Filmer pour l’histoire ? Certainement pas !







Chrono en main : 55 minutes d'image fixe sur cette photo de Duch. (Anne-Laure Porée)
Chrono en main : 55 minutes d'image fixe sur cette photo de Duch. (Anne-Laure Porée)





Le son sans l’image

Cette journée du 8 juin restera peut-être dans les annales des tribunaux internationaux.

Chiffrons tout de suite :

– 35 minutes de plan fixe sur une ancienne photo en noir et blanc de Duch parlant au micro lors d’une formation.

– 20 minutes de plan fixe sur la même photo à la reprise des audiences après la pause déjeuner.

Pendant ce temps-là, les débats se poursuivent bien sûr. Les procureurs posent leurs questions, Duch réagit. Seuls les spectateurs de la salle d’audience remarquent quelques gestes et regards de l’accusé qui leur tourne le dos. Mais les archives ne garderont que le son comme trace des échanges entre les parties.

– Et que dire de ces 10 minutes accrochées à une liste de noms annotée par Duch et parfaitement illisible à l’écran ? Cerise sur le gâteau de ce filmage caricatural.


Ce n’est pas la première fois que le cas se produit. Par chance, cette heure d’archives zappées n’était pas un moment-clé du procès. Le 7 avril 2009 en revanche (pour ne citer qu’un exemple), la caméra manquait les démonstrations de Duch sur la façon dont les prisonniers étaient attachés à M13. A la sortie du tribunal ce 8 juin, un Cambodgien s’interrogeait sur ce que les jeunes comprendront du procès dans dix ans en découvrant ces images.


Le juge contrôle l’écran

Le problème qui s’est posé ce lundi 8 juin, c’est qu’une fois que le président de la cour, le juge Nil Nonn, demande aux techniciens de montrer à l’écran le document dont les procureurs parlent, personne n’en bouge. Non, non ! Le juge seul peut ordonner de revenir sur les images des débats. Or le juge est juge, il n’est ni réalisateur, ni documentariste, ni historien. Son rôle n’est pas de comprendre l’image. Par ailleurs personne autour de lui n’a réagi pour suggérer de supprimer la vieille photographie de Duch.


Interrogé début décembre sur les enjeux de ce filmage, le juge Jean-Marc Lavergne souhaitait combiner l’appui à la machine judiciaire à l’archivage historique : « On a connu des procès-spectacles où l’image est utilisée par les acteurs du procès. Il faut réfléchir à la manière d’éviter les dérapages. En même temps, il est souhaitable de conserver un témoignage aussi neutre que possible à des fins historiques. »


Des archives inestimables

Les historiens seront les premiers d’accord. « Un enregistrement audiovisuel du procès est important parce qu’il donnera aux spectateurs un sentiment que les enregistrements écrits échoueront à rendre, commente David Chandler. Les expressions du visage, le ton de la voix, etc. Les caméras complètent en fait l’enregistrement écrit et en un sens, le surpassent. »

Pour Ong Thong Hoeung, auteur de J’ai cru aux Khmers rouges, les images du procès sont essentielles pour concerner la population rurale qui ne peut pas lire. « Ils auront ainsi la possibilité de voir ce qui se passe. S’il n’y a que des écrits, personne ne les lira. »

Journaliste aguerri aux documentaires basés sur des archives audiovisuelles, Philip Short explique l’intérêt de filmer : « L’exemple qui me vient tout de suite en tête n’est pas le procès Eichmann ni celui de Nuremberg mais le procès de la ‘Bande des Quatre’ à Pékin en 1980. Avoir la possibilité de regarder ces enregistrements aujourd’hui, et de voir comment Jiang Qing (la veuve de Mao) se comporte au banc des accusés – en fait elle a fait le spectacle de sa vie, tour à tour dédaigneuse, méprisante, agressive – donne à l’historien un aperçu qui n’aurait jamais pu être rendu par une transcription papier de ses paroles. De même pour les coupes sur les réactions du public dans la salle d’audience. Pour les générations futures, ce genre d’enregistrement est inestimable. Il est impossible de comprendre la dynamique d’un procès – au sens où le procès se déroule comme une pièce de théâtre – sans l’avoir vu. »


Caméras de surveillance

Concrètement, quelques semaines après l’ouverture du premier procès, les ratages audiovisuels aux CETC montrent que les archives filmées ont été négligées voire détournées de leur raison d’être. Cela couvait dès la conception du filmage.


Pour conserver la mémoire des procès, cinq caméras ont été installées aussi discrètement que possible dans la cour. Semblables à des caméras de surveillance, elles filment de haut les différents protagonistes : quatre sont placées dans les coins de la salle et une en face des juges. L’équipe audiovisuelle, consciente de son rôle, (« Nous voulons prendre part à ce processus historique », déclarent-ils tous) a préenregistré plusieurs cadres sur chaque caméra. Pendant l’audience, depuis une cabine que le public peut voir à droite de la salle, elle visualise sur des écrans les images prises par les cinq caméras. L’homme qui est aux manettes, choisit, en live, quelle image provenant de quelle caméra il enregistre. Avec tout de même des directives : il doit par exemple filmer la personne qui est en train de parler. Finalement, il enregistre de la même manière qu’une télévision retransmet en direct un match de football. C’est ce seul enregistrement que les CETC ont à ce jour prévu d’archiver.


Regard critique contre objectivité

La façon de filmer et d’enregistrer est un vrai défi et aux CETC elle est loin de faire l’unanimité.

L’idée directrice de l’équipe audiovisuelle est de filmer les procès le plus objectivement possible. « Enregistrer un procès ce n’est pas tourner un film. Nous ne voulons pas dramatiser [au sens de rendre émouvant ou dramatique]. Notre but est d’avoir une vue très clinique », explique Tarik Abdulhak, directeur technique de l’équipe.

Mais nombre de personnes répondent qu’aucune image n’est objective. Parmi elles, le réalisateur Rithy Panh : « Il y a toujours un point de vue. Quand vous filmez en plan serré, ça n’a rien de naturel. Nos yeux ont un champ de vision à 180°. Alors pourquoi choisissez-vous de filmer en plan serré ? Les images cliniques font référence à quelque chose de propre et mécanique. Mais la mécanique, c’est l’opposé de la pensée. Dans ce genre de procès, vous avez besoin d’un regard critique, vous avez besoin d’une âme. »

Or ce regard critique ne peut être apporté que par un réalisateur qui aura un point de vue sur ce qui se passe dans le prétoire.


« On ne tourne pas une série »

Les règles sont claires pour Rob Barsony, directeur de l’unité de télévision au tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, qui a formé l’équipe des CETC avant l’audience initiale de Duch : « La différence majeure à souligner dans ce type d’enregistrement est que les réalisateurs des tribunaux ne racontent pas une histoire. Ils suivent simplement visuellement les procédures en cours et le verdict des juges. En outre, ils doivent opérer avec des caméras pré-positionnées, alimenter le programme et surveiller toutes les opérations techniques en cours dans la salle d’audience, tout en appliquant et assurant les mesures de protection des témoins et la confidentialité de leur témoignage. Ces préoccupations de base doivent garantir la représentation entière et objective des procédures, dans les limites et les lignes directrices fixées en amont. » « On ne tourne pas une série, insiste l’expert des Nations unies. On n’est pas là pour faire de l’argent. Les réalisateurs des tribunaux ont le devoir de produire un enregistrement audiovisuel dont le cadre et la composition n’accentuent pas les émotions qui sont déjà présentes pendant le procès. Cette opération audiovisuelle a été conçue pour équilibrer les besoins du public de voir la justice à l’œuvre et le désir de la cour d’avoir une représentation équilibrée de la procédure. »


Une théâtralité inévitable

Concrètement, cela signifie « fixer le cadre sur les intervenants qui ont la parole, éviter les plans serrés, limiter les images de réaction à un témoignage et rester en plans larges quand les membres de la cour ou les parties discutent entre eux », afin de garantir l’égalité et de minimiser toute manipulation parce que la cour a peu de contrôle sur l’usage qui est fait des séquences une fois qu’elles sont diffusées.

Cette distance est aussi perçue comme un moyen de contrer la tendance à jouer, au sens théâtral du terme. Effectivement, chacun sait dans la cour qu’il va être filmé, il peut se voir lui-même sur les écrans placés devant lui. Certains prétendent qu’avec le temps, on oublie la caméra. Certains ne l’oublient jamais. Par exemple en décembre 2008, pendant l’appel de Khieu Samphan à la Chambre préliminaire, la caméra s’est arrêtée rapidement sur son avocat, Jacques Vergès, pour qui « la justice est un jeu* ». Ce-dernier a immédiatement souri à l’écran… Les longs temps de parole accordés à Duch permettent de mesurer combien lui aussi maîtrise l’image, quand par exemple il répond à un avocat sans le regarder mais en prenant soin de s’orienter face caméra.


Pas de réalisateur, des choix techniques

Pour Helen Jarvis, ex-responsable des relations publiques aujourd’hui à la tête de l’Unité des victimes, les règles établies correspondent à une version audiovisuelle des transcriptions. « Cela doit être aussi neutre que possible. » Elle cite en exemple le fait qu’on ne trouvera jamais sur une transcription la mention « il a commencé à pleurer », alors que le juge voit toutes les réactions dans la cour. « Si vous n’avez pas la réaction de la défense à un propos tenu, vous n’avez pas non plus les réactions du public en dehors de la cour, lesquelles pourraient être tout aussi intéressantes. Il s’agit d’un enregistrement de la cour. »

Par manque de moyen et pour surmonter les premières difficultés techniques, les CETC ont décidé d’embaucher un directeur technique plutôt qu’un réalisateur. « Un directeur technique, ce n’est pas suffisant, considère Philip Short. Dépenser de l’argent pour filmer le procès sans réalisateur revient à jeter l’argent par les fenêtres. »


Documenter l’histoire

Selon Rithy Panh, le choix de filmer de cette manière ne répond pas aux enjeux historiques du tribunal. « Dans de tels cas de crimes contre l’humanité, le rôle de ce tribunal n’est pas seulement de juger mais de documenter l’histoire, de mettre en lumière l’histoire. Argumentant que « le silence vaut la parole et le champ vaut le hors-champ », Rithy Panh a plaidé pour l’enregistrement sur plusieurs caméras au lieu du seul enregistrement de l’équipe audiovisuelle qui sera a fortiori le regard officiel sur les procès. Il réclame l’accès à plusieurs sources. Philip Short abonde dans son sens car l’enregistrement de l’ensemble sur cinq caméras permettrait par exemple de revoir, selon des angles différents, un incident qui aurait échappé à l’équipe audiovisuelle.

« Je ne parle pas d’un problème esthétique, argumente encore Rithy Panh, je parle de notre liberté de regarder l’histoire. Au-delà des procès, nous devons penser à ce que les CETC vont laisser aux générations futures. Quel sera le matériau en dehors de la version officielle ? Au-delà de la justice, filmer est un acte majeur pour l’histoire des Khmers rouges, cela doit être bien considéré et bien archivé afin de rendre possible dans l’avenir l’étude et l’analyse. »


Dérives généralisées

Aujourd’hui, aucun tribunal n’enregistre sur toutes les caméras comme en témoigne Thierry Cruvellier, qui a travaillé sur le filmage des procès dans les tribunaux internationaux. « Le TPIY [Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie] enregistrait sur toutes les caméras mais a abandonné parce qu’il considérait que c’était inutile. On assiste à une grande dérive depuis quinze ans sur les raisons pour lesquelles les procès sont filmés. Au début, c’était clairement dans un but historique. Mais ces images sont devenues de plus en plus une sorte de propriété judiciaire, un outil de travail. Au TPIR [Tribunal pénal international pour le Rwanda] par exemple, les images sont devenues de moins en moins accessibles, elles travaillent à un but judiciaire et non plus historique. »


Mieux comprendre l’événement

Est-ce que le changement d’objectif altère la manière de filmer ? Les CETC semblent incarner la démonstration que oui.

Les choix faits à Phnom Penh s’opposent à ceux faits par le passé dans certains tribunaux. Le procès de Nuremberg avait son propre réalisateur, John Ford, le procès Eichmann aussi avec Leo Hurwitz. Sylvie Lindeperg, historienne française qui a analysé le procès Eichmann à travers les images tournées à l’époque, pense que filmer des procès internationaux avec une liberté restreinte, avec pour directive de tendre à l’objectivité et avec ce rôle d’enregistrer absolument tout des procès est « une grande illusion ». Pour elle, la subjectivité du regard est bien plus intéressante. « Que pouvons-nous faire d’une image sans qualité, au sens du regard critique ? Ce regard critique nous permet de mieux comprendre l’événement. Prenons un exemple : Leo Hurwitz avait prévu de filmer Eichmann face-à-face avec les témoins. Mais ça n’a pas marché parce que cela ne s’est pas passé. Les témoins étaient concentrés sur leurs déclarations, Eichmann ne les regardait pas. Grâce à la liberté qui lui était accordée, Hurwitz a pu changé d’idée et il a montré le bouleversement que ce procès a été pour les Israéliens. »


Bien entendu l’argument budgétaire a été invoqué par les CETC pour justifier de ces choix a minima (par exemple le coût de multiples enregistrements et de leur archivage). Cependant l’évolution similaire dans d’autres tribunaux et le peu d’entrain des responsables à vouloir modifier la politique de filmage aux CETC laissent penser qu’il s’agit d’une volonté plus que d’un non-choix. Et tant pis pour l’histoire.



* Titre d’un de ses livres publié en 1992.

Une réponse sur “Filmer pour l’histoire ? Certainement pas !”

  1. Félicitations pour ce blog et ce témoignage au jour le jour. Un travail de journaliste rigoureux et exigeant. Merci de nous permettre de comprendre et de suivre ce procès, essentiel pour l’histoire du Cambodge. Essentiel aussi pour mieux comprendre la folie de l’Homme.

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