Khieu Samphan chemine doucement jusqu’au box des accusés. La voix chevrotante, comme d’un autre temps, le ton ferme, le discours éminemment construit, le regard qui harponne parfois celui de ses accusateurs… C’est un Khieu Samphan décidé qui prend la parole et se défend longuement. Son intervention constitue le moment le plus intéressant de cette journée d’audience. Contrairement à Nuon Chea qui a bifurqué sur d’autres voies que celles empruntées par les coprocureurs et contrairement à Ieng Sary qui choisit le silence, Khieu Samphan répond aux attaques des procureurs après s’être tourné vers le public et lui avoir adressé ses premières phrases comme à une tribune.
Sans surprise, il qualifie les arguments des co-procureurs de «suppositions», «affirmations péremptoires et amalgames». Il déplore que les noms des témoins n’aient pas été donnés. «Je ne peux rien répondre à moins qu’on me donne les faits et les preuves.»
Les sources de l’accusation en cause
Ensuite Khieu Samphan s’emploie à démonter les sources des co-procureurs. Il dit que ce sont en grande partie des extraits de livres et des articles de journaux. « A ce que je sache ni les historiens, ni les journalistes, ni les chroniqueurs, ni les romanciers ne sont des magistrats. […] Ces journalistes que vous avez cités sont libres de tout enjeu judiciaire. Ils ont bien sûr le droit de se tromper, d’être partiaux et d’exprimer des opinions librement plutôt que d’aller au fond des choses. Puis-je, Mme le procureur, vous rappeler que le lendemain du 17 avril 1975 le quotidien français Le Monde titrait un article : “Phnom Penh libérée”. Que n’entendrais-je comme critique de votre part si je cherchais à en tirer argument ! […] Quel est ce procès que vous nous proposez 36 ans après les faits ? Quel est ce procès s’il n’est fondé que sur des témoignages anonymes, des articles de presse et des livres de journalistes partiaux?»
Communiste, et alors ?
Khieu Samphan regrette que le procureur ait résumé sa vie d’étudiant à des réunions d’étudiants communistes. «Il a eu l’air de prétendre qu’il fallait y voir l’origine d’une entreprise criminelle commune avec mes co-accusés.» Khieu Samphan rappelle qu’il a passé avec succès un doctorat en économie. «C’est vrai, je me suis intéressé au communisme et j’ai étudié ses théoriciens. Et alors ? Cela vous paraît aujourd’hui peut-être ridicule mais dois-je vous rappeler que dans ces années-là le communisme était un mouvement porteur d’espoir pour des millions de jeunes gens à travers la planète ? Tout ce que je voulais c’était le bien de mon pays le Cambodge.»
Retour sur le contexte historique
L’analyse du parcours politique de Khieu Samphan par les procureurs révolte l’intéressé. «Vous êtes allé aussi loin en prétendant que la preuve de mon caractère diabolique résidait certainement dans le fait que j’avais été soupçonné de gauchisme par le pouvoir royal au point de m’enfuir dans la jungle. Vous oubliez Monsieur le procureur que mon gauchisme était surtout une opposition à Lon Nol et à sa bande. Puisque vous semblez penser que j’avais tort, alors pourquoi n’appelez-vous pas le roi à nous rejoindre sur ce banc d’infamie ?» Khieu Samphan fait comprendre sans ménagement au procureur international qu’il ne maîtrise pas le contexte historique. Il insiste : «Monsieur le procureur, vous semblez oublier qu’entre janvier 1970 et août 1973, c’est-à-dire en deux ans et demi, les Etats-Unis ont largué sur notre petit Cambodge plus de bombes que l’ensemble des forces alliées en avaient largué pendant toute la deuxième Guerre mondiale sur tous les théâtres d’opération, y compris les deux bombes larguées sur Hiroshima et Nagasaki. Pouvez-vous imaginer dans quel état se trouvait mon pays après un tel carnage ? Pouvez-vous imaginer dans quel état était le peuple cambodgien après un tel pilonnage ? Non, cela bien sûr vous ne voudrez pas le voir.»
Nationaliste et ami du peuple
Khieu Samphan affirme qu’une «grande majorité de la population soutenait la lutte contre le régime Lon Nol». «Que cela vous plaise ou non, c’était un mouvement de résistance à l’oppression.» Khieu Samphan n’a agi, dit-il, que pour le rassemblement national, la souveraineté de la nation et l’indépendance vis-à-vis des Etats-Unis comme du Vietnam. «Comment osez-vous prétendre que j’ai pu imaginer et vouloir un instant détruire le peuple cambodgien que j’aimais et que j’aime et auquel j’ai consacré toute mon existence ? Ce que vous avez dit lundi et mardi est un monument de partialité.»
Dénis en cascade
Après avoir condamné «les petits arrangements avec la vérité» des procureurs, Khieu Samphan conteste « avoir eu la moindre responsabilité dans l’évacuation de la capitale », il proteste contre les milliers de pages du dossier qui ne sont pas traduites, il s’offusque que le procureur le désigne comme membre du Comité permanent du Parti communiste du Kampuchea (PCK) sans document à l’appui. Le procureur, dans sa présentation mardi 22 novembre, avait en effet montré un organigramme présentant Khieu Samphan comme un membre “de facto” du Comité permanent. Plus précisément, Khieu Samphan attaque les procès-verbaux (PV) avancés par le procureur pour justifier son organigramme. «Vous ne disposez que de 19 PV sur les 150 à 200 réunions qui ont dû se tenir entre 1975 et 1979. Si vous aviez lu ce dossier auriez-vous osé faire mine d’y voir la preuve de mon implication alors que sur les 19 réunions dont vous avez les PV, j’assiste certes à 14 d’entre elles mais je n’y parle que 2 fois de sujets de ma compétence sans aucun rapport avec les crimes dont vous m’accusez ?»
Dans la foulée, Khieu Samphan conteste avoir été le chef du bureau 870, sorte de secrétariat du Comité central du PCK par lequel passaient les directives du Comité central vers la base et par lequel remontaient les rapports rédigés dans les différentes zones vers le sommet. Si les procureurs démontrent pendant le procès sa fonction au bureau 870, ils démontreront en partie que Khieu Samphan ne pouvait ignorer la situation de la population.
Khieu Samphan n’était pas dans l’Angkar…
Cerise sur le gâteau : en revenant sur la description des mariages forcés sous le régime de Pol Pot (faite par les procureurs), Khieu Samphan déclare absurde cette accusation que l’Angkar ait donné des instructions individuelles de mariages forcés et veillé à ce que des rapports sexuels s’ensuivent. « Bien sûr que je ne faisais pas partie de l’Angkar, glisse-t-il incidemment, mais j’imagine qu’ayant un pays à gérer, ses membres avaient d’autres choses à faire que surveiller les rapports sexuels. » Le public rit. Khieu Samphan, lui, joue les pudiques : « Cette remarque est dérisoire et j’ai presque honte de la formuler, je ne le fais que pour vous répondre. » Les victimes de mariages forcés et de viols, comme la très courageuse Sochan qui témoignait de son calvaire à Chœung Ek la veille du procès, apprécieront sans doute…
Pas d’entreprise criminelle commune non plus
Khieu Samphan est poursuivi avec ses co-accusés pour entreprise criminelle commune. Une notion qui semble le hérisser au plus haut point. «Monsieur le procureur, vous direz aussi que le fait que j’étais président du Praesidium m’engageait dans une entreprise criminelle commune. Mais alors pourquoi ne poursuivez-vous pas également le roi Norodom Sihanouk [lequel a occupé ce poste avant Khieu Samphan entre 1975 et 1976] ? Vous savez pourtant que ce praesidium n’était qu’une vitrine sans réalité au point d’ailleurs qu’il ne s’est jamais réuni. A quelle entreprise criminelle peut-on participer quand on a été et qu’on reste un fantôme?»
Khieu Samphan et l’opinion publique cambodgienne
Khieu Samphan revendique d’avoir évolué au fil de ses connaissances et de ses réflexions sur cette période de l’histoire, d’où des déclarations qui changent dans le temps. Il confirme en opinant de la tête. «En 36 ans, un homme apprend et évolue.»
L’accusé conclut qu’il conserve l’espoir de pouvoir «expliquer à l’opinion cambodgienne comment il est possible que j’ai occupé une haute position officielle dans le Kampuchea démocratique sans pour autant avoir fait partie du processus de décision et sans pour autant avoir été informé de tout ce qui se passait dans notre pays». Il est certain que le public se fera une idée par lui-même.
Hors de la salle d’audience, le public a déjà un avis sur ce qu’il vient d’entendre. Les Cambodgiens venus de Takéo qui découvrent le tribunal pour la première fois sont unanimes : ils s’accordent à dire qu’un homme aussi haut placé ne pouvait ignorer ni les souffrances de son peuple qu’il dit aimer, ni les crimes commis.