Un exemple d’ascension sociale
Chum Sirath, 68 ans, incarne le parcours exemplaire d’un self made man. Il est né dans une famille pauvre, cinquième enfant d’une fratrie de huit. Pour eux les études constituent le seul espoir d’ascension sociale. En 1960, Chum Sirath bénéficie d’une bourse d’étude en France. Il y restera huit ans, sans avoir les moyens de revenir au Cambodge, y compris au décès de son père en 1964. A son retour au pays, diplôme de la prestigieuse Ecole nationale supérieure des télécoms de Paris en poche, il entame une brillante carrière dans les télécommunications qui le mène d’un ministère cambodgien aux Nations unies à Genève. En 1974, quelques mois avant la prise de Phnom Penh par les Khmers rouges il déménage en Europe. Il enchaîne ensuite les postes à responsabilité en Asie et dirige aujourd’hui sa propre entreprise au Cambodge.
Reconnaissance et regrets à vie
Si Chum Sirath résume son histoire, c’est parce qu’elle est intimement liée à celle de son frère cadet Narith, enseignant, qui a renoncé à sa bourse d’étude en France pour subvenir aux besoins de sa famille au Cambodge et permettre aux autres de tracer leur route. Si Chum Sirath raconte son parcours c’est aussi parce qu’en novembre 1974, quand il s’installe à Genève, il prévoit de faire venir sa famille, notamment son frère Sinareth. « Mais en avril 1975, tout a changé. Mon rêve et mes espoirs se sont évanouis. Et cela je le regretterai toute ma vie. A l’époque je n’ai pas été assez malin ou pas assez vif, je n’ai pas compris que la situation du Cambodge, plongé dans la guerre, allait encore s’aggraver les mois suivants. J’ai fait un mauvais calcul quant à la situation, c’est quelque chose que je regrette encore aujourd’hui. »
Deux frères bien assortis
Sinareth à l’époque est étudiant en médecine, il prend particulièrement soin de sa mère, la fait rire pour qu’elle oublie ses problèmes cardiaques. Il partage aussi une complicité particulière avec son aîné Narith. C’est cette chaleur familiale que Chum Sirath retrouve à son retour de France. Mais trois mois plus tard, Narith est arrêté par la police spéciale qui l’accuse d’être khmer rouge. Chum Sirath tente de rencontrer le ministre de l’Education de l’époque, ministre de tutelle de son frère enseignant, pour lui demander de l’aide mais Vann Molyvann ne le reçoit pas. Chum Sirath parviendra cependant à faire libérer son cadet.
Contexte historique
Relevant ce qui définit une personne de gauche à l’heure de Mai 1968, à savoir l’opposition à la guerre, en particulier la guerre du Vietnam, et l’opposition à l’injustice sociale, Chum Sirath constate que les intellectuels cambodgiens à cette époque sont généralement de gauche. Il compte son frère Narith, attentif aux jeunes et à leur éducation, parmi ces progressistes sous surveillance. Il rappelle que le professeur Phung Ton est arrêté la même année ainsi que le professeur Keng Vannsak. A l’époque, se souvient Chum Sirath, des images de l’exécution publique de Preap In étaient montrées dans les salles de cinéma cambodgiennes. « Tous ceux qui allaient au cinéma ne pouvaient ensuite oublier ces images. » Les Cambodgiens étaient également divisés en catégories, dit-il, les Khmers bleus, les Khmers rouges (dont il rappelle que le nom a été créé par Sihanouk) et les Khmers blancs. « Sous le Kampuchéa démocratique, on a aussi classé les gens en trois catégories : agents du KGB ou de la CIA ou sympathisants vietnamiens. Ou bien entre Peuple nouveau et Peuple ancien. Il y avait là déjà une habitude prise avant le régime du Kampuchéa démocratique. »
Critiquer menait à S21
La répression, le contexte tendu pousse nombre d’intellectuels à prendre le maquis. Hu Nim, docteur en droit et vice-président de l’Assemblée nationale, accusé d’avoir fomenté avec Khieu Samphan et Hou Youn la révolte paysanne de Samlaut en avril 1967, entre dans la clandestinité. Narith l’y rejoint en 1973 quand le régime de Lon Nol l’accuse d’avoir organisé une manifestation d’enseignants pour revendiquer des augmentations de salaire. Il travaille avec lui dans la section de la propagande. Le lien n’est pas anodin car Chum Narith est incarcéré à S21 six mois avant son supérieur et son nom apparaît dans la confession de Hu Nim dont Chum Sirath cite un extrait aux juges. « Chum Narith aurait critiqué la politique de collectivisation du régime et il aurait dit que du fait de la collectivisation les médicaments manquaient, la propriété privé était dorénavant interdite ce n’était pas une bonne chose, aurait dit Chum Narith. » Celui-ci est incarcéré à S21 le 29 octobre 1976.
Pour Chum Sirath, tout concorde : « Le 21 juillet 1976 Pol Pot a prononcé un discours sur le plan quinquennal de collectivisation de l’économie et trois mois plus tard mon frère est arrêté. » Cette partie de la confession de Hu Nim semble vraie, même si l’interrogateur Pon (un ancien enseignant comme Duch) l’a tabassé, car ce passage est « conforme à la nature de Narith. Il disait ce qu’il pensait ».
Les registres disparus
Par pudeur autant que par peur d’ennuyer ses auditeurs, Chum Sirath ne s’étend pas sur l’histoire de ses frères, il a esquissé leur personnalité, leur vie, leurs convictions, ses liens avec eux. Il n’insiste pas non plus sur les recherches qu’il a menées pendant des années pour reconstituer chacun de leur parcours et récupérer des preuves de leur incarcération à S21. Il décrit simplement les registres qu’il a consultés en 1993, lors de sa première visite du musée de Toul Sleng dans lesquels il a lu les noms de ses frères, et repéré la ligne correspondant. Il a noté précieusement ces informations mais n’a pas fait de copie du registre qui, en 1995, avait disparu. D’autres documents lui ont heureusement permis de constituer son dossier de partie civile : une photographie de Sinareth, authentifiée comme provenant de S21, une biographie de sa femme Kim Sovannary, une biographie de Narith. Pas de trace de l’enfant de Sinareth et Sovannary, un bébé âgé probablement d’un mois ou deux d’après les informations recoupées par Chum Sirath.
Un orateur aguerri
A la barre, Chum Sirath, que le trac étreignait depuis plusieurs jours, captive son audience dès les premiers mots. Pas un endormi à l’horizon. Les étudiants venus de la province de Kandal sont envoûtés. Tout est vivant, le geste, la parole, le regard. Il semble aussi à l’aise que dans une conversation amicale, ses mots sont pédagogues, son attitude généreuse, il partage son histoire. Il ne craint ni l’accusé, ni les avocats, ni les magistrats. L’ambiance est installée, la séduction opère, Chum Sirath passe en douceur à la deuxième phase de sa déposition.
Des sentiments ambivalents
Rendant hommage au tribunal qui permet aux parties civiles de s’exprimer, il cite un à un ses compagnons en leur adressant un regard complice. « Toutes ces personnes ont parlé de leur parcours pour rechercher la vérité. Toutes leurs histoires sont différentes mais elles ont toutes un point commun, qui est celui du désespoir. Le désespoir… et ce sentiment de ne pas arriver à comprendre ce qui s’est passé. Et le chagrin ainsi que la douleur qui ont accompagné pendant plus de trente ans et accompagnent encore ces personnes. Moi je me suis battu, je me bats chaque jour, constamment pour ne pas oublier cette souffrance, la misère qu’on enduré les membres de ma famille, mes frères, et les êtres chers. En même temps j’essayais d’oublier cela car j’ai un devoir vis-à-vis des survivants, des personnes qui vivent avec moi, et je dirais que ces deux sentiments ambivalents sont en moi depuis plus de trente ans. Et je ne peux séparer ces deux sentiments, en laisser un de côté au privilège de l’autre. »
Les mensonges de Duch
Trêve d’émotion. L’heure vient d’attaquer l’accusé sur une base concrète, le cas de ses frères. Il n’est pas difficile à Chum Sirath d’établir des liens entre Duch et son frère Narith. Ils se connaissaient. La veille, pendant l’audition de Sunthary Phung-Guth, l’accusé évoquait son admiration pour le professeur Khieu Komar qui l’avait protégé lui ainsi qu’un autre étudiant du nom de Chum Narith. Des études ensemble, des rencontres dans le maquis, une géographie commune, les éléments ne manquent pas… Pourtant « ce monsieur Kaing Guek Eav » comme l’appelle Chum Sirath, ne répond pas à ses interrogations sur les circonstances de la mort de ses frères à S21.
« Il connaissait mes frères mais à partir du moment où il est entré à S21, il ne connaissait plus personne, il s’est contenté de se référer à ses documents, il n’avait plus le temps de faire attention à quoi que ce soit d’autre que ses documents. » Le public rit.
Duch ébauche un sourire énigmatique, et chausse son air satisfait tandis que Chum Sirath, fervent porte-parole des disparus, s’anime sur son fauteuil et se tourne face à lui. Duch prétend n’être qu’un subordonné. Que fait-il donc devant cette cour, interpelle-t-il. Pourquoi lui reprocher tant de crimes s’il n’était qu’un subordonné ? Le ton s’affermit. « Si la politique du PCK était d’exécuter ces personnes, alors qu’elle soit respectée, qu’on exécute les personnes à exécuter ! Mais les torturer alors que, comme il l’a dit, le contenu des aveux ne pouvait être vrai ! D’après l’audition de David Chandler, d’après les annotations que Duch apportait sur ces aveux, ça ne l’empêchait pas de dormir. Est-ce qu’il avait la faim coupée par ses journées de travail ? Pas du tout ! Jusqu’à l’arrivée de Vorn Vet à S21 en 1978, il faisait tous les jours sa besogne. »
Alfred de Vigny à contresens
Chum Sirath a été marqué par la citation du poème d’Alfred de Vigny, le 6 avril 2009, que Duch utilise pour se comparer au loup qui meurt en silence. Il dit les vers du poète français, générant une jubilation chez l’accusé dont les lèvres répètent en même temps ces quelques lignes.
« Gémir, pleurer, prier est également lâche.
Fait énergiquement ta longue et lourde tâche
Dans la voie où le sort a voulu t’appeler,
Puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler. »
Mais Chum Sirath n’est pas venu rendre hommage à un accusé cultivé, il est venu lui dire combien il avait utilisé ce poème à contresens. Duch n’anticipe pas cet implacable coup de semonce. Pour le public, à qui dans le fond il adresse sa déposition, Chum Sirath retrace la trame de ce poème : un groupe de chasseurs qui lancent une meute de chiens voraces à la poursuite d’un loup, de sa louve et de leurs deux petits. Le loup meurt en défendant les siens, en résistant aux chiens. « Quelle est la morale de ce poème ? » interroge la partie civile pour qui Duch n’est pas le loup héroïque mais un des chiens de la meute. Le public saisit l’allusion.
« L’imposture » de Duch
Sur une lancée énergique, Chum Sirath démonte ensuite la mise en scène du 6 avril. Il note ironiquement l’heure de la récitation du poème : vers 16h30. Il en rappelle la dramaturgie : deux à trois minutes de silence à la fin de la citation. « On pouvait entendre une mouche voler », commente Chum Sirath. « A la fin maître Roux a dit qu’il n’avait plus de questions à poser à l’accusé ! Pendant ce silence de trois minutes, tout s’est arrêté. Peut-être que les gens ont éprouvé du chagrin pour cet accusé. C’est une technique astucieuse qui a été utilisée devant cette Chambre. Peut-être pourraient-ils faire un duo à la Comédie française ! Si l’accusé se compare au loup du poème La mort du loup, c’est ce qu’on appelle en français une imposture. »
« De quelle bravoure parle-t-on ? »
Chum Sirath dissèque les intentions et les interventions de l’accusé. Selon lui, Duch a cherché à se présenter en tant qu’être stoïque, c’est-à-dire une personne essayant de travailler sans penser à la dureté de son existence. Voilà encore l’imposture. Sans argumenter, l’entrepreneur suggère une forme de manipulation et charge. « Son enseignante a échoué à S21, il savait qu’elle avait été soumise à la torture, qu’elle avait été déshumanisée, dégradée. Il n’a pas levé le petit doigt pour lui porter secours. C’est quoi cette forme de bravoure ? Si des personnes étaient au combat ensemble, unies, alors il y aurait une forme de solidarité mais là il n’a pas levé le petit doigt. »
Chum Sirath mentionne avec à-propos que le garde de la prison spéciale Saom Meth avait été transféré par Him Huy à S24 en ayant pour consigne de garder sous silence le lien avec son frère arrêté à S21, ce qui l’avait sauvé. Chum Sirath s’en donne à cœur joie. Il tire à vue ses mots, ses critiques, ses désaccords.
Les victimes ne furent pas des lâches
L’avocate de la défense Marie-Paule Canizares intervient finalement, au nom de la sérénité et de la dignité des débats et demande que la partie civile recentre sa déposition. Silke Studzinsky monte au créneau : « Ce qu’étaye mon client fait partie d’un processus de gestion de la souffrance ». Le président Nil Nonn donne droit à la défense, ça lui prend quatre minutes chrono en main de répéter que l’objectif est la justice, pas la vengeance ni les insultes. Une éternité ! Chum Sirath finit par lever la main pour lui signaler qu’il a compris le message.
« Je comprends, vous dirigez les débats selon les normes internationales. Je comprends tout à fait cela. L’accusé n’est pas encore inculpé, le jugement n’a pas encore été rendu par la Chambre. Cependant nous sommes les victimes. Nous ne pouvons accepter que l’accusé dise devant cette Chambre que les larmes, le deuil sont des actes lâches. 16 000 personnes ont trouvé la mort à Toul Sleng. Bien évidemment ces personnes ont gémi, pleuré, crié. Peut-on dire que ces personnes étaient des lâches ? Devant cette Chambre, lorsque [l’accusé] parle de ses actes, c’est juste un imposteur, c’est tout ce qu’il est ! »
Chum Sirath vient de se référer à la Mort du loup et au vers « Gémir, pleurer prier est également lâche » mais la traduction en français est très confuse. Marie-Paule Canizares réfute que l’accusé est jamais employé le mot « couard » [qui aurait dû être traduit par « lâche » comme dans le poème]. Le président s’empresse alors de recadrer tout ce petit monde.
Victor Hugo contre Duch
Chum Sirath se plie aux consignes en acquiesçant mais il ne manque pas de suite dans les idées. Il n’a rien à perdre. Il revient sur le terrain intellectuel par une autre porte : la conversion au christianisme de Duch. Toujours pour mettre ses propos à la portée de tous, il raconte comment ce personnage de la Bible, Caïn, fils d’Adam et Eve, a tué son frère par jalousie. Dans la Légende des siècles, Victor Hugo a fait de cette histoire un poème intitulé « La Conscience ». Il y décrit Caïn poursuivi, où qu’il aille, par l’œil de son frère, l’ œil de la conscience. Caïn demande finalement à être enterré pour échapper à cet œil. Chum Sirath, homme au verbe ardent, récite en français avant de traduire en khmer :
« [Quand il se fut assis sur sa chaise dans l’ombre]
Et qu’on eut sur son front fermé le souterrain,
L’œil était dans la tombe et regardait Caïn. »
Puis il calcule : 16 000 personnes sont mortes à S21, si l’on multiplie par deux, Duch est observé par 32 000 yeux. Ou plutôt 32 000 fois un œil. Duch, fort opportunément converti au christianisme, demande pardon. Peut-être échappera-t-il au châtiment dans l’au-delà, convient Chum Sirath, mais en attendant la mort… « Ici il y a 32 000 yeux qui suivent l’accusé et je me demande comment l’accusé pourra jamais se cacher. » L’image est forte, Duch encaisse.
L’appel à témoin
Après une pause de vingt minutes, l’audience reprend. Les photographies des frères de Chum Sirath défilent. Puis la biographie de Kim Sovannary avec une photo d’identité de la jeune femme, est affichée à l’écran. Chum Sirath en profite pour lancer un appel « à quiconque connaîtrait Kim Sovannary », la femme de son frère Chum Narith. Il peut être contacté par l’intermédiaire de l’unité des victimes du tribunal. A l’heure où il lance cette bouteille à la mer, il ne sait pas que dans un village de Preah Vihear, un homme regarde CTN, une des principales chaînes de télévision cambodgiennes qui retransmet en direct les audiences du procès. Cet homme, Kin Savy, est le mari de la sœur de Kim Sovannary. Il décroche son téléphone. Une heure et demie plus tard, la nouvelle parvient à Chum Sirath qui vit au milieu des autres parties civiles sa plus belle victoire.
« Il prie pour lui-même. Le jour de son propre anniversaire »
Les premières excuses de l’accusé, au début de procès, sonnaient aux oreilles de Chum Sirath comme une belle promesse. « Je voulais le croire. Mais plus j’ai participé à la procédure, plus ce sentiment s’est amenuisé. Je crois que ses excuses ne sont pas véritables. » L’argumentation de Chum Sirath ne tarde pas, transcript d’audience à l’appui. Le voilà qui cite la déclaration de l’accusé en date du 31 mars 2009, un accusé en proie au remords qui prie pour demander pardon, chaque année, le 17 novembre, date de sa naissance. « Celui-ci dit prier, commente Chum Sirath. Mais pas pour les âmes des victimes afin qu’elles reposent en paix ! Il prie pour lui-même. Le jour de son propre anniversaire. »
Ramenant le fil de ses propos à son dossier, Chum Sirath considère la fourberie de Duch : « Mes frères, l’accusé les connaissait bien. Il m’a écrit une lettre que j’étais très heureux de recevoir mais il affirme ne pas les avoir vus et que même s’il les avait vus, il n’aurait pas pu les aider. » Pour creuser, il invite alors les juges à se pencher sur le profil psychologique réalisé par Françoise Sironi, docteur en psychologie clinique et psychopathologie. Le juge Jean-Marc Lavergne l’empêche de poursuivre car l’experte doit être prochainement entendue par la cour.
L’impossible pardon
Chum Sirath ne se démonte pas, il fixe Duch. « Au nom de mes frères défunts Chum Sinareth, Chum Narith, au nom de Kim Sovannary et au nom de mon neveu, je voudrais déclarer devant la Chambre que je ne peux accepter ces demandes de pardon qui ne sont pas sincères. Je suis ici pour demander justice. Et justice veut dire vérité. Cela fait 34 ans que j’attends la justice. »
Une recherche permanente d’infos
Le temps se suspend un instant puis le co-procureur Vincent de Wilde enchaîne. Avec ses questions sur la manière dont la partie civile a trouvé des informations et des documents sur ses frères, le co-procureur donne tout d’abord l’impression étrange d’un débutant ne sachant pas trop comment s’y prendre avec l’enquête qu’on vient de lui imposer. Cette sensation de décalage incongru est exacerbée par le délitement de l’accusation depuis des semaines. Il est intéressant de noter dans la réponse de Chum Sirath comment ce-dernier a mis à profit chacune de ses rencontres pour cumuler des indices sur ses frères. Ainsi Pech Lim Khuon, pilote khmer rouge qui a fui en Thaïlande en 1978 en volant un hélicoptère, lui a-t-il appris à Oslo que Narith travaillait à Phnom Penh en 1975.
Les motifs des arrestations
Les questions du procureur mènent également Chum Sirath à interpréter les raisons pour lesquelles ses proches ont été arrêtés. Sinareth aurait été conduit à S21 parce qu’il était le frère de Narith et Kim Sovannary parce qu’elle était sa femme. Pour lui, cela ne fait pas le moindre doute. Au moment dédié à ses commentaires, Duch élabore une autre hypothèse. Chum Narith et Chum Sinareth n’ont pas été arrêtés du fait de leur lien familial mais pour des raisons différentes. La défense rappelle avec maladresse aux magistrats que Duch a produit des commentaires écrits sur la famille de Chum Sirath. Cette intervention agace l’intéressé qui n’a jamais obtenu aucune réponse à ses questions sur les circonstances de la mort de ses frères. Il décrète ce document « inutile » de manière cinglante.
Duch se fâche
L’accusé prend finalement la parole. Il décrit les « nombreux amis » passés par S21 dont il s’est éloigné pour ne pas se retrouver face à un dilemme. Chum Narith faisait partie de ces soi-disant « amis » dont Duch ne voulait pas voir le visage. Narith avait eu la mauvaise idée de choisir le camp de ceux qui n’ont pas la langue dans leur poche. « Lorsque vous parlez des 32 000 yeux, je prends conscience de cette question », confie Duch en déclarant accepter d’être pointé du doigt par les parties civiles et ne pas s’opposer à la punition qu’il mérite. « Je ne conteste pas, je suis tout à fait sincère, je suis honnête, j’ai ce sentiment de compassion et de remords pour ces âmes perdues. » L’accusé n’a cependant pas apprécié d’être pointé du doigt. C’est du moins ce qu’estime Chum Sirath a posteriori. « Quand on dit en khmer : ‘Vous pouvez me pointer du doigt, je ne me fâche pas’, c’est qu’on se fâche ! » Duch, passé maître en rhétorique et en dramaturgie, prononce bien entendu ces mots avec un calme olympien. C’est du grand art.
L’incident, le bec cloué, le retour au calme
Il annonce alors ses quelques observations sur les faits historiques. « Vous avez dit que Pech Lim Khuon est allé en zone rurale avec votre frère… » Chum Sirath l’interrompt vivement : « Non ! Je n’ai pas dit ça ! » Chum Sirath refuse vigoureusement que Duch déforme ses propos. Panique à bord. Audience hors contrôle. Le président a alors une réaction hallucinante qui révolte le public : il clôt l’intervention de Duch. « Nous ne voulons pas en entendre plus. Je pense que vous devez arrêter. » L’audience n’en revient pas. Nil Nonn congédie fermement Chum Sirath. Il fait entrer la partie civile suivante, Chum Neou. L’avocate Marie-Paule Canizares réclame que l’accusé finisse ses observations. Le président rétorque qu’il faut alors s’en tenir aux faits pertinents relatifs à S21. Duch termine ses commentaires alors que dans toutes les têtes reste gravé l’incident.
L’audience de Chum Sirath n’aura décidément manqué ni de piquant, ni de rebondissements. Les étudiants de Kandal sortent du tribunal admiratifs de cet entrepreneur qui parle si bien. Les habitués, impressionnés qu’il ait ébranlé l’accusé, plaisantent en suggérant que les co-procureurs prennent des cours particuliers.
L’ambassade de France a Phnom Penh a l’epoque etait-elle territoire francais? Si c’etait le cas, je crois que la France avait le devoir de proteger toutes ces personnes qui s’y etaient refugiees et que l’on savait sciemment menacees de mort une fois livrees aux Khmers Rouges. Si les autorites francaises de l’epoque avait conclu un accord en vue de leur protection qui ne fut pas respecte, elles doivent etre tenues pour responsables du non-respect de cet accord par l’autre partie, a savoir les Khmers Rouges. Comment pouvaient-elles avoir confiance en de tel mouvement? Quoiqu’il en soit j’ai vu qu’il y avait beaucoup de mepris de la part des autorites francaises exerces par le biais de son ambassade a Phnom Penh. Des enfants, y compris de tout petits bebes, furent alors jetes dehors a la mort certaine comme j’en avais apprehende. J’y etais et je craquais.