«Je voudrais avoir une pensée pour les morts oubliés de ce procès, pour les victimes des bombardements américains. Plus de bombes américaines sur ce pays que sur tous les pays alliés et ennemis pendant la guerre mondiale. Apparemment ces bombes n’étaient pas chargées uniquement de chewing gum…» Voilà l’entrée en scène de Jacques Vergès : la recontextualisation historique (comme l’a déjà fait Khieu Samphan) et la critique vis-à-vis d’un tribunal qu’il sait mandaté pour juger seulement les crimes commis au Cambodge entre 1975 et 1979. L’avocat poursuit en rendant hommage aux générations de victimes de l’agent orange, dont ce procès ne s’occupera pas. La défense pense aux victimes, assure-t-il.
La “vision fantasmatique” des procureurs
Jacques Vergès attaque ensuite de front l’accusation. «J’ai écouté avec beaucoup de charme les deux réquisitoires prononcés par Mme et M. les procureurs, j’ai entendu là un merveilleux roman écrit par un Alexandre Dumas sur ce qui s’est passé au Cambodge. Malheureusement ce roman était appuyé, fondé sur des reportages de journalistes et des témoins anonymes. […] Or tous ces journalistes dont on rapportait les témoignages étaient hostiles aux accusés si bien qu’à la fin, Mr et Mme le procureur nous ont offert une vision fantasmatique de la réalité. Cette réalité pour eux se ramène à ceci : tout un peuple a été opprimé par un trio, c’est peut-être une trinité, c’est des gens qu’on a sous la main. Cette trinité, c’est peut-être une réminiscence chrétienne de la part de M. le procureur et donc tout dépendait de ces gens-là mais ça n’a aucun rapport avec la réalité !»
Lire Bizot pour équilibrer les faits
L’avocat met en cause les témoins auxquels les procureurs ont eu recours. Il suggère la lecture du Portail de François Bizot afin d’avoir une opinion plus équilibrée sur la réalité des faits. Les descriptions y seraient plus justes que dans les ouvrages mentionnés par les co-procureurs, moins caricaturales.
«Ta Mok, le grand chef, est pour l’exécution de Bizot prétendant qu’il est un espion de la CIA et Duch refuse cela, il se bat, discute et finalement sauve la vie de Bizot; donc nous avons là, d’après un témoin incontestable, la preuve que tout ne se déroulait pas selon cette vision fantasmatique, cette vision de cauchemar avec un trio, une trinité, dieu le père en trois personnes donnant des ordres et tout un peuple s’y soumettant. Non ce n’est pas vrai !»
Du fascisme à la résistance
Puis de nouveau Jacques Vergès interpelle les procureurs sur leur lecture de l’histoire et sur leurs silences quant à la biographie de son client. Et chaque fois, c’est la dimension politique des mots et des actes que Jacques Vergès met en perspective. «Tout le monde sait que le Cambodge a vécu dans une tourmente extraordinaire, une tourmente unique. Il y a eu un coup d’état militaire, ce coup d’état militaire aboutit à installer un régime fasciste. Mais pour le parquet, quand il parle de ce régime militaire, il s’agit d’un régime républicain. Drôle de république. Et ce parti fasciste a démis le prince Sihanouk, qui n’est pas communiste. Il a été démis par le général Lon Nol, agent de la CIA. Et c’est à ce moment-là que mon client, monsieur Khieu Samphan, quitte Phnom Penh pour prendre le maquis et cela nous est présenté comme le communiste souterrain qui tout d’un coup arrache le masque. Non ce n’est pas le masque qu’il s’arrache. Ce sont ses habits que les agents de Lon Nol lui ont arraché et l’ont promené nu dans les rues. Cela vous avez oublié de le dire. S’il a pris le maquis, c’est que sa vie était en danger à la suite d’un coup d’Etat fasciste d’un gouvernement que vous appelez républicain.»
Rhétorique sur la falsification de l’histoire
En ajoutant à cela les revendications vietnamienne et thaïlandaise sur le Cambodge, l’avocat est d’avis que dans ces conditions des hommes puissent commettre “des erreurs, des crimes”. Mais l’avocat ne s’attarde pas sur ce sinistre volet, il revient vite aux origines du mouvement khmer rouge : la résistance. Un sujet qui lui tient à cœur. «Je dirai, vous auriez dû le rappeler : ce pouvoir khmer rouge est arrivé porté par qui ? Par la résistance, c’est indéniable. Par un mouvement populaire. Et il a été renversé par qui ? Pas par un mouvement populaire, par une invasion étrangère.» L’avocat demande à ce que ce soit pris en compte. «Ce régime a commis des fautes certes. Mais présenté ainsi c’est falsifier l’histoire.»
Vergès plaide contre les excès
Pour l’avocat, il n’y a dans ce prétoire ni monstres assoiffés de sang, ni assassins de leur peuple. «Tenez-compte mesdames messieurs du tribunal quand vous jugerez de cette réalité : vous avez en face de vous des êtres humains pris dans une tourmente [en anglais le mot tourmente a été traduit à tort par holocauste]. Certains ont perdu la tête, d’autres ne l’ont pas perdue, ce n’est pas la peine de les dépeindre comme un trio de forcenés voulant la mort de leur peuple. Ce n’est pas possible, c’est inimaginable, reprenons raison !»
Il conclut par une citation de Monsieur de Talleyrand, ministre des Affaires étrangères de Napoléon. «Encore un autre bandit…», glousse-t-il. «M. de Talleyrand disait, monsieur le procureur, madame : “Tout ce qui est excessif est vain”. Tout ce que vous avez dit est excessif, donc vain. Que le tribunal en tienne compte. J’espère ne pas avoir abusé de votre temps.» Jacques Vergès pouffe de rire puis se rassoit et s’enfonce satisfait dans son fauteuil.
Plus rien ne m’étonne de Jacques Vergès, mais il faut dire, c’est vrai, que le mandat du tribunal (75-79) est bien étroit et qu’il est aussi intéressant de se pencher sur les racines du mouvement khmer rouge, sur sa complexité.
J’imagine que les interprètes français-khmer en simultané dans la salle d’audience ont dû passer un moment difficile vu le vocabulaire et le débit de Jacques Vergès (et encore plus si l’interprétariat passait du français à l’anglais au khmer, et pas du français au khmer directement) !! … J’imagine aussi que le public khmer n’a rien compris.
Someone who knows too much finds it hard not to lie.
Ludwig Wittgenstein
Merci à Anne-Laure pour son passionnant et minutieux travail.
M. Vergès devrait aussi préciser que François Bizot était prisonnier de Duch en 1971 et il n’était pas au Cambodge entre 1975 et 1979. M. Bizot était prisonnier à M13 et pas à S21. Il faut distinguer l’intention et les actes. Khieu Samphan et ses amis nous répète sans fin ses idées, ses sentiments, son amour pour la patrie et les pauvres. Mais si nous examinons les actes, nous verrons que la radicalité de la révolution, les exécutions, les mensonges de l’Angkar dont M. Khieu Samphan fait partie, sont constants. Or ce sont des actes que le tribunal juge. Et le reste, tous ces gesticulations et l’ironie ne sont que des mépris.
Choisir Jacques Vergès, aussi minable comme « Serial Plaideur »(si c’est pas excessif…) qu’ aux Chambres Extraordinaires au sein des Tribunaux Cambodgiens, est déjà une preuve de culpabilité. Cependant, le sort de ces trois vieillards n’est pas le point le plus intéressant de la procédure tentaculaire qui a déjà commencé à élucider de nombreux éléments historiques.
Il fallait s’y attendre: on en arrive aux arguments des nombreux opposants au procès. Où sont les Américains avec leurs bombardements et leur support à Lon Nol; où sont les Chinois avec leur soutiens et l’armement du régime Khmer rouge et pourquoi Sihanouk n’est-il pas parmi les accusés?
Comment Khieu Samphan peut-il prétendre que les accusations sont « suppositions», «affirmations péremptoires et amalgames»: les ouvrages écrits et filmés qui témoignent n’ont pas été réalisés par des journalistes, mais des hommes et des femmes qui ont survécu aux horreurs perpétrées par les KR.
Merci à Anne-Laure pour ces remarquables comptes rendus.
Khieu Samphan était détroussé nu en public non pas par la police de Lon Nol mais par Kou Run, le chef de police du prince Sihanouk bien avant la prise de pouvoir de Lon Nol. Il était entré dans le maquis peu de temps après cet évenement et donc bien avant l’avènement de la République. Finalement Vergès n’est pas aussi honnete intellectuellement que sa grandiloquence pourrait laisser croire.
Bon courage à Anne-Laure pour son excellente synthèse du procès.
Quel affreux pitre en effet.