La disjonction du procès 2 ne fait pas l’unanimité


Que restera-t-il dans l'histoire si le tribunal n'a le temps de juger les anciens dirigeants khmers rouges que dans un premier dossier axé autour des "déplacements forcés" ? (Anne-Laure Porée)



Le procès 2 sera divisé en plusieurs procès. Ainsi en ont décidé les juges de la Chambre de première instance le 22 septembre 2011, à la veille des congés de la fête des Morts (Pchum Ben). «Le premier procès aura pour objet les déplacements forcés de population (phases 1 et 2) et les crimes contre l’humanité s’y rapportant.» La Chambre de première instance entend suivre la logique de l’ordonnance de clôture des juges d’instruction et traiter les faits chronologiquement. Ce premier procès couvrirait les années 1975 et 1976. «Les questions examinées dans le premier procès permettront d’établir une base générale concernant les rôles et les responsabilités de chaque accusé et de constituer un fondement à partir duquel pourront être examinés les autres chefs d’accusation lors des procès ultérieurs», précise la Chambre.


Les thèmes du premier procès
D’après l’ordonnance de clôture des juges d’instruction, les sujets abordés dans le premier procès seraient donc : la structure du Kampuchea démocratique, les rôles joués par les accusés avant et pendant Ie gouvernement du Kampuchea démocratique, et les politiques du Kampuchea démocratique. Seraient aussi traités les déplacements des populations de Phnom Penh, des zones Centrale, Sud-Ouest et Ouest. Les déplacements de population de la zone Est seraient, eux, jugés ultérieurement. Les magistrats ont prévu de se pencher sur les crimes contre l’humanité commis pendant ces déplacements de population : meurtres, extermination, persécutions sauf pour motifs religieux, transferts forcés et disparitions.


Les arguments de la disjonction
Pour justifier leur choix de disjonction, les juges invoquent les intérêts des victimes ainsi que ceux des accusés de voir une justice rendue dans les meilleurs délais. Ils argumentent que des affaires aussi complexes ont pu durer dix ans dans d’autres tribunaux internationaux. Est-ce vraiment comparable ? Tous les tribunaux antérieurs aux CETC ont adopté le système de common law, lequel impose de débattre contradictoirement devant la cour, tandis que dans le système de civil law (qui domine aux CETC), l’instruction est censée avoir déjà bien débroussaillé le terrain et permettre un procès plus court. Autre argument des juges : « La Chambre a également tenu compte du fait que les déplacements forcés de population (phases 1 et 2) ont affecté un très large éventail de la population cambodgienne, notamment un fort pourcentage des parties civiles dans le dossier 002.»


750 parties civiles sur 3 900
Là, les représentants des parties civiles affichent leur désaccord. Elisabeth Simmoneau Fort, co-avocate principale, décompte : « Cette phase du procès concerne 750 parties civiles sur 3 900. On a l’impression que les magistrats n’ont pas mesuré l’ampleur des conséquences de leur décision pour les parties civiles.» Le “saucissonnage”  des faits nuira, selon plusieurs avocats, à une compréhension globale du crime. «Le choix nous paraît réducteur, poursuit Elisabeth Simmoneau Fort, il n’est pas représentatif de l’histoire, ni des parties civiles. C’est comme si dans un procès pour viol on ne traitait que des gestes déplacés du début et pas du reste. C’est insuffisant. Nous sommes plus pour une vision correspondant à celle des co-procureurs. »


Inclure des sites particuliers
Ces-derniers ont en effet proposé une reconfiguration de la disjonction ou plutôt un élargissement des sujets traités, craignant que ce procès « ne rende pas compte d’une façon suffisamment représentative et focalisée de la totalité du comportement criminel des accusés, et qu’il détourne ainsi tout jugement de sa contribution à la vérité historique et à la réconciliation nationale.» Les co-procureurs suggèrent entre autres d’inclure des sites représentatifs des camps de travail (par exemple celui de la construction de l’aéroport de Kompong Chhnang), des centres de sécurité (comme Kraing Tha Chan) ou encore des sites d’exécutions.


Un procès symbolique
Comme eux, les parties civiles s’inquiètent que le génocide et les persécutions pour motif religieux soit exclus du premier procès. «Ca conduirait à un procès bancal, plaide Olivier Bahougne, dont la majorité des clients sont Cham ou Khmers islam. Dans les déplacements forcés de population, il y a eu des persécutions religieuses sévères. Et puis la question du génocide est attendue. Tous les Cambodgiens parlent de génocide. Ne pas traiter cette question c’est s’éloigner des attentes de la population.»
Comme personne ne croit que les accusés seront encore vivants ou en état d’être jugés dans un deuxième “sous-procès”, les enjeux de ce premier dossier deviennent ceux d’un procès symbolique. Pour autant Elisabeth Simmoneau Fort insiste pour que ce ne soit pas un procès de la théorie : «On ne peut pas se contenter de parler de ce qui a été conçu par les Khmers rouges sans parler de ce qui a été réalisé. Si on examine leur politique, il faut examiner sa mise en œuvre. Il faut un procès symbolique qui réponde à la population sur des faits, pas sur des idées.»


Doutes sur une durée courte
Barnabé Nekuie d’Avocats sans frontières (ASF) a le sentiment que cette disjonction va par ailleurs engendrer de la complexité et que l’éclatement risque d’étaler dans le temps une procédure voulue courte et efficace. Il cite la probabilité que se multiplie les problèmes de non bis in idem. Il craint en effet que la défense recoure souvent à ce principe qui établit que nul ne peut être poursuivi ou puni plusieurs fois pour les mêmes faits.


La difficile gestion des parties civiles
«Le premier procès va entraîner un tas de questions juridiques, approuve Elisabeth Simmoneau Fort, il va durer longtemps. Nous sommes très inquiets sur la tenue d’autres procès par la suite. Alors il faut répondre au plus grand nombre.» Dans ce contexte, la trentaine d’avocats des parties civiles fait face à un problème crucial : comment expliquer cette nouvelle situation à leurs clients. «Ceux qui me disent ‘on m’a obligé à manger du porc’, ‘on m’a défroqué…’, je leur dis quoi ?, demande Olivier Bahougne. On en parlera plus tard ?»
Silke Studzinsky, qui a pris en charge les dossiers concernant les crimes sexuels, les mariages forcés, est dépitée. Au rythme où vont les choses, la politique de mariages forcés imposée par les dirigeants khmers rouges a peu de chance d’être inscrite au rang des crimes contre l’humanité. Silke Studzinsky s’étonne que les juges n’ait pas pris leur décision de disjonction plus tôt alors qu’ils avaient la possibilité juridique de le faire depuis février 2011 (date à laquelle le règlement intérieur a été amendé). «Cette décision aurait même dû être initiée par les co-procureurs en 2006. On savait que les accusés étaient vieux et que ce serait long…»
L’avocate traduit le sentiment de nombre de ses confrères à savoir que les parties civiles sont bringuebalées et restent le parent pauvre de ce tribunal. «Qu’est-ce que je vais dire à mes clients ? Ils ont postulé pour être parties civiles, certains ont été rejetés par les juges d’instruction, nous nous sommes battus pour qu’ils soient acceptés comme parties civiles. Tout ça pour quoi ? »



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Une future disjonction sur Ieng Thirith ?
La disjonction sur la base des chefs d’accusation n’a a priori jamais été utilisée dans un tribunal pénal international. En revanche la disjonction des poursuites à l’encontre d’un ou de plusieurs accusés a été pratiquée. Elle pourrait être envisagée à l’encontre de Ieng Thirith, ancienne ministre de l’Action sociale, dont l’état de santé a fait l’objet de plusieurs expertises ces derniers mois et sera examiné en audience les 19 et 20 octobre prochains.

3 réponses sur “La disjonction du procès 2 ne fait pas l’unanimité”

  1. J’ajouterai à ces excellents commentaires ceci. La décision de traiter en premier lieu « les déplacements forcés de population » ainsi formulée me semble réductrice. En effet, de quoi s’agit-il en avril 1975 ? De l’évacuation forcée des villes et de la division du peuple cambodgien en deux catégories : peuple ancien et peuple nouveau (encore appelé « 17 avril »). Non seulement, la manière dont il a été procédé à l’évacuation forcée des villes relève de l’incrimination de crime contre l’humanité, mais la division du peuple en deux catégories et l’identification de ces catégories entraînent des conséquences majeures pour la qualification des crimes dont seront victimes les personnes appartenant au peuple nouveau. Rien à ce jour n’indique que cette dimension sera prise en considération.

  2. Merci beaucoup pour cet éclairage. Même si c’est un peu triste de constater qu’on n’est pas encore sortie de l’auberge.
    Je ne sais pas pourquoi, ce matin je veux réciter la Chanson pour oublier d’Aragon
    « Il y a dans ce monde nouveau tant de gens
    Pour qui plus jamais ne sera naturelle la douceur
    Il y a dans ce monde ancien tant et tant de gens
    Pour qui toute douceur est désormais étrange
    Il y a dans ce monde ancien e nouveau tant de gens
    Que leurs propres enfants ne pourront pas comprendre. »
    Ong

  3. Je vois dans les réflexions de Raoul Marc Jennar les prémices de débats de haute tenue dans le dossier 002 devant les CETC.
    Je partage avec l’auteur de « Khieu Samphan et les Khmers rouges » la même interrogation sur la timidité du tribunal. Etant de ceux qui soulignent depuis des années la dimension génocidaire des crimes jugés, en particulier pour le peuple Nouveau, il m’apparaît important que des intellectuels de renom spécialistes du Cambodge éclairent les enjeux des prochaines audiences à Phnom Penh. Il est dans l’intérêt général et de la justice d’entendre toutes ces voix qui arriment la question centrale du génocide au procès des hauts dirigeants du Kampuchéa démocratique. Ainsi, la disjonction donne-t-elle l’occasion de juger que la division du peuple cambodgien en deux catégories et ce qui s’en est suivi constitue ce que la doctrine qualifie de Démocide du XXè siècle. Beaucoup de victimes et de parties civiles l’attendent.
    Pascal Auboin

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