Nuon Chea : la faute aux Vietnamiens


Nuon Chea lors de sa longue déclaration au début de son procès. (Anne-Laure Porée)


Mardi 22 novembre 2011, la défense de Nuon Chea est appelée à répondre aux procureurs. L’avocat Michiel Pestman demande à pouvoir commencer le mardi et poursuivre le mercredi afin de consulter son client entretemps. Le président rejette la demande. L’emploi du temps est fixé, il n’y a aucune raison de le changer. L’avocat insiste, argumente que son équipe était programmée le lendemain, rien n’y fait.

Avant que Nuon Chea ne soit conduit à la barre pour s’exprimer, Michiel Pestman insiste sur la portée du procès qui s’ouvre : «Tous les chefs d’accusation ne vont pas être abordés durant ce procès». Il précise : contexte historique, déplacements forcés de population, rôle de l’accusé… «Mon client et moi-même nous nous contenterons de répondre à ces questions. Les autres sujets, ce sera quand et si il y a jamais un autre procès.» Il pense en particulier aux faits de génocide.


La métaphore du crocodile
C’est d’une voix assez haut perchée que Nuon Chea lit sa déclaration. Le rythme de son discours est très marqué, soulignant la structure implacable de sa pensée. Nuon Chea estime que le tribunal est injuste à son égard parce que les magistrats ignorent certains éléments. «Je vais pouvoir expliquer au peuple cambodgien bien aimé quels sont les faits qui sont survenus dans l’histoire cambodgienne. Je vais essayer de donner des explications et d’apporter des propositions afin que l’histoire soit mise au service de la vérité et pas d’une tendance politique. […]Certains faits seulement sont pris en compte par les chambres. On ne discute ici que du corps du crocodile et pas de sa tête ni de sa queue, qui pourtant sont des éléments importants de la vie quotidienne du crocodile. Il faut revenir sur les causes profondes et les conséquences de ce qui s’est passé avant 1975 et après 1979.»


L’expansionnisme du Vietnam
Nuon Chea plonge donc dans sa version de l’histoire des mouvements communistes de l’Indochine afin d’expliquer les positions futures du parti communiste du Kampuchea (PCK). Le Vietnam a instauré un parti communiste sur le modèle du parti communiste chinois en 1930 qui vise, à terme, à former une fédération indochinoise avec le Laos et le Cambodge. Jusque dans les années 1950, ce parti communiste indochinois (PCI) ne comptait pas de Khmers, dit Nuon Chea avant de proposer une explication simpliste à ce fait : «La principale raison en était que les Khmers n’aimaient pas les Vietnamiens.»


Des agents infiltrés aux avaleurs de terre
Par la suite, le PCI a été divisé en trois mais dans les faits, le parti des travailleurs vietnamiens les dirigeaient. Nuon Chea décrit également une volonté vietnamienne dans les années 1950 d’infiltrer des Khmers formés par le Vietminh et imprégnés de ses idées et de ses méthodes. Nuon Chea poursuit son historique : «Pendant la période de 1960 à 1979, le Vietnam a employé tous les moyens possibles pour détruire la révolution cambodgienne et entraver le développement du Cambodge et de sa démocratie, y compris pour ce qui est de l’organisation du parti, et ce secrètement, depuis l’échelon supérieur jusqu’au plus bas échelon il a donc mené une opposition au parti communiste kampuchéen et a mis en place un réseau secret au sein du PCK en vue de l’avenir.»
Ainsi, en interne, les maudits Vietnamiens sèment la confusion, brisent les solidarité, détruisent la ligne politique et sur le plan international, ils s’assurent, avec le soutien de l’URSS, que les Etats-Unis ne s’ingéreront pas dans les affaires cambodgiennes, font pression pour que les pays asiatiques restent neutres et que la Chine reste à distance… En somme, « le Vietnam est un pays expansionniste qui a pour doctrine de vouloir dominer des pays plus faibles et plus petits. Le Vietnam applique une doctrine d’invasion, d’expansion, d’accaparement de territoire et d’extermination, le Vietnam était avide de pouvoir dans ses propres intérêts notamment économiques.»
Conclusion de l’ex-bras droit de Pol Pot : le Vietnam est le principal facteur qui a semé la confusion au Cambodge entre 1975 et 1979.


Les lignes stratégiques du parti
A la fin des années 1950, le parti communiste khmer (appelé alors parti révolutionnaire du peuple khmer) a dû définir ses lignes stratégiques et politiques pour pouvoir être indépendant. «Moi, Nuon Chea, et Pol Pot avons accepté les recommandations de Tou Samouth.» Quand Nuon Chea énumère les éléments constitutifs des lignes stratégiques et politiques, il donne l’impression de lire un programme politique en 9 points. Ainsi les militants du PRPK définisse la société cambodgienne comme à moitié féodale et à moitié coloniale. Pour eux la révolution signifie «s’opposer à l’invasion de puissance étrangères et éliminer la moitié féodale». Leur action doit les conduire à transformer la situation économique des paysans afin qu’ils aient de quoi manger, se vêtir et jouissent de la liberté et la démocratie. Les ennemis sont tout désignés : «les envahisseurs et leur clique». Nuon Chea et ses camarades choisissent de mettre en œuvre la lutte politique armée, en commençant par la périphérie et en gagnant progressivement les centres urbains.
L’assassinat de Tou Samouth porte un coup dur au Parti des travailleurs du Kampuchea (le PRPK a changé de nom en 1960) mais c’est alors que Pol Pot en devient le numéro 1. Nuon Chea reste numéro 2. Pour le parti, qui depuis 1966 s’appelle parti communiste du Kampuchea (PCK), la lutte armée est un moyen de survie, de protéger ses forces. Pol Pot et ses hommes sont convaincus que sinon ils seront eux-mêmes éliminés. Le 12 janvier 1968 naît l’armée révolutionnaire du Kampuchea (ARK) en même temps qu’est lancée la lutte politique armée.


Désaccords politiques avec le PCV
Nuon Chea raconte ensuite que dans le contexte des bombardements américains meurtrissant le Cambodge, Pol Pot rencontre ses homologues vietnamiens en décembre 1969. Lors de cette réunion, il aurait été demandé au PCK d’abandonner la lutte armée et de reprendre la seule lutte politique. Les désaccords entre PCK et PCV sont majeurs. «Le Vietnam nous a dit : […] une fois que le Vietnam sera pleinement libéré, il libérera Phnom Penh en moins de 24 heures», aurait rapporté Pol Pot aux cadres du parti.
Nuon Chea présente la suite des événements comme une lutte permanente du PCK contre le régime de Lon Nol mais aussi évoque toutes sortes d’infiltrations vietnamiennes dans les rouages cambodgiens (militaires, administratifs…) par la ruse, le calcul et le mensonge.


Les traîtres dans les rangs
Quand Norodom Sihanouk notamment a appelé la population à s’opposer au coup d’Etat de Lon Nol et Sirikmatak, nombre de Cambodgiens ont pris le maquis : «toutes sortes d’éléments, de bons éléments, de mauvais éléments, des opportunistes, des voleurs, des gens sans emploi… Et les cadres révolutionnaires connus sous le nom de Khmers rouges ont accepté ces éléments sans même essayer de voir quels étaient leurs antécédents ou de lire leur biographie. Ces éléments par la suite ont causé le chaos et des difficultés pour le mouvement révolutionnaire.»
Le PCK formait ses forces nationalistes mais Nuon Chea établit que déjà les traîtres hantaient. «Pour ceux qu’il n’était pas possible de former, il s’agissait surtout d’espions infiltrés dans les coopératives, qui ne faisaient que boire, manger et se battre. Ils avaient aussi infiltré l’armée de façon à détruire les coopératives et à détruire l’armée depuis l’intérieur.» Les germes de la paranoïa sont présents très tôt puisque cette description correspond à la période avant 1972.


Les soldats de Lon Nol déguisés en Khmers rouges pour éliminer les leurs !
Concernant la libération de Phnom Penh et l’assassinat des soldats de Lon Nol qui s’en est suivi, Nuon Chea a une théorie bien à lui : «Des soldats de Lon Nol se sont déguisés en portant les habits noirs de l’Armée révolutionnaire du Kampuchea. Ils ont fait ça pour arrêter des responsables de l’ancien régime Lon Nol, des fonctionnaires, des soldats et les ont trompé en leur faisant croire qu’ils étaient emmenés pour rencontrer le roi Sihanouk. En fait ils ont été emmenés pour être tués.» Nuon Chea assure que des mesures ont été prises pour éliminer les meurtriers et leur famille. Nuon Chea balaye ainsi l’accusation de crime de guerre…


La stratégie du python qui asphyxie un jeune cerf
Après s’être appesanti de nouveau sur les bombardements américains, Nuon Chea revient à la charge sur le Vietnam qui veut avaler le Cambodge. L’ARK s’est battue contre l’armée du PCV pendant le régime de Pol Pot, rappelle Nuon Chea. Volonté d’invasion contre refus de devenir Etat satellite. En février 1977, le Vietnam aurait organisé une tentative de coup d’Etat laquelle a échoué. Nuon Chea date «les attaques vietnamiennes à grande échelle» de décembre 1977, c’est-à-dire de la reconnaissance officielle d’un état de guerre entre les deux pays… «En novembre 1978, le parti communiste du Vietnam et Vorn Vet ont tenté un autre coup d’Etat qui a échoué.»


«Vider le Cambodge de sa race»
«L’invasion du 7 janvier 1979 était en violation du droit international», assène encore Nuon Chea. A en croire l’ancien frère numéro 2, les Vietnamiens ne se retirent du Cambodge que sous la pression de la communauté internationale. «L’armée du parti communiste vietnamien et les cadres du parti ont continué à rester en terre cambodgienne discrètement afin de conquérir ce pays selon son ambition d’occuper, d’annexer, d’avaler le Cambodge et de vider le Cambodge de sa race et de son ethnicité.» Ainsi le pays est truffé de migrants illégaux, d’association qui mettent la main sur le Cambodge d’un point de vue politique, économique et idéologique. « C’est une autre partie d’un python qui asphyxie un jeune cerf. Voilà la stratégie.» Et Nuon Chea de citer le dicton : «Ne faites jamais confiance à un étranger».

Pendant de longues minutes encore, Nuon Chea va alimenter son discours sur le parti communiste vietnamien cherchant à contrôler entre autres le Cambodge. Il martèle que le PCK, insoumis, s’y opposait farouchement. «Les procureurs ne disent pas la vérité. Ma position dans la révolution a consisté à servir l’intérêt de la nation et du peuple.» Nuon Chea fait dans la grandiloquence en expliquant qu’il s’est battu pour que le Cambodge ne soit pas «effacé de la face du monde».


Quelques éléments sur l’évacuation de Phnom Penh
Nuon Chea tente de justifier l’évacuation de Phnom Penh et les déportations par la situation dramatique qui prédominait dans la capitale avant l’arrivée des Khmers rouges : pas assez de nourriture ni de médicaments. Nuon Chea joue une corde sensible qui n’a pourtant pas longtemps perturbé les Khmers rouges : «Les jeunes enfants mouraient de faim». Il explique que les déserteurs de l’armée de Lon Nol auraient pillé et brûlé les maisons dans la capitale et que ça aurait été incontrôlable.
Enfin, il prétend que dans les zones “libérées”, où les coopératives manquaient de main d’œuvre, «la vie des populations était meilleure que dans celles sous contrôle ennemi». En cas de besoin, le tribunal ne devrait pas avoir de mal à trouver des témoins pour raconter la vie dans ces fameuses zones “libérées” : pas si rose que Nuon Chea veut le faire croire…

3 réponses sur “Nuon Chea : la faute aux Vietnamiens”

  1. je viens de lire d’une traite tous tes derniers papiers sur le proces, une lecture marquee par l’incredulite, le degout, la fascination mais aussi une enorme gratitude pour l’enorme boulot qui est derriere tout ca, alors grand merci a toi anne-laure de nous permettre de mieux suivre et comprendre ce qui se passe. et bon courage pour la suite!

  2. Comment ne pas partager le commentaire de jisook?
    Cela étant la déclaration de Nuon Chea offre une base de discussion et de réflexion sur le phénomène stalino-communiste : toujours renouvelé, toujours prétendument justifié par les circonstances. Je viens de finir la lecture des « Sociétés de pensée » d’Augustin Cochin (réédité récemment par les <a href=http://www.editions-du-trident.fr/catalogue#cochin)Éditions du Trident) : il en va déjà de même pour les admirateurs de la Terreur et de Robespierre: c’était le faute aux circonstances.

  3. Chers Amis,
    Au nom des Victimes de ce génocide 1975-79,
    ce que nous voulons c’est que tous tous tous les Dirigeants du Cambodge de cette période disent pourquoi ils donnent l’ordre à TORTURER et TUER?
    On s’en fout des querelles entre leurs partis.
    Restez dans la souffrance des victimes, évitez de nous faire souffrir une 2ème fois, c’est trop douloureux . . .
    ne pas bifurquer pour détourner ce procès.
    Restons que dans cette période génocide 1975-79.
    Tim

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