Nayan Chanda contrebalance la version khmère rouge de l’histoire












Nayan Chanda, né en Inde en 1946, a obtenu une bourse pour faire sa thèse en France en 1971, sur la politique étrangère du Cambodge sous Sihanouk. (Anne-Laure Porée)
Nayan Chanda, né en Inde en 1946, a obtenu une bourse pour faire sa thèse en France en 1971, sur la politique étrangère du Cambodge sous Sihanouk. (Anne-Laure Porée)







Qui est Nayan Chanda ?

Aujourd’hui rédacteur en chef du magazine en ligne YaleGlobal , qui émane du Centre d’études sur la mondialisation de l’université américaine Yale, Nayan Chanda a couvert l’actualité de la région (Cambodge, Laos, Vietnam, Thaïlande…) pendant plus de trente ans pour la Far Eastern Economic Review, magazine de référence en anglais consacré à l’Asie et basé à Hong-Kong. Il est aussi l’auteur d’un livre majeur, Les frères ennemis (Brother Enemy : The War After The War en version anglaise), écrit dans les années 1980 et qui lui vaut cette convocation au tribunal de Kambol. L’ouvrage analyse les conflits et les alliances entre les partis communistes cambodgien, vietnamien, chinois… et permet de comprendre ce qui a mené à « la troisième guerre d’Indochine », à savoir un conflit armé entre le Vietnam et le Cambodge, officiellement déclenché début 1978, et un conflit armé entre la Chine et le Vietnam en 1979. En toile de fond : le jeu diplomatique des puissances soviétique et américaine. Les frères ennemis associe avec rigueur la démarche du chercheur à celle du journaliste. Nayan Chanda, qui revendique cette double casquette, continue à recueillir des documents pour mieux comprendre l’histoire de cette région. Le travail colossal (douze ans d’enquête) qu’il a réalisé l’amène à conclure dans son livre que « ce sont les pesanteurs historiques et le nationalisme, et non l’idéologie, qui recèlent les clés de l’avenir de la région ».


L’enjeu de cette expertise

Quand Nayan Chanda arrive au tribunal, il sait qu’il va évoquer les relations entre le Cambodge et le Vietnam mais personne ne lui a présenté plus avant les enjeux de sa présence. François Roux, avocat de la défense, s’en charge mardi 26 mai alors que l’audition du témoin est quasiment finie. « A partir du moment où il y a conflit armé depuis avril 1975, cela signifie que tous les prisonniers vietnamiens envoyés à S21 ont été victimes de crime de guerre. » Selon François Roux, cela n’a pas d’incidence pour l’accusé qui reconnaît que « au moins pendant toute l’année 1978 les Vietnamiens ont bien été victimes de crimes de guerre ». Duch, dans sa reconnaissance du crime, se range donc strictement derrière la thèse officielle. « Jusqu’à présent, renchérit son avocat, on a toujours entendu que la thèse officielle était que le conflit armé international avait commencé le 31 décembre 1977 et les co-procureurs demandent à la Chambre de contredire par décision de justice cette date. »

François Roux a le sentiment, à la fin du témoignage de l’expert, que l’existence d’un conflit armé international d’avril 1975 au 6 janvier 1979 n’a pas été confirmée. Il retient des explications de Nayan Chanda les « nombreuses escarmouches », les « nombreux engagements ponctuels des armées », et la volonté du gouvernement vietnamien d’empêcher « que le conflit ne dégénère ». Nayan Chanda  répond alors très clairement : « les Vietnamiens espéraient que le conflit puisse être contenu, étouffé. […] La guerre a été gardée soigneusement secrète. […] Je ne sais pas comment la guerre est définie en droit, doit-elle être un événement déclaré ? Est-ce que la guerre peut exister sans qu’il y ait déclaration ? Si la déclaration n’est pas nécessaire alors les deux pays étaient en guerre depuis avril 1975 ».


Retour aux sources

Lors de la première journée d’audience, Nayan Chanda justifie, auprès notamment du co-procureur Alex Bates, de ses sources voire de ses méthodes d’enquête (voir la citation du 25 mai 2009) : Combien de témoins a-t-il interrogé sur les lieux de telle enquête ?, combien d’interview a-t-il réalisé sur tel sujet ?, Quelle était sa source d’information sur telle affaire ?, Pourquoi les plus hauts responsables dans la région acceptaient de répondre à ses questions ?

Quant à la juge Silvia Cartwright, elle sollicite sa mémoire lui demandant s’il se souvient de certaines dépêches, de certains télégrammes ou rapports. Prudent, Nayan Chanda rappelle régulièrement que sa mémoire n’est pas infaillible mais trouve toujours des réponses précises dans son ouvrage ou dans les notes de ses chapitres, prouvant encore la rigueur de son travail.

Comme il l’explique à la cour, Nayan Chanda ne met pas les pieds au Cambodge sous le régime du Kampuchéa démocratique. Il en part après le 10 avril 1975 pour couvrir la prise de Saïgon par les troupes communistes du Nord Vietnam. Sur le Cambodge, il travaille donc souvent depuis le Vietnam. Cependant, il trouve dans les écoutes de la radio de Phnom Penh (la radio khmère rouge), transcrites par la CIA et mises à disposition contre le prix d’un abonnement, une source d’information essentielle. Il en extrait d’ailleurs en 1978 le virulent appel de Pol Pot du 10 mai invitant à broyer l’ennemi vietnamien : « En terme de nombre, [chacun] d’entre nous peut tuer trente Vietnamiens. Nous avons besoin de seulement deux millions de troupes pour écraser les 50 millions de Vietnamiens et il nous restera encore six millions de Cambodgiens. » A l’époque de cette déclaration, la zone Est vient de faire l’objet de purges massives.


Les motifs du conflit khméro-vietnamien

Pour Nayan Chanda, il ne fait aucun doute que le conflit du Kampuchéa démocratique avec son voisin thaïlandais n’a pas pour les Khmers rouges la même importance que celui qui les oppose aux Vietnamiens : « le Vietnam était la source d’inquiétude principale. Les Khmers rouges s’inquiétaient énormément du désir expansionniste des Vietnamiens. C’est le motif qui les amenés à s’opposer au Vietnam. »

Pour le chercheur, la conférence de Genève en 1954 constitue le moment fondateur à partir duquel l’idéologie khmère rouge perçoit le Vietnam comme une menace. En effet à cette conférence qui marque la fin de la guerre d’Indochine contre la puissance coloniale française et qui partage le Vietnam en deux, le Parti révolutionnaire du peuple khmer, émanation du Parti communiste indochinois fondé par Ho Chi Minh, n’est pas invité à la table des négociations. Il n’est donc pas reconnu comme contributeur à la lutte anticoloniale. « C’est perçu comme étant une trahison du Vietnam », analyse Nayan Chanda. Par ailleurs les Cambodgiens ont une divergence profonde avec les Vietnamiens, ils n’ont « aucun désir de former une fédération indochinoise ».

Cette divergence éclaire le choix de Pol Pot de dater la naissance du parti communiste cambodgien en 1960 plutôt qu’en 1951, année de la scission du parti communiste indochinois en trois partis au Vietnam, au Laos et au Cambodge. « Cette démarche servait à couper le cordon ombilical avec le Vietnam », estime Nayan Chanda.

Les Khmers rouges ont toujours projeté que leur ennemi historique n’avait qu’une idée en tête, « avaler » le Cambodge. Cette position radicale se traduit par un discours ouvertement raciste. Nayan Chanda cite pour preuve le Livre noir, faits et preuves des actes d’agression et d’annexion du Vietnam contre le Kampuchéa publié en 1978 par le ministère des Affaires étrangères khmer rouge : « Il décrit les Vietnamiens comme agressifs par nature. A partir de là, toutes les personnes qui ont des liens avec le Vietnam sont des ennemis du Kampuchéa démocratique ».  Les confessions des prisonniers vietnamiens lues à la radio et dans lesquelles ils ont admis (probablement sous la torture) le désir d’expansion du Vietnam sur le Cambodge constituent elles aussi des outils de cette propagande. Nayan Chanda se souvient d’en avoir entendu quelques-unes.

Côté vietnamien, le soutien de la Chine au Kampuchéa démocratique ne peut qu’aviver le sentiment d’être pris en tenailles au nord et au sud-ouest et rappeler au pays son histoire ponctuée de résistances aux invasions de l’Empire du Milieu.


Le silence des médias

Pendant longtemps, les combats entre les deux pays ne sont pas relatés par les médias parce que, selon Nayan Chanda, ni les Khmers rouges, ni le Vietnam ne tiennent à les reconnaître ouvertement. « Cambodgiens et Vietnamiens ont gardé pendant longtemps un voile de silence sur leurs attaques. Pour nous qui étions sur place et essayions de comprendre, il fallait lire entre les lignes pour comprendre ce qui se passait. » A la mi-décembre, le Premier ministre du Vietnam, Pham Van Dong, interviewé par Nayan Chanda, admet du bout des lèvres qu’il y a des problèmes mais n’entre pas dans les détails. « Le calcul du Vietnam était le suivant : un conflit ouvert avec le Cambodge impliquerait la réaction d’autres pays. Les Vietnamiens voulaient donner la réplique aux attaques khmères rouges et pensaient que la défaite inspirerait la rébellion à l’intérieur du Cambodge. Alors soit Pol Pot deviendrait raisonnable, soit l’opposition se ferait à l’intérieur du parti. »

Finalement, l’officialisation du conflit vient du Kampuchéa démocratique avec la rupture officielle des relations diplomatiques le 31 décembre 1977. Dès lors, le nombre de victimes est rendu public, la portée des affrontements également.


Les Khmers rouges ont attaqué les premiers

Le discours bien souvent en vigueur au Cambodge est que les hostilités ont été déclenchées soit par les Vietnamiens, soit à cause de leur présence sur le territoire khmer. Le témoignage de Nayan Chanda apporte un point de vue contradictoire, en se référant à un passage du livre de David Chandler S21 ou le crime impuni des Khmers rouges. « Il écrit que l’accusé a pu mettre au point une conception très sophistiquée de la trahison entre 1972 et 1973. Il y est question de chaînes de traîtres, d’une opération secrète, qui fut alors mise en oeuvre par les Khmers rouges pour purger ceux qu’on appelait les « Khmers Hanoï », ceux qui étaient revenus en 1970 après des années d’exil au Nord Vietnam pour y aider la révolution. En 1973, des centaines d’entre eux furent arrêtés et assassinés dans le plus grand secret, après que les Vietnamiens eurent retiré le gros de leurs troupes du Cambodge. Certains réussirent à fuir au Vietnam, après leur détention, d’autres furent arrêtés après avril 1975, beaucoup furent arrêtés dans la Zone spéciale. L’aspect furtif et impitoyable de cette campagne d’épuration répondait peut-être au style administratif naissant spécifique à Duch. Cette campagne laissait déjà présager du mode opératoire de S21 ».

« Depuis 1973, la présence vietnamienne était terminée », affirme Nayan Chanda. Mais à l’époque les Khmers rouges, eux, dénoncent cette présence pour justifier leurs répliques armées, qu’ils disent défensives. Selon Nayan Chanda, la tâche primordiale des Vietnamiens est alors de gérer l’afflux de réfugiés en provenance du Cambodge plutôt que d’y maintenir des bases. Sur ce point, il confirme son désaccord avec les sources américaines « hautement fiables » auxquelles la juge Cartwright se réfère.

En 1975, ce sont encore les Khmers rouges qui déclenchent les premiers incidents frontaliers sur les îles vietnamiennes du golfe de Thaïlande (le 4 mai), quelques jours après la prise de Saïgon par les communistes vietnamiens. Dans les mois qui suivent, aucune tentative de négociation aboutit à une trêve durable. La seule transaction dont Nayan Chanda ait été informé, plus tard, concerne la livraison de 49 réfugiés par les Vietnamiens en échange de bétail, en pleine conscience de ce qui attendaient les réfugiés une fois remis aux mains des Khmers rouges.

Enfin, selon le journaliste, « l’initiative d’attaquer les villages frontaliers revenait aux Khmers rouges. Le Vietnam a suivi mais n’a pas précédé les attaques khmères rouges. »


Nuon Chea, l’ami du Vietnam

Les Vietnamiens semblent avoir commis quelques erreurs dans leur perception des événements et dans leur stratégie. Quand ils fournissent des armes aux Khmers rouges et les forment pour prendre la capitale Phnom Penh, à un moment où la Chine ne peut pas offrir son aide, ils pensent gagner les révolutionnaires cambodgiens à leur cause, à savoir l’unité des communistes de la péninsule indochinoise. Mais ils se trompent, les Khmers rouges clament leur victoire, et revendiquent qu’ils l’ont remportée seuls, sans aucune aide étrangère.

Pendant près de deux années, les Vietnamiens évitent les provocations, se contentent de répliques d’après le journaliste expert. « J’ai le sentiment que fin 1977 le Vietnam avait conclu qu’il ne s’agissait pas de malentendus ni de conflits territoriaux mais d’une question fondamentale de la politique khmère rouge contre le Vietnam », déclare Nayan Chanda. Cette prise de conscience tardive engendre une nouvelle stratégie. Les options sont simples : soit la politique du PCK change, soit les personnes au pouvoir changent, soit, pour retrouver paix et stabilité, il faut prendre Phnom Penh, ce qui sera finalement la solution choisie.

Autre erreur d’appréciation que Nayan Chanda a découvert récemment dans la lecture d’un travail de recherche basé sur des documents diplomatiques soviétiques : Nuon Chea était le « Monsieur Vietnam » des Khmers rouges, c’est lui que Pol Pot envoyait en émissaire auprès des Vietnamiens à la veille de la chute de Phnom Penh. « Jusqu’en 1978, les Vietnamiens pensaient que Nuon Chea était un modéré et un ami du Vietnam », rapporte Nayan Chanda conscient que c’est difficile à imaginer, tant cela contraste avec les propos anti-Vietnamiens de l’ex-bras droit de Pol Pot.


L’envers de la propagande khmère rouge

Le travail de Nayan Chanda ouvre des perspectives, il permet d’entendre le point de vue des différents protagonistes interrogés au fil des ans et d’offrir une contradiction à la propagande khmère rouge dont ont été abreuvés les Cambodgiens. Exemple caractéristique : le 6 janvier 1978, le Kampuchéa démocratique publie un communiqué clamant sa victoire sur les Vietnamiens. « Il s’agit d’un communiqué sur leur supposée victoire qui n’est pas prise au sérieux par toutes les parties connaissant la nature de ce conflit », détaille Nayan Chanda d’un air sceptique. « En mars 1978, j’étais au Vietnam. Je me suis rendu le long de la frontière. A moins que les Khmers rouges considèrent les tueries de civils comme une victoire, je n’ai pas constaté de pertes militaires sur cette zone frontalière. » Quelques semaines plus tard Pol Pot appelle à anéantir l’ennemi vietnamien à 1 Khmer contre 30 Vietnamiens. « L’objectif [de ce communiqué] était de remonter le moral des Khmers rouges au combat », interprète Nayan Chanda.


L’impudente version historique de Duch

A la fin de la déposition de Nayan Chanda, l’accusé demande à la cour l’autorisation de faire quelques observations. Par le biais de ses commentaires, il livre une autre version de l’histoire qui charge Pol Pot, dans la plus pure tradition du discours des anciens Khmers rouges. « Ho Chi Minh a mis en avant que la cause principale était la lutte contre les Français. Par conséquent il fallait un seul parti au pouvoir, le Parti communiste d’Indochine. Un parti, un soldat, un gouvernement et un pays : la fédération indochinoise. C’était une source d’hostilité entre Le Duan, secrétaire du Parti communiste vietnamien, et Pol Pot. Le conflit entre Le Duan et Pol Pot était un conflit mortel, s’étendant sur une longue période de temps depuis 1954. […] Ils ont essayé de se renverser l’un l’autre. Malgré le conflit armé, Le Duan souhaitait que Pol Pot le suive. […] Pol Pot et Le Duan étaient en conflit personnel. Chacun avait son propre parti, disposait de ses propres soldats. Par conséquent ce fut un bain de sang et un désastre pour la population civile. Mon but n’est pas de dire que Pol Pot était le grand patriote du pays. Pol Pot était un assassin. C’était le père de l’assassinat du Cambodge.  »

Duch évoque un million de personnes qui ont perdu la vie au Cambodge, à cause de Pol Pot et « dans ce cadre-là, à S21, mes mains ont été tâchées du sang des personnes qui ont perdu la vie : 12 380 personnes. »

Expliquer la mort du quart de la population cambodgienne par un conflit de personnalité est une version de l’histoire qui apparaît bien grossière après la subtilité et la complexité des analyses de Nayan Chanda compilées à ses enquêtes de terrain. Mais une fois encore, il semble que Duch tienne à sa part d’écriture de l’histoire. Il se place au niveau de l’expert en le félicitant pour son travail, en le critiquant et en donnant son avis. Il conteste par exemple le titre Les frères ennemis : « Si vous parliez de Corée par exemple, je serais tout à fait d’accord. Il y a une histoire commune, un territoire commun, une langue commune. Pour ce qui nous concerne, ça n’a jamais été une histoire unique. » Comme si Duch n’admettait pas le bagage commun des partis communistes de la péninsule indochinoise auxquels le titre du livre de Nayan Chanda fait très précisément référence. Dommage que les juges n’aient pas demandé à Nayan Chanda de répondre à cette lecture caricaturale de l’histoire…

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