Un réparateur envoyé à S21
En avril 1975, lorsque les Khmers rouges prennent Phnom Penh, Chum Mey est expulsé comme le reste de la population citadine. Il réunit sa famille et plie bagage, direction Prek Pnœu. Là-bas son fils de deux ans, malade, meurt. Son père l’enterre, il en a aujourd’hui encore la gorge serrée.
Quand l’Angkar annonce qu’elle cherche des mécaniciens, il se porte candidat, il est recruté et part pour Phnom Penh. L’Angkar promet qu’elle s’occupera de sa famille. Chum Mey répare de tout : barques, tracteurs, haut-parleurs avant de se retrouver à réparer des machines à coudre, collectées par les Khmers rouges pour fabriquer les fameux vêtements noirs. De 1975 à 1977, il répare ces machines en voyant ses chefs remplacés à tour de rôle, jusqu’au jour où il reçoit avec deux autres compagnons instruction d’aller réparer des véhicules pour l’Angkar. L’ordre les conduit tous trois directement à S21. « Ils ont utilisé notre krama pour nous bander les yeux », se souvient Chum Mey. Il prie les gardes de s’occuper de sa famille, il prend des coups en échange et des insultes : « Connard ! L’Angkar doit te détruire ! » « Il n’y avait pas de méthode froide ou chaude comme le dit Duch, c’était toujours la méthode chaude » dénonce Chum Mey devant les juges.
Le 28 octobre 1978, Chum Mey est incarcéré dans une cellule individuelle sans autre forme de procès. A 13 heures, les gardes viennent le chercher : les yeux bandés, il est tiré par l’oreille jusqu’à une pièce où il s’assied et où ses jambes sont entravées. Avec le recul, il pense avoir été envoyé dans cet enfer par la responsable de l’unité des machines à coudre, Van, et son adjoint, Lin.
Premier témoignage de torture
« On m’a dit de dire la vérité. » La vérité des interrogateurs de S21 consiste à reconnaître que le prisonnier appartient à la CIA ou au KGB. « J’ai joint les mains. Ils m’ont dit de ne pas faire ça parce qu’ils n’étaient pas des moines. Je les appelais ‘lok’ [monsieur], je prenais cinquante coups. Je les appelais ‘bang’ [grand frère], je recevais des centaines de coups ! Je ne savais pas comment les appeler. » Le public composé d’étudiants rit en l’entendant raconter son désarroi de détenu ne sachant pas en quels termes s’adresser à ses geôliers. Mais le récit tourne vite au cauchemar.
Pendant 12 jours et 12 nuits, Chum Mey est soumis à la torture dans une pièce du bâtiment sud de la prison. Entre deux séances de torture (7h-11h ; 13h-17h ; 19h-23h) il est ramené dans sa cellule du rez-de-chaussée numérotée 22. Copieusement insulté (« A’ceci, A’cela », soit « méprisable ceci, méprisable cela »), il subit différentes techniques de torture dont la plus courante est le passage à tabac. « Il y avait des cannes de bambou, des cannes en rotin, des branches tressées, se souvient le témoin. J’étais battu avec une canne de l’épaisseur d’un pouce et quand la canne cassait, ils en prenaient une autre. »
Le bourreau est toujours seul à s’occuper de Chum Mey, étendu sur le sol face contre terre, mais ils sont plusieurs à se relayer. Leurs noms : Seng, Thit et Hor (ce-dernier ne faisait que frapper et insulter : « Fils de pute ! Comment peux-tu encore cacher des informations ! »). L’interrogateur pose ses questions sur la CIA et le KGB, si le détenu parle d’autre chose, il le frappe. A la suite de quoi il s’assied devant une machine à écrire pour taper les aveux extorqués par la force. Un jour, Chum Mey lève le bras pour se protéger d’un coup. La canne casse son petit doigt qui n’a jamais été soigné et en est resté déformé.
Après dix jours, les interrogateurs passent à la méthode des décharges électriques en branchant les fils sur le courant et entre autres dans l’oreille de la victime. « Il y avait comme un son dans ma tête. » Deux fois ils pratiquent cette torture, deux fois Chum Mey perd connaissance.
Peu avant, les bourreaux avaient arrachés les ongles de pied du témoin. Les questions du président de la cour à ce sujet furent insoutenables, autant que l’absence de réaction dans le public.
L’insupportable sourire
Dialogue entre Nil Nonn et Chum Mey sur cette torture abominable :
– Quand vous a-t-on arraché les ongles ? Quel jour ?
– Je ne me souviens pas du jour exact mais je crois que c’était à peu près une semaine après que les interrogatoires aient commencé.
– Est-ce que vous pouvez nous décrire plus en détail la manière dont on vous a arraché les ongles ?
– Monsieur le président, les coups de canne c’était tous les jours. […] Mais comme je donnais toujours la même réponse que je ne connaissais pas la CIA et le KGB, ils ont pris des pinces pour arracher mes ongles de pied.
– Vos jambes étaient déjà entravées alors si je comprends bien ils ont pris une pince et vous ont arraché les ongles de pied. Et est-ce que l’ongle est parti ?
– Oui, l’ongle a été complètement arraché. Ils ont tordu l’ongle avec la pince et comme l’ongle ne venait, ils ont tiré.
– Vous voulez dire que l’ongle tout entier a été arraché ou seulement une partie de l’ongle ?
Le président sourit en posant cette question, d’un sourire malsain, déplacé.
– L’ongle tout entier a été arraché.
– Il a repoussé ?
– Oui l’ongle a repoussé mais il est déformé.
– Est-ce que vous pouvez nous montrer cet ongle qui est déformé ?
Chum Mey se lève et s’avance face au président. Il enlève ses sandales.
– Les ongles ont été arrachés aux deux pieds ? Est-ce que les techniciens peuvent nous donner une image des pieds de la partie civile ?
[Gros plan sur les pieds de Chum Mey]
Je vous remercie monsieur. Vous pouvez reprendre place. Ils ont pris une pince pour tordre les ongles et les arracher et ils l’ont fait aux deux pieds si je comprends bien ?
– Oui c’est exact.
– Est-ce que cela a été fait lors d’une séance de torture ou lors de plusieurs séances ?
– Un jour ils m’ont fait les ongles d’un côté et un autre jour de l’autre côté.
Seng fut le tortionnaire.
Les conséquences de la torture
Les interrogatoires cessent, selon Chum Mey, parce qu’il a avoué avoir rejoint la CIA et le KGB. Les aveux sont faux bien sûr mais sous la contrainte il a donné les noms d’autres personnes. A la suite de ces douze jours et douze nuits, Chum Mey n’est pas soigné. « Je ne pouvais faire que des petits pas. […] Cela a pris plus d’un mois avant que je puisse marcher normalement », décrit-il à son avocat Hong Kim Suon. Mais la blessure morale, psychologique, est la plus douloureuse, assure le témoin-partie civile. « Je n’oublierai pas ce que j’ai enduré à S21 jusqu’au jour de ma mort et ce n’est que quand justice sera rendue que je me sentirai mieux. » Depuis trois mois que le procès a commencé, il ne peut retenir ses larmes en entendant les mots « Tuol Sleng ». Il a reçu le soutien de TPO, une organisation qui propose un soutien psychiatrique et psychologique. « Ils m’ont expliqué que c’est la colère et le traumatisme qui génèrent ces larmes. » En dehors de la torture, les seules conditions de détention ont suffi à ancrer définitivement le souvenir de la déshumanisation : les nuits enchaîné avec les autres détenus, couché à même le sol, les journées de travail dignes d’une bête de somme, l’obligation d’uriner dans un bidon ou de faire ses besoins dans une boîte à munitions sur seule autorisation des gardes, l’arrosage en guise de douche, l’interdiction de parler à un voisin en cellule collective, l’obligation de demander la permission de changer de position pour ne pas prendre 200 coups de bâton.
L’émotion, la souffrance s’installent par à-coups dans le prétoire. Quand les co-procureurs projettent une photographie de Chum Mey prise lors de la reconstitution de février 2008 à S21, assis dans son ancienne cellule, l’homme hoquette et s’écroule. « Quand je suis entré dans cette cellule, je ne pensais pas survivre. Je n’ai pu que m’allonger sur le dos en attendant d’être tué. C’était la première fois de ma vie que je m’étendais ainsi à même le sol. Et c’était la première fois de ma vie que j’étais arrosé d’eau comme cela était le cas pendant ma détention. Même quand on élève des cochons on leur donne à manger. Moi je ne recevais qu’une cuiller de soupe très claire. »
Le témoin déconsidéré
A cet instant précis, le témoin n’avait besoin que de compassion, d’empathie et d’un silence respectueux de sa douleur viscérale. Mais le président de la cour n’est pas à l’aise avec l’émotion, il enchaîne avec rudesse : « Monsieur le co-procureur, votre temps de parole s’épuise. Monsieur Chum Mey remettez-vous s’il vous plaît. Nous en sommes au stade du procès. » [A noter que cette deuxième partie de la réplique, qui illustre le manque de sensibilité de Nil Nonn pour le témoin, n’a pas été traduite en français]. Un peu plus tard, c’est son propre avocat qui prie Chum Mey de se reprendre vite parce que le temps des parties civiles est compté. Au terme de la journée, la cour ne le remercie même pas de sa présence. Le témoignage des survivants aurait dû donner un nouveau souffle au procès, une voix aux victimes, ce genre d’interventions maladroites entament la dignité du tribunal.
Les morts ont des noms
Chum Mey a survécu parce qu’il était le réparateur de machines à coudre dont S21 avait besoin. Il a également réparé les machines à écrire. Ce travail lui donne un statut de détenu à part, il est mieux nourri, on ne lui fait pas de mal. Cependant il reste enchaîné et enfermé la nuit, il n’a aucun droit de circuler librement. Le jour il travaille sous un hangar situé à l’arrière des bâtiments C et D, à l’extérieur de la première enceinte clôturée. Tout près se trouve la cuisine, l’atelier de menuiserie, et un élevage de poulets et de lapins.
Quand le juge Jean-Marc Lavergne demande combien de personnes travaillaient avec lui dans cet atelier, Chum Mey cite d’emblée les noms de ses compagnons d’infortune. « Ta Pech, Ta Kon, moi-même et Ta Dy Phon. Ça fait quatre. » Pour lui, les morts ont des noms avant de s’incarner en chiffres. Il aura ce réflexe poignant d’énumérer les noms des disparus à plusieurs reprises au cours de l’audience.
Le sentiment d’injustice
Longtemps, Chum Mey contient sa colère. Le président l’autorise à poser deux questions à Duch. En substance : les agents de la CIA ont-ils tous été écrasés ou en restaient-ils en vie ? Qu’est-ce qu’était l’Angkar ?
Duch, hautain depuis le début de l’audience avec ce témoin pour qui il n’a visiblement pas d’estime, lui répond comme à un mauvais élève : « Monsieur Mey, j’aimerais préciser que comme vous assistez depuis longtemps aux débats, vous devez savoir que la CIA fait référence à toute personne de la partie adverse. Par CIA on voulait dire tous les adversaires du PCK. Il y a la vraie CIA et la CIA que le PCK percevait comme étant telle. Les adversaires, les opposants. Et je ne pense pas qu’on les ait éliminé. » Quant à l’Angkar, il s’agit du Comité permanent, de Pol Pot et pour Duch, de Son Sen.
La réponse ne satisfait visiblement pas Chum Mey qui explose quand l’avocate Ty Srinna lui demande si ses tortionnaires lui ont dicté les noms de ses aveux ou s’il les a fourni lui-même. « On ne m’a pas donné de noms mais on m’a demandé de réfléchir combien de personnes faisaient partie de mon réseau. A ce moment-là je ne savais pas ce que c’était, s’énerve Chum Mey. On nous demandait tout le temps si nous faisions partie de la CIA et du KGB ! Lorsque des personnes étaient accusées d’être des ennemis, combien d’ennemis y avait-il ? Pourquoi les accuser d’être membres de la CIA alors qu’ils avaient juste cassé un outil ou commis un méfait ? » Ce feu soudain traduit le profond sentiment d’injustice et d’incompréhension des victimes, ce « pourquoi ? » qui hante les nuits des survivants et que les explications de Duch ne suffiront jamais à étouffer.
Les défaillances de la cour
Une nouvelle fois, cette journée d’audience laissait plus de questions que de réponses dans l’esprit du public. Pourquoi trois juges se sont-ils acharnés à poser trois fois la même question insistante sur les circonstances de la mort de la femme de Chum Mey et de son bébé de deux mois ? Par défaut d’attention ? Les explications réitérées patiemment par le témoin-partie civile étaient-elles si peu claires ? Sa femme a été exécutée avec son enfant par des Khmers rouges tandis qu’il fuyaient les troupes vietnamiennes ? Quel était l’intérêt de s’appesantir ainsi sur des faits qui ne sont en rien imputables à l’accusé ? Impossible pour le public d’établir clairement le rapport avec le procès en cours. La ritournelle prenait des airs de hors-sujet.
Les incohérences dans le témoignage de Chum Mey auraient pu générer d’intéressantes informations. Mais personne ne les relève. Par exemple Chum Mey déclare au juge Jean-Marc Lavergne qu’un détenu lui a chuchoté que les camions emmenaient les prisonniers pour être exécutés à Choeung Ek. Sachant le secret qui entourait ces exécutions, le propos est surprenant.
Les limites du témoignage
Le témoignage de Chum Mey, significatif sur la torture, s’avère plus limité concernant Duch, les relations avec les gardes de S21 et les relations entre les détenus. Chum Mey n’a pas vu Duch torturer puisqu’il ne l’a jamais vu en 1978. Martine Jacquin, avocate du groupe 3 des parties civiles, s’intéresse à la peur : « Avez-vous eu l’impression que les gardiens avaient peur ou étaient terrorisés ? » « Je ne les ai jamais regardés dans les yeux, confie Chum Mey. Pendant cette période j’avais tellement peur que je ne pouvais les regarder dans les yeux. »
Les larmes du bourreau n’effacent pas la mémoire des victimes
En fin d’audience, Kar Savuth, avocat de la défense, rappelle à Chum Mey ses paroles envers l’accusé lors de la reconstitution de février 2008, après que Duch ait lu, bouleversé, la voix brisée, ses excuses aux victimes. « Vous avez dit que vous attendiez ces mots depuis près de trente ans. Pouvez-vous commenter plus en détail ? »
« Cela fait de nombreuses années que j’attends d’entendre ces mots de la bouche de Duch. […] Je pensais qu’il avait réalisé avoir tué des gens mais qu’il ne serait jamais un jour en mesure de dire cela. C’est la raison pour laquelle lorsque je l’ai vu pleurer à Tuol Sleng, je lui ai dit cela. Je ne vais cependant pas laisser quelques larmes faire oublier les âmes de milliers de personnes qui ont été exécutées à Tuol Sleng. »
Bonjour,
Je rentre du Cambodge et je suis allé visiter la prison ou était Mr CHUM MEY un vrai boulversement pour moi. J’ai rancontré ce Monsieur et je ne vous dit pas mon émotion à ses cotés. J’ai acheté son bouquin qu’il m’a dédicacé mais malheureusement je l’ai perdu lors de mon voyage.
Je suis peiné et aimerait me le procurer à nouveau comment dois je faire? Y a t il un site pour le commander .
Respect pour ce grand Monsieur et je lui souhaites que du bonheur pour la suite.