L’audience à retardement de Chum Neou



Chum Neou a perdu son mari à S21 et a survécu deux ans à S24. (Anne-Laure Porée)
Chum Neou a perdu son mari à S21 et a survécu deux ans à S24 où elle a perdu son bébé. (Anne-Laure Porée)



Chum Neou, 60 ans, a eu droit à une déposition pour le moins fragmentée. Jeudi 20 août, elle a tout juste le temps de se présenter avant la pause déjeuner. Elle fait rire le public quand elle explique au président Nil Nonn qu’elle a « deux lieux de naissance ». Une erreur a été commise sur sa carte d’identité où a été inscrit le lieu de naissance de son père à la place du sien… Dans l’après-midi, elle revient s’asseoir devant les juges, accompagnée d’une assistante psychologue juste après le témoignage par visioconférence de Ou Savrith depuis la France. Là encore elle est interrompue en pleine déposition par des problèmes techniques au son. Les juges ne peuvent même pas annoncer au public la fin de la journée. Sur les écrans, on les voit se lever et quitter la salle.


La rubrique « infos du jour »

Chum Neou reprend donc le fil de son histoire ce lundi matin après une apparition éclair de William Smith venu réclamer au président du temps pour lire des documents sur le conflit armé ; après l’annonce de l’hospitalisation de l’avocate du groupe 2 des parties civiles Silke Studzinsky et après le correctif maladroit de Fabienne Trusses, avocate du groupe 3 des parties civiles, concernant Antonya Tioulong qui n’a jamais porté plainte contre Chea Sim contrairement à la déposition faite mercredi 19 août. Pourquoi est-elle maladroite ? Parce que l’avocate, familière des impairs sur les noms des protagonistes de ce tribunal, prononce le nom du président du Sénat cambodgien « Chèm Sèn » au lieu de Chea Sim. Cela sonne comme s’il s’agissait d’une autre personne et promet de vrais problèmes de traduction… Par ailleurs elle s’excuse au nom de sa cliente pour ce « lapsus ». Le lapsus faisant référence en psychanalyse à un acte manqué, ce n’est probablement pas le mot adéquat. Evoquer une « erreur » eût été plus délicat.


Khmère rouge mariée en vitesse

Chum Neou est une ancienne Khmère rouge. Chef des jeunes filles de son village puis de la commune, elle part sur le front dès 1973, affectée après un entraînement militaire de six mois aux tâches d’approvisionnement en nourriture et en munitions. Elle prend du grade : elle est chef d’une équipe féminine de 30 personnes quand elle arrive à Phnom Penh en 1975, après la prise de la capitale par les Khmers rouges. Elle travaille alors à la section logistique appelée S80. Elle y garde les entrepôts d’armes. Contrairement à ce qu’elle déclarait sans ambiguïté jeudi dernier, elle assure ce lundi le procureur Vincent de Wilde qu’elle n’a pas été victime de mariage forcé. Elle épouse Nou Moeun (aussi appelé Nou Samoeun) alias Saèm en ayant été consultée par l’Angkar et en ayant accepté la proposition. Le problème pour elle, ce sont les conditions dans lesquelles le mariage a eu lieu : les futurs mariés ont été prévenus le matin même que la cérémonie aurait lieu à 14 heures. Sans famille, sans célébration particulière.


Derniers chuchotements



Photo de Chum Neou à S24. Elle ne sait aps qui a écrit son nom sous la photographie. (Anne-Laure Porée)
Photo de Chum Neou à S24. Elle ne sait pas qui a écrit son nom sous la photographie. (Anne-Laure Porée)



Quand son mari est arrêté en juillet 1977, elle est enceinte de quatre mois. Elle lui prépare un baluchon de vêtements, il lui recommande de prendre soin d’elle. « Il m’a chuchoté qu’il allait être loin de nous, que nous devions travailler dur, qu’il ne nous abandonnerait pas. » Il monte dans un camion. Elle ne le reverra jamais. Un document de S21 porte la trace de son nom le 30 juillet 1977. Trois jours plus tard, Chum Neou est arrêtée à son tour. Elle est envoyée en rééducation dans des lieux dont elle ne sait pas qu’ils dépendent de S21 : l’hôpital psychiatrique de Takmao, puis Stœung Tchreuv où elle accouche. Ensuite viendront Prey Sâr et Bakou. Le souvenir de son état à l’époque la fait s’effondrer devant les juges. « J’étais tellement maigre à ce moment-là ! » Avec sa main handicapée, elle ne peut tenir une houe, elle ne peut rien avaler, tout la fait vomir sauf quelques grains de sel sur du riz, dit-elle. « C’est la première fois aujourd’hui, après 32 ans, que je peux parler de ces choses », confie-t-elle aux magistrats, désespérée.


L’accouchement et la mort du bébé

Pendant sa grossesse, elle poursuit des travaux lourds comme le transport de bois ou d’eau. Seuls des saignements convainquent les Khmers rouges de la mettre au repos jusqu’à son accouchement en janvier 1978. « J’ai donné naissance à mon fils en détention » formule Chum Neou qui se souvient de l’absence d’équipement médical et du soutien précieux de la sage-femme. Quand elle est remise de son accouchement, elle est envoyée à Prey Sâr. Son bébé tombe malade. Elle prévient la gardienne des détenues et apprend le soir même, au retour de la rizière que son enfant, qu’elle allaite toujours, a été envoyé à l’hôpital. Elle n’est autorisée à le rejoindre que deux jours plus tard. Elle le retrouve enfin, heureuse. Mais une heure après lui avoir donné le sein, il meurt. Il a sept ou huit mois, c’est la saison du repiquage du riz.

« Qui blâmez-vous pour la mort de votre fils ? » interroge Vincent de Wilde. « Mon bébé est mort à cause de l’échelon supérieur qui n’avait pas de plan concret pour soigner les gens, rétorque-t-elle. On m’a enlevé ce bébé alors que je l’allaitais encore. […] Le personnel soignant n’a pas réussi à le soigner. »


La mémoire des incidents

Le retour dans les rizières n’est pas simple. Tout le monde l’a vue embarquer dans un camion. Son retour est inattendu. « Mes camarades ont été très surpris de me revoir, le bruit circulait déjà dans l’unité que j’étais une espionne de la CIA et que c’était pour cela qu’on m’avait emmenée. » Personne ne lui parle. Elle assure jeudi avoir simulé la folie et pris garde de ne mécontenter personne pour rester dans le groupe. Sa mémoire a engrangé toutes sortes d’incidents qu’elle relate pêle-mêle au cours de sa déposition. Elle évoque les conditions de détention : les prisonniers aux champs ou aux travaux pendant la journée et enfermés la nuit, entravés pour les hommes. Elle se rappelle des rotations entre nouveaux arrivants et partants, moins fréquentes à Bakou qu’ailleurs. Elle a en tête les haut-parleurs crachant des chants révolutionnaires pendant la construction des barrages et des digues et les techniques pour remplir les quotas de récolte (« un qui arrachait les pousses, l’autre qui les nettoyaient, le troisième qui empilait »). A cette époque, les questions surgissent immanquablement. « Je me demandais ce qu’on faisait du riz. Nous en produisions beaucoup mais nous n’avions jamais assez à manger. » Elle se demande comment certaines parcelles pouvaient être labourées si vite. La réponse lui parvient trente ans plus tard, dans ce tribunal par le témoignage de Chim Meth, ancienne Khmère rouge incarcérée à S24 qui a raconté son travail.


Pas de larmes pour rester en vie

Chum Neou avoue qu’à l’époque elle n’a jamais versé une larme. « Je voulais prouver que j’avais été bien rééduquée et que je faisais de mon mieux conformément aux instructions que j’avais reçues. Si j’avais pleuré comme je le fais aujourd’hui [au tribunal], je n’aurais sans doute pas survécu. » Le 6 janvier 1979, les habitudes des détenus sont chamboulées. Ils doivent se tenir prêts à partir. La fuite devant l’avancée vietnamienne s’organise à la hâte. Le soir du 6 janvier, ils détalent, tous ensemble.


Le pistolet de Duch sur la tempe

Peu de temps après le 7 janvier 1979, près d’Omleang, Chum Neou prétend avoir été conduite à Duch parce qu’elle avait essayé de se faire la belle. Le récit vaut son pesant d’or. Pas effrayée le moins du monde, elle aurait salué Duch, l’aurait appelé « Bang » (grand-frère). Lui aurait pointé son pistolet sur sa tempe à elle, sans enlever le cran de sécurité. « Je n’avais pas peur et j’ai répondu aux questions de Duch avec confiance. […] Il m’a demandé combien de jours j’étais restée là. J’ai répondu que j’étais là depuis 1977. Il a paru surpris et m’a demandé  comment cela se faisait que j’étais restée si longtemps. » Le juge Jean-Marc Lavergne s’étonne d’un tel dialogue. Elle lui confirme que Duch ne l’a pas menacée et qu’il s’agissait bien de l’accusé. Le pistolet sur la tempe, elle sourit. « De toute façon, j’étais de nature souriante. […] Il était surpris que je sois encore là, vivante après ces deux années. […] Il m’a répondu que c’était bien que j’ai réussi à rester là vivante aussi longtemps que cela. »

La conversation se serait terminée alors que des coups de feu résonnaient à proximité, obligeant tout le monde à un départ précipité.












Duch nie les inspections évoquées par Chum Neou. (Anne-Laure Porée)
Duch nie les inspections évoquées par Chum Neou. (Anne-Laure Porée)



Les inspections de Duch






Etait-ce la première rencontre avec l’accusé ? se demande le juge Jean-Marc Lavergne. Chum Neou assure que non. « Les deux premières fois il marchait le long de la digue. » Elle repiquait du riz. Elle s’était étonnée d’avoir à repiquer du riz près de la digue là où ce n’était pas utile. Les Khmers rouges lui avaient répliqué qu’ils avaient fait appel à elle car elle s’y prenait bien. « On m’a dit que je devais faire attention à ce que je faisais parce que le chef m’observait. » Elle le décrit marchant seul, « sans garde du corps, il portait un chapeau, un krama autour du cou, et il avait un pistolet, il avait l’air élégant, insouciant et joyeux. Il ne semblait pas partager pas le fardeau que nous avions là où nous étions. » Selon elle, il est venu deux fois en 1978, après la mort de son fils. C’était près de Bakou.


Rédemption par la constitution de partie civile

Quand elle parvient à rentrer au village, en décembre 1979, elle découvre que tous ses proches sont morts. Elle doit aux encouragements d’un voisin d’avoir remonté la pente et être allée de l’avant. Non sans blessures. François Roux, avocat de Duch lui demande quel regard les villageois ont posé sur elle à son retour. Le drame familial est alors livré au public : « Ma tante a dit qu’à cause de moi son mari était mort. C’est une grande douleur qui m’a été infligée. L’accusé s’est excusé. Evidemment je ne peux l’accepter. Je me suis inclinée devant ma tante pour lui demander pardon pour la perte de son mari. […] Cela n’a pas été accepté. Ici je ne peux accepter les excuses qu’a présentées l’accusé. Un mot d’excuse de l’accusé prononcé devant la chambre ne suffit pas. Lorsque j’en ai eu la possibilité, j’ai fait une demande de constitution de partie civile de manière à pouvoir parler au nom des membres de ma famille qui ont été victimes du régime, de manière à prouver que je ne suis pas membre des Khmers rouges, que je suis responsable et que je suis fidèle à la nation, et que je me suis sentie trahie par ce groupe. » Seule à survivre, elle répète à François Roux qu’elle a l’impression d’une tricherie.


Les dénégations de l’accusé

Duch ne conteste pas le parcours de Chum Neou ni celui de son mari. Il reconnaît les documents, il acquiesce, Nou Samoeun est bien mort à S21. Il insiste cependant sur trois points qu’il qualifie d’étranges : elle n’a pas pu le reconnaître sur les digues puisqu’il est allé à Prey Sâr sans que les gens le voient. C’est une manière de contester sa présence par deux fois dans le dernier semestre 1978 à S24. Evidemment, il affirme n’avoir jamais pointé son revolver sur la tempe de Chum Neou comme elle le raconte. Enfin, il ne s’est pas vraiment intéressé aux combattants dans cette fuite de Phnom Penh.












Chhin Navy est si volubile qu'on croirait qu'elle s'est tue pendant trente ans. (Anne-Laure Porée)
Chhin Navy est si volubile qu'on croirait qu'elle s'est tue pendant trente ans. (Anne-Laure Porée)







Chhin Navy, logorrhée sur la douleur

Chhin Navy, 70 ans, vient elle porter la mémoire de son mari, arrêté le 22 février 1976 et exécuté à S21. Avant même de commencer sa déposition son avocat l’interroge pour connaître son état et elle prévient que parfois elle doute de sa santé mentale. Chhin Navy livre un récit énergique, qui fourmille d’anecdotes secondaires, parfois si détaillés qu’en salle de presse les journalistes cambodgiens explosent de rire. Elle cumule les digressions au fil de son histoire de citadine travaillant à l’hôpital, expulsée en famille de Phnom Penh, survivante avec ses trois enfants. Son discours est ponctué de nombreux gestes lui conférant une théâtralité inhabituelle chez les parties civiles. Chhin Navy découvre en 1980 lors d’une visite du musée de Toul Sleng que son mari, ex-chef adjoint de l’aviation civile sous Lon Nol y a fini ses jours. Dans l’incontrôlable logorrhée, elle questionne (plein de pourquoi ?), elle perd le fil, elle condamne. Un jour elle se souvient avoir demandé à sa sœur aînée, endoctrinée par les Khmers rouges et qui a dénoncé le mari de Chhin Navy, ce qu’était le communisme. Aujourd’hui elle apporte sa propre réponse en y associant les mots trahison, dénonciation… Dans la bouche de Chhin Navy, les proverbes fusent. Elle décline à différentes sauces le « On récolte ce qu’on sème » et elle ne tergiverse pas : Duch mérite son sort. « Rien ne peut réparer de tels actes », conclut-elle.



Touch Monin est la troisième partie civile de la journée. Il représente son cousin Chea Khân assassiné à S21 au début 1977. Il est là aussi au nom de toutes les personnes de sa famille qui ont disparu. En version française, les interprète s'embrouillent, le cousin est devenu à tort le frère de Touch Monin. (Anne-Laure Porée)
Touch Monin est la troisième partie civile de la journée. Il représente son cousin Chea Khân assassiné à S21 au début 1977. Il est là aussi au nom de toutes les personnes de sa famille qui ont disparu. En version française, les interprète s'embrouillent, le cousin est devenu à tort le frère de Touch Monin. (Anne-Laure Porée)



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