Les parties civiles creusent, la défense joue la carte de l’émotion








Duch en larmes pendant la reconstitution à S21 en février 2008. (Anne-Laure Porée)
Duch en larmes pendant la reconstitution à S21 en février 2008. (Anne-Laure Porée)





Que retenir de ces deux journées de débats ?

Sur l’exécution d’enfants à S21

Hong Kim Suon, avocat du groupe 4 des parties civiles, commence par une question simple : sachant des enfants emprisonnés à S21 avec leurs parents, quels étaient les sentiments de l’accusé en retrouvant ses enfants à la maison après une journée de travail ? « Je n’ai pas été témoin de ce que faisaient les enfants détenus. Mes enfants ont survécu parce que j’ai survécu », répond Duch avant d’expliquer que s’il avait été arrêté, toute sa famille aurait suivi, y compris ses frères et sœurs. Survivre constituait son seul but à l’époque.


Sur le quotidien des prisonniers

Duch a toujours dit qu’il ne visitait pas la prison, qu’il n’avait pas mis les pieds dans les cellules après leur construction. Par conséquent, il affirme logiquement qu’il ne sait rien des rations alimentaires distribuées aux détenus. « Je n’ai pas été témoin de mes yeux de cet aspect des choses. » Ni au quotidien, ni à l’arrivée des prisonniers à S21. De même il se souvient n’avoir pas osé visiter ses amis, détenus à S21. Il n’aurait pas su quoi leur dire.

Le 6 janvier 1979, Duch rencontre Khieu Samphan à l’Institut bouddhique, il est choqué d’apprendre que les troupes vietnamiennes approchent mais croit jusqu’au bout que Pol Pot résistera. A-t-il alors pensé à libérer les derniers prisonniers dans cette situation, demande Ty Srinna, avocate du groupe 1 des parties civiles. Duch ne répond pas concrètement, il décrit son désespoir qui va crescendo dès janvier 1977 avec l’arrestation des cadres de la zone Nord et qui est au comble en ce début janvier 1979. « A part le fait d’être désespéré, je n’avais pas d’autre émotion. […] C’est là que j’ai commencé à sentir que ça allait être mon tour. »


Sur la famine et un choix de Duch

Alain Werner, avocat du groupe 1 des parties civiles, revient sur ce que Duch qualifie de politique générale du PCK concernant la famine dans le pays. Il pointe du doigt la manière dont Duch a lui aussi appliqué cette politique alors qu’il avait, estime Alain Werner, le choix de ne pas le faire. En 1978, le directeur de S21 décide en effet de donner un surplus de riz produit par S21 et Prey Sâr au comité central alors que les rations sont insuffisantes et que les détenus meurent de faim. « Je voulais aider les autres unités », a déjà  justifié Duch qui ajoute en s’adressant à l’avocat des parties civiles : « Les crimes contre l’humanité, cela fait partie d’un contexte. […] Je n’ai pas osé donner ce riz aux détenus à Phnom Penh. Ce n’était pas une prison mais un endroit où on stockait les détenus avant de les éliminer. Les rations alimentaires, c’est un des crimes pour lesquels je suis responsable. J’admets cela. »

La veille, Duch énonçait également que « S21 n’était pas une prison comparable à celles où prévaut l’état de droit. C’était une espèce de grande chambre d’exécution qui recevait des gens destinés à la mort. »


« Nous pensons que la vérité est ailleurs »

Pourquoi Duch n’allait-il pas à la prison ? Le sujet a fait l’objet d’échanges entre lui et le juge Lavergne la semaine du 15 juin 2009. Il en est ressorti que l’accusé n’entrait pas pour ne pas être « touché ». « Nous pensons que la vérité est ailleurs » assène Alain Werner. Selon ce groupe des parties civiles, Duch a surtout tout fait « dans le but de plaire à [ses] supérieurs ». « Vous rendre dans la prison générale ne vous aurait servi à rien, vous étiez complètement indifférent à la souffrance, elle ne vous intéressait pas, ne vous touchait pas. » Duch réagit très posément : « Votre affirmation s’agissant de mes émotions est fondamentalement exacte. J’essayais de plaire à mes supérieurs. […] Cependant j’aimerais dire que je ne suis pas allé voir mes amis détenus à S21. […] Je ne pouvais pas leur parler. […] J’étais un lâche, un couard. Oui. Oui, ça allait au-delà, j’ai trahi mes amis. […] Que le peuple cambodgien voit que je reconnais les crimes que j’ai commis. »

Par la suite, Duch répète que sa « capacité d’innover était circonscrite par la ligne du parti ». Il esquive ainsi la question de l’avocat suisse sur la constitution des listes d’ennemis. Il rappelle qu’il a survécu parce qu’il a toujours été honnête et loyal avec ses supérieurs. Alain Werner cite l’expertise de l’Américain Craig Etcheson dressant un portrait de Son Sen trop occupé pour prendre toutes les décisions. « En réalité c’est vous qui preniez les décisions pour ceux qui n’étaient pas importants à S21. Acceptez-vous cela ? » Duch pare, sans varier ses déclarations antérieures : « Je voudrais quand même dire mon point de vue concernant le travail qui se faisait à S21. Ce travail je l’ai fait sur ordre de mes supérieurs. C’est vrai que mon supérieur avait beaucoup de travail lui-même. […] Mon supérieur ne m’aurait pas autorisé à agir librement. »


Sur les libérations à S21

Alain Werner prétend qu’il n’était pas impossible de libérer des personnes de S21. Duch le contredit immédiatement en se fondant sur un certain nombre de listes, qui lui paraissent de simples camouflages. « Les personnes considérées comme des ennemis n’étaient jamais libérées. […] Pour ce que je comprends de ces documents, ce mot ‘libéré’ est trompeur. On ne peut cacher un éléphant derrière une feuille d’arbre. »


Sur les photographies des détenus

Mis face à deux déclarations contradictoires par l’avocate du groupe 2 des parties civiles, Silke Studzinsky, Duch tranche : « On ne prenait des photos pour les montrer à l’échelon supérieur que des personnalités, pas des autres prisonniers ». Il n’y a donc pas eu, selon lui, de photographies des quatre étrangers, évoqués par l’avocate allemande, dont les corps ont été brûlés. Ceux qui mouraient à S21 même étaient également photographié, insiste Silke Studzinsky. Duch confirme, tout en expliquant qu’il s’agissait d’une initiative de son adjoint dont il n’était pas au courant à l’époque. « Je l’ai su quand les juges d’instruction m’ont emmené sur les lieux. » Duch soutient enfin qu’aucune photographie n’a été prise aux charniers de Choeung Ek. L’avocate tente d’obtenir des réponses sur les décisions que Duch a prises concernant les corps des prisonniers étrangers, il exerce son droit au silence. « Des témoins disent que les corps ont été brûlés » essaye-t-elle encore. « S’il y a des témoins, interrogez-les », réplique sèchement l’accusé.


Sur la torture

Les questions reviennent sur l’arrachage des ongles pratiqué à S21 mais l’accusé assure que cette technique de torture avait été prohibée dès qu’elle lui avait été rapportée. « Comment savoir que ces pratiques se sont arrêtées ? », se demande Hong Kim Suon. Duch pense que ses ordres suffisaient à faire cesser ces pratiques mais, comme pour les brûlures de cigarettes, il n’a aucune certitude que les interrogateurs y aient mis fin. Quant à la pratique de faire manger des excréments aux détenus, il maintient que c’était une entorse aux règles en vigueur à S21.

Invité à revenir sur la prosternation devant une image de chien, l’accusé reconnaît là une forme de torture psychologique. « Cette pratique utilisée était efficace, j’ai donc accepté son application », atteste l’ancien directeur de S21 en ajoutant qu’elle évitait « l’atteinte à l’intégrité physique ». « L’avez-vous autorisée car elle était plus efficace que la torture physique ? » interpelle Hong Kim Suon. « Je n’ai pas fait d’étude comparative » répond Duch.

A l’avocat suisse Alain Werner, Duch indique que la méthode chaude de torture, à savoir la torture en continu, a été mise en place selon son instruction et que les pratiques de torture variaient d’un interrogateur à un autre. « Frère Mam Nay suivait toujours les ordres et n’a pratiquement pas commis d’actes de torture », illustre ainsi Duch avant de préciser que si la torture entraînait la mort de la victime cela posait un problème grave. Alain Werner demande à Duch s’il accepte l’idée que donner de l’importance à un interrogateur sadique est une manière de pousser les jeunes à suivre son exemple et à infliger des souffrances inutiles. Duch ne se démonte pas : « Vous avez dit que je le poussais plus loin [l’interrogateur sadique du nom de Toch]. Non, je n’ai jamais fait ça. J’ai continué à lui faire confiance, à lui prodiguer des conseils qui lui permettaient plus ou moins de se sentir bien par rapport à la torture et de continuer à la pratiquer ».


Sur les interrogateurs

Dans les questions conduites par l’avocate Silke Studzinsky, on apprend que cinq séances suffisaient pour former les interrogatrices à l’interrogatoire et que Duch s’est contenté de nommer les femmes à ces postes tandis que le suivi était assuré par son adjoint Hor. L’accusé se souvient avoir lu les aveux d’interrogateurs éliminés à S21 mais en a oublié le contenu. « Pour les aveux que j’ai annotés, je les ai lus. S’ils ne sont pas annotés, il se peut que je ne les ai pas lus. » L’avocate aurait aimé savoir si Duch avait pris des mesures d’enquête dans le cadre de comportement immoraux, ou de délit sexuel. Elle s’appesantit sur le cas d’un bâton inséré dans le vagin d’une détenue, l’accusé l’écoute en fixant le plafond, déclare qu’il n’a pas étudié le code pénal cambodgien puis décide de garder le silence.

Sur les expériences médicales

S21 fut le théâtre d’une pratique sinistre. « J’ai reçu l’ordre de distribuer du sang à l’hôpital 98, il était prélevé sur les prisonniers », résume Duch. Où ce sang était-il prélevé ? A S21. Pour des raisons strictement pratiques comme l’explique l’accusé, car transporter 6 litres de sang est plus léger que de transporter un prisonnier. Ces prélèvements de sang semblent avoir été suspendus à l’arrestation du directeur de l’hôpital. Autre idée du même acabit : celle des leçons d’anatomie, « une décision de Nat, déclare Duch, sans doute avec approbation de ses supérieurs. Je pense que ça a été approuvé et que ça ne s’est fait qu’à S21. » Les opérations chirurgicales existaient aussi mais Duch n’a aucun détail, il ne sait pas combien de prisonniers furent concernés. « J’étais l’élément politique. […] Peu m’importaient les études sur l’anatomie. »


La ‘BA‘ de Duch

Pendant ces deux journées, l’accusé est revenu sur cet épisode au cours duquel il prétend avoir vidé des capsules de médicaments confiées par Nuon Chea pour les faire tester sur les détenus. Duch aurait nettoyé ces capsules et remplacé leur contenu par du paracétamol. Bien entendu il n’y a pas de témoin, pas de document, même sa femme, dit-il, ne fut pas mise au courant. Difficile de le croire sur parole. Il justifie ainsi cet acte qui va à l’encontre de toutes les règles en vigueur : «  D’un certain point de vue, j’avais de la sympathie pour les prisonniers. D’un autre point de vue, je ne voulais pas tuer quelqu’un de mes propres mains ».


L’humour et la maîtrise du contenu

Moch Sovannary, avocate du groupe 3 des parties civiles, n’aura pas eu de long dialogue avec l’accusé. Elle voudrait savoir si Duch est allé en salle d’interrogatoire mais se réfère à une transcription en anglais de ses propos plutôt qu’en khmer. Duch la taquine en lui demandant pourquoi elle se réfère à la version anglaise. En salle de presse, les journalistes et techniciens sont pliés de rire, l’ancien directeur semble manier admirablement l’humour, même l’avocate esquisse un sourire gêné. L’accusé promet de lui répondre quand elle lui présentera une question plus précise basée sur la version khmère.

Lorsque « Mademoiselle l’avocate », comme l’appelle Duch avec condescendance, formule une demande de ses clients pour connaître plus précisément la raison pour laquelle le dénommé Ouk Ket a été détenu longtemps à S21, Duch esquive d’une réplique qui ne manquera pas de faire bouillonner la famille de la victime en quête de réponse depuis trente ans : « Si vous voulez que je vous parle de Ouk Ket, il faudrait que vous me donniez ses aveux, je pourrais en dire plus à la partie civile. » Or les aveux de cet ancien diplomate, rappelé au Cambodge comme tant d’intellectuels et détenu six mois à S21, n’ont jamais été retrouvés. Evidemment Duch le sait.


Les ordres ou la mort : défense tenue par Kar Savuth

A la suite des parties civiles, Kar Savuth, avocat cambodgien de Duch, se concentre sur le parcours de Nat, le prédécesseur de son client à la direction de S21. Avec l’aide de Duch, et des nombreux documents auxquels ce-dernier fait référence, il décrit les initiatives, les erreurs de Nat. L’homme procède de sa propre initiative « arbitraire » à des arrestations, en utilisant le nom d’autres unités, et à des libérations, voire à de fausses libérations. Inutile de préciser les conséquences de cette gestion que l’on connaît déjà : Nat fut exécuté à S21.

« Pourquoi reconnaissez-vous la responsabilité de ces crimes ? » interroge Kar Savuth. « Ces crimes s’expliquent par la ligne politique du PCK. J’étais moi-même membre du parti. S21 représentait un mécanisme criminel où sont mortes 12 380 personnes. »


Les larmes de Duch pour conclusion

François Roux, lui, se contentera de très peu de questions, le strict nécessaire pour faire comprendre que Duch a accepté de son plein gré de participer à la reconstitution à S21 et Choeung Ek en février 2008, et pour le laisser exprimer le bouleversement et le choc que ce retour sur les lieux du crime a représenté pour lui. Sur place, l’accusé se souvient avoir découvert la photo du professeur Phung Ton. « Je suis resté sans voix quand j’ai vu ça. » Il a aussi reconnu son écriture. « J’avais dit auparavant que Phung Ton n’avait pas été incarcéré à S21. » Il l’aurait donc découvert à ce moment-là.

Pour Duch, les souvenirs sont douloureux. « Je prie devant Dieu pour que je sois pardonné pour ces âmes. » Les photographies des femmes détenues avec leur enfant, la présence de trois survivants, le constat de tout ce qui s’était passé aboutit au « craquage » filmé pendant la reconstitution. L’effondrement de l’accusé au musée du génocide de Tuol Sleng est saissisant mais les images d’un Duch qui se fissure laissent une impression de malaise. Les offrandes et les prières dont l’accusé parle, en hommage à ses parents, à ses enseignants et enfin aux victimes, viennent illustrer la démarche de repentir. Elles ne peuvent faire oublier que jusqu’ici la douleur des victimes, elle, est restée en marge du tribunal. Dans le public, une femme jugeant cet extrait « indécent » maugréait à la sortie de l’audience que le tribunal n’est pas une église et que les victimes attendent la justice, pas une leçon de repentir.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *