Retour sur une idéologie, le polpotisme, et sa mise en pratique à S21


Une journée qui se finit sous l'orage au tribunal. Cette fois l'audience était terminée mais il y a quelques jours, il a fallu suspendre en plein débats parce que personne ne s'entendait à la cour, tant la pluie claquait fort sur la toiture. Que feront-ils en saison des pluies ? (Anne-Laure Porée)
Une journée qui se finit sous l'orage au tribunal. Cette fois l'audience était terminée mais il y a quelques jours, il a fallu suspendre en plein débats parce que personne ne s'entendait à la cour, tant la pluie claquait fort sur la toiture. Que feront-ils en saison des pluies ? (Anne-Laure Porée)


« Une politique absolue »…

D’entrée de jeu, l’accusé définit la politique du Parti communiste du Kampuchea (PCK) comme « une politique absolue mise en place il y a longtemps, avant que je sois directeur de S21. » Pour lui, le signe de cet « absolu », c’est que même Pol Pot ne s’autorisait pas à relâcher des prisonniers. Par conséquent, si le chef ne prend pas cette liberté, la marge de manoeuvre est plus qu’étroite pour ses subordonnés. « La seule chose que nous pouvions faire, c’était de ne pas ‘écraser’ les gens, de les garder en vie à S21 où ils étaient en semi-détention, si je peux utiliser cette expression », résume Duch qui ajoute plus tard dans la journée que « la ligne politique, c’est la démarcation entre le parti et l’ennemi ». Le juge Lavergne rappelle aussi cette directive du PCK : « Raisonner avec les sentiments est impossible. Il faut uniquement raisonner avec les principes du parti. »


…mise en place par étapes

Selon l’analyse de l’accusé, cette politique s’est mise en place en plusieurs étapes :

– avant 1970, le PCK rassemble. « La politique mise en place était une politique de mobilisation des forces. »

– à partir de 1973, le PCK applique ce que Duch appelle une ligne stratégique de classes basée sur la colère ressentie vis-à-vis des classes exploiteuses. Des arrestations ont lieu. Des commerçants, des tailleurs sont par exemple affectés.

– après le 17 avril 1975, les ennemis sont nombreux : soldats d’ancien régime, chefs bouddhistes…

– le 30 mars 1976, le comité central dirigé par Pol Pot donne autorité à 4 groupes de personnes pour ordonner arrestations et exécutions. Les bureaux de police doivent mettre en oeuvre cette décision. Il semble que ces ordres aient été transmis par oral puisque l’accusé, même en sa qualité de directeur de S21, n’a jamais vu le document confidentiel dans lequel figurait cette décision.


La façade constitutionnelle

Le juge Jean-Marc Lavergne lit une partie de la Constitution du Kampuchea démocratique (KD) et se demande si un tel texte pouvait servir dans les formations politiques dispensées par Duch à S21. La réponse fuse : « Je dois vous dire en toute franchise que je n’ai pas utilisé ce texte parce que c’était une façade pour dissimuler la dictature et la ligne stratégique du parti. » Et il argumente en mettant en perspective l’article consacré à la soi-disant liberté religieuse avec la réalité du régime. Duch cite également la phrase « construire une société pacifique au Cambodge ». « Si nous nous demandons qui a eu droit au bonheur pendant le régime communiste, les communistes dans ce régime, moi y compris, je dirais que le bonheur était pour la classe paysanne. »


Leçon de matérialisme historique

Pour expliquer ce à quoi il a cru, Duch tente d’abord d’expliquer ce qu’était à ses yeux le matérialisme historique. « Au début, la société primitive était une société collective. Après, la société s’est développée sous forme de société esclavagiste. Ensuite on est passé à une société féodale. De cette société féodale, on est passé à une société capitaliste. Ensuite elle est devenue une société socialiste, puis elle s’est développée en société communiste. Nous qui avions étudié la théorie, avoue Duch, nous étions convaincu de cette évolution. » La raison pour laquelle l’accusé adhère alors au communisme, c’est qu’il place sa foi en un adage qui lui convient et qu’il cite d’ailleurs en français : « A chacun selon sa capacité, à chacun selon son travail, à chacun selon ses besoins ». La société à laquelle il aspirait était une société socialiste fondée sur cet adage, assure-t-il aujourd’hui.


Le grand bond en avant

Duch suit donc avec enthousiasme le slogan relatif au « grand bond en avant » du Kampuchea. Avec le recul, son bilan est lapidaire : « En fait le grand bond en avant c’était quoi ? Pol Pot a évacué tous les habitants de Phnom Penh, a ‘écrasé’ les responsables de l’ancien régime, a écrasé les capitalistes, a écrasé les intellectuels. Et donc que reste-t-il ? La classe ouvrière et paysanne. Est-ce que cette société idéale créée par Pol Pot me satisfaisait ? Je dirais que c’était horrible. Beaucoup de personnes ont perdu la vie. » Ces mots sonnent étrangement dans la bouche du directeur de S21.


Pol Pot l’extrémiste

Ce retour sur l’histoire est l’occasion pour Duch d’une mise au point. « Certains analystes occidentaux disent que Pol Pot était disciple de Mao Zedong. Je souhaiterais insister sur ce fait : nous sommes en présence d’un polpotisme, pas d’un maoïsme. Pol Pot voulait aller plus loin que la révolution populaire de Chine. La théorie de Pol Pot était encore plus cruelle que la théorie de la bande des Quatre. »


Le credo de l’impuissance

Face à cette machine, l’accusé ne trouve pas d’échappatoire à l’époque. Fuir ? Impossible, à l’ouest comme à l’est. Il se souvient : « De nombreuses personnes perdaient la vie, j’étais choqué mais je ne pouvais rien dire. Des personnes ont commencé à disparaître chez les supérieurs. Je n’ai pas réalisé à l’époque que la moitié de ma famille avait perdu la vie. » Sa manière de formuler les choses avec distance, et de les ramener à ses proches, le ferait presque passer pour une victime. Le juge Lavergne ne s’y trompe pas et oblige Duch à revenir sur ses responsabilités quand il était chargé d’appliquer la politique du PCK. « Lorsqu’on m’a nommé directeur de S21, mes devoirs m’ont conduit à commettre des crimes contre l’humanité. » Un peu plus tard il se décrit comme « plutôt couard » : il ne conteste pas, il continue d’exécuter les ordres.


Les mots pour « tuer »

Ces ordres s’exprimaient par le mot « kamtech » en khmer, que le tribunal a traduit par « écraser ». Mais selon l’accusé, d’autres mots avaient cours pour signifier « tuer ». Avant 1973 : « résoudre », mot employé par Vorn Vet, ancien supérieur hiérarchique de Duch à M13. « Exécuter » pouvait, selon Duch, être aussi utilisé. Le mot « purifier » avait d’autres connotations. L’arrestation d’une personne pouvait, semble-t-il, être appelée par le terme « purger » ou « prélever ».


Le statut de S21 passé au crible

Le juge Lavergne n’a pas eu le temps de poser toutes ses questions à propos du statut et des spécificités de S21, le président a mis fin à l’audience cinq minutes avant l’orage. Cependant dans ce qui a été abordé, Duch a insisté sur le fait que S21 n’appartenait pas à la structure politico-militaire au niveau central. S21 était sous l’autorité de Son Sen (ministre de la Défense et numéro 7 du parti) comme d’autres étaient supervisés par Ta Mok (numéro 4 du parti), So Phim (secrétaire de la zone Est)… « Les centres de sécurité ne communiquaient pas les uns avec les autres. La communication devait passer par le parti », explique Duch. Ainsi S21 n’aurait pas eu de rôle dominant. Le juge creuse : « est-ce que S21 a été le seul centre à recevoir des gens issus du comité permanent ou d’autres instances dirigeantes du parti ? Quelle était la particularité de S21 ? Est-ce que les autres centres de sécurité étaient appelés à recevoir des détenus d’autres zones ? »

L’accusé ne répond à aucune de ces questions mais raconte qu’il n’y avait pas de hiérarchie entre les centres de sécurité. Centres de sécurité dont, à l’époque, il prétend avoir ignoré l’existence. Cependant S21 avait cette particularité d’être situé au coeur de Phnom Penh, donc dans une proximité géographique avec le Comité permanent, et où une communication téléphonique était possible à tout moment.


Le juge continuera à creuser le 18 mai, à 9 heures, après deux semaines de suspension d’audiences.

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