une se presse et bouscule, l’autre crée l’embouteillage, elle a oublié de confier son téléphone. Une fois le contrôle passé, ils déposent leur pique-nique sur les tables sous le préau et montent vers la salle d’audience et sa froide climatisation.


Le public ne s’en laisse pas conter

Tous ceux qui ont connu le régime khmer rouge réagissent vivement aux témoignages ou aux propos de Duch dans le prétoire. Même s’ils ne comprennent pas tous les débats, ils ont une perception fine de ce qui se joue dans l’arène judiciaire. Pour Phy, il est évident qu’un homme aussi intelligent que Duch est devenu un assassin « soit parce qu’il obéissait aux ordres, soit parce qu’il voulait le pouvoir. » Phy saisit tout de suite que les co-procureurs s’enlisent. « Avec un témoin pareil, Duch n’aura pas une lourde peine, il n’y a pas assez de preuves. » Samân s’énerve contre ce même témoin, Lach Mean, un ancien interrogateur, qui fait « obstruction à la vérité » dont son mari dit qu’il « ne parle pas bien alors que les questions sont claires ». « Il ne parle pas beaucoup, nuance Samân, comme s’il avait quelque chose à cacher. Si ça continue comme ça, ça va être difficile de trouver la vérité. »




A l'heure du déjeuner le préau est comble, comme la salle d'audience. (Anne-Laure Porée)
A l'heure du déjeuner le préau est comble, comme la salle d'audience. (Anne-Laure Porée)



Soulagement et espoir

Sa colère contre Duch en revanche est tombée. « Duch ressemble à un chef khmer rouge parce qu’il connaît beaucoup de choses, il lit des dossiers et parle beaucoup. » Comme bien d’autres visiteurs, elle confie son soulagement de voir l’accusé reconnaître sa responsabilité et expliquer, dans une certaine mesure, ce qui s’est passé. Ses paroles ont un effet catharsis impalpable que Dim Sovannarom relie au bouddhisme : « Le bien appelle le bien. Le mal appelle le mal. Le Bouddha dit : ‘le vainqueur provoque la rancune, le vaincu est tombé dans la misère, celui qui renonce à la victoire ou à la défaite est heureux et paisible.’ » Impressionnée par l’organisation du procès, par le nombre de personnes qui le servent, Samân conclut : « On ne peut pas nous tromper, nous obtiendrons justice ». Elle remonte dans le bus avec une lueur d’espoir dans le regard.


L’effet télévision sur les jeunes

De retour à la maison, elle racontera sans nul doute à ses enfants et petits-enfants cette journée. Peut-être s’ouvriront-ils enfin au récit terrible du passé car dans sa famille, seuls ses deux aînées qui ont vécu sous les Khmers rouges croient à cette histoire et gardent en mémoire des images comme celles de gens emmenés les bras dans le dos, qui ne revenaient pas. Makara, née en 1980, avoue que ce passé était trop dur pour qu’elle l’admette comme véridique, au grand désespoir de ses parents. Cependant, les programmes télévisés consacrés au tribunal, l’écoute de certaines audiences, de témoins, de débats a ouvert une brèche dans son rapport à l’histoire récente. Elle situe le déclic au récit de Norng Changphal, l’enfant survivant, dont la mère a été exécutée à S21. Les images du procès suscitent des questions, elle ne comprend pas par exemple comment un intellectuel a pu devenir si cruel.

Documenter le passé et le vivre au présent

Mieux transmettre cette histoire aux jeunes générations est l’objectif du directeur de l’éducation dans la province de Takmao qui a organisé une journée au tribunal pour plus de 400 professeurs et instituteurs qui enseigneront cette histoire dès la rentrée prochaine. Tous repartent les bras chargés de cartons de livrets réalisés par les CETC qui expliquent en images et dans un langage simple l’histoire et le fonctionnement de ce tribunal. Ils s’en serviront en classe parce que pour des raisons pédagogiques, ils ont besoin d’images et n’ont pas d’autres documents à leur disposition (ils ne connaissent pas le livre rédigé par Khamboly Dy du DC-Cam sur l’histoire du Kampuchéa démocratique). « Cela ne suffira pas que le professeur dise je suis allé au tribunal. Les enfants ont besoin de documents qui restent comme des images incrustées dans leur mémoire », déclare une professeure qui compte faire d’autres recherches pour compléter son cours. « Ce n’est pas difficile d’expliquer. Ça intéresse les jeunes, ils veulent savoir. Si on leur enseigne avec des choses concrètes, des documents, ils nous croiront. » Sotheavy, 45 ans, en a fait l’expérience en emmenant ses élèves visiter un ancien centre de détention. Après ça, ils étaient convaincus.


Leçon d’histoire pour construire l’avenir

« Cette cour est comme une lumière qui indique le chemin pour que d’autres ne commettent pas les mêmes erreurs », plaide Vuthy, énergique professeure de 47 ans qui a déjà prévu de revenir au deuxième procès. « Il ne faut pas que ce régime revienne » acquiesce Veasna, 30 ans. « Il ne faut pas que de nouveaux dirigeants fassent pareil » enchaîne timidement Muntha, 48 ans. Tous ces enseignants sont d’accord pour éduquer les enfants sur cette période de l’histoire. « Il faut qu’ils soient au courant pour qu’ils deviennent de bons leaders. »



Les professeurs repartent avec des cartons de livrets sur le tribunal. (Anne-Laure Porée)
Les professeurs repartent avec des cartons de livrets sur le tribunal. (Anne-Laure Porée)




Comment l’excellent élève est devenu bourreau

Reprenant le parcours de Duch, excellent élève, respectueux de ses professeurs, je leur demande comment ils comptent s’y prendre pour convaincre leurs élèves d’être brillants sans basculer dans les mêmes erreurs. « Je leur conseillerai de faire des efforts pour être bien éduqués et de toujours refuser l’idée de tuer, explique Sotheavy. Je leur dirai qu’il faut toujours aider les autres. » « Moi j’ai eu une expérience avec un bon élève comme Duch, devenu fier, orgueilleux et irrespectueux. Je pense qu’il faut leur apprendre qu’être le meilleur élève en classe ne suffit pas dans la vie. » « On ne peut pas juger les gens à leur apparence, relance Sotheavy. Duch a appris une idéologie politique et il est passé de droite à gauche. » Ngorn, 59 ans, approuve en hochant de la tête. Vuthy reprend : « La cour doit montrer comment Duch a été influencé par l’idéologie. »


Le sourire qui horripile

L’accusé, son attitude, son parcours, son apparence sont au cœur des discussions. « Ce qui me choque, c’est de voir qu’il est dans un état normal. Quand on pense aux tortures orchestrées par lui contre son peuple, contre ses frères et sœurs, si horribles et qu’on le voit, lui, si normal… » « C’est comme un jeu pour lui, rebondit Sotheavy. Avoir commis tant d’horreurs et ne rien manifester ! » « Il se comporte comme s’il n’avait peur de rien, commente sa voisine. Il a toujours son sourire. » Ce sourire les exaspèrent à l’unanimité. « Il dit qu’il a des regrets mais physiquement, il est toujours souriant. Il n’en à rien à foutre, il vit, il n’est même pas triste », s’énerve Mora, 56 ans.


Le parfait exécutant

Pour autant, ces enseignants ne voient pas en Duch autre chose qu’un parfait exécutant. Les commentaires fusent : « Il a reçu des ordres, c’est un homme sérieux et quand il retransmettait ses ordres, ils étaient appliqués à 100 %. » « Il a donné des ordres et celui qui ne les respectait pas était torturé à son tour. » « Je ne crois pas qu’il ait eu d’initiatives mais il n’a aucun sentiment pour personne. » « Son crime c’est d’avoir exécuté les ordres. »


En attendant la perpétuité

« Il y a déjà eu beaucoup de témoignages et Duch a reconnu sa responsabilité, alors pourquoi la Chambre n’a-t-elle toujours pas rendu son verdict ? s’étonne Ngorn qui n’attend qu’une chose, la condamnation à perpétuité. « S’il ne prend pas perpétuité, j’aurai tellement de regrets ! Pour moi ce sera le signe que le tribunal est une plaisanterie. S’il n’est pas condamné à vie, comment les autres dirigeants auraient-ils peur d’être jugés ? » A ses côtés, Vuthy considère en effet que cette justice est un pas vers une réduction de l’impunité et vers plus de démocratie. C’est peut-être ça aussi qu’ils enseigneront à leurs élèves.

Saom Meth, l’homme qui a vu Duch frapper


Saom Meth est formel sur la présence de l'accusé à la prison spéciale. (Anne-Laure Porée)
Saom Meth est formel sur la présence de l'accusé à la prison spéciale. (Anne-Laure Porée)


Le sérieux de Saom Meth, 51 ans, contraste nettement avec l’attitude plus relâchée de son prédécesseur Chhun Phal. L’intérêt de son témoignage pour le procès aussi. Saom Meth a joint les rangs de l’Angkar dès 1973. Il passe par une milice de district avant de devenir, en 1974, soldat combattant les forces de Lon Nol le long du Mékong. Il reste à Phnom Penh après l’évacuation de la capitale pour y être nommé messager. Rapidement, il est envoyé en formation à Takmao. Suite à huit mois de formation politique et d’étude de techniques militaires, il est affecté en 1976 à la garde dans la prison de l’état-major de Daunh Penh, dont In Nat était le directeur. Il y passe moins d’un an. Saom Meth y aperçoit des hommes qu’il retrouve plus tard à S21 : Duch, Hor, Chan, Pon (adjoints de Duch à S21). En 1977-1978, son unité des messagers est nommée à S21. Ceux qui savent lire sont assignés à l’unité des interrogateurs, les autres sont gardes. Saom Meth, lui, est garde à la prison spéciale, c’est-à-dire la partie de S21 consacrée aux prisonniers les plus importants, sous les ordres de Huy et Sry.


Aperçu de la prison spéciale

Cette partie de S21 était située au sud des bâtiments de l’actuel musée de Toul Sleng. Maisons en bois, appartements en dur, bâtiments de deux ou trois étages, tous ces habitats composaient la prison spéciale avec selon le lieu plus ou moins de pièces. « Dans les cellules il n’y avait rien d’autre que les barres d’entraves, il n’y avait pas de moustiquaire, il y avait quelques nattes et de vieux oreillers et des récipients dans lesquels les prisonniers pouvaient se soulager » explique Saom Meth au juge Ya Sokhan. Les prisonniers de haut rang ou d’importance y étaient enfermés, un par cellule, chacun sous la surveillance d’un garde particulier planté à l’extérieur de la cellule, non armé. Ces détenus spéciaux n’étaient pas mieux lotis que les autres en matière de vêtement (short de rigueur) ou de ration alimentaire. Ils étaient entravés dans des conditions similaires. « Un prisonnier qui ne se montrait pas docile, on le menottait en plus » se souvient Saom Meth. Dans cette partie du complexe, pas de tuyau d’arrosage pour la douche, un baquet d’eau était donné au détenu pour se laver.


Une séance d’interrogatoire par la fenêtre

Parce que les interrogatoires des prisonniers avaient parfois lieu au sein des cellules, Saom Meth a assisté à l’un d’entre eux mené par Tuy, un interrogateur réputé pour sa dureté, à qui étaient apparemment confiés les interrogatoires en cellule. « Tuy est venu dans la pièce, il a verrouillé derrière lui. Moi je me suis retrouvé dehors mais j’ai pu jeter un coup d’œil à l’intérieur et voir la séance d’interrogatoire. » Saom Meth surprend des bouts de dialogue et observe Tuy arrivé avec ses instruments de torture. « Il a pris un bâton et a frappé le prisonnier sur le dos. J’ai pu voir que le prisonnier saignait. Un peu plus tard, il a pris un autre instrument de torture et s’est mis à frapper le prisonnier encore une fois. Le prisonnier éprouvait une grande douleur. Ensuite Tuy a pris un faisceau de câble électrique. Il a attaché une partie de ce câble électrique aux orteils du prisonnier, une autre partie à son oreille. Après un certain temps ce prisonnier s’est évanoui et j’ai pu voir que Tuy déambulait dans la pièce. Dix minutes plus tard, le prisonnier a repris connaissance et Tuy l’a attrapé par les cheveux et l’a menacé en lui disant qu’il allait revenir le lendemain pour d’autres interrogatoires et qu’il avait intérêt à se rappeler. »


Les coups de rotin de l’accusé

Quand Saom Meth part déjeuner, la cellule est inspectée pour voir si le prisonnier n’est pas susceptible de trouver clous ou vis à avaler afin de se suicider. « J’ai pris mon repas et quand je suis revenu, j’ai vu Duch qui était assis dans la maison à côté de la maison en bois, avec un bâton entre les mains et une sentinelle à la porte. »

Le juge Ya Sokhan demande au témoin s’il a vu Duch frapper le détenu. « Duch a utilisé des tiges de rotin pour frapper le détenu. Il ne l’a pas beaucoup battu avant que je ne passe mon chemin. » C’est la seule fois où Saom Meth voit l’homme à l’œuvre, dit-il.

Mais mardi 11 août 2009, dans la matinée consacrée à son audience, Saom Meth confirme ses propos consignés dans un procès-verbal cité par les co-procureurs, il décrit Duch arrivant à un interrogatoire mené par Tuy et lançant au prisonnier : « Alors, tu vas parler oui ou non ? » Il l’aurait aussi vu donner des coups de pied en menaçant : « Tu vas bientôt nous répondre ? »


Duch inspectait la prison spéciale

Le juge Sokhan continue sur la fréquence des visites du directeur de S21 dans cette zone de la prison. « Je l’ai vu… A la prison spéciale, il devait forcément y aller parce que très régulièrement il s’y rendait. Je l’ai vu de mes yeux. Je montais la garde près du bâtiment de deux étages et je pouvais le voir depuis l’étage. C’est la vérité. » L’accusé, selon lui, inspectait occasionnellement les salles. Au juge Jean-Marc Lavergne, à qui il confirme qu’il reconnaît l’accusé, il répète : « Je n’ai rien exagéré. Je ne dirai rien qui n’est pas fidèle à la vérité. » Le juge français attend des précisions sur ces inspections : avaient-elles lieu pendant les interrogatoires ? Saom Meth raconte que Duch « inspectait [à pied] les maisons de l’est à l’ouest » et qu’il « entrait et allait voir les prisonniers ».

Le mardi matin, il revient sur une déposition faite aux co-juges d’instruction selon laquelle Duch venait tous les jours sur le lieu où il effectuait ses gardes. « Au moment où j’ai fait cette déclaration, elle était peut-être excessive. » Il s’en excuse auprès de la cour.


Pas un survivant à la prison spéciale

Le témoin situe la durée moyenne de détention dans cette partie de la prison autour de vingt jours à un mois. Après quoi « ils étaient emmenés par Huy ou Sri, je ne savais pas où. Je ne savais pas s’ils étaient emmenés ailleurs. […] D’habitude, lorsqu’on les emmenait, ils ne revenaient jamais. » Il ne reste pas un survivant de cette prison spéciale. Le juge Ya Sokhan prie le témoin d’évaluer le nombre de personnes ainsi emmenées pendant la période où il a travaillé à S21. « Je pense qu’il a pu y en avoir une centaine », réfléchit Saom Meth.


Le suicide au krama évité

Pendant les deux demies journées d’audience, Saom Meth revient sur un épisode qu’il a marqué. Il a remplacé un garde qui devait aller aux toilettes et qui avait laissé traîner son krama. Saom Meth a empêché le prisonnier de se suicider avec ce krama. « Si je n’avais pas aidé ce garde en cachant l’incident, il aurait été interné ou envoyé en rééducation », conclut le témoin.


Puni mais sauvé à Prey Sâr

Vers la fin 1978, Saom Meth est transféré à Prey Sâr. Le juge s’étonne : s’agissait-il d’une sanction ? Après avoir décrit sa participation à la construction de canaux et de digues il lâche : « A l’époque je ne savais pas si je comptais parmi les détenus ou pas. » Mais ceux qui survivent à ses côtés ont semble-t-il de « mauvaises biographies » ou ne viennent pas de S21. Pendant plus d’un mois, chaque jour, il voit un ou deux camions chinois emporter des marchandises ou des prisonniers, « des mauvais éléments ». « Certains de nos collègues ont disparu. Je ne savais pas s’ils étaient transférés dans une autre unité », confie Saom Meth.

Le juge Jean-Marc Lavergne cherche à éclaircir les raisons de ce transfert. Saom Meth raconte alors qu’on lui a demandé s’il avait un frère nommé Saom Hoy. « J’ai dit que oui. » Or ce frère a été arrêté et emmené à S21. « Je ne savais pas quoi faire pour me libérer. Alors j’ai essayé de ne rien dire du tout, et même [Him] Huy a essayé de dissimuler cette information. » C’est ce même Him Huy qui l’aurait envoyé à Prey Sâr. C’est ce qui l’a sauvé.

Les méthodes de torture confirmées

Comme pour la scène racontée plus haut, Saom Meth a assisté en cachette à certaines séances de torture. Aux co-juges d’instruction, il a détaillé les techniques de l’asphyxie avec un sac plastique, de l’électrocution sur l’appareil génital, sur les oreilles qu’il confirme en audience avoir vu personnellement. Saom Meth pouvait également déduire les méthodes infligées aux prisonniers en constatant leur état lorsqu’ils étaient ramenés à leur cellule de la prison spéciale. Il se rappelle ainsi des blessures sur le dos, des ongles arrachés. En revanche, il n’a jamais été témoin direct de la méthode consistant à enfoncer des aiguilles sous les ongles. Lorsque l’avocate du groupe 3 des parties civiles tente de l’interroger de nouveau sur l’électrocution aux parties génitales, Saom Meth se braque : « Je ne souhaite pas répéter ce que j’ai déjà dit. Ce que j’ai vu et dit reflète ce qui s’est passé. » A plusieurs reprises il manifeste ainsi son agacement à devoir confirmer ou répéter ce qu’il assure être vrai.


Vivre dans la peur

Du quotidien à S21, Saom Meth retient la peur. Tout le monde était torturé de manière sévère et les gardes en étaient terrifiés, maintient-il auprès de l’avocate du groupe 1 des parties civiles Ty Srinna. Il y avait aussi la peur de Duch. Pourtant celui-ci ne parlait pas de manière arrogante d’après Saom Meth, il souriait, il riait même avec les gardes. Mais les disparitions alimentaient cette peur. Sur la cinquantaine de membres de l’unité des messagers à laquelle Saom Meth appartenait, il n’en resta que trois ou quatre.


L’exercice de style de Kar Savuth

La défense s’emploie évidemment à minimiser le rôle de Duch. Kar Savuth mène le jeu avec un style offensif, les phrases claquent, les conclusions

– Avez-vous vu Duch tuer ?

– Non

– Je vous remercie de dire que l’accusé n’a pas tué de ses propres mains.

– Avez-vous reçu des ordres directement de Duch ?

– Non, le chef d’équipe me donnait des instructions.

– Je vous remercie de dire que vous n’avez jamais reçu d’ordre de Duch.

L’accusé, sur lequel la caméra s’attarde par hasard, jubile. Kar Savuth garde le même élan et la même technique de « je vous remercie d’avoir déclaré que… » jusqu’à conclure après quelques questions : « Je vous remercie d’avoir déclaré que vous n’étiez pas content de votre travail à S21. » Il oublie de le remercier pour avoir déclaré comme Duch que la fuite était impossible car sinon ses parents, sa famille auraient été tués.


Duch nie les coups et minimise ses inspections

Quand il a la parole, Duch commence par formuler ses regrets vis-à-vis du témoin qui a perdu son frère à S21. Il fait preuve d’une étrange mémoire. Il soutient n’avoir jamais connu Saom Meth (qu’il reconnaît comme membre du personnel) mais lors d’une confrontation, il aurait reconnu en lui les traits de son frère qu’il nomme par son nom révolutionnaire Meng, garde des forces spéciales à l’extérieur du complexe de S21.

Duch ne conteste pas le témoignage de Saom Meth qui « dans les grandes lignes, reflète la vérité ». Il s’oppose, après avoir rappelé avec force qu’il est responsable des vies perdues à S21, à « l’allégation grave » selon laquelle il a torturé des prisonniers. « Je ne l’aurais pas nié si je l’avais fait ! » Il certifie n’être jamais allé voir Tuy, qu’il savait violent, sauf une fois, sur ordre de son supérieur qui lui aurait demandé de « jouer sur l’aspect politique » lors de l’interrogatoire. « Je suis allé le voir mais je ne vais pas en parler devant la Chambre maintenant. En règle générale, je ne me rendais pas là-bas. » Il cite deux exceptions avec Pon, notamment quand ce-dernier interrogeait un détenu britannique « humble et docile ».

Face à la parole du témoin, Duch brandit évidemment un document écrit relatant des conseils à Tuy. Pour l’accusé, ce bout de papier est un argument de poids qui prouve qu’il n’est jamais allé sur place puisqu’il donnait des ordres par écrit. En tant que directeur de S21, il n’avait pas non plus de temps à consacrer à ces détenus.

L’accusé glissait au début de son intervention : « C’est moi l’auteur des documents. Tel a été mon crime vis-à-vis des personnes qui n’étaient pas encore arrêtées à S21. » L’homme nie catégoriquement ces actes qui fissurent l’image de l’intellectuel aux ordres, qui organise, qui forme, qui endoctrine, mais ne se salit pas les mains. Duch ne court pas dans la même catégorie que ces paysans embrigadés pour leur ignorance, pour être manipulés, instruments nécessaires de l’Angkar, représentant la majorité des gardes et tortionnaires de S21. Cela rend-il son crime moins monstrueux ?

L’audition de Chhun Phal illustre la déconfiture de la cour


Chhun Phal rit parfois, un peu gêné et un peu amusé, quand il demande au président de répéter sa question. (Anne-Laure Porée)
Chhun Phal rit parfois quand il demande au président de répéter sa question. (Anne-Laure Porée)


Le témoin du jour a le visage enfantin, rieur. Chhun Phal entre dans le prétoire vêtu de la même veste que tous les témoins enfilent tour à tour depuis la fin du mois de juin, une veste trop grande qui les préserve du froid de la climatisation. Chhun Phal a 47 ans, il est cultivateur comme tous les anciens gardes et interrogateurs de S21 qui ont été convoqués au tribunal. Penché vers le micro, l’homme explique rapidement qu’il a rallié les Khmers rouges dans son village de la province de Kompong Cham en 1975. Il passe par une école militaire d’entraînement et de formation à Takmao avant d’être envoyé à Prey Sâr cultiver la rizière et creuser des canaux. Il arrive à Prey Sâr à l’âge de 15 ans. Puis il est nommé à S21.


Des souvenirs hors du temps

S’il se souvient des lieux, en revanche, il a oublié les dates comme les durées. Impossible de savoir quand il est arrivé à S21 par exemple. Le président voudrait comprendre pourquoi le témoin évoque le nom « Toul Sleng » plutôt que S21, Chhun Phal répond qu’il a été affecté au poste de garde comme s’il avait entendu une autre question. Nil Nonn revient à la charge en faisant des cercles plus large autour de la question qui le tarabuste : où était Toul Sleng ? Dans quelle province ? Dans quelle ville ? Le témoin réplique avec assurance qu’il ne connaissait ni la province, ni la ville. Le public rit tant il ne peut y croire.


La litanie de questions et rien de neuf

Le président de la cour prend son mal en patience. Néanmoins ses questions, basiques, semblent animées par un doute que cet homme est bien ce qu’il prétend être. Alors il déroule la panoplie habituelle, dans l’ordre habituel : comment étaient les bâtiments ?, comment y entrait-il ? (Chhun Phal ne s’en souvient pas !), quelles étaient ses tâches ?, comment étaient les détenus ?, comment étaient-ils entravés ?, quelles étaient les rations alimentaires ?, comment se lavaient-ils ?, a-t-il vu des prisonniers étrangers ?, a-t-il vu des femmes et des enfants ?, a-t-il vu des prisonniers qui avaient subi des actes de torture ?

Chhun Phal confirme dans l’ensemble le fonctionnement de S21 que les juges connaissent par cœur depuis des semaines. Pendant ce temps, Duch, en impeccable chemise bleue, consulte ses dossiers.


Le garde de S21 qui ne connaissait pas Duch

Chhun Phal se rappelle du nom de son chef de groupe, Khôn, ainsi que de Peng et Hor, qui étaient les supérieurs de celui-ci. Mais le directeur de S21, il ne connaissait pas son nom. « A l’époque où j’ai travaillé à S21, je n’ai jamais rencontré ni vu Duch. » Le président aura beau tenter de reformuler : « qui était le plus haut placé à S21 ? », la réponse ne varie pas. Autre bizarrerie, l’ancien garde qui surveillait en général des cellules collectives à l’intérieur du complexe, était posté parfois à l’extérieur, notamment au portail arrière. Ce « parfois » signifie dans son souvenir une fois par mois ou une fois tous les quinze jours. Malgré ces fonctions ponctuelles à l’extérieur, il affirme ne pas avoir connu Him Huy qui chapeautait pourtant les gardes de l’extérieur de la prison.


Un jour à Choeung Ek

Chhun Phal déclare aux juges avoir été travailler à Choeung Ek. Immédiatement les horreurs des charniers où étaient exécutés les prisonniers de S21 surgissent mais le témoin fait référence à tout autre chose : « Parfois je faisais des travaux agricoles, parfois je plantais des légumes. » L’homme ne se rappelle pas combien de temps il y est resté, ni qui l’y a envoyé mais c’était « aux environs de 1979 » (Fin février 2008, il fut plus précis devant les co-juges d’instruction puisqu’il leur affirmait avoir été à Choeung Ek un mois avant le 7 janvier 1979). Finalement, il concède qu’il a enterré une unique fois des cadavres dans une fosse de 3 m par 2 m, un soir vers 17 ou 18 heures. S’ensuit un dialogue anachronique entre le juge et le témoin :

– Avant d’enterrer les cadavres, avez-vous vu dans quel état ils étaient et combien y en avait-il avant qu’ils ne soient enterrés ?

– Il n’y avait que des prisonniers de sexe masculin.

– Avez-vous pu constater qu’il y avait de nombreux détenus qui reposaient là avant d’être enterrés ?

– Je ne peux vous confirmer le nombre exact. Si je vous dis qu’il s’agissait d’un nombre important cela ne reflèterait pas la réalité, si je vous dit qu’il ne s’agissait peut-être pas d’un nombre très important cela ne reflèterait pas non plus la réalité.

Le public évidemment se marre en entendant pareille déclaration au juge.

– Est-ce que les fosses étaient pleines de cadavres ?

– Il y avait assez de corps dans la fosse pour refermer la fosse.

– Quel était l’état physique des corps avant qu’on ne les enfouisse ?

– Je n’ai pas inspecté les cadavres, je me suis surtout concentré sur le fait de les enfouir, c’était tard dans l’après-midi, il fallait se dépêcher pour finir le travail, donc je n’ai pas fait très attention aux corps eux-mêmes.


Embrouille sur les fosses

Apparemment, les déclarations du témoin en amont du procès sont plus complètes que ce qu’il lâche au tribunal. Le président Nil Nonn s’impatiente. Après consultation avec son avocat Kong Sam Onn, Chhun Phal maintient ses déclarations aux enquêteurs : il a creusé des fosses à Choeung Ek, et non juste enterré des cadavres, mais là encore c’était exceptionnel. Le témoin décrit une fosse profonde jusqu’au cou et… l’éclairage électrique alimenté par un générateur. « Après je n’ai plus fait ce travail, on m’a envoyé à la rizière, un autre groupe a fait ce travail de fossoyeur. » Sur place, Chhun Phal n’a pas senti d’odeur particulière, il n’a pas aperçu de maison ou d’abri qui aurait pu héberger le personnel, il n’a pas rencontré les exécuteurs. Bref il ne sait pas grand-chose. Que se passe-t-il dans la tête des juges à ce moment-là ? Se taisent-ils par souci d’efficacité ? Par flegme ? Par désarroi ? Aucun juge après Nil Nonn n’interroge le témoin.


Les bourdes des co-procureurs

Tan Senarong, co-procureur cambodgien prend donc le relais. Il fait afficher à l’écran un tableau noir sur lequel sont écrites à la craie les règles du Santebal. Il aimerait savoir si Chhun Phal a jamais constaté que ce règlement était affiché à S21. Kong Sam Onn intervient car son client ne sait pas lire. Présenter un tel document n’est pas approprié. Tan Senarong insiste. Silence. Le président le presse de passer à la question suivante laquelle permet au témoin d’affirmer que les véhicules de S21 étaient équipés de plaques d’immatriculation avec « S21 » écrit dessus… Là-dessus le co-procureur Anees Ahmed signale qu’aux co-juges d’instruction Chhun Phal a assuré savoir lire et écrire. « Je ne sais lire qu’un petit peu, explique l’ancien garde. A ce jour je ne sais pas tout l’alphabet. »

Sur les viols, l’accusation piétine également. Le témoin n’a rien vu de ses propres yeux, il rapporte simplement des instructions qu’il a reçues sur ce sujet de son chef de groupe. Enfin, pour une fois que les co-procureurs apportent une biographie d’un ancien garde de S21 avant même que Duch ne conteste qu’il ait été membre du personnel de la prison, le témoin en personne ne peut confirmer qu’il s’agit de sa biographie. « Je n’en suis pas certain. C’est quelque chose que mon chef de groupe a fait et je n’ai jamais vu ma propre biographie. » Une fois de plus Kong Sam Onn invite les parties à ne pas présenter des documents que son client n’est pas en mesure de lire.

Dans la salle on s’interroge : en quoi ce témoin a-t-il jusqu’ici servi l’accusation ?


Un avocat des parties civiles désespérant

L’avocat des parties civiles Hong Kim Suon qui enchaîne après la pause déjeuner rate en beauté son interrogatoire. Il essaye de savoir pourquoi Chhun Phal parle de Toul Sleng plutôt que de S21, il repose une question déjà posée dans la matinée sur l’état des détenus sans susciter la moindre réaction de Nil Nonn, puis tombe une question stupéfiante : « Est-ce que vous savez s’il y avait des moustiques à S21 ? » Comme s’il n’avait pas encore bien compris en ce 10 août que des prisonniers traités pire que des bêtes n’avaient certainement pas le privilège de moustiquaires, Hong Kim Suon fait confirmer par le témoin que les détenus étaient piqués par des moustiques !


Nam Mon au casse-pipe

Mais le clou de la journée revient à son initiative de faire avancer la partie civile Nam Mon entre les bancs des avocats des parties civiles et des co-procureurs pour demander au témoin s’il l’identifie comme ancienne membre du personnel médical de S21. Chhun Phal ne la reconnaît pas parce qu’il n’y avait pas de femme dans le personnel médical là où il travaillait. Duch avait déjà contesté que cette femme soit membre du personnel médical de S21. C’est une seconde gifle. Une fois de plus, Nam Mon est envoyée dans l’arène, sans précaution. Pourquoi l’avocat n’a-t-il pas simplement demandé au témoin si des femmes faisaient partie du personnel médical avant de vouloir la faire identifier ?


Nam Mon, debout attendant le verdict du témoin. Non, il ne la reconnaît pas. (Anne-Laure Porée)
Nam Mon, debout, attendant le verdict du témoin. Non, il ne la reconnaît pas. (Anne-Laure Porée)



La défense dans ses petits souliers

Kar Savuth, lui, rebondit sur cette question. Le témoin lui confirme qu’il n’a pas vu de femme dans le personnel médical mais qu’il a observé des enfants distribuer des médicaments. A Marie-Paule Canizares, Chhun Phal promet qu’il n’a jamais vu Duch dans le bâtiment dans lequel il a travaillé. Il détaille à l’avocat cambodgien que les gardes ne pouvaient battre les détenus que s’ils y étaient autorisés par leur chef de groupe. Ces gardes se parlaient, ils se racontaient le quotidien de la prison, les morts dans les cellules par exemple. Il était impossible de fuir. « Personne ne pouvait s’enfuir », martèle Chhun Phal. « A l’époque, je pensais qu’il n’y avait pas d’alternative. Que je sois content ou pas. Sous le régime, il n’y avait qu’une option. »







Duch travaille sur la biographie de Chhun Phal. (Anne-Laure Porée)
Duch travaille sur la biographie de Chhun Phal. (Anne-Laure Porée)


Le profil de l’emploi




« Je reconnais cette personne, Chhun Phal, comme étant membre du personnel de S21. La raison en est qu’il est parmi ceux que j’ai fait venir de Kompong Cham. […] Il avait moins de 16 ans à l’époque. Il répondait aux critères que j’avais établis pour ma demande, notamment pour son origine de classe. C’était un paysan pauvre. Par conséquent il avait un niveau d’instruction très limité comme il ressort aujourd’hui et de sa déposition. […] Je ne voulais pas choisir des personnes qui auraient été formées ou instruites par qui que ce soit. Je devais donc sélectionner des personnes que je pouvais former psychologiquement et politiquement. Je crois que la chambre comprend aussi la psychologie du camarade Phal. Il ne souhaitait rien avoir ou  posséder ou rien savoir. Il ne savait même pas qui était son supérieur, il ne connaît pas mon visage ni ma voix et il n’a pas cherché à les connaître. A mon sens, cela correspond bien au fait qu’il était membre de S21. »

L’accusé confirme ensuite que le témoin a creusé des fosses à Choeung Ek parce qu’il en avait effectivement donné l’ordre à son ancien messager, cité par Chhun Phal. En revanche il soulève certaines confusions dans la déclaration et raconte qu’il examine la fiche biographique du témoin (établie en 1977) avec une méthodologie qu’il partage volontiers avec la Chambre. Il aura besoin de temps pour faire le point sur cette fiche mais pour lui, Chhun Phal travaillait bien à S21.







Le discours est rôdé pour conclure les témoignages mais point trop n'en faut. (Anne-Laure Porée)
Le discours est rôdé pour conclure les témoignages mais point trop n'en faut. (Anne-Laure Porée)


Le couplet du président




Le président remercie longuement l’ancien garde d’être venu. « Nous sommes bien conscients de l’épreuve que cela représente que de venir ainsi devant la Chambre pour déposer et répondre à de nombreuses questions posées tant par la Chambre que par les parties. Outre que beaucoup de questions vous étaient posées durant le peu de temps imparti à votre déposition, il y a le facteur temps. Les faits que nous évoquons remontent à plus de trente ans. Et il est normal que les souvenirs que quiconque en a soient limités. Plus les faits sont anciens, plus le souvenir qu’on en a est imprécis. » Le couplet déférent et poli servi à chacun des anciens Khmers rouges dont la mémoire est parfois si sélective ou si endommagée fait frissonner car à chaque énonciation revient le souvenir des survivants venus raconter leur calvaire à S21 et qui furent, eux, à peine remerciés.

David Chandler sort le tribunal de sa léthargie




















David Chandler, historien américain auteur de Voices from S-21. Dans la version française, S-21 ou le crime impuni des Khmers rouges, des pages de notes ont été supprimées pour laisser place à une préface de François Bizot et une postface de Jean-Louis Margolin. L'historien a déploré la disparition de ces notes sous prétexte de faciliter la lecture pour les Français. (ECCC)
David Chandler, historien américain auteur de Voices from S-21. Dans la version française, S-21 ou le crime impuni des Khmers rouges, des pages de notes ont été supprimées pour laisser place à une préface de François Bizot et une postface de Jean-Louis Margolin. L'historien a déploré la disparition de ces notes sous prétexte de faciliter la lecture pour les Français. (ECCC)




Le show de Duch




En cette matinée du 6 août 2009, 450 personnes débarquent de la province de Siem Reap pour assister à l’audience. Il y a fort à parier qu’ils auraient préféré entendre un ancien Khmer rouge plutôt qu’un expert étranger mais ils sont contents d’être là. De toute manière ils verront l’accusé et l’entendront, c’est l’essentiel. Alors qu’ils s’installent dans la fraîcheur de la salle, Reach Sambath, chargé des relations publiques des CETC, leur explique micro en main où sont les juges, de quelle couleur ils sont vêtus, où sont les procureurs, où sont les avocats, etc. Derrière la vitre blindée qui sépare le public de la cour, le rideau bleu dragée s’ouvre. Les parties civiles sont déjà assises, leurs avocats finissent d’enfiler leur robe noire à jabot blanc et observent le public. Duch pénètre dans le prétoire, il salue le public et lève les mains en faisant le signe V de la victoire, tel un boxeur sur un ring, sûr de son effet. L’accusé n’a plus le droit de saluer les parties civiles, que ses manières agaçaient, mais il reste plein d’attention pour son public.


L’historien entre en scène

Face à l’imposante carrure de David Chandler, Duch a l’air d’un poids plume. La comparaison avec un ring de boxe s’arrête là. A 76 ans, l’historien américain à la retraite mais toujours attaché à l’université Monarch en Australie, met pour la première fois les pieds dans un tribunal. A l’aise, il prête serment, puis décline son parcours. Il découvre le Cambodge par le biais d’un poste de diplomate américain de 1960 à 1962. Il tient de cette période son amour pour le pays. Professeur de 1972 à 1997, il a consacré ses recherches aux Khmers rouges à partir de 1976 dont il tire deux livres majeurs : Brother Number One (Pol Pot : frère numéro 1), une biographie de Pol Pot, et Voices from S21 : Terror and History in Pol Pot’s Secret Prison (S-21 ou le crime impuni des Khmers rouges), une recherche sur ce que fut S21. Ce livre lui demandera quatre ans de recherches, plongé dans les archives microfilmées de S21, parmi lesquelles des centaines et des centaines d’aveux, dans les entretiens avec des survivants ou d’anciens membres du personnel de S21.


S21, une « institution totale »

L’expression « institution totale » fait l’objet du titre du chapitre 2 du livre de David Chandler. Reprise au sociologue Erving Goffman, elle fait référence à un lieu isolé du reste du monde et de la société où des individus « mènent ensemble un épisode de vie contraint et réglé ». Cette notion intrigue la juge Silvia Cartwright qui se demande si le secret caractérise une institution totale au sens où l’entend David Chandler. L’historien approuve : « Aucune information ne filtrait à l’extérieur. C’est un lieu qui suit ses propres règles. Le secret était central pour l’idéologie et le comportement pour le Kampuchéa démocratique. » Pour cette raison il étudia moins Prey Sâr davantage assimilé à un centre de rééducation dont certains étaient libérés et qui, selon lui, n’était pas entouré du même secret que S21, « antichambre de la mort » où « chaque personne qui [y] entrait était promise à une mort violente ».


La prison la plus efficace du pays

Selon David Chandler, S21 dénombre plusieurs particularités : le degré d’information est plus poussé à S21 que dans les autres institutions du système de sécurité (le Santebal), les autres prisons « n’appelaient pas l’attention des plus hauts dirigeants » comme elle, et aucune n’atteignait l’efficacité en œuvre à S21 (même si l’historien admet le peu de documents à disposition à propos des autres centres). Le rôle se définit essentiellement autour du travail de recherche des réseaux de traîtres, à l’identification des ennemis, lesquels sont entre septembre 1975 et septembre 1976 plutôt des ennemis de l’extérieur du parti. Puis la politique bascule, s’ouvre une deuxième phase après septembre 1976 au cours de laquelle S21 devient surtout l’instrument de recherche des ennemis de l’intérieur. Parmi eux, des diplomates, des intellectuels, catalogués « Nouveau peuple » et davantage susceptibles de s’opposer au régime du Kampuchéa démocratique.


Silvia Cartwright et ses questions fermées

La présence de l’éminent David Chandler émoustille quelque peu la juge Silvia Cartwright qu’on n’a jamais vu autant sourire. « Vous n’êtes pas coupable monsieur David Chandler », plaisante-t-elle quand un problème de micro se présente. Ces bonnes dispositions auraient pu amener la juge à modifier quelque peu ses habitudes d’interroger avec des questions fermées. Mais souvent la voix de David Chandler a résonné d’un « c’est exact » ou d’un « vous avez raison », confirmant simplement l’interprétation de la juge. Peut-être était-ce la meilleure solution pour être efficace puisqu’il fallait entendre l’expert sur une journée…


Pourquoi tant d’archives ?

Même si personne n’a poussé au-delà du contenu du livre de David Chandler, les lignes principales de sa recherche et de sa réflexion ont été abordées. A commencer par la question des archives de S21. David Chandler mentionne que ces archives sont « les plus complètes du Santebal » et qu’il n’y a pas d’autres archives aussi volumineuses, y compris celles du Centre du parti, qui nous soient parvenues. Ces milliers et milliers de pages ont été conservés de façon méticuleuse, « grâce à l’accusé », confirme l’expert américain qui formule ensuite plusieurs raisons pour expliquer le sens d’une telle documentation : « Je dirais que l’un des objectifs était de démontrer aux dirigeants du pays que S21 était une structure complètement responsable, efficace, moderne et productive au sein du gouvernement, à l’intérieur du pays où les conditions étaient en de nombreux endroits […] totalement chaotiques au quotidien. De démontrer le professionnalisme de l’accusé et de ses collègues, d’informer le sommet de la hiérarchie de la manière la plus détaillée possible si, et de quelle façon, les soupçons étaient fondés pour certains prisonniers, et de démasquer des réseaux de traîtres […] et de donner ainsi des informations aux dirigeants dont ils pouvaient se servir pour leurs propres objectifs. Et finalement, et c’est là une spéculation, […] le rassemblement de ces archives pouvait servir de source pour une histoire triomphante du Parti communiste du Kampuchéa. » Cette dernière idée qui lui fut suggérée par un autre expert de l’histoire des Khmers rouges, Steve Heder, lors de la rédaction de Voices from S-21.


Le dosage entre torture et politique

Après être revenue sur le document du 30 mars 1976 auquel l’accusé s’est souvent référé depuis le début du procès pour justifier les décisions prises à l’échelon supérieur, après que David Chandler ai qualifié ce document de « crucial » parce qu’ émanant du sommet de l’Etat et enregistrant une décision « d’écraser l’ennemi », la juge Silvia Cartwright aborde avec l’expert les aveux, et en particulier les interrogatoires. Dans son livre, David Chandler écrit : « Les deux méthodes utilisées par les interrogateurs de S21 consistaient à ‘faire de la politique’ (tvoeu nayobay) et à ‘imposer la torture’ (dak tearunikam) ». La magistrate lui demande de décrire à quoi correspondent ces méthodes. Pour l’expert appliquer la torture signifie « exercer une contrainte physique » (il n’évoque pas de formes de torture psychologique) tandis que « faire de la politique », « c’est tout le reste », à savoir amadouer le détenu, l’insulter, le convaincre de répondre… « Il est impossible de savoir à quel degré la torture a été utilisée, ajoute David Chandler. Il y avait ces deux méthodes, il est difficile de dire laquelle était appliquée le plus souvent. »

Le passage du carnet de travail de 1976 qui établit une progression en 7 points et qu’il cite dans son ouvrage ne permet pas non plus d’éclairer cette question :

« 1- D’abord, leur arracher les informations

2- Ensuite rassembler autant de points qu’il est possible afin qu’ils ne puissent plus revenir dessus et pour les empêcher de s’en éloigner

3- Faire pression sur eux à l’aide de la propagande politique

4- Continuer à les interroger et à les insulter

5- Tortures

6- Passer en revue et analyser les réponses afin de poser des questions supplémentaires

7- Passer en revue et analyser les réponses de façon à préparer les documents. »

Dans les faits, Rithy Panh, réalisateur de S21, la machine de mort khmère rouge estime que torture et pression politique devaient être intrinsèquement mêlés (voir aussi cette question dans Pourquoi l’audience de Prak Khân incarne la faillite de l’accusation). Il est impossible de le déterminer sur la base des aveux des détenus car les questions des interrogateurs n’y apparaissent jamais comme le rappelle David Chandler dans Voices from S-21.


Les biographies, une « industrie »

Sous le régime des Khmers rouges, rédiger sa biographie était chose courante. A S21, les détenus s’y soumettaient comme les membres du personnel qui d’ailleurs devaient régulièrement les réviser (une fois par an, a détaillé un interrogateur au tribunal). A la juge Silvia Cartwright, David Chandler précise : « C’était là toute une industrie au Kampuchéa démocratique », sans aucun lien avec une pratique antérieure ou avec une spécificité culturelle cambodgienne.


Liste des techniques de torture

L’étude des aveux des détenus ainsi que ses entretiens avec des survivants de S21 ont conduit l’historien américain à lister les techniques de torture à S21. « Coups avec les mains, avec un gros bâton, avec des branches, avec des fils électriques noués, brûlures de cigarettes, chocs électriques, forcé de manger des excréments, forcé à boire de l’urine, forcé à manger, pendu la tête en bas, tenir les mains en l’air toute une journée, enfoncer une aiguille dans le corps, se prosterner devant une (des) image(s) de chiens (à partir de 1978), se prosterner devant le mur, se prosterner devant la table, se prosterner devant la chaise, arracher les ongles, griffer, bousculer, suffocation avec un sac plastique, tortures avec de l’eau, immersion, gouttes d’eau sur le front. » L’historien maintient cette liste sinistre en commentant que sûrement d’autres techniques manquent à l’appel.


Questions restées sans réponse

Il est des questions qui sont restées malheureusement sans réponse pendant l’audience ou si peu développées que c’en est frustrant. Par exemple quand la juge demande si l’exigence du secret à S21 avait aussi été mise en place par l’accusé, David Chandler répond oui, sans argumenter ou développer. De même on aurait aimé savoir d’où venait précisément la citation suivante de Duch (en février 1976) : « Vous devez vous débarrasser de l’idée que battre les prisonniers est cruel [kho khau]. La gentillesse est déplacée [dans de tels cas]. Vous devez [les] battre pour des raisons nationales, des raisons de classe et des raisons internationales. » Mais David Chandler est préoccupé par le cas de Kok Sros, un garde qu’il a interviewé en 1995 et qui, devant les juges, ne se souvenait pas de la majorité des déclarations qu’il a faites à l’historien dix ans plus tôt. Les enregistrements de cet entretien ont disparu mais l’historien est sûr de l’exactitude des propos tenus à l’époque. L’ancien est tellement cité dans son livre qu’il est certain de l’avoir enregistré et retranscrit ce qui lui avait été dit avec précision.


« Répondre aux besoins des dirigeants »

Sur la base d’aveux datés de 1978 évoquant le creusement de tunnels à Phnom Penh pour y cacher des soldats vietnamiens, David Chandler montre que même si les aveux ne pouvaient pas être vrais, il était impossible à l’accusé de le dire aux dirigeants du Kampuchéa démocratique, puisqu’il se serait retrouvé en danger. En revanche, cet exemple illustre la fonction de S21 de « répondre aux besoins des dirigeants du Kampuchéa démocratique », fonction qu’il décrit plus largement au co-procureur cambodgien Tan Senarong : « A partir de 1976, la direction du parti est convaincue que des nids de traîtres se logent à l’intérieur du parti communiste. Il fallait donc mettre en place un centre d’interrogatoire à grande échelle » pour réunir des informations claires, travailler sur les soupçons d’activités de trahison et vérifier qu’elles existaient ou étaient en préparation.


Pas de modèle pour S21

Une prison de cette échelle, capable de produire une telle masse de documents, reste sans précédent dans l’histoire du Cambodge. Quant à savoir si elle s’inspire consciemment d’autres modèles communistes, l’historien en doute. Il reconnaît que la formule du centre de rééducation a été partagée par de nombreux pays communistes mais il pointe deux dissidences de S21 et pas des moindres : le secret, et la mort après les aveux. « Par leurs aveux, on peut penser que les prisonniers suivaient une procédure de rééducation, de reconstruction, pour devenir de meilleurs citoyens, en admettant ce qu’ils avaient fait. Mais là, ils se rééduquaient dans le but d’être tués. Ce n’est pas logique ! »


Duch, un professionnel enthousiaste

En ce lundi 6 août 2009, les co-procureurs semblent avoir retrouvé une ligne directrice. William Smith questionne David Chandler sur ce qui ressort de la personnalité de Duch après ses recherches. Il cite abondamment Voices from S-21 dans lequel l’accusé est sans surprise qualifié « d’ambitieux », de « discipliné », de « travailleur » et rappelle certaines annotations de Duch qui suggère de « frapper le détenu » et « d’extraire la vérité ». Le tableau n’est pas très flatteur. L’historien confirme que l’écriture propre et claire de Duch traduit  son enthousiasme et son professionnalisme dans son travail. « L’accusé a voulu que S21 soit perçu par ses supérieurs comme une institution extrêmement efficace et opérationnelle, dont il avait la charge. » En 1976 et 1977, l’historien relève « un niveau constant de professionnalisme », il suppose également qu’après l’arrestation de son mentor Vorn Vet, Duch a perdu de cet enthousiasme.

A l’avocate du groupe 3 des parties civiles, David Chandler donne même plus de détails : « C’était un administrateur à la fois fier et enthousiaste de S21 qui avait élaboré des techniques et des méthodologies organisationnelles à partir de rien. Il innovait, il améliorait son système de manière continue. […] Lui-même voulait exceller dans son travail comme ce fut le cas dans d’autres choses dans sa vie : il voulait exceller comme étudiant, il voulait exceller comme révolutionnaire, il voulait exceller dans sa vie professionnelle. […] Il voulait servir avec enthousiasme en excédant ce qu’on attendait de lui. » Par conséquent, « peu de choses échappaient à son attention ».


« Dévoué et efficace »

« Dans quelle mesure Duch a-t-il alimenté les purges ? » La question de William Smith laisse l’historien un brin désemparé car elle nécessiterait une recherche approfondie. David Chandler a bien rappelé qu’il était exigé des détenus qu’ils fournissent ces listes pour confirmer les soupçons selon lesquels le parti était assiégé par les ennemis mais sur la responsabilité de l’accusé dans cette affaire, la réponse reste floue.

Cependant, ajoute l’expert, le travail d’interrogatoire « c’était la principale raison d’être de S21 ». « Les interrogatoires, c’était cela qui était attendu d’en haut. Et l’accusé s’est montré dévoué et efficace en la matière. » Le procureur insiste : s’agit-il d’une exigence des dirigeants ou d’une volonté de plaire de S21 ? « Un peu des deux, rétorque prudemment David Chandler. Duch et ses collègues auraient changé leurs méthodes si ça ne convenait pas. […] Il était de l’intérêt de l’accusé de faire ce travail le mieux possible. »





















S21 avait-il autant d'importance que cela ? C'ets la question que se pose David Chandler. (Anne-Laure Porée)
S21 avait-il autant d'importance que cela ? C'ets la question que se pose David Chandler. (Anne-Laure Porée)


Relativiser la place de S21


L’historien se demande également si dans la vision globale des hauts-dirigeants, S21 n’était moins important que ce qu’il y paraît aujourd’hui, sachant que comme tout gouvernement, ils avaient bien d’autres sujets de préoccupation. Le co-procureur William Smith rebondit, obligeant David Chandler à argumenter. L’historien considère que les aveux de personnalités aussi importantes que Koy Thuon (ministre du Commerce du KD et ancien secrétaire de la zone Nord) ou Vorn Vet (ministre de l’Industrie, vice-Premier ministre et secrétaire de la zone spéciale) ont intéressés de près les dirigeants, et probablement bien au-dessus de Son Sen, mais selon lui, ce ne pouvait être le cas de tous les détenus de S21. En  fait une minorité, croit-il, intéressait des hommes comme Son Sen ou Nuon Chea. Toute personne entrée à S21 était vouée à la mort. « Son Sen et Nuon Chea ne signaient pas un décret d’exécution pour chacune d’entre elles. » Une petite phrase qui tendrait à renforcer les prérogatives de Duch.


Ni objection, ni remords de l’accusé à l’époque

Dans la foulée, le co-procureur s’interroge sur la marge de manœuvre de Duch. Il reprend un passage du livre de l’historien : « Il est tout à fait concevable qu’ils auraient pu atténuer les souffrances des prisonniers, libérer les centaines de jeunes enfants emprisonnés avec leurs parents ou limiter les exécutions s’ils l’avaient voulu. De tels choix auraient pu être faits, et la justice révolutionnaire aurait pu être tempérée par un pue de clémence. […] A S-21 toutefois, cette alternative ne fut jamais prise en compte. Au contraire, Son Sen, Douch et les employés sous leurs ordres infligeaient d’énormes quantités de souffrances aux prisonniers, de sang-froid, systématiquement et sans remords. » Puis William Smith poursuit : « Pensez-vous que l’accusé avait le choix et aurait pu atténuer les souffrances, ou tuer en moins grand nombre ? » L’historien maintient ses propos. « Je ne peux pas m’empêcher de penser que ces personnes qui infligeaient ces terribles souffrances, savaient ce qu’elles faisaient et, pire, qu’elles ne semblaient pas en souffrir elles-mêmes. Cela ne semblait pas les empêcher de dormir la nuit ou affecter leur enthousiasme pour revenir travailler le lendemain. »

Aucun document ne prouve une objection quelconque de l’accusé à ces pratiques. David Chandler conclut : « D’après les documents, je n’entrevois pas de remords profond […] ».


Expliquer S21

L’avocate du groupe 3 des parties civiles oriente sa dernière question sur le thème « comment expliquer S21 ». Elle fait référence à la conclusion de David Chandler : « Les explications des phénomènes comme S-21 résident dans notre capacité à ordonner et à obéir, à nous souder contre les étrangers, à nous perdre au sein de groupes, à aspirer à la perfection et à l’approbation, et à décharger notre haine et notre confusion sur d’autres individus souvent sans défense, particulièrement lorsque nous y sommes encouragés par des gens que nous respectons. » L’expert américain justifie alors sa position : « J’essayais de dire que […] dans certaines conditions, presque n’importe qui peut être amené à faire des choses [du type de ce qui s’est passé à S21] ». L’impunité encourageant la machine infernale. « C’est le côté obscur qui est en nous tous. »


Interdiction d’user du contenu d’un aveu

Silke Studzinsky, avocate du groupe 2 des parties civiles, s’est faite remarquer depuis le début du procès avec son cheval de bataille des violences sexuelles commises à S21. Fidèle à sa ligne, elle tente de savoir la teneur des propos des interrogateurs qui ont évoqué ces violences sexuelles dans leurs aveux. Objection immédiate de la défense qui rappelle qu’aucune question ne peut être posée sur la teneur d’aveux obtenus sous la torture. Le président accepte bien entendu cette objection fort prévisible. L’avocate est contrainte de reformuler sa question. David Chandler croit savoir que les violences sexuelles étaient rares et punies parfois de mort.


Terreur et marge de manœuvre

Dans ses questions, Alain Werner procède par touches. Il recoupe les propos d’un autre expert, Craig Etcheson. Il travaille inlassablement sur la terreur à S21 : il évoque avec David Chandler les conditions mises en place pour briser les détenus. « Les prisonniers n’étaient plus des humains en arrivant à S21 », confirme l’historien. Il cite S21 ou le crime impuni des Khmers rouges : « Face à toute forme de résistance, Douch était sans pitié. Il déclara par exemple à un interrogateur : ‘Bats [le prisonnier] jusqu’à ce qu’il dise tout, bats-le pour en arriver aux choses importantes.’ » Cet extrait montre non seulement que les traces existent de Duch ordonnant d’appliquer la torture,  mais qu’en prime il le faisait sans état d’âme.

Enfin, rappelant les déclarations de l’ancien chef des interrogateurs Mam Nay à la cour selon lesquelles il pouvait agir pour sauver certains camarades révolutionnaires de la première heure, Alain Werner prie David Chandler d’un commentaire sur les marges de manœuvre des cadres à S21. « Je suis sûr que ça c’est passé », indique le témoin. En dépit de cette politique de nettoyage du Cambodge par la révolution, beaucoup de petites négociations ont eu lieu, selon lui, au sein de la hiérarchie. Il existait bien des moyens de protéger certaines personnes.


Le mandat de Duch

La marge de manœuvre du directeur de S21 intéresse au premier chef la défense. David Chandler déclare à Kar Savuth qu’une « marge de manœuvre considérable a été donnée à l’accusé. […] Le pouvoir de décision était entre les mains de Duch.» Il illustre ce propos par le fait qu’après 1977, Son Sen n’intervenait certainement pas au quotidien à S21. Néanmoins Duch n’avait pas l’autorité d’arrêter, selon l’historien. « Il a pu être en mesure d’envoyer des noms à des responsables dans les zones rurales pour décider d’arrêter les personnes. Je pense qu’il aurait pu amplifier peut-être cela, mais pas je ne pense pas qu’il avait l’autorité d’arrêter. » « Un prisonnier pouvait-il être écrasé sans avoir l’approbation préalable d’un supérieur hiérarchique de Duch ? » s’enquiert alors Kar Savuth. « Aucun de ces ordres émanant de l’échelon supérieur ne nous est parvenu, un ordre de Pol Pot disant par exemple : ‘Veuillez écraser telle et telle personne’. Mais je pense que le rôle de l’accusé à S21 était justement de s’en occuper, à savoir de veiller à ce que qui que ce soit entrant dans la prison soit exécuté. Telle était sa mission. Ce mandat ne lui a jamais été retiré par qui que ce soit. Par conséquent il n’avait pas besoin de chercher l’approbation d’une autorité supérieure pour mettre en œuvre et superviser un système dans lequel on n’avait pas le choix de savoir qui devait être tué et qui ne devait pas être tué. […] En tout cas il n’avait pas besoin de bénéficier du feu vert pour tuer qui que ce soit, il l’avait cette autorité, de facto, puisque cela faisait partie de son mandat à S21. »

Un procès pour l’histoire

François Roux enchaîne en demandant à David Chandler si ce procès va servir l’histoire. Duch rayonne à la minute de cette question, le sourire jusqu’aux oreilles. Bien entendu l’historien approuve « cette confrontation sans précédent dans l’histoire des Khmers rouges. » « Je pense qu’il est important que les accusés soient confrontés à leurs responsabilités vis-à-vis de la vérité, de ce qui s’est passé lorsqu’ils étaient au pouvoir […]. Il faut également que le peuple cambodgien sache ce qui s’est passé, à quelle échelle. Et il faut dire cette histoire horrible qu’a connu tout Cambodgien âgé de plus de 40 ans et bien évidemment avec les membres des Khmers rouges qui ont joué un rôle actif dans l’administration de ce régime. »

L’expert américain avoue avoir été « très ému et très impressionné » par la reconnaissance de sa culpabilité par l’accusé. « C’est quelque chose d’unique parmi les anciens acteurs du régime khmer rouge. »


La foi du révolutionnaire

Se référant au passage de S21 ou le crime impuni des Khmers rouges consacré à la biographie de Son Sen, François Roux prie l’historien de confirmer que Duch était le subordonné de Son Sen et que Son Sen avait la haute main sur le Santebal. David Chandler confirme : « Je n’ai jamais voulu dire que l’accusé avait une autonomie complète dans son activité, il était sous les ordres de Son Sen. […] Pour répondre à votre question : oui, mais il y a une marge de flexibilité autour de cette question. » L’avocat français de Duch interprète cette marge de manœuvre comme faisant partie de la ligne du PCK qui exigeait de ses cadres de faire preuve d’initiative. L’historien acquiesce : « C’était un membre du parti révolutionnaire et à ce titre il n’avait pas de raison de dévier de la ligne du parti. Il gardait ce faisant toute son authenticité révolutionnaire donc il faisait non seulement ce qui était attendu de lui mais aussi ce qu’il faisait par lui-même. Il y a congruence entre les deux facteurs. Il était membre du parti et il l’était volontairement. »


Des regrets mais pas de désertion

Quand François Roux pointe que la conscience révolutionnaire n’exclue pas la terreur, David Chandler admet tout à fait que l’accusé ait pu être effrayé par ce qu’était devenu le régime. Cependant il souligne que « cette conscience que le régime était criminel n’existait pas en 1978 ». « Dans ces six derniers mois du régime, c’est vrai qu’il y a des documents qui font état de regrets de la part de l’accusé mais ces regrets […] ne l’ont pas amené à déserter le mouvement en 1979-1980. Il est resté avec les Khmers rouges et il a continué à se considérer comme révolutionnaire. »


« L’obéissance est un facteur qui ajoute à l’horreur »

Après avoir résumé ce qu’était l’expérience de Milgram, menée dans les années 1960 aux Etats-Unis et démontrant que 60 à 70% des volontaires testés pendant l’expérience exécutaient les ordres qui leur étaient donnés par une personne en blouse blanche incarnant l’autorité (par exemple infliger une décharge électrique à une personne qui répond mal à une question), David Chandler explique à François Roux que cette expérience est proche de la culture en place au Kampuchéa démocratique où « les gens qui donnaient des ordres étaient habitués à les donner et ceux qui les recevaient étaient habitués à y obéir, il n’y avait pas de culture au Cambodge consistant à remettre en cause les ordres d’une personne incarnant l’autorité. […] Dans une situation comme celle de S21, l’obéissance est un facteur qui ajoute à l’horreur, sans compter les conclusions de Browning qui a montré que c’était un homme tout à fait ordinaire qui avait assassiné des milliers de juifs en Pologne en 1941-42. Je ne pense pas que ça explique tout mais que c’est un élément utile pour comprendre […] comment nous avons en nous cette idée que si le responsable dit que c’est bon alors c’est que ça doit être bon. »


La source du mal

Ajoutant que « comprendre n’est pas justifier », François Roux poursuit avec deux citations. La première de Zygmunt Bauman, extraite du livre de l’historien américain : « L’information la plus effrayante tirée de l’Holocauste et de ce que nous avons appris de ses auteurs, n’était pas la probabilité que ‘cela’ pouvait nous être fait, mais l’idée que nous puissions le faire. » La seconde est de David Chandler : « Pour trouver la source du mal mis en œuvre chaque jour à S21, nous ne devons finalement pas regarder plus loin que nous-mêmes. » « Cette phrase n’a pas été placée en conclusion aux fins d’une procédure judiciaire, précise David Chandler. Mais je dirais qu’effectivement notre capacité à faire le mal dépasse notre capacité à faire le bien. […] Cela ne disculpe pas les personnes qui font le mal. […] Je n’aimais pas entendre les gens dire : ‘regardez ces personnes, c’est le mal !’ Ce que je voulais leur dire c’était : qui sait ? Qu’est-ce que vous feriez, vous, dans cette situation là ? Cela ne veut pas dire que ces gens se sont comportés de manière louable. »





















Duch est invité à formuler des commentaires après que tout le monde ait parlé. Il fait court et bien plus modeste qu'à son habitude. (Anne-Laure Porée)
Duch est invité à formuler des commentaires après que tout le monde ait parlé. Il fait court et bien plus modeste qu'à son habitude. (Anne-Laure Porée)


Pas de joute d’experts


Duch qui a plutôt l’habitude de se poser en expert historien, plongé dans ses documents, se la joue sobre face à David Chandler. Bien sûr, il ne manque pas de faire trois mini remarques, presque de principe, de reconnaître les qualités de chercheur de l’Américain dont il apprécie le travail. Il liste quelques documents qu’il a lui aussi écrit sur les Khmers rouges et la politique du Kampuchéa démocratique. « Pour résumer, la réponse que j’apporte à David Chandler n’est pas vraiment une grande pierre à l’édifice mais à travers ce document que j’ai écrit, c’est une manière d’éclairer de quelle manière cette tragédie a pu avoir lieu, par quel processus le peuple cambodgien a été assassiné. » Duch demande à ce que ce document soit rendu public puis se rassied.


Ce que David Chandler a appris

L’historien a quitté le tribunal en ayant appris notamment que le document appelé « Plan ultime », que l’historien attribue à Duch dans S21 ou le crime impuni des Khmers rouges, fut en fait écrit par l’un de ses subordonnés, l’interrogateur Pon. Ce document « tentait de démontrer l’existence d’une vaste conspiration historique impliquant les Etats-Unis, l’URSS, Taïwan et le Vietnam. »

Deuxième point d’importance pour l’historien, le lien entre le polpotisme et les théories du Gang des 4 en Chine, chose qu’il assure n’avoir jamais entendue auparavant et que vient de lui révéler Duch.

Le procès apporte d’autres éclairages sur l’histoire écrite jusqu’ici mais David Chandler n’a pas l’intention de mettre à jour ou de rééditer son livre sur S21, comme il le confie à la sortie du tribunal. Il tourne la page et lance en français : « Au revoir les Khmers rouges ! »

Pourquoi l’audience de Prak Khân incarne la faillite de l’accusation


Duch conteste des éléments du témoignage de Prak Khân, sans brio. (Anne-Laure Porée)
Duch conteste des éléments du témoignage de Prak Khân, sans brio. (Anne-Laure Porée)


Les procureurs aiment les images. C’est presque leur marque de fabrique au tribunal. Pas d’interrogatoire ‘sérieux’ sans images à l’appui. A l’audience de Prak Khân ils choisissent de commencer par une photographie du témoin pointant du doigt les instruments de torture présentés derrière une vitrine au musée du génocide de Toul Sleng, le jour de la reconstitution à S21. Le co-procureur Seng Bunkheang, bien inspiré, demande à Prak Khân : « Pourriez-vous dire à la cour quels instruments de torture vous montrez ? » « Je montrais des instruments qui n’étaient pas utilisés pour frapper des prisonniers parce que si on les avait utilisés, les prisonniers seraient morts. » Prak Khân a fait la même déclaration au juge Jean-Marc Lavergne la veille. Sans la photo.


22-07-09-plan-styloVisite guidée sur plan

Deuxième image, le bureau des co-procureurs recycle sa vue aérienne de l’actuel musée de Toul Sleng et de ses environs. Le témoin est prié d’expliquer où arrivaient les détenus. Mais il est bien difficile de décrire sans noms ou numéros de rue. Prak Khân reste désemparé, la cour tergiverse, l’avocat Hong Kim Suon suggère de s’y prendre autrement. Pour finir, stylo en main, le témoin place sur le plan la maison où il travaillait rue 320, le bureau du personnel médical où avaient lieu les saignées des prisonniers, le carrefour où il a vu le bébé jeté de l’étage supérieur. Sur proposition de l’avocat de la défense François Roux, ce document sera référencé et gardé à disposition des parties avec les mentions de Prak Khân.


Identification d’écriture ratée

Les co-procureurs projettent ensuite la première page d’un aveu épais de 589 pages. Vont-ils enfin entrer dans le sujet ? Vain espoir ! Ils cherchent juste à faire identifier l’écriture de l’encadré rouge. Ne serait-ce pas celle de Duch puisqu’il avait pour habitude d’annoter en rouge ? Raté ! Le témoin, qui ne comprend pas ce que signifie le commentaire en rouge déclare qu’il ne s’agit pas de son écriture à lui et qu’il n’est pas capable d’identifier les auteurs de cette page. Bien lui en pris puisque l’accusé expliquera quand il aura la parole que l’encadré rouge est de Son Sen et l’écriture noire correspond à la sienne.


Photo de Prak Khân prise lors de la reconstitution à S21. (Anne-Laure Porée)
Photo de Prak Khân prise lors de la reconstitution à S21. (Anne-Laure Porée)


Après trois photographies et à ce stade des questions au témoin, qu’ont montré ou démontré les co-procureurs ? Rien.


Trois extraits du film S21

Les co-procureurs passent ensuite trois extraits du film documentaire de Rithy Panh S21, la machine de mort khmère rouge, dans lesquels s’exprime Prak Khân.

Saignées. Dans le premier extrait (moins de 2 minutes), il raconte à Vann Nath ce qu’il a vu des saignées sur les prisonniers au centre médical, et leur mort à petit feu. « Ils respiraient comme des grillons, les yeux révulsés » décrit-il. Ensemble ils examinent les bordereaux de prélèvement sanguins retrouvés dans les archives de S21. Après ce premier extrait, le co-procureur n’a qu’une question : « Ces bordereaux pour prendre le sang, vous les aviez vu à S21 lorsque vous y travailliez ? » Prak Khân ne les a pas vus sur le coup mais les bordereaux sont au musée Toul Sleng. William Smith semble s’étonner : ces bordereaux sont toujours à Toul Sleng ? Prak Khân confirme. Voilà qui laisse songeur… Pourquoi les co-procureurs ne présentent-ils pas un exemplaire de ces bordereaux à la cour ?

Torture. Dans le deuxième extrait du film, Prak Khân évoque la torture et son état d’esprit pendant les interrogatoires : « J’avais du pouvoir sur l’ennemi, je ne pensais jamais qu’il avait une vie, je le voyais comme un animal. Quand je levais la main contre lui mon cœur ne contrôlait jamais mon cerveau, n’arrêtait jamais ma main qui frappait. Mon cœur et ma main travaillaient en symbiose, c’était ça la torture. » William Smith aimerait savoir si le fait de penser les prisonniers comme des animaux lui était venu en même temps que ses fonctions à S21. Il n’obtient pas de réponse, le témoin demande à garder le silence. Ce-dernier a bien compris son droit à ne pas s’auto-incriminer, droit qui a fait l’objet lundi 20 juillet d’un huis-clos « inapproprié » à la demande de ce même co-procureur.

Aveux. Dans le troisième extrait choisi (moins de 4 mn), Prak Khân décrit l’interrogatoire de Nay Nân, 19 ans, jeune femme médecin de l’hôpital 98. « Pendant quatre ou cinq jours elle a refusé de répondre alors j’ai demandé à Duch et Chan ce que je devais faire. Ils m’ont dit d’utiliser la méthode chaude pour lui faire peur. J’ai suivi leurs conseils, je l’ai insultée, je l’ai intimidée, j’ai cassé une branche d’arbre pour la battre.[…] Je lui ai fait écrire ses aveux pendant quatre ou cinq jours. Ça a donné une page. […] Il n’y avait rien dans ces aveux. Je lui ai expliqué comment il fallait rédiger cela en suivant ma méthode. Il fallait qu’elle décrive un réseau, un parti, une activité de sabotage, qu’elle parle d’un leader et à la fin nous avons réussi à confectionner ce document. » Vann Nath réagit à ce récit, incrédule. Comment Prak Khân a-t-il pu croire à ces aveux ?

A la suite de cet extrait, Prak Khân atteste que « seul Duch assurait l’endoctrinement ». William Smith tente de nouveau de savoir si la déshumanisation de l’Autre datait de son entrée à S21 mais Prak Khân garde le silence.


« Il fallait que je révèle la vérité »

Le co-procureur s’étonne que l’ancien interrogateur en dise moins au tribunal que dans certains films. « Hier il a semblé difficile de reconnaître votre participation aux crimes à S21. Vous avez fait un certain nombre d’omissions pour ce qui est de votre participation au crime alors que cette participation ressort de documents du domaine public. […] Pourquoi un beau jour avoir décidé de participer au tournage de ces films documentaires ? Pourquoi avoir reconnu votre participation aux crimes commis à S21 ? » « J’ai pensé qu’il était de mon devoir de le faire, rétorque Prak Khân. Il fallait que je révèle la vérité. »

En salle de presse, certains sont déconcertés : pourquoi les co-procureurs ont-ils besoin de films documentaires pour mener leur accusation ? Les Khmers rouges n’ont-ils pas produit assez de preuves à S21 ?


Défaut de stratégie

Le bilan de ces questions n’est pas brillant. Une fois de plus les co-procureurs survolent le procès. C’est comme s’ils se contentaient de la thèse de la défense : l’accusé reconnaît ses responsabilités. Ou plutôt c’est comme s’ils n’arrivaient pas à dépasser cette thèse, comme s’ils ne savaient pas vraiment ce qu’ils doivent prouver. L’ancien directeur de S21, lui, maîtrise parfaitement son dossier, la théorie, le contexte historique, les références idéologiques, la logique d’un système, il mesure les degrés de responsabilité. Jusqu’ici il se balade.


Où sont les preuves des co-procureurs ?

Que faudrait-il pour contrer Duch ? Rentrer dans le détail, dans le concret. Où les co-procureurs ont-ils laissé les preuves produites par S21 ? Les photographies des morts sous la torture par exemple ? Où sont leurs analyses des annotations de Duch sur les aveux des détenus ? Où sont leur étude des carnets de notes des interrogateurs qui pourraient illustrer le niveau d’engagement de l’accusé ? Il est proprement hallucinant que seule la défense ait pensé à utiliser ces notes prises pendant les formations du personnel de S21, en particulier des interrogateurs ! La non présentation de toutes ces preuves disponibles, l’absence de références à l’instruction révèlent une méconnaissance du dossier, un travail bâclé, sans exigence, et un évident refus d’écrire l’histoire. Les victimes méritent plus de considération.


Pas de méthode de travail

Le déroulé des questions des co-procureurs illustre combien ils négligent la démonstration. Ce déroulé ne souffre pas la comparaison avec l’implacable logique de la défense.

L’accusation a besoin de savoir si Duch assistait aux interrogatoires ? Qu’elle cherche les aveux de ce prisonnier qui écrit à Duch : « Pourquoi ne revenez-vous plus ? » ! L’accusation a besoin de connaître le degré d’implication de Duch ? Qu’elle épluche, décortique le langage des annotations, qu’elle sonde les traces de sa pensée, qu’elle mette à jour ses manipulations (par exemple promettre la libération de la famille du détenu contre des aveux, ou promettre aux Vietnamiens leur libération s’ils avouent qu’ils envahissent le Cambodge) !


Ils fuient le terrain de l’idéologie

Dans ce dossier n°1, soi-disant le plus simple, les co-procureurs fuient le terrain de l’idéologie, à tort. Ils en perdent la main sur le procès et toute espèce de réactivité. Très habilement, François Roux cite ce mercredi 22 juillet le carnet de notes d’un interrogateur intitulé « Liste de statistiques de la branche spéciale S21 » pour montrer que la « pression politique » doit être utilisée par les interrogateurs en priorité sur la torture. De citation en citation, l’avocat parvient à alléger la responsabilité de son client sur le sujet de la torture, insinuant l’idée que les subordonnés de Duch n’ont peut-être pas appliqué ou compris les ordres tels qu’ils étaient donnés. Pas de réaction du côté des co-procureurs.


« La destruction seule ne suffit pas »

Questionné sur cette expression khmère rouge de « pression politique », le réalisateur Rithy Panh explique que « dans leur langage, la pression politique signifie s’appuyer sur la doctrine. Et que dit la doctrine ? Qu’il faut détruire l’ennemi de l’intérieur comme de l’extérieur pour purger les rangs. François Roux emploie les termes dans leur sens noble, mais en réalité c’est tout un dispositif que traduit cette expression, de la manipulation psychologique et émotionnelle jusqu’à la torture pour obtenir une fausse confession. Obtenir cette confession ne suffit, la révolution exige aussi que son auteur admette cette vérité inventée. Il faut que les victimes croient à leur nouvelle histoire. Ensuite, quelque soit leur degré d’acceptation, vient la destruction. Mais la destruction seule ne suffit pas. »


Duch gêné aux entournures

L’accusé est appelé à faire des commentaires sur les propos de Prak Khân. Il y a quelques semaines, alors que la chambre examinait les organigrammes de S21, Duch lâchait l’air de rien que ce nom de Prak Khân lui était inconnu. Devant le témoin, après de longues heures d’audience, il révise sa version :  « Jusqu’au 7 janvier 1979, je n’ai jamais vu, jamais entendu cette personne, je ne connaissais pas son nom à l’époque. Il était assez bas dans l’échelle hiérarchique à S21. » Il se permet ensuite d’évaluer, références documentaires à l’appui, que « Prak Khân a bien reflété sa biographie devant la Chambre. » L’accusé expose ensuite le plan du témoignage de l’ancien interrogateur, recoupe à la place des juges ce qui est cohérent avec les dépositions d’autres témoins et parties civiles, il évite soigneusement d’aborder le sujet des formations des interrogateurs et préfère conclure : « Je suis d’accord avec Prak Khân pour dire qu »il est effrayant de se remémorer cette époque. J’ai écouté sa déposition et je le trouve crédible. » Puis tranquillement, Duch conteste un point important : sa présence à l’interrogatoire d’une femme en compagnie d’autres subordonnés.


L’accusé tente d’intimider le témoin

Malheureusement, Duch n’a aucun document pour prouver que Prak Khân ment. C’est parole contre parole. Il tente d’impressionner le témoin. « Il a été dit que 5 ou 6 cadres de S21 ont interrogé une femme détenue. Prak Khân a pu comprendre que les juges ne croyaient pas ce qu’il disait mais il a persisté dans ses propos. Il y a d’autres exemples. C’est vrai qu’il y a beaucoup d’erreurs qui entachent la déposition mais je pense que c’est le résultat de la peur. A l’époque on avait peur, ils avaient peur d’être arrêtés par moi. Mais aujourd’hui, le témoin a peur d’être lui-même face un jour à un tribunal comme je le suis aujourd’hui. Je ne demande pas pour ma part que mes subordonnés soient à mes côtés devant un tribunal. Je suis responsable juridiquement et émotionnellement de ce qui s’est passé à S21. »

L’avocat de Prak Khân ne moufte pas, les co-procureurs non plus.

Duch corrige que toutes les interrogatrices de S21 n’ont pas été éliminée, il cite le cas de Moth, toujours vivante. « Voilà ce que je peux vous dire concernant la déposition du témoin, elle n’est pas vraie sur tous les points. Il faudrait que le témoin avance des documents pour prouver ce qu’il dit. On ne peut pas avancer certaines choses sans avoir de preuves à l’appui. » Et pour souligner comme lui fait bien son travail de documentation il endort l’audience avec son argumentation sur un certain Chan Chakrey qui n’était pas membre du Comité central contrairement à ce qu’a dit le témoin. L’indice intéressant dans cette longue tirade, c’est que Duch n’est finalement pas en mesure de contester grand chose d’autre dans le témoignage de Prak Khân.

Au terme de sa tirade, il est mis en demeure par le président de ne pas faire pression sur le témoin, l’avocat des parties civiles Alain Werner intervient pour demander que l’accusé s’adresse à la cour et non au témoin directement.


Quand la mémoire revient à Duch

Le témoignage de Prak Khân aura au moins eu le mérite de rafraîchir la mémoire de Duch. Il y a dix jours, alors que témoignait madame Nam Mon, Duch rejetait qu’elle ait jamais été à S21 notamment sur l’argument qu’il n’y avait pas de personnel médical à S21. Mais Prak Khân a expliqué qu’il se souvenait de la présence d’une ou deux femmes dans le personnel médical sans se rappeler de leur nom avec certitude, à l’exception de Thon qui l’avait soigné par acupuncture. Ce 22 juillet, la mémoire revient à Duch. « Nam Mon n’était pas dans le personnel médical, Thon y était effectivement. […] Pour ce qui est des membres féminins du personnel médical, en fait il y en avait deux à S21. C’était Dara, alias Thon, qui avait étudié en Chine (elle était la nièce de Nuon Chea) et la deuxième était Padeth, alias Voeun, qui avait étudié en Union soviétique. […] Elles étaient des détenues que l’on avait affectées au service médical. » Et l’accusé de donner la référence du document dans lequel figurent les noms de ces femmes…


Kar Savuth vérifie

Lorsque la défense a la parole, Kar Savuth fait confirmer les points à l’avantage de son client : Duch n’a pas utilisé la torture sur la prisonnière et Prak Khân ne l’a jamais vu torturer qui que ce soit. Puis il pointe la contradiction déjà soulevée par la juge Silvia Cartwright d’une déclaration antérieure du témoin dans laquelle il déclare qu’il a vu Duch pratiquer la torture alors qu’à la cour ses propos ne furent pas aussi catégoriques. « J’ai vu Duch prendre part au processus, redit Prak Khân, mais je ne suis pas sûr qu’il ait spécifiquement torturé, je préfère donc maintenir ma déclaration dans le cadre de ma présente déposition. »


Les notes d’un interrogateur

François Roux, lui, éclaire des éléments biographiques, notamment une longue période d’hospitalisation en 1978 de Prak Khân dont d’anciennes blessures se rouvrent. Puis il lit certains passages d’un carnet de notes prises pendant une formation dispensée par Duch et Hor. L’interrogateur a écrit :

– « L’Angkar nous instruit bien d’interroger intensément. Nous avons bien suivi cette instruction mais nous donnons plus de poids à la torture qu’à la politique. Ceci est contraire à l’instruction selon laquelle nous devons nous servir de la politique. »

– « 1-Utiliser la politique comme base, 2-Suivre les réponses comparatives de manière détaillée avant de recourir à la torture, 3- respecter strictement la discipline de l’Angkar pendant l’interrogatoire. »

– « Les mesures pour chacun de nous pendant l’interrogatoire sont de deux sortes : a- pression politique, nous devons la faire de manière soutenue et à tout moment ; b-l’utilisation de la torture est une mesure complémentaire. Les expériences du passé de nos camarades interrogateurs étaient en général accentuées sur la torture, c’est-à-dire donner plus d’importance à la torture qu’à la propagande. Ceci est une expérience erronée et nous devons nous en rendre compte. »

Le témoin se rappelle avoir entendu cette théorie en formation.


Les mots pour dire la méthode des aveux

François Roux continue sur sa lancée en se concentrant cette fois sur la méthode pour recueillir les aveux. Il cite :

– « Les laisser parler ou écrire. Il ne faut pas les interrompre, les rectifier tout de suite selon notre intention […] à l’exception des points que le parti suggère et que nous leur demandons parce que le parti saisit bien la situation. Mais si nous insistons sur les noms et les activités, ils vont inventer des choses conformément à notre intention. Ce faisant nous allons perdre les forces révolutionnaires, ils vont rendre confuse la situation révolutionnaire, rendant le contenu des confessions vague et sans valeur. En réalité cela fait perdre toute l’influence de notre branche spéciale. »

– « Le mieux c’est qu’ils écrivent eux-mêmes avec leurs propres paroles, leurs propres phrases, leurs propres pensées, tout en évitant de leur dicter pour écrire. »

– « Comment rendre le parti chaleureux avec les aveux des ennemis : a- L’essentiel est que nous ne devons pas pointer les noms, ne pas les faire parler ou ne pas les forcer à parler selon notre intention. »

Le témoin se rappelle avoir entendu de tels discours en formation. « Oui c’est un point qui nous a été enseigné parce que si on forçait les prisonniers à répondre, ou à écrire à l’extrême, ça ne servait à rien donc il fallait leur expliquer comment écrire un texte qui soit clair et compréhensible. Ça c’était l’instruction que nous donnait systématiquement Duch. »


Directives sur le secret

Enfin, l’avocat, fidèle à sa ligne de défense, invoque des passages sur le secret :

– « L’esprit de garder le secret est l’âme du travail de la branche spéciale [S21]. Sans le secret, la branche spéciale n’a plus de sens. »

– « Le travail d’interrogatoire est celui du résumé des aveux. Nous les résumons par l’analyse et l’extraction des confessions. C’est un travail en détail sur tous les aspects, un travail balancé, bien analysé, mûrement réfléchi ne laissant aucun trou. C’est un travail dans le secret le plus absolu. »

Prak Khân confirme que c’est ce qu’il a appris. « J’avais pour instruction de m’inquiéter de mes tâches dans le secret et de n’en parler à personne, pas même à mes collègues. Nous ne pouvions pas en parler entre nous. […] Tous nous devions respecter le secret. A ce moment-là, on nous a dit de planter un kapokier, ça veut dire qu’il faut s’occuper de ses propres affaires. »


Comment le secret a-t-il été livré au témoin ?

Partant de cette règle stricte, François Roux ne comprend pas comment Prak Khân a pu apprendre ce qu’il sait sur les prélèvements de sang chez les prisonniers. La question est logique, si le secret était absolu, comment le témoin a-t-il su que trois hôpitaux récupéraient ces poches de sang ? Prak Khân explique qu’il a juste posé des questions à Try, qui travaillait au centre médical et habitait à côté de chez lui, à une période où les règles n’étaient pas si sévères à S21. « A ce moment-là les purges internes n’avaient pas commencé. C’est plus tard, quand la situation est devenue plus tendue, que nous n’avons plus parlé entre nous. »


Comment Prak Khân a vu les saignées

François Roux cherche comment il est possible qu’un interrogateur ait assisté aux prélèvements de sang sur les prisonniers. Prak Khân insiste : « Je n’ai pas menti ». Son histoire est simple : il est entré au service médical parce qu’il avait l’habitude d’y chercher des médicaments. « Pour moi c’était normal d’entrer dans ce local, dit-il à l’avocat. C’est par hasard que j’ai vu les prélèvements. […] Une autre fois, j’étais dehors, j’ai pu voir de l’extérieur. »

François Roux doute toujours. « Vous avez dit avoir vu 5 poches. Combien de temps ça prend pour remplir une poche de sang ? » Prak Khân ne se démonte pas : « Ça prenait à peu près une heure pour remplir une poche. Mais le sang était prélevé aux deux bras et aux deux jambes. » Détail sordide. Prak Khân est donc resté à peu près une heure sur place, près de ces prisonniers maigres et sous-alimentés. En revanche il n’a pas vu les bordereaux qu’il a découvert lors du tournage de S21, la machine de mort khmère rouge.


Une contradiction bancale

L’avocat de la défense met en cause enfin la participation de Prak Khân à l’enterrement des cadavres de ces prisonniers saignés, croyant comprendre que c’est ce que le témoin explique à Vann Nath dans le film documentaire de Rithy Panh. Mais le témoin assure n’avoir jamais eu qu’une version des faits, il n’a jamais participé à l’enterrement de ces morts, il a juste repéré où ils avaient pu être enterrés. « Ce qu’on dit dans un film ou dans une interview n’est pas la même chose que ce qu’on dit dans un tribunal. Vous nous dites que contrairement à ce que vous avez dit dans le film, vous n’avez pas personnellement participé à l’enterrement ? » Prak Khân reste ferme. « Je n’ai jamais dit que j’ai participé à l’enterrement des corps des personnes dont on avait tiré le sang. » « Nous vérifierons si c’est une question d’interprétation », conclut François Roux, surpris et un peu penaud.

Le témoignage de Prak Khân, ancien interrogateur, charge Duch




Ce regard est tourné vers Duch quand le juge Jean-Marc Lavergne demande à Prak Khân s’il le reconnaît. Duch le lui rend-il ? Impossible de le savoir à l’écran puisque l’équipe audiovisuelle, toujours aussi réactive, ne filme pas l’accusé à ce moment-clé. (Anne-Laure Porée)
Ce regard est tourné vers Duch quand le juge Jean-Marc Lavergne demande à Prak Khân s’il le reconnaît. Comment Duch réagit-il ? Impossible de le savoir à l’écran puisque l’équipe audiovisuelle, toujours aussi réactive, ne filme pas l’accusé à ce moment-clé. (Anne-Laure Porée)



Un huis-clos « inapproprié »

L’audience du 20 juillet s’était terminée à huis-clos à la demande des co-procureurs afin que la chambre examine la question relative à l’auto-incrimination des témoins. La chambre a déterminé après-coup que le huis-clos n’était pas approprié. Elle s’est engagée à veiller à ce que les témoins (pour être plus clair : les anciens subordonnés de Duch) qui risquent de s’auto-incriminer c’est-à-dire de s’accuser d’un crime, soient informés de leur droit à garder le silence et soient appuyés par un avocat. La Chambre impose également à la défense de ne plus intervenir pour prévenir les témoins de leurs droits.


Un parcours classique qui mène à S21

Prak Khân entre dans le prétoire. Il a prêté serment. Comme promis, le président l’informe de ses droits et de ses devoirs. Prak Khân, 58 ans, est originaire de cette région de Kôh Thom et Saang (d’où vient également Him Huy) au sud de Phnom Penh, où les Khmers rouges ont très tôt recruté parmi les nombreuses familles de paysans pauvres. Prak Khân a rejoint la révolution vers la fin 1972 dit-il au président Nil Nonn. Il est de la bonne classe pour les Khmers rouges, celle des paysans les plus exploités. Très vite il est envoyé dans l’actuel district de Bati, dans la province de Takéo, où il cultive du manioc, avant d’être affecté dans les rangs de l’armée. Il apprend à manier les armes, il se bat sur le front, il est fier des victoires que les Khmers rouges remportent. C’est du moins ce qu’il explique dans le livre de Rithy Panh et Christine Chaumeau, La machine khmère rouge.

En sa qualité de soldat de la division 703, il est envoyé après la prise de Phnom Penh dans les rizières de Prey Sâr. « On nous a donné des charrues et les charrues étaient tirées par des humains pour retourner la terre » raconte-t-il à Nil Nonn. L’endurance et la ferveur révolutionnaire de Prak Khân lui valent une affectation à S21. Prey Sâr n’était pas qu’un centre de rééducation, les employés de S21 y étaient recrutés après avoir fait leurs preuves dans les champs et les canaux. Le président ne demande pas quand Prak Khân est nommé à S21 mais il semble que cela soit au début de 1976. L’homme est nommé d’abord garde à l’extérieur de l’enceinte puis il devient interrogateur, fin 1976.


Garde donc observateur

La mission essentielle de Prak Khân quand il s’installe à Phnom Penh consiste à surveiller les aller-venues de camions et à contrôler que personne ne pénètre sur le territoire de S21 sauf autorisation particulière.  Ses supérieurs, Hor et Huy, sont ses chefs immédiats. Ils nous « informaient fréquemment des règles, nous enjoignaient d’être vigilants dans nos tours de garde ». Le travail de surveillance occupe les gardes douze heures par jour, ils tournent à deux équipes, dorment tout près, mangent à la cantine des gardes, tout près aussi. En ouvrant le passage aux camions de S21, Prak Khân constate qu’ils s’arrêtent parfois à l’extérieur, parfois poursuivent jusqu’à l’enceinte intérieure. Certains prisonniers descendent déjà menottés et les yeux bandés, d’autres sont conduits dans une maison proche où l’équipe de Him Huy procède à leur arrestation. Tous prennent le chemin de la prison. L’afflux de détenus est irrégulier, parfois constant, parfois par vagues. Prak Khân note aussi les camions qui sortent du périmètre. « Je crois que la fréquence de camions qui partaient était la même que la fréquence de camions qui entraient » confie-t-il au juge Ya Sokhan qui l’interroge.


Les descriptions de Him Huy recoupées

Toutes les informations sur l’organisation de S21 pour les gardes de l’extérieur et l’arrivée des prisonniers livrées par Him Huy le jeudi 16 et le lundi 20 juillet sont confirmées par les propos de Prak Khân. Ainsi : les unités extérieures amenaient leurs détenus jusqu’au bureau de Him Huy à S21 ; quand les familles étaient arrêtées, le père, la mère, les enfants n’étaient pas parqués dans la même cellule ; quand des membres du personnel de S21 étaient arrêtés, ils étaient « escortés dans un bureau spécial au sud pour être interrogés, les yeux bandés, la tête couverte d’une couverture ». Prak Khân a reconnu à leur démarche d’anciens collègues, les dénommés Choeung et Nan, cachés de la sorte.

Prak Khân décrit aussi que le groupe de Him Huy allait chercher les prisonniers de guerre vietnamiens, précisant qu’il n’était peut-être pas le seul groupe chargé de tels transports de détenus. Il situe ces événements « vers fin 76 début 77 ».


Cours de torture

Quand Prak Khân passe à l’interrogatoire des prisonniers, il commence par regarder  comment Mam Nay et Ya s’y prennent. « Après un ou deux mois j’ai été autorisé à interroger à mon tour tout seul. » Plus tard, il suit les formations mensuelles dispensées par Duch, lequel enseigne des méthodes d’interrogatoire et de torture avec parfois un ou deux adjoints : théorie, principes et techniques. « A quoi ressemblaient ces formations et combien de techniques de torture vous a-t-on enseignées ? » s’enquiert le juge Ya Sakhon. « Pour ce qui est des techniques de torture, on nous apprenait comment torturer les prisonniers pour faire en sorte que le prisonnier ne décède pas car sinon nous ne pouvions plus obtenir ses aveux et nous risquions d’être punis. Nous avons été formés ainsi à la manière de fouetter les prisonniers, aux électrochocs, à la manière de les battre avec des cannes et à la manière d’employer un sac en plastique pour les faire suffoquer. » Quand il ne sait pas, Prak Khân le formule d’emblée. Il n’a donc pas appris de méthode de noyade simulée ni de torture avec des insectes.

Par ailleurs, au juge Jean-Marc Lavergne, il assure que Duch a conseillé deux méthodes pour humilier les détenus : leur faire manger leurs propres excréments et les obliger à rendre hommage à un dessin de chien. Le but : malmener le prisonnier sans le conduire à la mort. Les interrogateurs apprennent à ne pas utiliser le gros gourdin, à enfoncer des aiguilles sous les ongles, dans le seul objectif de provoquer une douleur insupportable sans engendrer de blessure grave des membres. Prak Khân déclare que Duch enseignait ces techniques de torture dite « légère » parce qu’elle ne devait pas avoir d’incidence sur le cœur du détenu.

Des règles disciplinaires strictes

A S21, des règles sont imposées aux interrogateurs aussi bien qu’aux prisonniers. Prak Khân cite quelques-unes de ces règles qu’il a retenues et s’est appliqué alors qu’il travaillait à S21 : « Par exemple [un interrogateur] ne pouvait frapper un détenu au point que le détenu en meurt. Il devait faire attention aussi à ce que personne ne s’évade. La chose la plus importante c’était que les prisonniers continuent à vivre pour que l’interrogatoire puisse se poursuivre. »

Quant aux détenus, des règles leur étaient également imposées, que le juge Jean-Marc Lavergne fait citer dans l’après-midi par un greffier :

« Règles du Santebal :

1 – Réponds à ce qui est demandé, ne dévie pas !

2 – N’utilise pas de ruse selon ton caprice ou bien pour protester !

3 – Ne fais pas semblant d’être ce que tu n’es pas, tu es quelqu’un qui veut écraser la révolution !

4 – Réponds immédiatement aux questions sans perdre de temps à réfléchir !

5 – Ne me parle pas de ta débauche ni de la révolution !

6 – Quand tu es battu ou électrocuté, ne crie pas !

7- Ne fais rien, reste tranquille et attends mes ordres. S’il n’y a pas d’ordre, garde le silence ! Quand je te dis de faire quelque chose, exécute-toi tout de suite sans protester.

8 – N’amène pas de prétexte autour du Kampuchéa Krom pour cacher ta véritable nature traître !

9- Si tu ne suis pas les règles ci-dessus, tu recevras de nombreux coups et décharges électriques !

10 – Le plus petit manquement à ces règles entraînera dix coups de rotin ou 5 décharges électriques. »

Toutes ces règles sont systématiquement rappelées en cours de formation selon Prak Khân qui affirme qu’elles sont inscrites au mur ou sur un tableau noir dans les salles d’interrogatoire. Un fait que conteste l’accusé, sur la base des documents écrits à disposition. « Si ces règles avaient été enseignées aux cadres de S21, leur contenu apparaîtrait dans les notes de Mam Nay ou Pon », justifie-t-il, en glissant que les règles en vigueur émanaient de Son Sen.


Monsieur KGB, CIA et ses objectifs « réseau d’ennemis »

Les sessions d’instruction sont l’occasion de former les interrogateurs à la recherche des ennemis, forcément agents du KGB, de la CIA ou espions vietnamiens, des formules si souvent compilées dans les aveux des prisonniers de S21. Trente ans après avoir subi la torture à S21, les survivants Chum Mey et Bou Meng, interrogent encore le sens de ces mots. « Ces termes-là, au début, je ne les avais jamais entendus, je ne les connaissais pas, précise Prak Khân. Mais pendant les séances d’instruction, Duch nous a parlé du KGB, de la CIA, des ennemis vietnamiens, des réseaux de traîtres. Tout ça, c’est Duch qui nous l’a enseigné. » C’est aussi Duch qui identifie les détenus de S21 comme des ennemis, ajoute Prak Khân. « Il nous disait souvent que du moment que quelqu’un était arrêté par le parti et amené à S21 c’est que cette personne était un ennemi. C’était d’ores et déjà acquis. »

Après quoi les interrogateurs ont une obligation de résultat : celle d’obtenir le réseau du détenu. « D’après ce dont je me souviens, ses instructions portaient sur les leaders et les prisonniers importants pour déterminer le réseau de leurs subordonnés », se souvient Prak Khân.


Le monde des interrogateurs

Les interrogateurs étaient placés sous l’autorité de Mam Nay alias Chan, déclare Prak Khân. Différents groupes interrogeaient les détenus : le groupe à la méthode froide, le groupe à la méthode chaude et le groupe dit « de mastication ». L’ancien interrogateur ignore qui avait défini et organisé ce classement, mais selon lui, « seul Duch avait le pouvoir de décider en la matière ». Dans le temps et du fait des purges, cette différenciation entre les groupes d’interrogateurs aurait disparu.

Les détenus étaient classés (selon Prak Khân, Duch décidait de leur classement, les prisonniers importants étaient placés en prison spéciale sur son ordre), les interrogateurs aussi. Prak Khân s’occupait des détenus ordinaires, « les gens qui étaient par exemple des combattants de peloton ». Il n’a jamais eu affaire à des prisonniers importants. Il lui est arrivé également d’interroger une femme alors que les interrogatrices de S21 avaient été éliminées, dit-il.

« Dans mon groupe de mastication, notre travail était d’interroger rigoureusement tout détenu qui refusait de répondre. Eh bien il fallait persister jusqu’à obtention des aveux. » Les détenus ont parfois été torturés avant d’arriver entre ses mains mais les autres interrogateurs n’en ont rien tiré. « Dans ce cas on nous les envoyait à nous. » Les interrogatoires avaient lieu en dehors du périmètre interne à S21, vers l’est, précise Prak Khân. Et la torture pouvait être, là encore, de rigueur.


Duch en flagrant délit d’interrogatoire

Un des moments forts du témoignage de Prak Khân est cette scène qu’il devra raconter plusieurs fois dans la journée de Duch procédant à l’interrogatoire d’une femme à S21, avec nombre de ses subordonnés (Hor, Chan, Pon, Ming, Bou…). Prak Khân dit y avoir assisté alors qu’il avait été appelé en renfort pour rester en faction devant la pièce où elle était interrogée. « C’était à 22/23 heures. Ils l’ont interrogée pour essayer de la démoraliser mais ils n’ont pas pour autant obtenu les aveux voulus. Vers 3 heures du matin, cette femme était inconsciente elle a été ramenée dans sa cellule. » Le juge Ya Sakhon demande évidemment si Duch a torturé lui-même cette détenue. « Je n’ai pas vu très clairement ce qui se passait. Je crois qu’il a simplement interrogé cette femme détenue, que ce sont les autres qui l’ont torturée. » Cette pauvre femme subira les coups, les électrochocs et la suffocation dans un sac plastique jusqu’à évanouissement. Est-ce que Duch donnait les ordres de torture ? « Je ne sais pas si Duch a donné des ordres ou pas pour ce qui était de torturer cette femme, convient Prak Khân. Comme elle n’avouait pas, elle a été torturée. » Le témoin complète par le fait qu’il n’a jamais vu de cas où l’accusé aurait pratiqué la torture.


Les visites aux interrogateurs

Cet épisode était-il exceptionnel ou Duch avait-il pour habitude de rendre visite à ses interrogateurs ? La position de Prak Khân n’est pas très claire. Il affirme dans un premier temps que « dans la pratique personne ne venait assister à mes interrogatoires. En général il y avait un interrogateur seul avec le prisonnier. » Mais le témoin ajoute : « Dans mon unité, parfois Duch passait à proximité et posait quelques questions pour savoir si le prisonnier avait déjà avoué ou non puis il repartait. » Il confirme cette version (qui correspond à l’une de ses auditions) en fin de journée au juge Jean-Marc Lavergne.


La procédure d’interrogatoire

La procédure pour qu’un détenu soit interrogé commence par un ordre. Un ordre écrit signé par Duch ou un ordre donné par téléphone afin de procéder à l’interrogatoire d’un détenu. Avec sa courte lettre d’instructions écrites, Prak Khân se présentait devant Suos Thy, l’homme qui savait exactement où se trouvaient les prisonniers. Ce-dernier vérifiait le nom, localisait le détenu et le faisait chercher par un garde qui lui bandait les yeux. Prak Khân l’escortait alors jusqu’au lieu d’interrogatoire. Sur place, l’interrogateur entravait le prisonnier assis sur une chaise, lui enlevait les menottes et le bandeau.

« Si les aveux convenaient alors on rédigeait ces aveux. Si les aveux n’étaient pas vrais, nous ne les mettions pas par écrit. Nous étions censés ne mettre par écrit que des aveux adéquats. » « Qu’entendez-vous par adéquats ? » coupe le juge. « Par exemple si les aveux établissaient le réseau, l’historique de l’activité de la personne interrogée, les traîtres complices, le chef de ce réseau, ça convenait. » « Si j’étais affecté à l’interrogatoire d’un prisonnier j’étais seul à connaître intégralement les aveux de ce prisonnier, indique Prak Khân. Et seul Duch était au courant de la progression de l’affaire. »

Prak Khân écrivait lui-même ces aveux à moins que le prisonnier ne sache lire et écrire. Ces aveux étaient ensuite transmis à Duch ou Chan par l’intermédiaire du chef de groupe, Thit. « A l’époque Mam Nay jetait un coup d’œil sur les aveux, parfois il les annotait pour complément, parfois Duch portait lui-même des annotations sur les aveux. » Ces annotations signent ou non la fin de l’interrogatoire. Des aveux incomplets trouveront par exemple la mention suivante : « Camarade il faut continuer l’interrogatoire sur tel ou tel point, par exemple le réseau de traître ». Ils sont éventuellement dactylographiés afin que Chan ou Duch y inscrivent proprement leurs amendements.

Pour les femmes, les interrogatoires avaient lieu portes et fenêtres ouvertes « pour éviter tout acte de débauche » précise Prak Khân qui a été au courant d’un cas de viol. L’auteur a été puni et emprisonné à S21 suite à ce crime.


Des mois sur un aveu

Tous les prisonniers n’étaient pas interrogés à S21. « Je crois que 50 à 60% des détenus n’ont pas été interrogés car on manquait d’interrogateurs et qu’il fallait beaucoup de temps pour qu’un interrogatoire arrive à son terme. » Prak Khân estime qu’il fallait au moins un mois pour conduire un interrogatoire et dans certains cas, cela s’étirait sur plusieurs mois.


La pratique de la torture sur seul ordre de Duch

Le recours à la torture est un des points clés de ce témoignage car il engage la responsabilité de l’accusé de manière beaucoup plus lourde que ce qu’il a bien voulu reconnaître jusqu’ici. Prak Khân affirme sans ciller que « en règle générale, l’interrogateur n’avait pas le droit de torturer qui que ce soit, sauf instruction spécifique de Duch ordonnant de torturer le ou la détenue. Nous ne pouvions utiliser la torture que lorsque nous en avions l’ordre. » L’ordre pouvait être donné par écrit aussi bien que par oral.


Le bébé jeté du dernier étage

Le juge Ya Sakhon pose beaucoup de questions sur les prisonniers de guerre vietnamiens, les détenus occidentaux, les enfants mais il n’obtient rien de bien nouveau par rapport aux témoignages antérieurs, notamment par rapport à ce qu’a déjà dit Him Huy. La raison en est que Prak Khân n’a jamais été en charge précisément de ces détenus. Le seul événement tragique dont il ait été témoin direct est ce bébé d’une détenue vietnamienne qui a été jeté du dernier étage du bâtiment de détention par l’interrogateur Bou et dont il a dû enterrer le corps.

Quant aux détenus occidentaux arrêtés sur leur bateau au large des côtes cambodgiennes, ils auraient pu être brûlés vifs dans des pneus. Le juge Ya Sakhon réclame des arguments à cette version des faits alors que Him Huy considère qu’ils ont été probablement brûlés après exécution. Prak Khân rapporte les paroles d’un ancien garde, Soeur, selon lequel les hommes étaient assis dans les pneus. Or on n’assied pas des cadavres dans des pneus pour les brûler.

Concernant les anciens membres du personnel de S21, ils étaient interrogés dans une salle spéciale à l’ouest du complexe par un ancien de M13. « Les gens de la division 703 n’étaient pas affectés à ces interrogatoires, de crainte d’un problème » expose Prak Khân qui est le seul de son groupe d’interrogateurs à avoir été épargné.


Témoin direct des saignées

Duch n’a jamais été très loquace sur les saignées pratiquées sur les prisonniers de S21 mais il a reconnu les faits. Le récit de Prak Khân, qui a vu au bureau du personnel médical ce qu’il advenait, donne la nausée. « J’ai remarqué que des détenus étaient amenés, leurs pieds entravés, leurs yeux bandés et une seringue insérée dans leur veine permettait de les saigner. Pour ce que j’ai pu remarquer, pour un détenu, 5 sacs de sang étaient prélevés jusqu’à ce que cette personne soit moribonde. » Try, Roeun, membres du personnel médical, ne sont plus là pour témoigner, ils ont été exécutés à S21. Prak Khân ne peut rien affirmer sur la régularité des saignées ni sur le nombre de prisonniers concernés mais des listes existent (il les brandit dans le film S21).

Le sang ainsi pompé était envoyé dans les hôpitaux où les soldats blessés en avaient grand besoin. Les détenus vidés de leur vie, étaient enterrés dans le périmètre de la prison lorsqu’ils étaient peu nombreux, avance Prak Khân. « Pour autant que j’ai vu, le sang étant tiré, personne ne repartait puisque à force d’être saignés ils mouraient. »


Questions sur le personnel médical de S21

Ce sujet amène la cour à poser des questions sur le personnel médical, en particulier sur la présence de femmes. Prak Khân acquiesce : « Avant, l’équipe travaillait un peu plus loin vers l’est. En fait j’ai été hospitalisé dans cet endroit parce que j’ai été blessé par des éclats d’obus. […] Je pense que j’ai vu effectivement une ou deux femmes dans le personnel médical. » Le nom de Nam Mon pourrait correspondre à l’une d’elle, il a entendu son témoignage aux CETC. « A la façon dont elle a parlé, elle m’a convaincu qu’elle était membre du personnel médical mais je ne suis pas sûr car je ne me souviens pas de son nom. »

A l’intérieur de S21, le personnel médical faisait des rondes et « distribuait des médicaments dits crottes de lapins ».


L’œil critique d’un grand-père

Dans la salle d’audience, un grand-père ne tient pas sa langue dans sa poche. Ses commentaires illustrent le ressenti du public déçu par le juge Ya Sakhon qui pose toujours les mêmes questions. ce vieux monsieur met en relation son histoire personnelle, qu’il raconte volontiers à ses voisins, avec l’histoire racontée dans ce tribunal. Personne de sa famille n’a été arrêté à S21 mais les morts sont nombreux et les Khmers rouges restent les Khmers rouges. Comme Prak Khân parle de l’accusé en disant « Bang Duch » (grand-frère Duch), le grand-père interprète que l’ancien interrogateur a toujours peur de son ancien chef. L’homme anonyme ne ménage pas l’accusé qu’il observe à travers la vitre du tribunal. « Duch a l’air méchant. Il ne devait pas être tendre à l’époque. Mais là, il est bien traité ! Il n’est pas en train de labourer les rizières ! A l’époque, même si on sortait de notre tombe et qu’on arrivait à rentrer jusque chez nous, ils venaient nous rechercher… »

L’accusation et les avocats des parties civiles se trompent de procès




Le fossé entre l'accusation, les parties civiles et la défense ne cesse de s'agrandir. (Anne-Laure Porée)
Le fossé entre l'accusation, les avocats des parties civiles et la défense ne cesse de s'agrandir. (Anne-Laure Porée)






De la Lambretta aux Vietnamiens

Seng Bunkheang, co-procureur cambodgien à la barre en ce lundi 20 juillet 2009, a un panel de questions plutôt variées dont il n’approfondit aucune des pistes. Remarquez, peut-être n’est-il pas utile d’approfondir sur l’usage de la Lambretta, une sorte de tuk-tuk fermé, qui servait au transport des légumes à S21 ? Mieux vaut insister sur les prisonniers vietnamiens. Him Huy se souvient qu’il entendait leurs aveux diffusés à la radio « presque chaque jour » et que certains Vietnamiens étaient escortés sur la route, en uniforme, et photographiés. Comme des animaux à la foire. Que se passait-il après ? Pas de question du co-procureur pour en savoir plus.

Le co-procureur cambodgien papillonne

La semaine dernière, Him Huy a énoncé plusieurs fois ses fonctions de garde et de transport de prisonniers, jamais d’interrogateur. Pourtant Seng Bunkheang lui demande dans combien de maisons avaient lieu des interrogatoires et si ces maisons étaient équipées d’instruments de torture. Questions auxquelles le témoin ne sait pas répondre. Même échec sur les relations entre S21 et l’hôpital dont Him Huy ignore tout. Ce-dernier ne sait rien d’éventuels prélèvements de sang et il l’explique avec une simplicité qui ridiculise presque l’accusation : « Je n’en sais rien parce que j’étais garde posté à l’extérieur ».


Questions manquées

En revanche, lorsqu’il aurait été intéressant de creuser sur le thème des instructions de Duch, le co-procureur se contente d’une mini-question, juste au cas où l’accusé aurait glissé un ordre avant que les prisonniers partent pour Choeung Ek… « Quand les  prisonniers étaient transportés à Choeung Ek, Duch n’était pas présent mais c’est lui qui prenait la décision de transporter ces prisonniers pour être exécutés. »

On se serait attendu à quelques questions sur les ordres de Duch, la manière dont ils étaient transmis en fonction de leur nature, sur la proximité avec le directeur de S21, sur le détail des instructions pendant les formations, sur sa présence à Choeung Ek. Rien. Néant.


Du sur-place, du sur-place

A la place, Seng Bunkheang fait répéter à Him Huy ses déclarations pourtant très claires du jeudi 16 juillet 2009. Oui le groupe de Peng exécutait les enfants. Non il ne sait pas comment ces enfants étaient exécutés. Oui Pang s’occupait des gens venus de France. Oui Pang était messager de Phnom Penh. Non les membres du personnel ne recevaient pas de courrier pour leur annoncer leur promotion à S21. Mais est-ce là une information essentielle dans un procès pour crime contre l’humanité ?


Heureusement dans ce galimatias quelques éléments sont à retenir, à savoir que « Duch n’a pas empêché ni prévenu l’utilisation de la torture »; qu’il organisait le mariage collectif de certains membres du personnel (« très peu de personnes »); qu’à S21, « il était le seul à donner des ordres »,;qu’il avait, selon Him Huy, le pouvoir de remettre en liberté « car il était le patron ». Jeudi dernier, le témoin avait évoqué le cas de prisonniers thaïlandais relâchés. Mais à la demande du co-procureur Duch réagit et nie que ces prisonniers soient sortis vivants de S21.


La biographie

Him Huy ne savait pas écrire. Il a donc demandé à l’opérateur radio d’écrire à sa place la fameuse biographie dont tous les membres du personnel de S21 s’acquittaient. William Smith, co-procureur international, lit une partie de cette biographie avant de se lancer dans un interrogatoire qui, aux yeux des novices du public, fait passer le témoin pour l’accusé. Extrait de cette biographie khmère rouge pur jus, rédigée le 10 novembre 1977, dans laquelle le camarade Huy s’efforce bien sûr de remplir correctement sa tâche pour le parti : « Je n’ai pas suivi les activités des ennemis avec suffisamment de fermeté. Je continue de sous-estimer l’ampleur des activités des ennemis. Je continue à être mou dans la réalisation des tâches immédiates. Et dans la réalisation de mes tâches, j’ai tendance à ne pas tirer les enseignements de l’exécution des tâches. Je fais encore preuve de laxisme. Pour diriger les masses, je manque encore de concentration. Afin de m’améliorer et ayant vu mes défauts, je souhaite exprimer ma détermination à  améliorer les parties de ma personnalité qui sont encore trop peu révolutionnaires, me nettoyer en permanence et développer une solidité absolue dans ma position pour la construction du parti. »

William Smith se surpasse : ces propos sont-ils véridiques ? « Ma biographie comme celle des autres n’était pas véridique, réplique Him Huy. Nous ne pouvions mettre dedans que ce qui était attendu de nous. J’ai suivi le modèle ambiant. »




Les lignes de la défense sont claires, pas celles de l'accusation portée ce lundi par le co-procureur international William Smith. (Anne-Laure Porée)
Les lignes de la défense sont claires, pas celles de l'accusation portée ce lundi par le co-procureur international William Smith. (Anne-Laure Porée)


Le témoin en position d’accusé


Le moins que l’on puisse dire, c’est que Him Huy ne cultive pas l’art du mensonge à la hauteur de Mam Nay, son prédécesseur au tribunal, ancien chef des interrogateurs pour qui la torture à S21 était peut-être ou peut-être pas appliquée. Néanmoins, il est traité par le co-procureur comme un accusé. William Smith multiplie les commentaires « vous étiez passionné », « zêlé », « discipliné pour ce qui était d’exécuter vos tâches ». Him Huy argumente sur sa peur. « Est-ce que vous aimiez votre travail ? » continue le procureur. « Comme je viens de le dire, je n’étais pas heureux de ce travail mais je n’avais pas le choix, j’avais demandé à être transféré mais on me l’a refusé » rappelle Him Huy. Le procureur insiste encore : « Travailliez-vous de manière enthousiaste, vous acquittiez-vous juste de votre travail ou aviez-vous tendance à en faire plus ? » « Pour ce qui est de l’arrestation des gens, tout le monde dénonçait tout le monde. Il fallait marcher droit. »


Le pendu de Him Huy

Trente-cinq minutes ont passé et le nom de Duch a à peine été évoqué. Le co-procureur s’attarde sur le cas d’un membre de l’équipe de Him Huy, un certain Tchèk que le témoin a tenté de protéger en proposant de le rééduquer plutôt que de le jeter en prison. Une expérience douche froide pour Him Huy car Tchèk se pend dans une maison près du canal des égouts. Après quoi Hor lui demande de faire un rapport à Duch directement, ce qui le terrorise. « Je risquais d’être mis en cause puisque les supérieurs suggéraient de le transférer tandis que moi je prônais sa rééducation. De fait j’avais peur de faire rapport à Duch et depuis ce jour, j’ai eu une peur constante pour ma sécurité. »


Se marier c’était la mort

Plus intéressé par le non-mariage de Him Huy que par la démonstration des responsabilités de Duch dans l’assassinat de plus de 12 380 personnes à S21, le co-procureur interroge le témoin sur les raisons pour lesquelles il ne s’est jamais marié malgré la suggestion du directeur de S21. A l’époque, Him Huy constate que lorsque quelqu’un est soupçonné dans un couple, l’homme et sa femme sont liquidés. Le mariage est synonyme pour lui de plus grande vulnérabilité, de danger aggravé, il élargit le réseau donc le risque d’être dénoncé. Him Huy  se persuade que s’il se marie il mourra plus vite. « Il était tout à fait manifeste pour moi que tous les gens qui se mariaient finissaient en prison et morts. »


Les ratages de William Smith

Trois fois le procureur manque sa cible. Il interroge sur les ordres directs reçus de Duch, Him Huy répond à côté mais William Smith ne rebondit pas. Il demande combien de fois Him Huy a été en compagnie du directeur de S21, l’ancien chef adjoint des gardes parle immédiatement de l’arrestation de Pang dans la maison de Duch mais le co-procureur estime inutile d’interroger la présence de Duch lors de cette arrestation, la fréquence de ce type d’événements, le comportement de Duch en pareil cas, son rôle… Il préfère passer aux formations à S21. Cependant point trop n’en faut. Le procureur ne pose pas de questions sur le contenu de ces formations. Pas touche à l’idéologie. Il se contentera de se faire répéter par le témoin que ces séances avaient lieu tous les 15 jours. Him Huy a servi à S21 pendant un an et demi alors une fois toutes les deux semaines, cela devrait pourtant laisser du grain à moudre.


La peur de Duch qui subsiste

« Duch était plutôt doux quand il parlait, affable, mais en même temps extrêmement ferme et méticuleux parce que dès que quelqu’un était arrêté, il appliquait des règles très strictes. Il était le seul à pouvoir donner l’ordre d’arrêter. Même quand je le voyais s’approcher à bicyclette, je trouvais un prétexte pour m’écarter » décrit Him Huy ébranlé par la question suivante de William Smith. « Avez-vous encore peur de Duch aujourd’hui ? » « Honnêtement quand je le vois, ça me rappelle l’époque où je travaillais avec lui, j’avais peur de lui. Je n’osais pas le regarder droit dans les yeux et aujourd’hui encore il me fait peur. Sans la libération du 7 janvier 1979, j’aurais été tué. Duch l’avait  dit, il avait dit que tout le monde aurait fini par être liquidé. »

Him Huy sort un mouchoir de sa poche pour cacher son émotion. Il se reprend vite, la suspension d’audience ne sera pas nécessaire. « Je peux continuer ».



Oui Him Huy a bien été transféré dans les rizières autour de Prey Sâr. Il l'explique avec force gestes au juge Jean-Marc Lavergne après que Duch ait contesté ce fait, assurant que son subordonné était resté jusqu'au bout à S21. (Anne-Laure Porée)
Oui Him Huy a bien été transféré dans les rizières autour de Prey Sâr. Il l'explique avec force gestes au juge Jean-Marc Lavergne après que Duch ait contesté ce fait, assurant que son subordonné était resté jusqu'au bout à S21. (Anne-Laure Porée)



Le garde interrogateur ?

Dans l’ensemble, les parties civiles attaquent Him Huy plus qu’elles ne se servent de son témoignage pour éclairer le rôle de Duch. Face à Alain Werner, du groupe 1 des parties civiles, Him Huy évoque les purges dans la division 703 qui le convainquent que « tous ceux qui y avait appartenu risquaient d’être arrêtés ». Il rapporte les propos de Prak Khon, interrogateur à S21, selon qui Duch a tué Hor en 1979, après la fuite dans la forêt ainsi que le frère de Him Huy, soigné à S21 un temps puis gardé sans jamais pouvoir rentrer à son village. Him Huy nie avoir participé à l’interrogatoire de prisonniers : « Je ne pouvais pas écrire, comment aurais-je pu interroger ? J’étais en faction à l’extérieur ».  Enfin il entend ses supérieurs Hor et Duch déclarer : « Nous devrions les tuer tous et n’en garder que 4 millions » tandis que Duch, en séances d’éducation, aurait assuré que tout le monde serait liquidé, pas seulement les gens incarcérés à S21, mais tous les ennemis, à l’échelle de toutes les prisons du pays. Ty Srinna, co-avocate du groupe 1 des parties civiles, aurait pu enchaîner en creusant le sillon qu’Alain Werner venait d’entamer, or elle vire de bord. Elle ressasse les questions posées mille fois à d’autres (« Après ces exécutions de masse, avez-vous vu le comportement, les habitudes de Duch changer ? » ou encore « Lorsque vous étiez dans l’enceinte de S21, avez-vous entendu les victimes crier ? ») Him Huy s’acquitte de sa tâche de témoin sans sourciller. « Les gardes avaient l’ordre de faire du bruit pour couvrir les cris des victimes. »

La palme de la question la plus affligeante à ce stade du procès (commencé le 30 mars dernier) revient à Ty Srinna : « Avez-vous vu les victimes entravées à des barres dans les cellules ? » Où vont les avocats des parties civiles avec de telles questions ? Quelle est leur stratégie ? Leur ligne directrice ?


La hargne de Silke Studzinsky

Silke Studzinsky, avocate du groupe 2 des parties civiles, a à cœur de porter la voix de ses clients. Dans le prétoire, elle ne pallie pas les défaillances des co-procureurs, elle cherche des réponses pour des cas particuliers. La semaine dernière, elle avait amené habilement le cas du professeur Phung Ton. Ce lundi 20 juillet, elle dérape. Elle cherche à faire dire à Him Huy où la femme de son client Bou Meng a été exécutée. Cette question a été posée par l’intéressé directement à Duch au début du mois de juillet, l’accusé avait répondu qu’il pensait qu’elle était morte à Choeung Ek. Silke Studzinsky cherche à faire confirmer. Son agressivité spectaculaire monte l’eau qui déborde d’un barrage qui lâche.

– A S21, lorsque vous étiez garde, M.Bou Meng vous a demandé où était sa femme…

– Oui mais la règle était stricte, nous ne pouvions pas informer les détenus concernant le lieu où se trouvait leur épouse.

– Aujourd’hui pouvez-vous dire ce qui est arrivé à son épouse, où elle a été tuée et où son corps a été enterré ?

– Quand les détenus étaient emmenés, c’était pour exécution à Choeung Ek.

– Je ne vous pose pas une question générale mais une question précise pour M.Bou Meng, ici présent dans le prétoire.

– Je ne pouvais pas savoir précisément qui était le mari ou la femme de qui. Après avoir été interrogé, la personne était emmenée pour exécution. Je sais que les femmes des détenus étaient emmenées à Choeung Ek.

– Vous avez vérifié les listes ! Je vais vous donner le nom de sa femme [elle cherche le nom]

Les co-procureurs ont bien annoncé 12 380 victimes sûres à S21 ! Mais pour Silke Studzinsky, le paysan analphabète qui conduisait les prisonniers pour exécution doit se souvenir du nom de la femme de Bou Meng. Elle n’en demande pas tant à Duch et certainement pas sur le même ton. « Je n’étais pas la seule personne chargée du transport des détenus vers Choeung Ek, s’excuse Him Huy. Phal était également affecté à cette responsabilité. Comment pourrais-je savoir si la femme de Bou Meng a été transportée sous ma garde ? »

L’avocate n’en démord pas : « L’accusé nous a dit il y a quelques semaines que vous saviez où, quand et comment la femme de Bou Meng a été exécutée. Peut-être pouvez-vous donner la réponse qu’attend M. Bou Meng depuis de longues années ? » Dans sa croisade anti-bourreaux, Silke Studzinsky croit-elle tout ce que lui dit l’accusé ?


Un harcèlement inefficace

L’avocate passe à la vitesse supérieure en essayant de faire reconnaître à Him Huy qu’il a torturé Bou Meng. Il nie. Elle le confronte à ses déclarations aux co-juges d’instruction lors de la reconstitution à S21 le 27 février 2008, selon lesquelles il semble reconnaître avoir commis ces actes. Mais il campe sur ses positions. « Je vous ai déjà dit que jamais je n’ai interrogé ni torturé, je n’avais pas les connaissances voulues. Par ailleurs je ne savais pas lire ni écrire. » « Il n’est pas nécessaire de savoir lire et écrire pour torturer », coupe l’avocate. Kong Sam On, censé défendre Him Huy, intervient mollement. Ces vingt minutes d’interrogatoire n’auront livré aucune réponse.


Des shorts…

Pour le groupe 3 des parties civiles, Martine Jacquin, interroge le témoin sur la tenue des prisonniers. « Dans la prison, la règle était claire, les prisonniers n’avaient pas le droit de porter de vêtements hormis un short car si on leur permettait de porter des vêtements, ils s’en seraient servi pour se pendre » explique Him Huy. Même chose quand ils sont menés à l’exécution, à une exception près : « Les détenus qui étaient d’anciens membres du personnel de S21, si eux étaient emmenés, ils étaient couverts de grands draps pour que les autres membres du personnel ne les voient pas ». Suivent des questions en vrac sur les cris (encore), l’arrachage des ongles de pied, l’âge des enfants détenus, leur lieu de détention, la peur de Duch (encore), la peur d’être exécuté (encore)… Et Him Huy acquiesce sans difficulté à la qualification que lui propose l’avocate pour S21 : « une prison de torture et d’extermination »…


… aux règles de l’Angkar

Kim Mengkhy, co-avocat cambodgien, prend le relais sur le thème des règles édictées à S21, par Duch. Him Huy cite en exemple : « Nous les enfants de l’Angkar, nous les enfants du parti, nous ne sommes pas les enfants de nos parents. Et lorsque nous faisons notre travail nous devons respecter l’Angkar dans tout ce que nous faisons, que nous soyons en train de travailler, assis, debout ou en train de dormir. Toute personne qui échoue, qui ne respecte pas la règle est considérée comme un ennemi et doit être arrêtée et enfermée. »

L’avocat s’intéresse à l’idéologie en œuvre dans les formations organisées pour les gardes et les interrogateurs. Malheureusement il se satisfait de la réponse du témoin sur la vigilance et l’obéissance : « Au début ce n’était pas aussi sévère, on pouvait parler les uns avec les autres. Mais plus tard on nous a imposé la règle du silence et on nous a dit de nous surveiller aussi les uns les autres. C’était un peu comme un cheval avec des œillères. On ne pouvait voir que devant soi, on ne pouvait pas s’écarter. » Ainsi chacun craint la mort. Une faute minime, son nom dans le mauvais réseau, et voilà l’arrestation enclenchée. Aujourd’hui, Him Huy dépose parce que « C’est une façon de renaître. Nous sommes quelques personnes qui avons eu cette chance, et nous souhaitons voir justice rendue. »


Hong Kim Suon hors sujet

Hong Kim Suon, avocat du groupe 4 des parties civiles, fait dans le hors sujet ce lundi 20 juillet, si l’on considère bien sûr que le procès de Duch pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité est à l’ordre du jour. Au menu des vingt minutes de Hong Kim Suon : un focus interminable sur la libération de Phnom Penh et au moins sept questions dont les réponses se trouvent dans les transcriptions de l’audience du 16 juillet. L’avocat fait ensuite confirmer des propos déjà tenus par le témoin. Les confirmations qu’il demande sont vagues. Le seul élément nouveau est que les enfants détenus à S21 ont été exécutés du côté ouest de la prison.


Duch déclare qu'il ne donnait pas d'ordres directs à Him Huy. (Anne-Laure Porée)
Duch déclare qu'il ne donnait pas d'ordres directs à Him Huy. (Anne-Laure Porée)


« Des insuffisances minimes »


Invité par le président de la cour à faire ses commentaires sur le témoignage de Him Huy, Duch ne « souhaite pas [le] contester », sauf par-ci par-là. Il présente ces « insuffisances minimes » comme des détails qui n’en sont pas car en substance, il affirme :

– qu’il n’a pas donné d’ordres directs à Him Huy

– que Him Huy sait parfaitement que le patron des patrons de S21 c’est Son Sen

– que Him Huy n’a pas pu demander à Son Sen en réunion à partir au front

– qu’il n’a pas été témoin d’un conflit entre Hor et lui

Il conclut par une remarque bizarre, demandant à Him Huy s’il peut lui « rendre un service ». « Parmi les détenus, il y avait un professeur à moi, je ne savais pas qu’il était venu à S21. C’est vous qui savez ce qui est arrivé à ce professeur. Je voudrais vous demander de dire à la cour et à sa famille où il a été emmené pour exécution, est-ce qu’il a été exécuté à S21 ou à Choeung Ek, s’il vous plaît dites nous la vérité. » Serait-ce une allusion au professeur Phung Ton ? Il est difficile de croire que Duch n’était pas au courant de la présence de cet éminent professeur dans les murs de S21 pendant près de six mois… La démarche de l’accusé, qui se place en chercheur de vérité, donne le frisson.


Le couteau à fruits du palmier

A la suite de son client, Kar Savuth fait confirmer certains propos au témoin. Pour Him Huy, les ordres du messager de Duch équivalaient à des ordres directs de Duch qui n’était pas présent pendant les arrestations. Personne n’était libéré de S21. Les gens étaient exécutés au sud et à l’ouest de S21. Au nord, il ne sait pas. Les personnes exécutées étaient enterrées immédiatement. Kar Savuth ne peut retenir un commentaire de toute évidence adressé aux avocats des parties civiles et à leur client, présenté comme « survivant » de Choeung Ek : « Je craignais qu’on pouvait dire qu’on pouvait s’échapper de la fosse commune ».

Comment la gorge des détenus était-elle tranchée ? « Par un couteau utilisé pour couper les fruits du palmier » éclaire Him Huy. Mais l’avocat, qui titille souvent sur les détails, remarque que dans un autre document le témoin parlait d’une branche de palmier. Peut-être s’agit-il là d’une erreur de traduction. La légende veut que nombre d’exécutions au Cambodge aient été pratiquées avec des branches de palmier. Le traducteur aurait-il confondu la légende avec les propos de Him Huy ? Il semble peu probable que Him Huy ait varié dans sa description de cet outil de mort.


Controverse sur Duch à Choeung Ek

La présence de l’accusé à Choeung Ek et ce qu’il y a fait intéresse particulièrement la défense. Him Huy maintient que Hor et Duch étaient en même temps aux charniers, la nuit où il a dû sur ordre exécuter un des détenus. Mais François Roux, avocat de Duch, lit les déclarations contradictoires du témoin à ce sujet. Les contradictions portent sur le nombre de fois où il a vu Duch à Choeung Ek et sur les circonstances.

« Ai-je raison de dire qu’après avoir donné plusieurs versions sur les visites de Duch à Choeung Ek vous admettez clairement qu’il n’est venu qu’une fois ? » s’enquiert le conseil de la défense. « J’ai vu Duch aller à Choeung Ek à deux reprises, maintient Him Huy. S’il dit n’y être allé qu’une seule fois, c’est lui qui le dit. » François Roux pointe les contradictions du témoin sur la présence de Duch au bord de la fosse. « Ai-je raison de dire qu’aujourd’hui vous n’êtes plus sûr si c’est Hor ou Duch qui vous a ordonné de tuer vous-mêmes ? » « La situation était un peu chaotique, reconnaît Him Huy avant d’éluder. Il y avait une natte au bord de la fosse. Les exécuteurs se dépêchaient de finir leur travail, moi aussi je me dépêchais de finir mon travail. » Est-ce que cette scène datait de la première ou de la deuxième visite de Duch ? Him Huy répond « la première fois » mais s’embrouille par rapport à une version antérieure recueillie par les co-juges d’instruction. « Nous en resterons là et la chambre appréciera » décrète François Roux.




La défense construit ses interrogatoires, contrairement à ses adversaires. (Anne-Laure Porée)
La défense construit ses interrogatoires, contrairement à ses adversaires. (Anne-Laure Porée)


Hiérarchie et torture


La deuxième thématique de la défense s’articule autour des ordres et de la hiérarchie. François Roux explore ce qu’était l’unité spéciale, la place de Him Huy à S21 à la tête d’un groupe de 12 hommes auxquels il prétend qu’il ne donnait pas d’ordre malgré la structure hiérarchisée. Le groupe de Him Huy transportait les prisonniers et laissait à un autre groupe le soin des exécutions, assure le témoin qui ne manque pas de se situer dans l’organigramme de S21 comme un tout petit chef sous l’autorité de 5 ou 6 autres.

La troisième thématique développée par la défense concerne la torture. Confronté à deux épisodes précis dont Bou Meng fut la victime, Him Huy est tenu d’admettre d’abord qu’il est monté sur les épaules du détenu. « A ce moment-là je ne savais pas que c’était un type de torture. C’était plutôt un jeu. […] On se demandait s’il était suffisamment fort. J’ai sauté sur son dos et j’ai vu qu’il pouvait me porter. Mon intention était de tester sa force. Je n’avais pas l’intention de lui faire du mal. »

Lors de la reconstitution à S21 en février 2008, Him Huy semble avouer qu’il a bien participé à l’interrogatoire et la torture de Bou Meng. Mais au tribunal, il se rétracte. « Je n’ai pas participé aux équipes d’interrogateurs. »


« Tous victimes de ce système »

Le dernier volet de la démonstration de François Roux est consacré à la chaîne de commandement.  « Etes-vous d’accord avec moi pour dire que dans la chaîne de commandement, chacun a joué son rôle et chacun a appartenu à un système criminel en obéissant aux ordres de ses supérieurs et en les exécutant ? » « Je peux dire que tout un chacun devait exécuter les ordres, sinon il se faisait tuer. » L’avocat amène le témoin à nommer les supérieurs de Duch, « Son Sen et je ne sais pas qui d’autre ». Il cherche pourquoi un homme qui pouvait sortir de Phnom Penh, en camion, en voiture, avec un laissez-passer, n’a pas déserté, passé la frontière. « Même si j’avais essayé de m’enfuir, j’aurais été arrêté, finit par dire Him Huy, c’était certain. Si je m’enfuyais, qu’adviendrait-il de ma famille, de mes proches ? » François Roux demande au témoin si c’est la raison pour laquelle il s’estime victime du système. « Nous étions tous victimes de ce système, même ceux qui travaillaient dur. Je voyais bien qu’on allait être de plus en  plus nombreux à être arrêtés. »

L’avocat conclut sur le devenir de Nat, prédécesseur de Duch  la tête de S21, détenu et exécuté dans sa propre prison.

Him Huy raconte la machine S21


Him Huy est concentré et il n'a pas l'air intimidé par son ancien directeur. (Anne-Laure Porée)
Him Huy est concentré et il n'a pas l'air intimidé par son ancien directeur. (Anne-Laure Porée)


Him Huy était chef adjoint à la sécurité à S21, en charge du périmètre autour du complexe S21. Il était responsable des gardes, de la réception des prisonniers et de leur transport vers les lieux d’exécution. Né dans une famille paysanne de Kôh Thom (dans la province de Kandal), il ne va pas longtemps à l’école, contraint par la maladie de son père à prendre le relais dans les rizières. Au début des années 1970, il a 17 ou 18 ans et les Khmers rouges l’embrigadent. « Que je le veuille ou pas, j’ai dû y aller » rapporte-t-il dans le livre de Rithy Panh et Christine Chaumeau La machine khmère rouge Monti Santésok S21. Il est évidemment formé aux techniques militaires mais aussi éduqué à la révolution. Le 17 avril 1975, alors que les troupes khmères rouges prennent Phnom Penh, il combat à proximité de Takmao dans l’unité spéciale de la division 703, au sud de la capitale. Son commandant le recrute avec quelques autres pour travailler à S21 fin 1976, dit-il. Dans un premier temps il est simple garde. Promu par Hor (l’adjoint de Duch), il prend du grade au fil des purges internes à S21 pour assumer un ensemble de responsabilités attachées à la sécurité et aux prisonniers. Il affirme avoir quitté S21 à la mi-1978, non pour être rééduqué mais simplement pour travailler dans les rizières et aux travaux de force dans les environs de Prey Sâr. Il ne sait pas à quoi est dû ce changement d’affectation. En 1983, il est arrêté parce que pris pour le directeur de S21. Il est relâché dix mois plus tard.


Incident de démarrage

Dans le prétoire, Him Huy décrit sa vie entre 1970 et 1975 comme l’en a prié Nil Nonn. Le regard baissé, il détaille longuement sa biographie. Alain Werner est intrigué, il interrompt deux fois le récit pour savoir si le témoin lit un document. Le président s’étonne. Him Huy nie. Cependant l’huissier vérifie par acquis de conscience et attrape un épais dossier qui, après examen, n’est autre qu’un document qui lui a été remis la veille par le tribunal. L’incident est clos. Him Huy aurait bien du mal à lire avec fluidité, il a peu été à l’école et en a gardé cette habitude d’ânonner à voix haute comme les enfants qui apprennent à lire dans les écoles cambodgiennes.


S21 s’appelait S21

Le président Nil Nonn entre dans la vif du sujet par une question a priori anodine. « Quel était le nom de votre lieu de travail ? » « S21, dès le début » répond Him Huy sans une hésitation. Si les gardes parlaient de S21, pourquoi auraient-ils aussi évoqué l’école Toul Svay Prey ou l’école Toul Sleng comme en témoignait Lay Chan le 7 juillet 2009 pour justifier qu’il avait été incarcéré à S21 dont il avait plus tard été libéré dans des conditions étranges.

La hiérarchie à S21 est également évidente pour Him Huy. « Le directeur était Duch et Hor, Ta Hor était son adjoint. Frère Grand Huy [Huy Sraè] travaillait à Prey Sâr. » L’organisation relatée par le témoin correspond aux descriptions de l’accusé : « Les gens affectés à l’intérieur de l’enceinte n’étaient pas les mêmes qu’à l’extérieur. »


Des conditions de détention conformes aux propos des survivants

Les conditions de détention des prisonniers sont conformes aux témoignages des survivants. Les femmes détenues sont enfermées dans des cellules collectives sans entraves ni menottes. Les hommes en cellules collectives sont lavés au tuyau d’arrosage. Les rations alimentaires sont d’une louche et demie à deux louches de bouillon clair par repas (« une soupe à base de bananier », précise Him Huy). Le témoin se souvient de la mauvaise odeur qui imprégnait les lieux pas assez nettoyés et des prisonniers qui réintégraient leur cellule avec des marques dans le dos. Him Huy énonce quand il le peut dans quel bâtiment étaient enfermés quels prisonniers sans prétendre à une connaissance exhaustive.

La réception des prisonniers

A S21, les gardes n’avaient pas d’horaires de travail, ils travaillaient selon les besoins. Ils logeaient à leur poste, dans une maison qui se situe au niveau de l’actuelle radio Abeille (Sambok Khmoum), rue 360, une rue située au sud du musée du génocide, tout près du boulevard Monivong. De là ils surveillaient qu’aucun véhicule ne pénétrait dans le périmètre de S21. Quand ils étaient moins débordés, ils se consacraient à leur élevage de volailles.

Une des tâches principales de l’unité de Him Huy consistait à y réceptionner les prisonniers, envoyés par exemple par un ministère ou une unité militaire. « Pour la division  310, on nous a amené des gens en véhicule à S21, se souvient Him Huy. Ils arrivaient déjà menottés. » Mais les futurs détenus de S21 ne sont pas toujours attachés comme ces étudiants venus de France à qui l’on fait croire qu’ils changent de lieu de travail. « On les faisait entrer dans une pièce et asseoir à une table, explique Him Huy, et à ce moment-là on procédait à leur arrestation. » La réception de ces prisonniers-là était annoncée par Pang, un homme qui assurait la liaison entre le bureau des messagers de Phnom Penh et S21. La réception des autres prisonniers était notifiée par Duch et Hor.

La réception des prisonniers pouvait également avoir lieu hors de Phnom Penh. Le témoin rapporte plusieurs cas de missions à Battambang, Kompong Som, Svay Rieng destinées à récupérer des personnes déjà arrêtées. Il chiffre avec rigueur ces expéditions : « Quand nous sommes allés Battambang, nous avions deux Land Rover. Pour aller à Kompong Som, nous n’en avions qu’une seule et une équipe de quatre personnes. A Svay Rieng, nous étions quelques-uns et un chauffeur en plus. » Dans une Land Rover tenaient 6 à 7 détenus et 4 à 5 gardes selon Him Huy.


Le transport des détenus

Quand l’équipe des gardes de S21 récupère les prisonniers, elle leur bande les yeux, leur attache les mains dans le dos avec des menottes automatiques et bloquent leurs pieds dans des entraves. Ils se doivent de rester vigilants tout au long de la route qui les ramène à Phnom Penh. Le président de la cour, Nil Nonn, se délecte à interroger Him Huy. Lui qui aime les détails pratiques se demande comment les prisonniers faisaient leurs besoins pendant le trajet. « Ils n’avaient pas le droit de faire leurs besoins, tranche Him Huy. Nous avions peur qu’ils en profitent pour prendre la fuite. Ils faisaient comme ils pouvaient. » Ces détails crus caractérisent une étape dans la déshumanisation.


Les arrestations

Jusqu’ici, Duch a toujours nié que S21 ait joué un rôle dans les arrestations de prisonniers. Him Huy apporte une version contradictoire. Il était aux premières loges puisqu’il procédait à certaines arrestations à Phnom Penh. Et il mesure la nuance du vocabulaire : « Lorsqu’il y avait des arrestations hors de Phnom Penh, ce n’est pas nous qui faisions les arrestations. Nous procédions à une réception des personnes déjà arrêtées. »  Sur ordre direct de Duch, Pang, messager de Phnom Penh, est arrêté à son domicile, il est donc impossible de la confondre avec un autre. Pour d’autres, « comment faisiez-vous pour identifier les personnes à arrêter ? » s’enquiert Nil Nonn. « Nous recevions nos instructions avant de procéder à l’arrestation et lorsque nous arrivions à l’endroit indiqué, il y avait un ou deux cadres qui avaient déjà pré-organisé l’arrestation pour nous montrer les gens qu’il fallait arrêter. […] Par exemple les deux cadres qui étaient là, nous ne les arrêtions pas, nous arrêtions seulement les gens qui étaient assis un peu plus loin. C’était eux les cibles. »


L’enregistrement des prisonniers

L’arrivée des prisonniers a toujours lieu au poste de garde contrôlé par Him Huy. Là, ils ont les yeux bandés et sont escortés jusqu’à la prison. « Pour les grands groupes qui étaient arrêtés, ils étaient liés ensemble par une corde au cou et on les escortait en marchant jusqu’à la prison. Parfois quand les prisonniers arrivaient en grand nombre on les enfermait dans une maison qu’on verrouillait de l’extérieur, on les faisait se déshabiller, ils n’avaient pas la possibilité de protester. » Pour effectuer le trajet jusqu’à S21, un garde dirige le groupe en tirant sur la corde tandis que les autres donnent des ordres aux prisonniers pour qu’ils tournent à droite ou à gauche.

Une fois dans S21, les prisonniers sont enregistrés au bureau de Suos Thy, localisé à l’entrée de l’actuel musée du génocide. Suos Thy inscrit leur nom et une biographie sommaire. Ils sont ensuite photographiés avec un numéro de matricule. « [Suos] Thy les faisait passer à Peng [chef des gardes] qui les répartissait dans les cellules individuelles et collectives. » C’est au bureau de Suos Thy qu’a lieu la passation des prisonniers entre les gardes de l’extérieur et les gardes de l’intérieur.

A l’époque des purges dans la zone Est, les prisonniers arrivent en trop grand nombre. Au poste de la rue 360, les hommes de Him Huy prennent la place des gardes et des chauffeurs qui viennent d’accompagner les prisonniers et conduisent les nouveaux détenus en camion jusqu’au portail d’entrée de l’enceinte de S21. « On les faisait descendre du camion un par un pour ne pas semer la panique parmi ceux qui étaient encore à bord du camion. » Ils sont placés dans le bâtiment sud. « Les gens qui étaient arrêtés en nombre important n’étaient pas encore enregistrés. On les plaçait en cellule d’abord et ensuite on recueillerait les biographies et les photographies. »



Nil Nonn pose ses questions jusqu'à 15h27. (Anne-Laure Porée)
Nil Nonn pose ses questions jusqu'à 15h27. (Anne-Laure Porée)


Nil Nonn pédagogue

La manière dont le président de la cour accapare la parole et s’installe presque dans une conversation avec Him Huy, sa façon de répéter les réponses du témoin, donnent l’impression d’une audience poussive. Mais dans la salle, les centaines de villageois venus assister pour la première fois au procès ne perdent pas un mot des paroles de Him Huy. Certains se disputent même pour avoir la place face à l’écran et être au plus près de l’image du témoin. Pour un public qui ne connaît rien de S21, la démarche de Nil Nonn semble pédagogue et efficace. Il pose ses questions une par une, il reformule avec un plaisir certain et une volonté de faire comprendre. Him Huy ne cultive pas la tournure de phrase, il fait des réponses directes et simples, ce qui facilite l’attention de l’audience et même la captive.


Le classement des prisonniers

Tous les prisonniers arrivés au poste de Him Huy n’étaient pas dirigés vers S21. « Les prisonniers importants étaient détenus dans la prison. Ceux qui étaient de moindre importance étaient envoyés à Prey Sâr. » Ils sont donc classés. Sur ordre de qui ? « Je ne sais pas très bien, avoue Him Huy. Seuls Hor et Duch avaient le pouvoir de donner l’ordre de les envoyer à Prey Sâr. » Des hommes sous autorité de Him Huy accompagnaient les prisonniers destinés à S24. Parmi eux, des hommes, des femmes, des enfants de tous âges. Les enfants suivaient leurs parents.

Les détenus étrangers, eux, étaient arrêtés par un autre groupe. Parmi eux, Him Huy se rappelle avoir vu des « grands costauds très poilus » dans S21. Les seuls étrangers qu’il ait eu à aller chercher ou à réceptionner furent des soldats vietnamiens.


« A S21, le patron c’était Duch »

Aller chercher les soldats vietnamiens : « C’est un ordre direct de Duch ». En pareille circonstance, l’équipe de Him Huy circule dans le pays grâce à une lettre confiée par Hor portant la signature de Son Sen. Pour les opérations sur Phnom Penh, les ordres provenaient de Duch transmis par l’intermédiaire de Hor.

Him Huy ne sait pas si Duch transmettait ses ordres à Hor par écrit ou oralement mais il signale que ses deux supérieurs avait une ligne téléphonique directe. « Nous recevions la plupart de nos ordres de Hor parce que Hor était mon supérieur direct. » Cependant le président insiste. « Oui j’ai aussi reçu des ordres de Duch », convient le témoin.

Nil Nonn s’interroge sur qui ordonnait les arrestations de membres du personnel. « A S21, le patron c’était Duch. Seul lui pouvait donner l’ordre d’arrêter ainsi. » Hor, selon Him Huy, n’avait pas le pouvoir de donner un ordre d’arrestation. Outre que Duch est directeur de S21, le témoin a d’autres raisons de penser qu’il était l’auteur de ces décisions : « A l’époque je n’ai pensé à d’autre raison, tout simplement il était le supérieur hiérarchique suprême à S21. Et toute personne impliquée dans une confession, eh bien, son sort était tranché par Duch. » Même chose pour Prey Sâr. « A Prey Sâr, les gens qui commettaient des erreurs ou étaient compromis dans une confession, leur sort serait déterminé par le chef de S21, c’est-à-dire par Duch exclusivement. »


Les purges internes à S21

A plusieurs reprises le témoignage de Him Huy insiste sur les purges internes à S21. « En 1977, des cadres de S21 ainsi que des combattants ont été arrêtés à cause des allégations de soldats arrêtés et venant de la division 703. Ils ont compromis dans leurs aveux des membres du personnel de S21. A partir de ce moment-là, des membres du personnel et des cadres de S21 et de Prey Sâr ont été arrêtés de manière continue. » Le témoin estime que les unités travaillant à Toul Sleng représentaient 400 personnes au total, dont 300 gardes. « Vers la fin ils n’étaient plus que 50 ou 60 » pense-t-il. L’arrestation de Huy Sraè, en charge de Prey Sâr, symbolise cette paranoïa à S21. Sa famille, ses frères et sœurs ont également été interpellés.

Him Huy pense que les purges ont davantage touché les membres de la 703e division qui composait la majorité du personnel de S21, à côté des gens recrutés vers Kompong Chhnang. Les questions du juge Ya Sakhon permettent de mettre en évidence un conflit entre Hor et Duch, le directeur aurait accusé son adjoint de parti-pris pour la 703e division.


Les exécutions

L’internement à S21 signifie la mort. Selon les informations fournies par le témoin, les détenus qui mouraient à la prison des suites d’une maladie ou de la torture étaient enterrés dans le périmètre de la prison. « A l’origine, c’était la section des gardes de Peng qui creusait les fosses », indique Him Huy.

Au début, les détenus destinés à l’exécution étaient emmenés dans la partie sud du complexe de S21, le soir, pour y être exécutés. D’après le témoin, les soldats vietnamiens ont ainsi été conduits au sud-ouest du complexe de S21. Même zone pour les étrangers occidentaux dont il suppose que les corps ont été brûlés avec des pneus près de l’église de Bethléem, après leur assassinat. Le président est surpris par l’assurance du témoin dans cette déposition. « Vous êtes appelés à dire à la cour ce dont vous avez été témoin. Vous n’avez pas à formuler des hypothèses ou des inférences à partir de vos opinions. Contentez-vous de dire à la cour ce que vous avez vu, entendu, su. » Him Huy confirme : « J’ai bien cela à l’esprit monsieur le président. La pratique en vigueur à S21 était de brûler les corps de gens qui avaient déjà été exécutés. C’était une procédure exceptionnelle, parce que d’habitude on enterrait. »

En 1977, Choeung Ek est choisi pour servir de lieu d’exécution.

Cependant les cadres importants restaient exécutés près de Toul Sleng. « On ne les emmenait pas à Choeung Ek », assure Him Huy. Le personnel de S21 objet de purge subissait le même sort, semble-t-il.


Le transfert vers Choeung Ek

La procédure à suivre pour réduire en poussière un ennemi était réglée minutieusement. Le transfert aux charniers de Choeung Ek a lieu de nuit. « La liste des détenus devant être éliminés avait été dressée par Ta Hor, Try et Peng. Je ne sais pas comment ils procédaient mais ils connaissaient le nombre de détenus à transférer. » Vers 18 h 30, les prisonniers sont sortis de leur cellule. Un camion les attend à l’entrée principale. « On faisait monter les détenus dans le camion en utilisant une chaise comme marche-pied. » Les détenus sont entravés et leurs yeux bandés. « Hor disait aux gardes de dire aux détenus qu’on les transférait vers un nouveau lieu d’hébergement. L’équipe de transport avait pour consigne d’utiliser cette formule type. »


Les préparatifs mortuaires

A l’arrivée, les camions stoppent près d’une maison. « L’unité qui était là, chargée de réceptionner les prisonniers, allumait les générateurs, allumait aussi les lumières de la maison. » Le président demande la puissance du générateur. Him Huy ne la connaît pas mais il précise : « Il y avait dix lampes qui pouvaient fonctionner en même temps. Des lampes fluorescentes qui faisaient de 50 à 60 cm de long. » Les prisonniers reçoivent l’ordre de descendre des camions. Ils entrent un par un dans la maison. « Après cela, on allumait les lumières près des fosses pour préparer les exécutions. » Un détail à toutes fins utiles au cas où quelqu’un voudrait faire croire à des exécutions par dizaines dans l’obscurité, au clair de lune ou à la lampe à pétrole.

Him Huy vérifie la liste, les noms, il s’assure que le nombre total de prisonniers est juste. « Sinon j’aurais eu à rendre des comptes. » La liste est ensuite rendue à Phnom Penh. Les détenus sont à 50 mètres de leur mort.



Dedans ou dans le hall d'accueil, le public suit avec intérêt le récit de l'ancien chef de gardes. (Anne-Laure Porée)
Dans la grande salle ou dans le hall d'accueil, le public suit avec intérêt le récit de l'ancien chef de gardes. (Anne-Laure Porée)


Au bord des fosses

« L’exécuteur avait pour instruction de tuer le prisonnier en le faisant agenouiller au bord de la fosse. Ensuite il utilisait un essieu, lui assénait un coup sur la nuque, après quoi il lui tranchait la gorge. Une fois le prisonnier mort, on lui retirait les vêtements et les menottes. » Puis le corps était jeté dans le charnier. Les exécutions duraient des heures. « On arrivait à peu près à  20 heures, l’exécution commençait vers 21 heures et on finissait vers une ou 2 heures du matin. » Les fosses étaient recouvertes juste après le massacre.

Him Huy déclare n’avoir pas vu d’enfants dans les convois de Choeung Ek. Il présume qu’ils ont été exécutés par le groupe de Peng près du complexe de S21. Duch s’empresse de contredire sans le moindre argument, un peu plus tard, alors que la juge Silvia Cartwright lui demande où ont été exécutés les 160 enfants de la liste à disposition du tribunal. « Je pense pour ma part que l’exécution a bien eu lieu à Choeung Ek. »


Duch aux charniers

L’accusé a jusqu’ici affirmé qu’il s’était rendu une fois à Choeung Ek. Une visite qu’il a qualifié de « très courte » et loin des fosses. Or Him Huy livre une autre version. « Je l’ai vu deux fois là-bas à Choeung Ek. Il est resté jusqu’à ce que tous les détenus soient exécutés après quoi il est parti. » Le témoin peut même décrire l’emplacement où la voiture du directeur de S21 était garée. C’était en 1977. La première visite aurait eu lieu avant la tentative d’évasion d’un prisonnier. La seconde, après. Le président aimerait savoir si l’accusé se trouvait à proximité des fosses. « Je n’ai pas particulièrement observé ses mouvements à ce moment-là, il y avait du monde. Hor m’a instruit de travailler rapidement. Il y avait beaucoup de prisonniers, du soir presque jusqu’à l’aube. Je n’ai pas remarqué s’il était à proximité de la fosse. Il fallait travailler vite, on risquait de nous repérer. »


Le relais aux autres juges

A 15 h 27, le président n’a plus de questions. La juge Silvia Cartwright prend le relais. Elle se concentre sur les prisonniers étrangers, sur le mode et le lieu d’exécution et leur nombre. Him Huy explique que le mode d’exécution autour de S21 était le même qu’à Choeung Ek : la fosse. « Il y a dû y avoir des fosses d’une très grande taille dans les environs de S21 ? » « Oui c’est correct. » Selon les chiffres reconnus par l’accusé, 345 prisonniers vietnamiens (militaires ou civils) ont trouvé la mort à S21.

Le juge Jean-Marc Lavergne s’intéresse au parcours de Him Huy au sein de S21, à ce simple garde qui prend rapidement des responsabilités. Mais Him Huy vit dans la peur de ses chefs. De Duch qui parlait tout bas et était si strict sur le travail. « J’avais tellement peur de mourir à la prison que quand Son Sen est venu pour une séance d’éducation j’ai demandé si je ne pouvais pas être renvoyé dans une unité militaire. Il m’a demandé si je voulais combattre les Vietnamiens, j’ai dit oui. » En vain. Le juge cherche à éclaircir certains autres points. Il se demande comment Him Huy, chef adjoint des gardes se retrouve sans responsabilité particulière dans les rizières près de Prey Sâr à la mi-1978. Le témoin, lui, n’est pas surpris, on l’a simplement déplacé avec des hommes de deux groupes.


Question sur le rôle de Duch dans les arrestations

Le juge Lavergne cite une déclaration du témoin aux enquêteurs des CETC : « Je ne sais pas quel type de personne Duch allait arrêter par lui-même. Duch sortait pour arrêter les gens à l’intérieur de Phnom Penh. » Le juge demande si l’accusé était vraiment présent. « Dans ces opérations d’arrestations, il n’était pas présent dans le voisinage du lieu d’arrestation. C’était mon équipe qui procédait aux arrestations. Lui il connaissait tout le monde. S’ils l’avaient vu, les gens se seraient rendu compte qu’ils allaient être arrêtés.

Question sur Duch instruisant pour tuer

Là encore le juge cite la déclaration aux enquêteurs. « Les prisonniers étaient battus alors qu’ils étaient menottés et égorgés parce que Ta Duch et Ta Hor voulaient qu’on fasse de la sorte. Les directives venaient de Ta Hor. Si Duch venait, c’était pour observer le lieu d’exécution. Il a convoqué les gens sur place à une réunion. Il a donné des directives en disant qu’en frappant avec l’axe de fer, les prisonniers ne meurent pas, il faut donc trancher le cou. Ensuite il va voir la scène d’exécution. » Le juge souhaiterait être sûr de l’implication de l’accusé dans cette affaire. « Je me souviens de cette déclaration. Avant que l’on emmène les prisonniers à l’exécution, on nous a donné des instructions sur la manière d’exécuter. » Cependant Him Huy confirme seulement que Hor donnait les instructions. Le juge s’impatiente : « Vous pouvez aussi me dire que vous n’avez pas envie de répondre à ma question, ce sera peut-être plus simple. Est-ce que l’accusé vous a donné instruction concernant la méthode d’exécution ? » Même réponse. Him Huy fatigue-t-il ? Est-il impressionné par le juge étranger ? Doute-t-il ? Y a-t-il des problèmes de traduction ? Il lâche : « Les instructions étaient données par Hor mais la décision de donner ces instructions venait de Duch. »


Question sur Duch ordonnant de tuer

Dernière citation aux enquêteurs relevée par le juge : « Duch accompagnait les gens. Il en restait un. Il m’a demandé : ‘Es-tu déterminé ou non ?’ J’ai répondu : ‘Je suis déterminé’. Si je ne disais pas ça, j’avais peur qu’il m’accuse de m’opposer à lui. Il m’a ordonné de le tuer. » Him Huy se souvient de cette déclaration. « Il y avait une exécution de masse. Duch est venu regarder. Nous étions presqu’arrivés à l’aube et au bord de la fosse j’ai vu très clairement que mon chef était là. Mais je devais me précipiter pour terminer ma tâche. A ce moment-là il m’a demandé si j’avais une position absolue. […] Après avoir fait cette exécution, je suis reparti vérifier la liste. »  Cet ordre survient-il une fois ou plusieurs fois ? « Je ne suis pas très sûr en fait maintenant. Est-ce que c’était Duch ou est-ce que c’était Hor. L’aube était en train d’arriver, nous devions travailler en hâte pour tout terminer très vite. Je me souviens d’avoir reçu cette instruction et d’avoir exécuté ce prisonnier. »


Confrontation

Le juge demande à Duch de se lever.

– Reconnaissez-vous la personne ici présente dans la salle d’audience monsieur Him Huy ?

– Oui, je le reconnais

– Qui est-ce ?

– C’est mon supérieur

– Est-ce que c’était lui qui était avec vous au bord de la fosse à l’aube au petit matin et qui vous a demandé d’exécuter un prisonnier ?

– Comme je viens de le dire, nous étions vraiment en train de travailler en grande hâte. Les camions allaient repartir. Si l’aube pointait on aurait pu nous voir, le secret serait violé. Je ne suis plus sûr si c’était lui ou Hor. C’était soit lui, soit Hor, parce qu’il était là lui aussi. Il était là en même temps que Hor.