« La mort était une présence constante »








Vann Nath au tribunal de Kambol le 29 juin 2009. (Anne-Laure Porée)
Vann Nath au tribunal de Kambol le 29 juin 2009. (Anne-Laure Porée)





Un homme fatigué

Les juges concluent leurs mises au point sur l’agenda, Vann Nath entre enfin. Le crâne rasé de celui qui a fait une retraite à la pagode, chemise blanche simple et pantalon sombre, il salue les parties les mains jointes puis s’assied droit sur son siège. La caméra cadre son visage épuisé, ses traits tirés. Il décline son identité selon l’usage ainsi que son métier : peintre. « Je suis en mauvaise santé, je ne travaille pas beaucoup en tant que peintre », explique-t-il au juge.

Le président de la cour, Nil Nonn, l’invite à raconter ce qui lui est arrivé avant et après le 17 avril 1975, date de prise du pouvoir des hommes en noir. Vann Nath vit alors près de Battambang. Comme à Phnom Penh, les Khmers rouges encerclent la ville et expulsent la population vers les campagnes. Il s’installe avec sa femme et son enfant à la coopérative n°5 où il travaille la rizière. « Je suis resté à partir du jour où je suis arrivé jusqu’au 30 décembre 1977, date où Angkar m’a arrêté », confie-t-il. Duch, le visage impassible, ne perd pas un mot du récit de Vann Nath. Le public non plus. Dans la salle, il ne reste pas un fauteuil libre.


La mémoire à vif

« Le 30 décembre 1977, j’étais en train de travailler dans la rizière, c’était la saison de la récolte du riz et nous étions à 5 ou 6 km de la coopérative où je vivais. Vers cinq heures de l’après-midi, le chef de la coopérative nommé Luom, chargé des affaires économiques pour le secteur 5, s’est rendu sur le lieu où je travaillais et m’a dit qu’Angkar lui avait donné instruction de m’emmener à Pursat, il avait besoin de forces et il me demandait si je pouvais aller avec lui. Lorsqu’il s’est adressé à moi, à ce moment-là je devais manger ma ration. J’étais inquiet parce que ce n’était pas à Battambang. Mais il me dit : ‘si telles sont les instructions de l’Angkar il faut que tu viennes’. Moi, étant donné le fait que je travaillais à la rizière, je n’avais pas grand-chose avec moi, j’avais juste les vêtements que je portais. Nous avons obéi aux ordres de l’Angkar et lorsque nous sommes arrivés à la coopérative, c’était tard, c’était à la fin de la journée. On m’a dit : ‘Vous allez revenir à votre maison très bientôt.’ »

Vann Nath s’interrompt. Un sanglot profond l’empêche de parler. Il appuie sur son ventre comme s’il avait un poing de côté et sort un mouchoir pour sécher ses larmes. L’épreuve est pénible. Avec calme et dignité, il surmonte la douleur du souvenir et reprend son récit.


L’arrestation

« J’ai dit à ma femme que je devais aller à la province. Je n’ai pas dit grand chose d’autre. Lorsque nous sommes allés à la grande coopérative, c’est là que camarade Luom m’attendait et m’a emmené sur une charrette. Il n’y avait pas beaucoup de monde avec moi. Je n’avais pas conscience que nous étions arrêtés. Lorsque nous sommes arrivés à la coopérative de Balat, il m’a dit d’aller me reposer. Après m’être reposé pendant trente minutes, j’ai été réveillé, et on m’a donné instruction d’apporter une autre charrette tirée par des bœufs. J’ai dit comment pouvons-nous faire puisqu’il n’y a pas de bœufs de trait. On m’a dit ‘Si, tu vas le faire’. J’avais à peine fait deux pas que j’étais arrêté. Il y avait un milicien qui venait de mon village et d’après ce que je savais il avait tué beaucoup de personnes. Sien, le chef de la coopérative avait donné instruction de me ligoter. J’ai dit : ‘Qu’est-ce que j’ai fait de mal ?’ Il a dit qu’il ne savait pas et qu’il avait reçu l’instruction de m’arrêter. Ils m’ont ligoté, ils ont entravé mes jambes de la même manière qu’on entravait les jambes à S21. Je n’étais pas conscient de ce qui se passait. Plus tard ils m’ont emmené et nous avons été tirés avec cette charrette à bœufs. A minuit nous sommes arrivés à la pagode de Samraong. C’était un centre de détention souvent utilisé dans le secteur 4. C’est là que j’ai été détenu avec un autre de mes cousins, Sam Serak et nous avons passé la nuit dans cet endroit-là. Le jour suivant nous avons été interrogés. Le matin, vers 10 heures, j’ai entendu le bruit d’une moto, il s’agissait d’une Honda. La prison était installée dans les locaux de la pagode. » Vann Nath décrit alors précisément les entraves en bois, épaisses de 5 cm, avec des trous dans lesquels étaient placés les pieds. « Ils utilisaient une pince pour resserrer les entraves. »


29-06-09-interrogatoire-nathLa torture

Vann Nath est emmené derrière la pagode en fin de journée. « Je pensais que c’était mes derniers moments de vie. On m’a accusé d’être un traître à l’Angkar.  Ils m’ont posé des questions sur des choses que je ne savais pas, à savoir qui participait aux réunions, à quelle fréquence se déroulaient ces réunions. Mais moi-même je n’avais jamais participé à aucune réunion avec qui que ce soit. Le matin lorsque la cloche retentissait nous devions aller travailler. Les seules réunions qu’il y avait c’étaient celles qui étaient tenues à la coopérative ! Ensuite une personne m’a dit : ‘Vous devez essayer de vous rappeler car l’Angkar ne se trompe jamais quand elle arrête quelqu’un’. Comment est-ce que je pouvais faire puisque je n’avais aucune connaissance de tels événements ? Ils ont ensuite utilisé un fil électrique. Il y avait une table à quatre ou cinq mètres de là où je me trouvais. Ils ont lié le fil électrique de cette table jusque là où je me trouvais, assis sur la chaise. Lorsque je suis entré dans cette pièce d’interrogatoire, j’étais en état de choc. Il y avait des sacs en plastique qui se trouvaient sur le mur, des vis en métal, il y avait des tenailles, des pinces et sur la chaise, il y avait des traces de sang partout. La personne m’a à nouveau posé la question, à savoir : ‘Est-ce que vous vous rappelez ?’ Puisque je ne pouvais rien dire, ils ont utilisé le fil électrique branché sur le courant et ont attaché l’autre extrémité à mon pied et ont relié cela aux menottes. Ils ont ensuite branché l’électricité. Après cela je me suis évanoui. Je me suis réveillé parce qu’ils m’ont lancé de l’eau au visage. Et ils m’ont reposé des questions sur les réseaux de traîtres. » Les bourreaux s’acharnent, Vann Nath s’évanouit à chaque nouvelle tentative d’extorquer des aveux. De retour en cellule, une chaleur et une soif intenses l’habitent.


29-06-09-arrivee-a-s21Le transfert vers S21

Le 7 janvier 1978, il est transféré dans un camion avec 35 autres personnes. « Nous avions perdu tout espoir. » Vers minuit, le camion s’arrête, les détenus ne savent pas où ils se trouvent. « Puisque nous avions les pieds entravés, poursuit Vann Nath, nous ne pouvions pas descendre du camion. Donc ils ont utilisé des menottes pour attacher les prisonniers les uns aux autres. Ensuite ils ont enlevé l’entrave qui nous liait les pieds. On était dans un état de faiblesse très important, on n’avait pas la force de marcher, on n’arrivait pas à être stable sur nos pieds. Il y avait deux rangées. On nous a demandé des informations sur notre biographie. On nous a demandé de décliner notre nom. […] On nous a tous bandé les yeux, on a utilisé une corde pour nous attacher les uns aux autres et pour nous faire marcher en tirant sur cette corde. A ce moment-là c’était la nuit noire, on ne pouvait qu’entendre les bruits de pas, on ne savait pas quand on devait tourner. Certains d’entre nous ont buté sur la clôture en zinc. Les gardes autour de nous ont ri. Lorsqu’on marchait en ligne, on nous donnait des coups de pied. On ne savait pas ce qu’on avait fait de mal. »


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Photographie de Vann Nath prise à son arrivée à S21. (Vann Nath)


Les détenus passent alors par une salle où ils sont pris en photo, toujours enchaînés les uns aux autres. Ils montent au deuxième étage du bâtiment D, où de nouveau ils sont entravés. Ceux qui portent des vêtements noirs doivent se déshabiller pour s’en débarrasser. Ceux qui se retrouvent nus se voient attribuer un short, sans ficelle, pour ne pas risquer un suicide et une chemise, sans boutons, pour les mêmes raisons.


Un mois de cellule collective

Vann Nath passe un peu plus d’un mois dans cette cellule collective. Au juge Nil Nonn, il décrit une pièce où s’alignaient au sol jusqu’à 65 détenus. « Parfois il n’y en avait que 40, parfois 50 », nuance-t-il. « Cela dépendait des mouvements de prisonniers. »

Dans son récit, le survivant met en exergue les conditions de vie imposées aux détenus. « Il y avait tellement peu à manger ! Il y avait un grand pot de gruau qui devait être distribué parmi 50 à 60 d’entre nous. On avait droit à deux ou trois cuillers de gruau. C’était vraiment très peu à manger ! Ensuite les cuillers étaient ramassées après le repas et si les gardes trouvaient que nous avions caché ou pas rendu une cuiller, ils nous donnaient des coups de pied. Les conditions de vie étaient tellement inhumaines, j’ai perdu ma dignité. La relation avec les gardes était tellement distante, c’était vraiment la relation qu’on peut imaginer entre des animaux et des êtres humains. On nous donnait vraiment très peu à manger. »

« Je suis arrivé le 7 janvier 1978. Je suis entré dans cette pièce pendant la nuit et je suis resté dans cette pièce pendant un mois et probablement quelques jours. Je veux parler ici des droits accordés aux détenus : on ne les autorisait qu’à s’allonger. Ils ne pouvaient pas bouger sauf s’ils avaient le consentement des gardes sous peine d’être battu. Il y avait des règlementations très particulières où on ne nous autorisait pas à parler les uns aux autres, à faire du bruit, nous devions écouter les gardes, il ne fallait pas être libéral et ainsi de suite. On ne pouvait rien faire sans permission. Nous recevions à 8 heures le matin un bol de gruau et la même chose le soir à 20 heures. On nous autorisait à faire des exercices physiques le matin mais tout en restant entravé. Dans cette pièce, nous dormions, nous mangions et nous faisions nos besoins. Tout ça dans la même pièce. Et nous n’étions pas autorisés à bouger d’un centimètre de l’endroit où nous nous trouvions. Quand nous étions autorisés à faire de l’exercice, notre jambe restait enchaînée à la barre et nous ne pouvions que sauter et si nous ne le faisions pas nous étions frappés. Nous étions très faibles alors comment pouvions-nous sauter ? Nous le faisions contre notre gré pour éviter les coups. Et nous ne pouvions arrêter de sauter que lorsque nous en recevions l’ordre par les gardes, sinon il fallait continuer à sauter jusqu’à mourir. »

« Pour nous laver, un garde amenait un tuyau d’arrosage et arrosait à peu près quinze prisonniers en même temps. Ça durait cinq minutes et puis ils arrêtaient d’arroser les prisonniers. Donc on ne s’est jamais vraiment lavés, pendant longtemps. Nous avions toutes sortes de maladies de la peau. Et le sol était mouillé, on ne pouvait pas s’allonger après la douche. Il fallait retirer nos vêtements pour essayer de faire sécher le sol pour qu’on puisse de nouveau s’asseoir. C’était extrêmement inconfortable, il fallait retirer ses vêtements alors qu’on était toujours enchaînés. Vous pouvez imaginer que c’est très difficile. Nous avions aussi tellement faim que nous mangions des insectes qui tombaient du plafond. On les attrapait immédiatement. Quand nous mangions ainsi des insectes, si un garde nous repérait, nous devions mentir, dire que nous n’avions rien fait car s’il se rendait compte que nous mangions un insecte, il nous frappait aussi. Il fallait donc le faire sans être vus par les gardes.

La mort était une présence constante. Et les prisonniers mouraient les uns après les autres. Vers dix onze heures du soir on emportait les corps. Nous prenions nos repas à côté des cadavres. Mais ça ne nous faisait rien parce que nous étions réduits à l’état d’animal. »



La commande du « Frère de l’Est »

« Un jour j’ai été emmené à l’étage inférieur mais je pouvais à peine marcher parce qu’après plus d’un mois de ce régime d’immobilité, j’étais très maigre, très faible. Quand j’ai entendu qu’on m’appelait, j’ai cru que mon heure était venue. Quelqu’un est venu et a dit mon nom, Nath. J’ai eu très peur quand j’ai entendu qu’on me cherchait. Puis je me suis dit que ça n’avait plus d’importance, que s’ils le voulaient je serais tué n’importe quand, qu’il valait peut-être mieux mourir que continuer à vivre dans ces conditions. Je n’ai pas pensé à autre chose que la faim et la soif. J’avais une faim que je n’avais jamais connue avant. Je pensais même que manger de la chair humaine ce serait un repas. Quand on a dit mon nom, quand on est venu me chercher, on a retiré mon entrave. J’étais le dernier en bout de file, donc il a fallu faire bouger d’autres prisonniers avant qu’on puisse me libérer de l’entrave. Après ça je pouvais à peine tenir debout, j’avais besoin d’aide parce que je n’avais pas pu bouger de ma place pendant plus d’un mois dans cette cellule. »

« On m’a emmené en bas, on ne m’a pas bandé les yeux mais j’avais les mains menottées. Quand des prisonniers étaient emmenés, en général on leur mettait en bandeau. Mais moi on m’a emmené sans bandeau sur les yeux. En général on leur mettait un bandeau sur les yeux pour qu’ils ne reconnaissent pas les lieux. Pour moi c’était différent. J’étais escorté par trois personnes. Deux qui m’aidaient à marcher de l’étage supérieur à l’étage inférieur. Nous sommes allés dans une pièce où j’ai vu quelques personnes assises. Au départ je ne savais pas qui c’était. Plus tard, j’ai su que c’était les chefs. Je ne savais pas leurs noms. Notamment celui du chef parce qu’on l’appelait ‘Frère de l’Est’. Je l’ai aussi appelé ‘Frère de l’Est’. Il m’a demandé depuis combien de temps je peignais. Je lui ai donc dit ce que je faisais avant, que je peignais depuis 1965, ça faisait presque dix ans. Je me souviens qu’il y avait là aussi Bou Meng et quelqu’un qui venait de France, Khoun, et trois autres personnes encore. On m’a dit que l’Angkar avait besoin d’un portrait. On m’a demandé si je pouvais peindre ce portrait. J’ai dit que cela faisait longtemps que je n’avais pas fait ce genre de choses mais que je ferai de mon mieux pour peindre le portrait. Il m’a alors donné une photo. Je ne savais pas qui c’était sur la photo parce que je venais de la province. Je savais que c’était sans doute le chef. On m’a demandé de peindre cette photo mais en plus grand. J’avais du mal à écouter. Il m’a dit de me reposer pendant trois jours. Il m’a dit aussi que je sentais très mauvais et il m’a dit de me raser la moustache. »

« Après ça deux gardes m’ont accompagné pour éviter que je me suicide. Je leur ai dit de ne pas s’inquiéter parce j’étais content d’être libéré. Ils m’ont donné un krama et des vêtements. Mais j’avais des problèmes de peau sur tout le corps. Je ne sais pas quel jour c’était mais on m’a donné à manger du riz. J’arrivais à peine à manger parce que j’avais les mâchoires complètement endolories. J’avais beaucoup de mal à mastiquer. J’ai un peu mangé ensuite Frère de l’Est m’a demandé de travailler sur les portraits, il m’a dit d’essayer de peindre un premier projet. J’ai donc essayé. Pendant longtemps après, ma main tremblait quand je tenais les pinceaux. Je savais que si je ne peignais pas bien j’aurais des problèmes. Le premier portrait était raté parce que c’était en noir et blanc. Je n’avais pas appris à l’école, moi, je savais mélanger les couleurs pour peindre. Mais peindre en noir et blanc, pour moi, c’était quelque chose de nouveau. Je lui ai dit que je voudrais plutôt peindre des portraits en couleurs. Il m’a donné le choix, il m’a dit : ‘d’accord, vous n’avez qu’à faire ce que vous faites le mieux’, pour être sûr que ça plaise à l’Angkar. J’ai compris que j’étais dans une situation de vie ou de mort et que si j’arrivais à faire un beau portrait en couleurs, peut-être que ça me sauverait la vie. Au début le portrait n’était pas tout à fait réussi mais il a pensé que j’étais effectivement peintre et qu’il était possible de se servir de moi à S21. J’ai fait de gros efforts, c’est comme ça que j’ai continué à travailler comme peintre jusqu’au 7 janvier 1979. Voilà en gros mon histoire. »

Cette nouvelle fonction de peintre à S21 lui octroie des conditions de vie « complètement différentes ». Il change de régime alimentaire : riz et soupe au lieu du gruau, « une ration correcte comme c’était le cas pour les gardes. » Fini les menottes et les entraves. Il a le droit de se laver. Mais chaque jour qui passe est hanté par la mort et par les cris des suppliciés. « J’ai été choqué de [les] entendre, puis je me suis habitué », murmure l’homme que les fantômes de ses compagnons accompagnent depuis trente ans.



En 1980, Vann Nath découvre dans les archives de S21 que sur la liste du 17 février 1978, son nom est barré avec la mention « garder pour utiliser ». Il en est bouleversé. « Si mon nom n’avait pas été barré, je serais mort. »

Une réponse sur “« La mort était une présence constante »”

  1. Tres emouvant a lire. Mille mercis pour ce travail de titan pour retransmettre avec sensibilite et finesse ce qui se passe au tribunal, quitte a bouillir ou avoir la gorge serree a la lecture.

    Pour tous ceux et celles qui n’ont pas la chance d’aller voir les choses de leurs propres yeux, c’est un privilege de pouvoir compter sur des journalistes aussi integres et engages pour mieux savoir et comprendre, alors MERCI BEAUCOUP!

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