Le vertige de la douleur







 



Antonia Tioulong est venue porter la parole et la souffrance de toute une famille. (Anne-Laure Porée)
Antonya Tioulong est venue porter la parole et la souffrance de toute une famille. (Anne-Laure Porée)









 

Une femme énergique se présente devant les juges. Antonya Tioulong, 57 ans, est Française, rédactrice en chef du service documentation au journal L’Express. Elle est l’une des sept filles d’un homme célèbre au Cambodge : Nhiek Tioulong, fidèle parmi les fidèles de Sihanouk, qui fut ministre un nombre incalculable de fois, signataire des accords de Genève en 1954, ambassadeur, général… Mais Antonya Tioulong n’a pas l’arrogance de certains puissants. Elle vient en porte-parole d’une famille dévastée par la perte de sa soeur aînée Raingsi, et de son beau-frère, Lim Kimari, tous deux incarcérés et exécutés à S21.

Porte-parole de l’absente

La journée de lundi, éprouvante au-delà de l’imaginable et qui vous abandonnait à des cauchemars sans fin, a permis de mesurer la dose de courage nécessaire à l’expression d’une telle douleur et de ses conséquences. Antonya Tioulong s’attelle fermement à cette mission, les larmes à fleur de mots. « J’espère aussi porter la voix de ma soeur Raingsi qui n’est plus là pour s’exprimer, pour la défendre, être son avocate, et vous dire qui elle était réellement, combien elle manque cruellement à sa famille. »

De l’exil au silence

Lorsque la famille Tioulong est contrainte à l’exil en France en 1970 pour des raisons politiques imposées par le nouveau régime de Lon Nol, Raingsi reste au Cambodge parce qu’elle porte le nom de son époux, Lim Kimari, et poursuit son travail pour un laboratoire allemand. Elle envoie ses enfants à Paris en 1973 afin qu’ils poursuivent leurs études dans de meilleures conditions que celles d’un lycée qui ferme souvent pour cause de roquettes qui tombent sur la ville. Le couple ne quitte le Cambodge que pour des vacances. Les dernières datent de l’été-automne 1974. Celles de 1975, planifiées, sont emportées par l’histoire.

Fin mars 1975, Raingsi Tioulong s’inquiète de la situation au Cambodge, elle écrit à son père pour lui demander conseil. Doit-elle décoller déjà ? « Ce serait assez moche de laisser mon mari au milieu de toutes ces roquettes » suggère-t-elle dans sa dernière lettre.

Les réfugiés à Paris ne s’inquiètent pas, les journaux titrent sur « la victoire socialiste », « la victoire rose en Asie du Sud-Est ». « Nous pensions qu’un régime communiste normal allait s’installer », se souvient Antonya Tioulong. Mais après le 17 avril 1975, silence. Quatre longues années de silence.

Grève de la faim

En 1979, la famille cherche Raingsi par le biais des organisations internationales implantées dans les camps de réfugiés thaïlandais. En vain. Sa mère paye des « escrocs pour aller la chercher ». En vain. Alors que les médias français moulinent sur les boat-people vietnamiens sans un mot pour les Khmers, Antonya Tioulong mène douze jours de grève de la faim avec deux autres Cambodgiens pour demander à la France d’accueillir davantage de réfugiés cambodgiens. Ils obtiennent gain de cause. « J’espérais que ma soeur serait parmi ces réfugiés. C’était ma façon de l’aider, je ne savais pas qu’elle avait disparu, sanglote Antonya Tioulong. Sans cesse pendant toutes ces années j’ai pensé à elle. »

Les révélations des cousines

L’arrivée à Paris de cousines de la famille, dans un état de santé catastrophique, met fin aux espoirs. Elles annoncent que Raingsi et son mari ont été assassinés à S21. L’une d’elle a lu un original de l’interrogatoire de Raingsi, a reconnu son écriture et sa photographie. Devant les trois enfants de Raingsi Tioulong, les cousines détaillent les tortures abominables dont elle a été victime. Antonya Tioulong comprend aujourd’hui qu’elles avaient besoin de partager leur douleur mais qu’elles n’ont pas mesuré l’impact de telles révélations. « Ca a été un choc dévastateur. » La mère ne comprend pas pourquoi sa fille a été tuée, le père culpabilise de n’avoir pas pu la sauver et ira malgré tout à la table des négociations avec les Khmers rouges. Les enfants grandissent avec des troubles neurologiques, psychosomatiques, un traumatisme profond. « Chacun a géré son chagrin comme il a pu. » Raingsi et Lim Kimari ont gardé leur place de vivants dans la famille. « Nous parlons d’eux au présent, nous évoquons leur souvenir. » Ainsi se transmettent leurs plaisirs, leurs manies, leurs plaisanteries, leurs rires.

« Morte de s’être appelée Tioulong »

Les cousines retrouvées ont gardé en mémoire l’histoire de Raingsi d’avril à novembre 1975 car elles ont été expulsées ensemble de Phnom Penh. Vers Chbar Ampeuv, la vie s’organise sous des arbres à sapotilles, avec le troc, la famille mange à sa faim. Puis ils sont déplacés vers un autre village où les premiers mois se déroulent sans heurts, selon la norme khmère rouge. Mais Raingsi se fait repérer. Elle parle français pour ne pas être comprise par d’autre et elle n’est pas manuelle. Elle est donc envoyée aux champs les plus durs, où contrairement aux attentes elle s’adapte.

Un jour, les membres de la famille sont interrogés à l’écart, dans une bâtisse, un par un. La cousine rapporte ainsi les propos de Raingsi à la sortie : « On m’a dit de dire la vérité, je leur ai dit que je m’appelais Raingsi Tioulong, que j’étais la fille de Nhiek Tioulong chef des armées, que j’attendais son retour ainsi que celui du roi Sihanouk. » Quelques jours plus tard les Khmers rouges l’emmènent. En pensant à cette scène, Antonya Tioulong vacille, sa voix se brise : « Ma cousine m’a dit que ma soeur tremblait comme un agneau quand elle est partie. » Antonya Tioulong ne manque pas de rappeler dans sa déposition que sa soeur n’avait rien d’un comportement aristocrate, elle était modeste, ne se réclamait jamais de son ascendance. « La seule fois où elle s’est présentée sous son nom, elle n’aurait pas dû le faire. Elle est morte de s’être appelée Tioulong. »

Le machiavélisme des interrogatoires

Que reste-t-il de Raingsi Tioulong après son départ ? Quelques traces dans les archives de S21 : une photographie, une fiche jaune qui indique la date de sa mort, le 31 avril 1976. « Une date qui n’existe pas », note Antonya Tioulong. Et la cause du décès : « battue à mort ». Dans les interrogatoires retrouvés plus tard, il est indiqué que Raingsi Tioulong dirigeait un réseau de la CIA qui l’avait embauchée en 1969. « Après avril 1975, elle était chargée de mobiliser les populations pour réclamer des terres, des boeufs, des buffles, d’avoir une vie privée, d’inciter la population dans les villages à s’opposer à l’autorité suprême, au Diable Angkar, inciter la population hors de Phnom Penh à revenir prendre possession de la capitale, à organiser des manifestations, à réclamer des aliments, du sel, des vêtements, du riz. On reproche la même chose à son mari, décédé en mai 1976. » Trente ans après, Antonya Tioulong s’insurge publiquement, devant Duch, devant les juges, contre ces diffamations absurdes, montées de toutes pièces. « Elle n’était pas un agent de la CIA ! », clame-t-elle avant de citer tous ses amis français, parmi lesquels le journaliste Paul Amar cité dans la confession. Le machiavélisme de ces interrogatoires qui mêlent de rares informations véridiques à de grotesques inventions la stupéfie. « C’est un raffinement !, interprète-t-elle, pour jusqu’au bout décréter que les victimes étaient coupables, pour les accabler jusqu’au bout. »

Pourquoi ?

La douleur de savoir ce que Raingsi Tioulong a enduré pendant les longs mois de torture s’entend presque mieux dans les tremblements et les intonations fragiles de la voix d’Antonya que dans les mots « épouvante », « chagrin », « révolte ». « Pourquoi tant de cruauté ? Pourquoi tant de méthodes inhumaines ? Pourquoi ce qui s’est produit sous les nazis a pu se reproduire en étant encore plus amplifié parce que là ce sont des Khmers qui ont tué des Khmers, sans raison. » Antonya Tioulong ne doute pas que ces bourreaux se sont délectés, « amusés à faire souffrir ».

« Ce qui nous taraude »

Antonya Tioulong se met un instant à la place de sa soeur et de son beau-frère, à S21. « Vous savez monsieur le président, ce qui nous taraude ? C’est qu’ils ont dû se demander pourquoi leur famille ne leur portait pas secours. Ils ont dû crier au secours en silence, ou en criant. Ils ont dû se demander pourquoi les Français, qui jusque-là étaient si présents, qui étaient nos amis les plus proches, n’ont pas réussi à venir chasser les Khmers rouges. C’est un sentiment de culpabilité et d’impuissance terrible. »

Pire que les nazis

Défendant la qualification de génocide et crimes de guerre commis par les Khmers rouges, Antonya Tioulong s’engage dans sa déposition sur une piste délicate, celle de la comparaison des génocides et d’une forme de concurrence des victimes en affirmant que les longs mois de torture endurés par sa soeur et son beau-frère furent « pires que ce que les nazis ont fait endurer aux juifs. » « Nous avons appris par les livres d’histoire qu’il y avait eu des atrocités dans le monde : les chambres à gaz, l’extermination des enfants, les expériences du docteur Menguele [à Auschwitz]. Et nous avons appris ce qui s’était passé à Toul Sleng, que c’était la même chose, peut-être en pire pour certains prisonniers. […] J’ose dire que l’accusé a commis une barbarie sans nom. »

La quête de justice

Pour Antonya Tioulong, la nécessité d’un procès est intimement liée à la liste des atrocités vécues au Cambodge. Mais la justice tarde. « Est-ce que le 1,5 million de victimes khmères a si peu d’importance qu’on ne juge pas leurs tortionnaires ? Sont-ils si méprisables qu’on ne leur rende pas justice, qu’on ne désigne pas leurs assassins ? » Antonya Tioulong ne peut plus attendre. En 1999, elle porte plainte contre Duch, Khieu Samphan, , Nuon Chea, Ieng Sary [pas contre Chea Sim comme elle l’a glissé par erreur pendant l’audience sous le coup de l’émotion]. Elle est déboutée parce que la victime, Raingsi, n’est pas française. Elle contacte Louise Arbour, procureur en chef pour les tribunaux internationaux à La Haye, qui quitte trop tôt son poste pour s’occuper du cas cambodgien. Le tribunal de Kambol a rendu espoir : « En autorisant l’audition des parties civiles, ce tribunal ouvre la voie à l’audition des parties civiles pour les futurs tribunaux internationaux pour crimes de guerre. » « Le problème du génocide khmer n’est pas que khmer, c’est une tuerie globale, massive, qui concerne les peuples du monde entier. Il ne faudrait pas que cela se reproduise ! […] Il faut apprendre aux jeunes générations que ce genre de crimes ne peuvent pas rester impunis. »

La supplique et le coup de poing

Priant la cour de rendre un jugement à la hauteur des crimes commis, Antonya Tioulong résume ses attentes : « Ce que je souhaite c’est que ma soeur Raingsi et mon beau-frère Lim Kimari soient reconnus formellement comme des victimes d’un génocide perpétré contre eux, que leur assassin soit désigné comme leur assassin. » Très émue, elle enchaîne : « Vous savez il y a eu des accusés dans les années 40 qui ont comparu pour des crimes de ce genre, en Occident, qui ont dit : ‘Nous n’avons agi que par obéissance, nous n’avons fait que notre devoir pour construire un pays. Ils ont été condamnés à la peine capitale, cela se produisait à Nuremberg. Ils s’appelaient Göring, Speer, Hess. Je ne peux pas m’empêcher de faire un parallèle. Je pense que la responsabilité de l’accusé est aussi importante sinon plus importante que celle de ces personnes qui ont comparu devant un tribunal international à Nuremberg. »

Deux photos pour un message

En s’entendant comparé aux nazis jugés à Nuremberg, Duch a une moue amusée. Est-ce l’allusion à Albert Speer ? Ce ministre nazi avait plaidé coupable, avait été condamné à vingt ans de prison pour crime de guerre et crime contre l’humanité. Il était sorti de prison en 1966 après avoir écrit plusieurs autobiographies. Antonya Tioulong ne relève pas, elle est toute à sa déclaration de défiance. Elle ne croit pas au remords de l’accusé qu’elle ne pardonnera jamais. Elle conclut par un symbole fort : elle montre la photographie de Raingsi prise à S21 puis un très beau portrait de la jeune femme en 1974, « telle que [l’accusé] ne l’a jamais rencontrée. Je voulais montrer à l’accusé qui il a détruit de ses mains. »









Reingsy Tioulong à S21
Raingsi Tioulong à S21
















Reingsy Tioulong en 1974
Raingsi Tioulong en 1974


 







 

Honneur et refrain

A la question « Pourquoi avoir décidé d’éliminer Raingsi Tioulong ? » Duch ne répond pas. Il se défausse sur sa position d’adjoint. « Quand je suis devenu directeur, ses aveux étaient terminés. » En somme il n’y est pour rien, ni dans les interrogatoires, ni dans la décision de l’incarcérer à S21. Il ajoute que la victime est morte de maladie alors que dans sa déposition, Antonya Tioulong évoque clairement qu’elle aurait été « battue à mort ». Les versions divergent pour le moins.

Dans ses commentaires, Duch ne s’appesantit pas, il livre à nouveau son refrain sur l’importance d’une telle déposition pour l’histoire et exprime « sa profonde reconnaissance et son profond respect » à la mère d’Antonya Tioulong, assise sur le banc des parties civiles. « C’est un grand honneur pour moi », explique-t-il. Duch a le goût des honneurs.

Cette fois, il ne demande pas pardon.

Quand les morts ont une voix, Duch se tait



Martine Lefeuvre a posé avec force la voix des parties civiles. (Anne-Laure Porée)
Martine Lefeuvre a posé avec force la voix des parties civiles. (Anne-Laure Porée)



Martine Lefeuvre est une femme élégante qui ne fait pas ses 56 ans. Le regard décidé, la voix posée et calme, elle commence à raconter à la cour sa rencontre avec Ouk Ket, son mari, diplomate cambodgien rentré à Phnom Penh à la demande des autorités du Kampuchéa démocratique et incarcéré à S21 le 15 juin 1977, quelques jours après son atterrissage. Il y sera exécuté après six mois de torture, le 9 décembre 1977.



Martine Lefeuvre rencontre le fils du majordome du prince Sihanouk, Ouk Ket, en France en 1970.  Mariés en octobre 1971, ils vont construire leur vie de famille à Dakar au Sénégal, où Ouk Ket est nommé 3e secrétaire d’Ambassade du Cambodge en décembre 1971. Sur ce qu’elle appelle « la terre d’Afrique », Martine Lefeuvre donne naissance à Makara en 1973 et à Neary en 1975. Le bonheur dure sept ans. En 1977, un courrier rappelle Ouk Ket à Phnom Penh. Il est motivé parce qu’il veut participer à la reconstruction de son pays. Il aurait souhaité être enseignant, glisse Martine Lefeuvre. La petite famille quitte donc Dakar, rejoint Paris puis le Mans où la mère et ses enfants attendront le feu vert pour suivre Ouk Ket au Cambodge. Le 7 juin 1977, il s’envole, il ne reverra ni sa femme, ni ses enfants.


Le silence et la solitude

Parmi les traces qui restent du trajet de son mari : les deux dernières cartes postées de Singapour et de Pékin. Puis les nouvelles n’arrivent plus. Un silence terrible s’installe. Elle embarque ses deux enfants jusqu’à l’ambassade de Chine à Paris en quête de nouvelles. L’homme à qui elle montre la photo d’Ouk Ket ne trouve rien de mieux à faire que de vérifier auprès de Makara qu’il reconnaît la personne sur la photo. Après quoi le blocus est total à l’ambassade. Martine Lefeuvre ne l’a pas digéré. « Ket était à Toul Sleng, il était encore vivant, on aurait encore pu faire quelque chose. »


Les mensonges des hauts fonctionnaires

Courant 1978, elle saisit Amnesty International et la Croix rouge internationale mais n’apprend rien. Début 1979, elle fonce en Suisse questionner Chan Youran, une des têtes du  ministère des Affaires étrangères khmer rouge et ancien ambassadeur du Sénégal, de passage avec une délégation cambodgienne. Il assure que Ket allait bien avant son départ, Martine Lefeuvre flaire le mensonge éhonté. Elle écrit à Sihanouk qui la renvoie sur Chan Youran ou Thiounn Prasidh (directeur Asie du ministère des Affaires étrangères sous le Kampuchéa démocratique puis, après 1979, ambassadeur du KD à l’Onu) mais elle connaît déjà la réponse. Lors d’une conférence en décembre 1979, Thiounn Prasidh lui conseille : « N’hypothéquez pas votre vie pour lui ». Elle en reste abasourdie.


L’annonce de la mort à S21

Fin décembre 1979, Martine Lefeuvre s’envole pour le camp de réfugiés de Khao I Dang en Thaïlande. Elle y retrouve quelques amis parmi lesquels Ong Thong Hoeung (l’auteur de J’ai cru aux Khmers rouges) qui lui décrit les camps de rééducation, les conditions de vie sous les Khmers rouges, et l’informe que pendant les quatre mois où il s’est plongé dans les archives de S21 après la chute de Phnom Penh, il y a découvert le nom de Ouk Ket dans les listes de prisonniers. La jeune femme est anéantie. Elle rentre en France en se demandant comment elle va annoncer à ses enfants qu’ils vont devoir grandir sans leur papa. Il lui faudra une semaine, et les questions répétées des petits qui réclament leur père pour qu’elle leur dise la vérité. A la barre, elle est déchirée par ce souvenir et la réalité crue, dure, insoutenable que ses enfants ont dû affronter.


Le cauchemar de la visite à Toul Sleng

En 1991, Martine Lefeuvre et ses enfants s’envolent pour le Cambodge où ils ont retrouvé la famille de Ket. Quatre sur onze des membres de la famille ont survécu au régime et vivent dans le plus grand dénuement. Le 18 juillet de cette même année reste dans la mémoire de Martine Lefeuvre et de ses enfants comme un jour de cauchemar. Ils se rendent au musée de Toul Sleng. « Quand nous arrivons à cet endroit, nous sommes pris par l’horreur. Nous scrutons les photographies en y cherchant le visage de Ket. Nous ne le trouvons pas mais j’y reconnais le visage de Cambodgiens connus à l’étranger. » La tristesse est profonde, la colère immense.


Ligne 43

Dans les jours qui suivent ils vont à Choeung Ek. Devant le mausolée aux crânes, ils se disent que celui de Ket est parmi tous ceux-là. Puis ils retournent à S21 pour trouver une trace de lui. Dans les dossiers qu’ils ouvrent au hasard, ils tombent sur une liste de 301 personnes exécutées le 9 décembre 1977. « Le nom de Ouk Ket figure à la ligne 43 », précise Martine Lefeuvre. Alors méthodiquement, elle photographie les têtes à la direction de cette machine infernale. « Rien qu’à voir leur visage, je me dis que Ket a dû passer de sales moments. » « Je décide que ce crime ne restera pas impuni », poursuit-elle. Pendant les années qui suivent, elle accumule les preuves, les bribes de traces, elle s’accroche au processus judiciaire qui se met lentement en place et qui l’amène aujourd’hui devant le tribunal.


Le deuil impossible

Elle dessine un portrait amoureux de Ket, homme « brillant intellectuellement ». Elle rend hommage à sa générosité, à son sourire khmer, à son tempérament à la fois calme et jovial, au père « extrêmement affectueux et attentionné » qu’il était et à tout ce pourquoi il était doué. Puis tout bascule. Sa femme décrit dans des mots crus et tranchants la descente aux enfers qu’elle a reconstruite au fil du temps : « Il a été kidnappé, emmené dans un camion, frappé au visage comme le montre la photographie que nous avons retrouvée, attaché comme un esclave à une barre de fer dans une cellule insalubre. » Elle dénonce l’absence de droits fondamentaux, l’absence de nourriture, de soins, d’hygiène, les tortures « par des sbires aux méthodes nazies », « l’acharnement pendant six mois ». Elle imagine son mari « mort à petit feu, dans le secret le plus absolu, dans la solitude ». « Depuis 32 ans, l’absence de Ket nous est insupportable ! » Puis elle vacille : « La souffrance de Ket a été et est toujours notre souffrance. Loin de s’estomper avec le temps, je peux vous dire qu’elle est de plus en plus prégnante. » Le deuil est impossible. « A ce jour, nous n’avons toujours pas de restitution de corps, nous n’avons pas eu de sépulture pour Ket, je n’ai pas eu de papiers des autorités cambodgiennes. Le résultat pour moi c’est une faillite humaine totale. »


Duch « aurait dû se supprimer »

Martine Lefeuvre est venue « demander justice », elle est venue « restaurer la dignité de Ket bafouée à S21 » et « rafraîchir la mémoire à quelqu’un d’amnésique ». « L’instigateur de ces tueries est un intellectuel qui aurait pu enrayer le processus d’extermination. Il a fait des études. […] Or il a fait torturer et assassiner 17 000 personnes qu’on a répertoriées, on ne compte pas toutes celles qui ne l’ont pas été. Pour moi il aurait dû se supprimer lui-même parce qu’il avait peur de mourir lui-même, ce n’était pas une raison pour continuer à torturer et assassiner. Il y a comme une disproportion entre la peur de mourir soi-même et le nombre de personnes tuées. C’est irrecevable pour moi. »


« S’éclater dans un sale boulot »

L’accusé, qu’elle ne nomme jamais, est selon elle coupable avant tout de vengeance et de zèle. « Ce professeur de mathématiques avait-il oublié de réfléchir pour se gorger de sang, de cris des suppliciés, de cadavres pendant neuf ans ? Si ça ne s’appelle pas s’éclater dans un sale boulot, dites-moi à quoi cela ressemble. Pour moi c’était un fonctionnement, la mort des autres était sa nourriture quotidienne. » Elle réclame la peine maximale.


Une médiathèque Ouk Ket en réparation

Elle appelle aussi à rendre leur dignité aux sites de Toul Sleng et Choeung Ek en garantissant la propreté des lieux. Elle attend du tribunal un impact pédagogique « afin que les jeunes générations intègrent bien que ce sont des Khmers qui ont tué des Khmers, et qu’il n’y a pas de place pour le négationnisme. Ces faits sont indéniables et avérés. » Pour rendre sa dignité à son mari comme au peuple cambodgien, pour apaiser le chagrin de sa famille en faisant le pari de l’éducation et de la culture, pour réconcilier les jeunes générations avec cette partie tragique de l’histoire khmère, Martine Lefeuvre propose l’ouverture d’une médiathèque au nom de Ouk Ket, dans le quartier où il a grandi à Phnom Penh. Un lieu paisible, ouvert à tous où contrairement à Toul Sleng ou Choeung Ek , qu’elle qualifie de « hontes de l’humanité », construire sera possible.


« Une vérité historique », Duch en version courte

Retranché dans sa carapace, Duch écoute attentivement le témoignage poignant de Martine Lefeuvre. Il ne se lance pas dans une grande diatribe, ses observations sont rapides. « Je voudrais ici reconnaître la biographie de votre famille comme étant une vérité historique qui restera à jamais. Quand on voudra faire des recherches sur les souffrances, les Cambodgiens pourront lire votre déposition. » Il réitère bien sûr qu’il ne cherchera pas à échapper à ses responsabilités. Il dit ses crimes « inexcusables » puis demande pardon à Mme Lefeuvre et à tous ceux qui ont perdu leurs proches sous le régime khmer rouge. Ces paroles ne produisent plus l’effet des premiers jours. Martine Lefeuvre n’a que faire des mots de Duch. Elle a retiré son casque de traduction pour ne pas entendre l’accusé dont elle n’attend rien.


(Avis au lecteur : les dépositions de Ouk Neary et Robert Hamill sont en cours de rédaction)



Dans le public du tribunal ce lundi 17 août, de nombreux Chams amenés par le Centre de documentation du Cambodge. A midi, ils font leurs ablutions et entament leur prière sur le petit espace de pelouse devant la salle d'audience. (Anne-Laure Porée)
Dans le public du tribunal ce lundi 17 août, de nombreux Chams amenés par le Centre de documentation du Cambodge. A midi, ils font leurs ablutions et entament leur prière sur le petit espace de pelouse devant la salle d'audience. (Anne-Laure Porée)



« Entendre mille fois ne vaut pas voir une fois »



Les habitants de la commune de Preasbatcheanchum arrivent vers 8 heures au tribunal après deux à trois heures de route. (Anne-Laure Porée)
Les habitants de la commune de Preasbatcheanchum arrivent vers 8 heures au tribunal après deux à trois heures de route. (Anne-Laure Porée)



A 3h30 du matin, Taèm Samân, 61 ans, se lève pour cuire du riz et faire rissoler dans un grand wok le poisson séché et la viande de porc qui feront office de pique-nique pour elle et son mari, Phon Phy, 63 ans. Ils s’apprêtent tous deux à partir une journée au procès de Duch. Ils n’ont jamais visité S21 mais ils savent que l’ancien directeur du centre de détention est jugé pour rendre compte de l’exécution de milliers de morts (au moins 12 380 personnes entre 1975 et 1979 selon la liste des co-procureurs). Ils savent qu’il compte parmi les hauts responsables khmers rouges parce qu’ils l’ont vu à la télévision. Samân est excitée par ce périple auquel elle a décidé de se joindre quelques heures plus tôt. Elle espère qu’elle trouvera une place dans le bus.


Bouche-à-oreille

Le chef de commune, Long Sarith, a en effet annoncé que les huit bus affrétés gratuitement par le tribunal étaient pleins, 400 participants s’étant déjà inscrits pour le départ, laissant 600 autres volontaires sur le carreau. Interrogé sur l’initiative de cette journée au tribunal, Long Sarith qui porte au poignet une montre à l’effigie du Premier ministre Hun Sen, explique que trois anciens cadres khmers rouges avaient été invités par une ONG au tribunal pour assister au début du procès. Ils en étaient revenus ravis d’avoir été bien traités, bien accueillis, et très intéressés par ce qui se jouait au tribunal. « Ils ont raconté comment les différentes parties en présence cherchaient à savoir, à comprendre pourquoi c’était arrivé, comment elles questionnaient le massacre. »


« Voir le visage du tueur »

Ces commentaires se sont propagés par le biais d’un bouche à oreille redoutablement efficace, certains villageois ont ainsi prié le chef de leur commune de les aider à se rendre au tribunal. Long Sarith n’a pas tergiversé longtemps. Lui aussi a des souvenirs pénibles de la présence khmère rouge, antérieure de quelques années, dans cette zone, à la chute de Phnom Penh le 17 avril 1975. Long Sarith n’avait que la peau sur les os, le cheveu long jusqu’aux épaules, la faim au ventre, la fatigue au corps et la hantise d’avoir perdu de nombreux proches. Lui aussi ira donc au tribunal. « Il y a tant de demandes ! Je veux les accompagner. Je veux aussi voir le visage du tueur Duch. Je veux savoir pourquoi il était si cruel et sauvage. Regarder à la télévision, c’est comme observer une ombre, sur place, c’est la réalité. »

Les chefs des huit villages de la commune ont été mis à contribution, passant de maison en maison pour inviter les habitants à se joindre au convoi.


120 km jusqu’au tribunal

A 5 heures du matin, les barquettes blanches en polystyrène sont fin prêtes. Samân glisse autour de chacune d’elle un élastique et un sachet de sel au tamarin. Un cousin, Chum Som, 61 ans, entre chercher Phy et sa femme. Dans une nuit d’encre, le trio longe la route goudronnée pour rejoindre le point de rassemblement au bureau communal où attendent les bus. Dans cette commune de Preasbatcheanchum, située à 120 km au sud de la capitale, tout près du Vietnam, l’organisation est étonnante. Quatre bus sont déjà partis quand Som, Phy et Samân embarquent, contents comme des enfants. Cinq minutes plus tard les voilà eux aussi en route. Les départs s’enchaînent avec une fluidité inattendue tandis que pointe la lumière du jour. Jusqu’à Phnom Penh défilent les paysages de rizières vert tendre buvant la pluie.



5h30 du matin, le départ est imminent. (Anne-Laure Porée)
5h30 du matin, le départ est imminent. (Anne-Laure Porée)










Une nécessaire pause pipi-cigarette vers 6h30 pour évacuer un peu la fatigue. (Anne-Laure Porée)
Une nécessaire pause pipi-cigarette vers 6h30 pour évacuer un peu la fatigue. (Anne-Laure Porée)



Des demandes de toutes les provinces




En cette saison de mousson, il est difficile aux paysans de suivre les audiences à la télévision parce qu’ils repiquent leur riz mais suivant le proverbe khmer « entendre 1 000 fois ne vaut pas voir une fois », ils se réservent une journée pour cette virée au tribunal. Dans la province de Kompong Chhnang, un villageois, un monsieur lambda sans responsabilité politique particulière, a téléphoné pour remplir plusieurs bus à la date du 26 août, quand le repiquage du riz sera achevé et s’est engagé à les remplir. A Kratié, un responsable local prépare ce voyage de manière à ce que différentes catégories de la population soient représentées : des jeunes, des vieux, des bonzes, des nonnes… Une demande est également arrivée du Rattanakiri, la province la plus éloignée au nord du pays. Compte tenu de la longueur du trajet, les autorités provinciales devront être sollicitées par les habitants afin qu’elles les aident pour dormir une nuit à Phnom Penh. Il y a quelques jours, une demande est parvenue de la province de Païlin, l’un des derniers bastions khmers rouges.


Un seul moteur : la volonté d’assister au procès

Aujourd’hui, l’équipe du tribunal qui s’occupe des campagnes de sensibilisation aux procès, n’a plus besoin d’aller chercher le public dans les provinces du pays, elle est débordée par les demandes émanant de particuliers, de chefs de villages, parfois d’ONG, qui ont entendu à la radio ou à la télévision que ce tribunal était le leur, que des bus étaient mis à disposition pour 50, 100, 200 personnes ou davantage et qui ont noté le numéro de téléphone de renseignements et réservation. Les règles sont claires : le tribunal offre les frais de transport mais chacun doit amener son repas et il n’y a aucun défraiement. « Si vous vous intéressez à ce tribunal, débrouillez-vous pour le pique-nique, vous trouverez de l’eau potable sur place et un service médical en cas de besoin » ont-ils été averti. Pas question non plus de faire du tourisme à la capitale, les bus partent le matin et remmènent les villageois à la sortie de l’audience. Ils ne viennent donc que pour le procès.



Dans la queue en attendant son ticket vert. (Anne-Laure Porée)
Dans la queue en attendant son ticket vert. (Anne-Laure Porée)




Les journalistes à la com’

La présence de Reach Sambath (chef des relations publiques des CETC) et Dim Sovannarom (chargé de la presse), deux anciens journalistes connus du grand public, sur la plupart des émissions télé ou radio consacrées au tribunal a largement contribué à populariser son accès. Quand Dim Sovannarom feuillette l’agenda des prochaines semaines, il constate que la cour fera salle comble et rappelle le record atteint la quatrième semaine de juin avec 2 078 personnes dans le public.


Si les visiteurs ne s’enquièrent pas en amont du nom du témoin du jour, ils posent en revanche de nombreuses questions sur les acteurs du procès et leur rôle : juges, procureurs, avocats des parties civiles, défense. Ils demandent souvent pourquoi Duch a un avocat. Le personnel du tribunal saisit alors l’occasion pour évoquer le principe de la présomption d’innocence.


Pourquoi ils viennent

Parmi ces visiteurs, il y a ceux qui veulent assister au procès « pour de vrai », ceux qui ne veulent pas rater l’événement, ceux qui veulent savoir à quoi ressemble un procès équitable, ceux qui cherchent comment l’accusé est devenu un criminel, ceux qui veulent entendre pourquoi ils ont perdu leurs proches pendant le régime de Pol Pot, ceux qui attendent une explication sur les massacres de gens qui n’avaient pas commis de faute, ceux qui, comme Phy, veulent comprendre « comment cette histoire est arrivée, comment les Khmers rouges seront jugés et quelle sera la peine prononcée. » Samân, elle, s’intéresse surtout au comportement de Duch.



Samân s'est décidée à venir à la dernière minute. Elle est impatiente d'entrer. (Anne-Laure Porée)
Samân s'est décidée à venir à la dernière minute. Elle est impatiente d'entrer. (Anne-Laure Porée)





Phon Phy, casquette sur la tête, arrive avec plein de questions. (Anne-Laure Porée)
Phon Phy, casquette sur la tête, arrive avec plein de questions. (Anne-Laure Porée)






Quand Chum Som évoque le régime de Pol Pot, il s'inquiète toujours de savoir si son interlocuteur le croit. (Anne-Laure Porée)
Quand Chum Som évoque le régime de Pol Pot, il s'inquiète toujours de savoir si son interlocuteur le croit. (Anne-Laure Porée)



Des rires et du bordel

A l’arrivée devant la cour, à 15 km de la capitale, les villageois qui ont été nommés responsable de bus récupèrent téléphones portables, paquets de cigarettes et briquets qu’ils rangent dans des pochettes numérotées. Ils les déposeront à l’entrée. Pause pipi pour tout le monde avant de faire la queue pour recevoir un ticket vert de « visiteur ». Le passage du portique détecteur de métaux est un joyeux bordel, l’un oublie de récupérer sa gamelle, l’autre bipe et continue son chemin sans comprendre qu’il doit être contrôlé par un gardien, l’une se presse et bouscule, l’autre crée l’embouteillage, elle a oublié de confier son téléphone. Une fois le contrôle passé, ils déposent leur pique-nique sur les tables sous le préau et montent vers la salle d’audience et sa froide climatisation.


Le public ne s’en laisse pas conter

Tous ceux qui ont connu le régime khmer rouge réagissent vivement aux témoignages ou aux propos de Duch dans le prétoire. Même s’ils ne comprennent pas tous les débats, ils ont une perception fine de ce qui se joue dans l’arène judiciaire. Pour Phy, il est évident qu’un homme aussi intelligent que Duch est devenu un assassin « soit parce qu’il obéissait aux ordres, soit parce qu’il voulait le pouvoir. » Phy saisit tout de suite que les co-procureurs s’enlisent. « Avec un témoin pareil, Duch n’aura pas une lourde peine, il n’y a pas assez de preuves. » Samân s’énerve contre ce même témoin, Lach Mean, un ancien interrogateur, qui fait « obstruction à la vérité » dont son mari dit qu’il « ne parle pas bien alors que les questions sont claires ». « Il ne parle pas beaucoup, nuance Samân, comme s’il avait quelque chose à cacher. Si ça continue comme ça, ça va être difficile de trouver la vérité. »




A l'heure du déjeuner le préau est comble, comme la salle d'audience. (Anne-Laure Porée)
A l'heure du déjeuner le préau est comble, comme la salle d'audience. (Anne-Laure Porée)



Soulagement et espoir

Sa colère contre Duch en revanche est tombée. « Duch ressemble à un chef khmer rouge parce qu’il connaît beaucoup de choses, il lit des dossiers et parle beaucoup. » Comme bien d’autres visiteurs, elle confie son soulagement de voir l’accusé reconnaître sa responsabilité et expliquer, dans une certaine mesure, ce qui s’est passé. Ses paroles ont un effet catharsis impalpable que Dim Sovannarom relie au bouddhisme : « Le bien appelle le bien. Le mal appelle le mal. Le Bouddha dit : ‘le vainqueur provoque la rancune, le vaincu est tombé dans la misère, celui qui renonce à la victoire ou à la défaite est heureux et paisible.’ » Impressionnée par l’organisation du procès, par le nombre de personnes qui le servent, Samân conclut : « On ne peut pas nous tromper, nous obtiendrons justice ». Elle remonte dans le bus avec une lueur d’espoir dans le regard.


L’effet télévision sur les jeunes

De retour à la maison, elle racontera sans nul doute à ses enfants et petits-enfants cette journée. Peut-être s’ouvriront-ils enfin au récit terrible du passé car dans sa famille, seuls ses deux aînées qui ont vécu sous les Khmers rouges croient à cette histoire et gardent en mémoire des images comme celles de gens emmenés les bras dans le dos, qui ne revenaient pas. Makara, née en 1980, avoue que ce passé était trop dur pour qu’elle l’admette comme véridique, au grand désespoir de ses parents. Cependant, les programmes télévisés consacrés au tribunal, l’écoute de certaines audiences, de témoins, de débats a ouvert une brèche dans son rapport à l’histoire récente. Elle situe le déclic au récit de Norng Changphal, l’enfant survivant, dont la mère a été exécutée à S21. Les images du procès suscitent des questions, elle ne comprend pas par exemple comment un intellectuel a pu devenir si cruel.

Documenter le passé et le vivre au présent

Mieux transmettre cette histoire aux jeunes générations est l’objectif du directeur de l’éducation dans la province de Takmao qui a organisé une journée au tribunal pour plus de 400 professeurs et instituteurs qui enseigneront cette histoire dès la rentrée prochaine. Tous repartent les bras chargés de cartons de livrets réalisés par les CETC qui expliquent en images et dans un langage simple l’histoire et le fonctionnement de ce tribunal. Ils s’en serviront en classe parce que pour des raisons pédagogiques, ils ont besoin d’images et n’ont pas d’autres documents à leur disposition (ils ne connaissent pas le livre rédigé par Khamboly Dy du DC-Cam sur l’histoire du Kampuchéa démocratique). « Cela ne suffira pas que le professeur dise je suis allé au tribunal. Les enfants ont besoin de documents qui restent comme des images incrustées dans leur mémoire », déclare une professeure qui compte faire d’autres recherches pour compléter son cours. « Ce n’est pas difficile d’expliquer. Ça intéresse les jeunes, ils veulent savoir. Si on leur enseigne avec des choses concrètes, des documents, ils nous croiront. » Sotheavy, 45 ans, en a fait l’expérience en emmenant ses élèves visiter un ancien centre de détention. Après ça, ils étaient convaincus.


Leçon d’histoire pour construire l’avenir

« Cette cour est comme une lumière qui indique le chemin pour que d’autres ne commettent pas les mêmes erreurs », plaide Vuthy, énergique professeure de 47 ans qui a déjà prévu de revenir au deuxième procès. « Il ne faut pas que ce régime revienne » acquiesce Veasna, 30 ans. « Il ne faut pas que de nouveaux dirigeants fassent pareil » enchaîne timidement Muntha, 48 ans. Tous ces enseignants sont d’accord pour éduquer les enfants sur cette période de l’histoire. « Il faut qu’ils soient au courant pour qu’ils deviennent de bons leaders. »



Les professeurs repartent avec des cartons de livrets sur le tribunal. (Anne-Laure Porée)
Les professeurs repartent avec des cartons de livrets sur le tribunal. (Anne-Laure Porée)




Comment l’excellent élève est devenu bourreau

Reprenant le parcours de Duch, excellent élève, respectueux de ses professeurs, je leur demande comment ils comptent s’y prendre pour convaincre leurs élèves d’être brillants sans basculer dans les mêmes erreurs. « Je leur conseillerai de faire des efforts pour être bien éduqués et de toujours refuser l’idée de tuer, explique Sotheavy. Je leur dirai qu’il faut toujours aider les autres. » « Moi j’ai eu une expérience avec un bon élève comme Duch, devenu fier, orgueilleux et irrespectueux. Je pense qu’il faut leur apprendre qu’être le meilleur élève en classe ne suffit pas dans la vie. » « On ne peut pas juger les gens à leur apparence, relance Sotheavy. Duch a appris une idéologie politique et il est passé de droite à gauche. » Ngorn, 59 ans, approuve en hochant de la tête. Vuthy reprend : « La cour doit montrer comment Duch a été influencé par l’idéologie. »


Le sourire qui horripile

L’accusé, son attitude, son parcours, son apparence sont au cœur des discussions. « Ce qui me choque, c’est de voir qu’il est dans un état normal. Quand on pense aux tortures orchestrées par lui contre son peuple, contre ses frères et sœurs, si horribles et qu’on le voit, lui, si normal… » « C’est comme un jeu pour lui, rebondit Sotheavy. Avoir commis tant d’horreurs et ne rien manifester ! » « Il se comporte comme s’il n’avait peur de rien, commente sa voisine. Il a toujours son sourire. » Ce sourire les exaspèrent à l’unanimité. « Il dit qu’il a des regrets mais physiquement, il est toujours souriant. Il n’en à rien à foutre, il vit, il n’est même pas triste », s’énerve Mora, 56 ans.


Le parfait exécutant

Pour autant, ces enseignants ne voient pas en Duch autre chose qu’un parfait exécutant. Les commentaires fusent : « Il a reçu des ordres, c’est un homme sérieux et quand il retransmettait ses ordres, ils étaient appliqués à 100 %. » « Il a donné des ordres et celui qui ne les respectait pas était torturé à son tour. » « Je ne crois pas qu’il ait eu d’initiatives mais il n’a aucun sentiment pour personne. » « Son crime c’est d’avoir exécuté les ordres. »


En attendant la perpétuité

« Il y a déjà eu beaucoup de témoignages et Duch a reconnu sa responsabilité, alors pourquoi la Chambre n’a-t-elle toujours pas rendu son verdict ? s’étonne Ngorn qui n’attend qu’une chose, la condamnation à perpétuité. « S’il ne prend pas perpétuité, j’aurai tellement de regrets ! Pour moi ce sera le signe que le tribunal est une plaisanterie. S’il n’est pas condamné à vie, comment les autres dirigeants auraient-ils peur d’être jugés ? » A ses côtés, Vuthy considère en effet que cette justice est un pas vers une réduction de l’impunité et vers plus de démocratie. C’est peut-être ça aussi qu’ils enseigneront à leurs élèves.

Saom Meth, l’homme qui a vu Duch frapper


Saom Meth est formel sur la présence de l'accusé à la prison spéciale. (Anne-Laure Porée)
Saom Meth est formel sur la présence de l'accusé à la prison spéciale. (Anne-Laure Porée)


Le sérieux de Saom Meth, 51 ans, contraste nettement avec l’attitude plus relâchée de son prédécesseur Chhun Phal. L’intérêt de son témoignage pour le procès aussi. Saom Meth a joint les rangs de l’Angkar dès 1973. Il passe par une milice de district avant de devenir, en 1974, soldat combattant les forces de Lon Nol le long du Mékong. Il reste à Phnom Penh après l’évacuation de la capitale pour y être nommé messager. Rapidement, il est envoyé en formation à Takmao. Suite à huit mois de formation politique et d’étude de techniques militaires, il est affecté en 1976 à la garde dans la prison de l’état-major de Daunh Penh, dont In Nat était le directeur. Il y passe moins d’un an. Saom Meth y aperçoit des hommes qu’il retrouve plus tard à S21 : Duch, Hor, Chan, Pon (adjoints de Duch à S21). En 1977-1978, son unité des messagers est nommée à S21. Ceux qui savent lire sont assignés à l’unité des interrogateurs, les autres sont gardes. Saom Meth, lui, est garde à la prison spéciale, c’est-à-dire la partie de S21 consacrée aux prisonniers les plus importants, sous les ordres de Huy et Sry.


Aperçu de la prison spéciale

Cette partie de S21 était située au sud des bâtiments de l’actuel musée de Toul Sleng. Maisons en bois, appartements en dur, bâtiments de deux ou trois étages, tous ces habitats composaient la prison spéciale avec selon le lieu plus ou moins de pièces. « Dans les cellules il n’y avait rien d’autre que les barres d’entraves, il n’y avait pas de moustiquaire, il y avait quelques nattes et de vieux oreillers et des récipients dans lesquels les prisonniers pouvaient se soulager » explique Saom Meth au juge Ya Sokhan. Les prisonniers de haut rang ou d’importance y étaient enfermés, un par cellule, chacun sous la surveillance d’un garde particulier planté à l’extérieur de la cellule, non armé. Ces détenus spéciaux n’étaient pas mieux lotis que les autres en matière de vêtement (short de rigueur) ou de ration alimentaire. Ils étaient entravés dans des conditions similaires. « Un prisonnier qui ne se montrait pas docile, on le menottait en plus » se souvient Saom Meth. Dans cette partie du complexe, pas de tuyau d’arrosage pour la douche, un baquet d’eau était donné au détenu pour se laver.


Une séance d’interrogatoire par la fenêtre

Parce que les interrogatoires des prisonniers avaient parfois lieu au sein des cellules, Saom Meth a assisté à l’un d’entre eux mené par Tuy, un interrogateur réputé pour sa dureté, à qui étaient apparemment confiés les interrogatoires en cellule. « Tuy est venu dans la pièce, il a verrouillé derrière lui. Moi je me suis retrouvé dehors mais j’ai pu jeter un coup d’œil à l’intérieur et voir la séance d’interrogatoire. » Saom Meth surprend des bouts de dialogue et observe Tuy arrivé avec ses instruments de torture. « Il a pris un bâton et a frappé le prisonnier sur le dos. J’ai pu voir que le prisonnier saignait. Un peu plus tard, il a pris un autre instrument de torture et s’est mis à frapper le prisonnier encore une fois. Le prisonnier éprouvait une grande douleur. Ensuite Tuy a pris un faisceau de câble électrique. Il a attaché une partie de ce câble électrique aux orteils du prisonnier, une autre partie à son oreille. Après un certain temps ce prisonnier s’est évanoui et j’ai pu voir que Tuy déambulait dans la pièce. Dix minutes plus tard, le prisonnier a repris connaissance et Tuy l’a attrapé par les cheveux et l’a menacé en lui disant qu’il allait revenir le lendemain pour d’autres interrogatoires et qu’il avait intérêt à se rappeler. »


Les coups de rotin de l’accusé

Quand Saom Meth part déjeuner, la cellule est inspectée pour voir si le prisonnier n’est pas susceptible de trouver clous ou vis à avaler afin de se suicider. « J’ai pris mon repas et quand je suis revenu, j’ai vu Duch qui était assis dans la maison à côté de la maison en bois, avec un bâton entre les mains et une sentinelle à la porte. »

Le juge Ya Sokhan demande au témoin s’il a vu Duch frapper le détenu. « Duch a utilisé des tiges de rotin pour frapper le détenu. Il ne l’a pas beaucoup battu avant que je ne passe mon chemin. » C’est la seule fois où Saom Meth voit l’homme à l’œuvre, dit-il.

Mais mardi 11 août 2009, dans la matinée consacrée à son audience, Saom Meth confirme ses propos consignés dans un procès-verbal cité par les co-procureurs, il décrit Duch arrivant à un interrogatoire mené par Tuy et lançant au prisonnier : « Alors, tu vas parler oui ou non ? » Il l’aurait aussi vu donner des coups de pied en menaçant : « Tu vas bientôt nous répondre ? »


Duch inspectait la prison spéciale

Le juge Sokhan continue sur la fréquence des visites du directeur de S21 dans cette zone de la prison. « Je l’ai vu… A la prison spéciale, il devait forcément y aller parce que très régulièrement il s’y rendait. Je l’ai vu de mes yeux. Je montais la garde près du bâtiment de deux étages et je pouvais le voir depuis l’étage. C’est la vérité. » L’accusé, selon lui, inspectait occasionnellement les salles. Au juge Jean-Marc Lavergne, à qui il confirme qu’il reconnaît l’accusé, il répète : « Je n’ai rien exagéré. Je ne dirai rien qui n’est pas fidèle à la vérité. » Le juge français attend des précisions sur ces inspections : avaient-elles lieu pendant les interrogatoires ? Saom Meth raconte que Duch « inspectait [à pied] les maisons de l’est à l’ouest » et qu’il « entrait et allait voir les prisonniers ».

Le mardi matin, il revient sur une déposition faite aux co-juges d’instruction selon laquelle Duch venait tous les jours sur le lieu où il effectuait ses gardes. « Au moment où j’ai fait cette déclaration, elle était peut-être excessive. » Il s’en excuse auprès de la cour.


Pas un survivant à la prison spéciale

Le témoin situe la durée moyenne de détention dans cette partie de la prison autour de vingt jours à un mois. Après quoi « ils étaient emmenés par Huy ou Sri, je ne savais pas où. Je ne savais pas s’ils étaient emmenés ailleurs. […] D’habitude, lorsqu’on les emmenait, ils ne revenaient jamais. » Il ne reste pas un survivant de cette prison spéciale. Le juge Ya Sokhan prie le témoin d’évaluer le nombre de personnes ainsi emmenées pendant la période où il a travaillé à S21. « Je pense qu’il a pu y en avoir une centaine », réfléchit Saom Meth.


Le suicide au krama évité

Pendant les deux demies journées d’audience, Saom Meth revient sur un épisode qu’il a marqué. Il a remplacé un garde qui devait aller aux toilettes et qui avait laissé traîner son krama. Saom Meth a empêché le prisonnier de se suicider avec ce krama. « Si je n’avais pas aidé ce garde en cachant l’incident, il aurait été interné ou envoyé en rééducation », conclut le témoin.


Puni mais sauvé à Prey Sâr

Vers la fin 1978, Saom Meth est transféré à Prey Sâr. Le juge s’étonne : s’agissait-il d’une sanction ? Après avoir décrit sa participation à la construction de canaux et de digues il lâche : « A l’époque je ne savais pas si je comptais parmi les détenus ou pas. » Mais ceux qui survivent à ses côtés ont semble-t-il de « mauvaises biographies » ou ne viennent pas de S21. Pendant plus d’un mois, chaque jour, il voit un ou deux camions chinois emporter des marchandises ou des prisonniers, « des mauvais éléments ». « Certains de nos collègues ont disparu. Je ne savais pas s’ils étaient transférés dans une autre unité », confie Saom Meth.

Le juge Jean-Marc Lavergne cherche à éclaircir les raisons de ce transfert. Saom Meth raconte alors qu’on lui a demandé s’il avait un frère nommé Saom Hoy. « J’ai dit que oui. » Or ce frère a été arrêté et emmené à S21. « Je ne savais pas quoi faire pour me libérer. Alors j’ai essayé de ne rien dire du tout, et même [Him] Huy a essayé de dissimuler cette information. » C’est ce même Him Huy qui l’aurait envoyé à Prey Sâr. C’est ce qui l’a sauvé.

Les méthodes de torture confirmées

Comme pour la scène racontée plus haut, Saom Meth a assisté en cachette à certaines séances de torture. Aux co-juges d’instruction, il a détaillé les techniques de l’asphyxie avec un sac plastique, de l’électrocution sur l’appareil génital, sur les oreilles qu’il confirme en audience avoir vu personnellement. Saom Meth pouvait également déduire les méthodes infligées aux prisonniers en constatant leur état lorsqu’ils étaient ramenés à leur cellule de la prison spéciale. Il se rappelle ainsi des blessures sur le dos, des ongles arrachés. En revanche, il n’a jamais été témoin direct de la méthode consistant à enfoncer des aiguilles sous les ongles. Lorsque l’avocate du groupe 3 des parties civiles tente de l’interroger de nouveau sur l’électrocution aux parties génitales, Saom Meth se braque : « Je ne souhaite pas répéter ce que j’ai déjà dit. Ce que j’ai vu et dit reflète ce qui s’est passé. » A plusieurs reprises il manifeste ainsi son agacement à devoir confirmer ou répéter ce qu’il assure être vrai.


Vivre dans la peur

Du quotidien à S21, Saom Meth retient la peur. Tout le monde était torturé de manière sévère et les gardes en étaient terrifiés, maintient-il auprès de l’avocate du groupe 1 des parties civiles Ty Srinna. Il y avait aussi la peur de Duch. Pourtant celui-ci ne parlait pas de manière arrogante d’après Saom Meth, il souriait, il riait même avec les gardes. Mais les disparitions alimentaient cette peur. Sur la cinquantaine de membres de l’unité des messagers à laquelle Saom Meth appartenait, il n’en resta que trois ou quatre.


L’exercice de style de Kar Savuth

La défense s’emploie évidemment à minimiser le rôle de Duch. Kar Savuth mène le jeu avec un style offensif, les phrases claquent, les conclusions

– Avez-vous vu Duch tuer ?

– Non

– Je vous remercie de dire que l’accusé n’a pas tué de ses propres mains.

– Avez-vous reçu des ordres directement de Duch ?

– Non, le chef d’équipe me donnait des instructions.

– Je vous remercie de dire que vous n’avez jamais reçu d’ordre de Duch.

L’accusé, sur lequel la caméra s’attarde par hasard, jubile. Kar Savuth garde le même élan et la même technique de « je vous remercie d’avoir déclaré que… » jusqu’à conclure après quelques questions : « Je vous remercie d’avoir déclaré que vous n’étiez pas content de votre travail à S21. » Il oublie de le remercier pour avoir déclaré comme Duch que la fuite était impossible car sinon ses parents, sa famille auraient été tués.


Duch nie les coups et minimise ses inspections

Quand il a la parole, Duch commence par formuler ses regrets vis-à-vis du témoin qui a perdu son frère à S21. Il fait preuve d’une étrange mémoire. Il soutient n’avoir jamais connu Saom Meth (qu’il reconnaît comme membre du personnel) mais lors d’une confrontation, il aurait reconnu en lui les traits de son frère qu’il nomme par son nom révolutionnaire Meng, garde des forces spéciales à l’extérieur du complexe de S21.

Duch ne conteste pas le témoignage de Saom Meth qui « dans les grandes lignes, reflète la vérité ». Il s’oppose, après avoir rappelé avec force qu’il est responsable des vies perdues à S21, à « l’allégation grave » selon laquelle il a torturé des prisonniers. « Je ne l’aurais pas nié si je l’avais fait ! » Il certifie n’être jamais allé voir Tuy, qu’il savait violent, sauf une fois, sur ordre de son supérieur qui lui aurait demandé de « jouer sur l’aspect politique » lors de l’interrogatoire. « Je suis allé le voir mais je ne vais pas en parler devant la Chambre maintenant. En règle générale, je ne me rendais pas là-bas. » Il cite deux exceptions avec Pon, notamment quand ce-dernier interrogeait un détenu britannique « humble et docile ».

Face à la parole du témoin, Duch brandit évidemment un document écrit relatant des conseils à Tuy. Pour l’accusé, ce bout de papier est un argument de poids qui prouve qu’il n’est jamais allé sur place puisqu’il donnait des ordres par écrit. En tant que directeur de S21, il n’avait pas non plus de temps à consacrer à ces détenus.

L’accusé glissait au début de son intervention : « C’est moi l’auteur des documents. Tel a été mon crime vis-à-vis des personnes qui n’étaient pas encore arrêtées à S21. » L’homme nie catégoriquement ces actes qui fissurent l’image de l’intellectuel aux ordres, qui organise, qui forme, qui endoctrine, mais ne se salit pas les mains. Duch ne court pas dans la même catégorie que ces paysans embrigadés pour leur ignorance, pour être manipulés, instruments nécessaires de l’Angkar, représentant la majorité des gardes et tortionnaires de S21. Cela rend-il son crime moins monstrueux ?

L’audition de Chhun Phal illustre la déconfiture de la cour


Chhun Phal rit parfois, un peu gêné et un peu amusé, quand il demande au président de répéter sa question. (Anne-Laure Porée)
Chhun Phal rit parfois quand il demande au président de répéter sa question. (Anne-Laure Porée)


Le témoin du jour a le visage enfantin, rieur. Chhun Phal entre dans le prétoire vêtu de la même veste que tous les témoins enfilent tour à tour depuis la fin du mois de juin, une veste trop grande qui les préserve du froid de la climatisation. Chhun Phal a 47 ans, il est cultivateur comme tous les anciens gardes et interrogateurs de S21 qui ont été convoqués au tribunal. Penché vers le micro, l’homme explique rapidement qu’il a rallié les Khmers rouges dans son village de la province de Kompong Cham en 1975. Il passe par une école militaire d’entraînement et de formation à Takmao avant d’être envoyé à Prey Sâr cultiver la rizière et creuser des canaux. Il arrive à Prey Sâr à l’âge de 15 ans. Puis il est nommé à S21.


Des souvenirs hors du temps

S’il se souvient des lieux, en revanche, il a oublié les dates comme les durées. Impossible de savoir quand il est arrivé à S21 par exemple. Le président voudrait comprendre pourquoi le témoin évoque le nom « Toul Sleng » plutôt que S21, Chhun Phal répond qu’il a été affecté au poste de garde comme s’il avait entendu une autre question. Nil Nonn revient à la charge en faisant des cercles plus large autour de la question qui le tarabuste : où était Toul Sleng ? Dans quelle province ? Dans quelle ville ? Le témoin réplique avec assurance qu’il ne connaissait ni la province, ni la ville. Le public rit tant il ne peut y croire.


La litanie de questions et rien de neuf

Le président de la cour prend son mal en patience. Néanmoins ses questions, basiques, semblent animées par un doute que cet homme est bien ce qu’il prétend être. Alors il déroule la panoplie habituelle, dans l’ordre habituel : comment étaient les bâtiments ?, comment y entrait-il ? (Chhun Phal ne s’en souvient pas !), quelles étaient ses tâches ?, comment étaient les détenus ?, comment étaient-ils entravés ?, quelles étaient les rations alimentaires ?, comment se lavaient-ils ?, a-t-il vu des prisonniers étrangers ?, a-t-il vu des femmes et des enfants ?, a-t-il vu des prisonniers qui avaient subi des actes de torture ?

Chhun Phal confirme dans l’ensemble le fonctionnement de S21 que les juges connaissent par cœur depuis des semaines. Pendant ce temps, Duch, en impeccable chemise bleue, consulte ses dossiers.


Le garde de S21 qui ne connaissait pas Duch

Chhun Phal se rappelle du nom de son chef de groupe, Khôn, ainsi que de Peng et Hor, qui étaient les supérieurs de celui-ci. Mais le directeur de S21, il ne connaissait pas son nom. « A l’époque où j’ai travaillé à S21, je n’ai jamais rencontré ni vu Duch. » Le président aura beau tenter de reformuler : « qui était le plus haut placé à S21 ? », la réponse ne varie pas. Autre bizarrerie, l’ancien garde qui surveillait en général des cellules collectives à l’intérieur du complexe, était posté parfois à l’extérieur, notamment au portail arrière. Ce « parfois » signifie dans son souvenir une fois par mois ou une fois tous les quinze jours. Malgré ces fonctions ponctuelles à l’extérieur, il affirme ne pas avoir connu Him Huy qui chapeautait pourtant les gardes de l’extérieur de la prison.


Un jour à Choeung Ek

Chhun Phal déclare aux juges avoir été travailler à Choeung Ek. Immédiatement les horreurs des charniers où étaient exécutés les prisonniers de S21 surgissent mais le témoin fait référence à tout autre chose : « Parfois je faisais des travaux agricoles, parfois je plantais des légumes. » L’homme ne se rappelle pas combien de temps il y est resté, ni qui l’y a envoyé mais c’était « aux environs de 1979 » (Fin février 2008, il fut plus précis devant les co-juges d’instruction puisqu’il leur affirmait avoir été à Choeung Ek un mois avant le 7 janvier 1979). Finalement, il concède qu’il a enterré une unique fois des cadavres dans une fosse de 3 m par 2 m, un soir vers 17 ou 18 heures. S’ensuit un dialogue anachronique entre le juge et le témoin :

– Avant d’enterrer les cadavres, avez-vous vu dans quel état ils étaient et combien y en avait-il avant qu’ils ne soient enterrés ?

– Il n’y avait que des prisonniers de sexe masculin.

– Avez-vous pu constater qu’il y avait de nombreux détenus qui reposaient là avant d’être enterrés ?

– Je ne peux vous confirmer le nombre exact. Si je vous dis qu’il s’agissait d’un nombre important cela ne reflèterait pas la réalité, si je vous dit qu’il ne s’agissait peut-être pas d’un nombre très important cela ne reflèterait pas non plus la réalité.

Le public évidemment se marre en entendant pareille déclaration au juge.

– Est-ce que les fosses étaient pleines de cadavres ?

– Il y avait assez de corps dans la fosse pour refermer la fosse.

– Quel était l’état physique des corps avant qu’on ne les enfouisse ?

– Je n’ai pas inspecté les cadavres, je me suis surtout concentré sur le fait de les enfouir, c’était tard dans l’après-midi, il fallait se dépêcher pour finir le travail, donc je n’ai pas fait très attention aux corps eux-mêmes.


Embrouille sur les fosses

Apparemment, les déclarations du témoin en amont du procès sont plus complètes que ce qu’il lâche au tribunal. Le président Nil Nonn s’impatiente. Après consultation avec son avocat Kong Sam Onn, Chhun Phal maintient ses déclarations aux enquêteurs : il a creusé des fosses à Choeung Ek, et non juste enterré des cadavres, mais là encore c’était exceptionnel. Le témoin décrit une fosse profonde jusqu’au cou et… l’éclairage électrique alimenté par un générateur. « Après je n’ai plus fait ce travail, on m’a envoyé à la rizière, un autre groupe a fait ce travail de fossoyeur. » Sur place, Chhun Phal n’a pas senti d’odeur particulière, il n’a pas aperçu de maison ou d’abri qui aurait pu héberger le personnel, il n’a pas rencontré les exécuteurs. Bref il ne sait pas grand-chose. Que se passe-t-il dans la tête des juges à ce moment-là ? Se taisent-ils par souci d’efficacité ? Par flegme ? Par désarroi ? Aucun juge après Nil Nonn n’interroge le témoin.


Les bourdes des co-procureurs

Tan Senarong, co-procureur cambodgien prend donc le relais. Il fait afficher à l’écran un tableau noir sur lequel sont écrites à la craie les règles du Santebal. Il aimerait savoir si Chhun Phal a jamais constaté que ce règlement était affiché à S21. Kong Sam Onn intervient car son client ne sait pas lire. Présenter un tel document n’est pas approprié. Tan Senarong insiste. Silence. Le président le presse de passer à la question suivante laquelle permet au témoin d’affirmer que les véhicules de S21 étaient équipés de plaques d’immatriculation avec « S21 » écrit dessus… Là-dessus le co-procureur Anees Ahmed signale qu’aux co-juges d’instruction Chhun Phal a assuré savoir lire et écrire. « Je ne sais lire qu’un petit peu, explique l’ancien garde. A ce jour je ne sais pas tout l’alphabet. »

Sur les viols, l’accusation piétine également. Le témoin n’a rien vu de ses propres yeux, il rapporte simplement des instructions qu’il a reçues sur ce sujet de son chef de groupe. Enfin, pour une fois que les co-procureurs apportent une biographie d’un ancien garde de S21 avant même que Duch ne conteste qu’il ait été membre du personnel de la prison, le témoin en personne ne peut confirmer qu’il s’agit de sa biographie. « Je n’en suis pas certain. C’est quelque chose que mon chef de groupe a fait et je n’ai jamais vu ma propre biographie. » Une fois de plus Kong Sam Onn invite les parties à ne pas présenter des documents que son client n’est pas en mesure de lire.

Dans la salle on s’interroge : en quoi ce témoin a-t-il jusqu’ici servi l’accusation ?


Un avocat des parties civiles désespérant

L’avocat des parties civiles Hong Kim Suon qui enchaîne après la pause déjeuner rate en beauté son interrogatoire. Il essaye de savoir pourquoi Chhun Phal parle de Toul Sleng plutôt que de S21, il repose une question déjà posée dans la matinée sur l’état des détenus sans susciter la moindre réaction de Nil Nonn, puis tombe une question stupéfiante : « Est-ce que vous savez s’il y avait des moustiques à S21 ? » Comme s’il n’avait pas encore bien compris en ce 10 août que des prisonniers traités pire que des bêtes n’avaient certainement pas le privilège de moustiquaires, Hong Kim Suon fait confirmer par le témoin que les détenus étaient piqués par des moustiques !


Nam Mon au casse-pipe

Mais le clou de la journée revient à son initiative de faire avancer la partie civile Nam Mon entre les bancs des avocats des parties civiles et des co-procureurs pour demander au témoin s’il l’identifie comme ancienne membre du personnel médical de S21. Chhun Phal ne la reconnaît pas parce qu’il n’y avait pas de femme dans le personnel médical là où il travaillait. Duch avait déjà contesté que cette femme soit membre du personnel médical de S21. C’est une seconde gifle. Une fois de plus, Nam Mon est envoyée dans l’arène, sans précaution. Pourquoi l’avocat n’a-t-il pas simplement demandé au témoin si des femmes faisaient partie du personnel médical avant de vouloir la faire identifier ?


Nam Mon, debout attendant le verdict du témoin. Non, il ne la reconnaît pas. (Anne-Laure Porée)
Nam Mon, debout, attendant le verdict du témoin. Non, il ne la reconnaît pas. (Anne-Laure Porée)



La défense dans ses petits souliers

Kar Savuth, lui, rebondit sur cette question. Le témoin lui confirme qu’il n’a pas vu de femme dans le personnel médical mais qu’il a observé des enfants distribuer des médicaments. A Marie-Paule Canizares, Chhun Phal promet qu’il n’a jamais vu Duch dans le bâtiment dans lequel il a travaillé. Il détaille à l’avocat cambodgien que les gardes ne pouvaient battre les détenus que s’ils y étaient autorisés par leur chef de groupe. Ces gardes se parlaient, ils se racontaient le quotidien de la prison, les morts dans les cellules par exemple. Il était impossible de fuir. « Personne ne pouvait s’enfuir », martèle Chhun Phal. « A l’époque, je pensais qu’il n’y avait pas d’alternative. Que je sois content ou pas. Sous le régime, il n’y avait qu’une option. »







Duch travaille sur la biographie de Chhun Phal. (Anne-Laure Porée)
Duch travaille sur la biographie de Chhun Phal. (Anne-Laure Porée)


Le profil de l’emploi




« Je reconnais cette personne, Chhun Phal, comme étant membre du personnel de S21. La raison en est qu’il est parmi ceux que j’ai fait venir de Kompong Cham. […] Il avait moins de 16 ans à l’époque. Il répondait aux critères que j’avais établis pour ma demande, notamment pour son origine de classe. C’était un paysan pauvre. Par conséquent il avait un niveau d’instruction très limité comme il ressort aujourd’hui et de sa déposition. […] Je ne voulais pas choisir des personnes qui auraient été formées ou instruites par qui que ce soit. Je devais donc sélectionner des personnes que je pouvais former psychologiquement et politiquement. Je crois que la chambre comprend aussi la psychologie du camarade Phal. Il ne souhaitait rien avoir ou  posséder ou rien savoir. Il ne savait même pas qui était son supérieur, il ne connaît pas mon visage ni ma voix et il n’a pas cherché à les connaître. A mon sens, cela correspond bien au fait qu’il était membre de S21. »

L’accusé confirme ensuite que le témoin a creusé des fosses à Choeung Ek parce qu’il en avait effectivement donné l’ordre à son ancien messager, cité par Chhun Phal. En revanche il soulève certaines confusions dans la déclaration et raconte qu’il examine la fiche biographique du témoin (établie en 1977) avec une méthodologie qu’il partage volontiers avec la Chambre. Il aura besoin de temps pour faire le point sur cette fiche mais pour lui, Chhun Phal travaillait bien à S21.







Le discours est rôdé pour conclure les témoignages mais point trop n'en faut. (Anne-Laure Porée)
Le discours est rôdé pour conclure les témoignages mais point trop n'en faut. (Anne-Laure Porée)


Le couplet du président




Le président remercie longuement l’ancien garde d’être venu. « Nous sommes bien conscients de l’épreuve que cela représente que de venir ainsi devant la Chambre pour déposer et répondre à de nombreuses questions posées tant par la Chambre que par les parties. Outre que beaucoup de questions vous étaient posées durant le peu de temps imparti à votre déposition, il y a le facteur temps. Les faits que nous évoquons remontent à plus de trente ans. Et il est normal que les souvenirs que quiconque en a soient limités. Plus les faits sont anciens, plus le souvenir qu’on en a est imprécis. » Le couplet déférent et poli servi à chacun des anciens Khmers rouges dont la mémoire est parfois si sélective ou si endommagée fait frissonner car à chaque énonciation revient le souvenir des survivants venus raconter leur calvaire à S21 et qui furent, eux, à peine remerciés.

« Je crois que ce secret a pris une proportion incroyable, comme le reste. Au fur et à mesure que les choses se déglinguaient, la paranoïa s’intensifiait et il y avait là une prophétie qui ne faisait que s’accomplir d’elle-même »

Répondant jeudi 6 août 2009 à une question de l’avocat de Duch sur la politique du secret imposée sous le Kampuchéa démocratique, l’historien américain David Chandler explique :

« Il était assez clair pour l’accusé que le secret était la marque du régime tout entier. Il n’y avait pas de possibilité d’objecter à cette politique du secret. Un des résultats tragiques de cela c’est que quiconque était arrêté et quel que soit son âge, toute personne qui entrait à S21 était finalement tuée, notamment parce qu’il fallait garder secrète l’existence de la prison. C’est pour cette raison aussi que les gardes n’étaient pas autorisés à rentrer chez eux et à avoir une permission. Je crois que ce secret a pris une proportion incroyable, comme le reste. Au fur et à mesure que les choses se déglinguaient, la paranoïa s’intensifiait et il y avait là une prophétie qui ne faisait que s’accomplir d’elle-même. S’il y a tellement de personnes coupables qui sont amenées à S21, alors cela veut dire qu’il y a un complot effectivement énorme et la machine ne fait que s’emballer. L’aspect du secret est toujours resté. Et Nuon Chea, dans une des rares interviews franches qu’il a données parce qu’il l’a donnée à une délégation danoise sympathisante, a dit que le secret était absolument crucial et central pour tout ce que faisait le parti, que le secret était le leitmotiv du PCK. »

David Chandler sort le tribunal de sa léthargie




















David Chandler, historien américain auteur de Voices from S-21. Dans la version française, S-21 ou le crime impuni des Khmers rouges, des pages de notes ont été supprimées pour laisser place à une préface de François Bizot et une postface de Jean-Louis Margolin. L'historien a déploré la disparition de ces notes sous prétexte de faciliter la lecture pour les Français. (ECCC)
David Chandler, historien américain auteur de Voices from S-21. Dans la version française, S-21 ou le crime impuni des Khmers rouges, des pages de notes ont été supprimées pour laisser place à une préface de François Bizot et une postface de Jean-Louis Margolin. L'historien a déploré la disparition de ces notes sous prétexte de faciliter la lecture pour les Français. (ECCC)




Le show de Duch




En cette matinée du 6 août 2009, 450 personnes débarquent de la province de Siem Reap pour assister à l’audience. Il y a fort à parier qu’ils auraient préféré entendre un ancien Khmer rouge plutôt qu’un expert étranger mais ils sont contents d’être là. De toute manière ils verront l’accusé et l’entendront, c’est l’essentiel. Alors qu’ils s’installent dans la fraîcheur de la salle, Reach Sambath, chargé des relations publiques des CETC, leur explique micro en main où sont les juges, de quelle couleur ils sont vêtus, où sont les procureurs, où sont les avocats, etc. Derrière la vitre blindée qui sépare le public de la cour, le rideau bleu dragée s’ouvre. Les parties civiles sont déjà assises, leurs avocats finissent d’enfiler leur robe noire à jabot blanc et observent le public. Duch pénètre dans le prétoire, il salue le public et lève les mains en faisant le signe V de la victoire, tel un boxeur sur un ring, sûr de son effet. L’accusé n’a plus le droit de saluer les parties civiles, que ses manières agaçaient, mais il reste plein d’attention pour son public.


L’historien entre en scène

Face à l’imposante carrure de David Chandler, Duch a l’air d’un poids plume. La comparaison avec un ring de boxe s’arrête là. A 76 ans, l’historien américain à la retraite mais toujours attaché à l’université Monarch en Australie, met pour la première fois les pieds dans un tribunal. A l’aise, il prête serment, puis décline son parcours. Il découvre le Cambodge par le biais d’un poste de diplomate américain de 1960 à 1962. Il tient de cette période son amour pour le pays. Professeur de 1972 à 1997, il a consacré ses recherches aux Khmers rouges à partir de 1976 dont il tire deux livres majeurs : Brother Number One (Pol Pot : frère numéro 1), une biographie de Pol Pot, et Voices from S21 : Terror and History in Pol Pot’s Secret Prison (S-21 ou le crime impuni des Khmers rouges), une recherche sur ce que fut S21. Ce livre lui demandera quatre ans de recherches, plongé dans les archives microfilmées de S21, parmi lesquelles des centaines et des centaines d’aveux, dans les entretiens avec des survivants ou d’anciens membres du personnel de S21.


S21, une « institution totale »

L’expression « institution totale » fait l’objet du titre du chapitre 2 du livre de David Chandler. Reprise au sociologue Erving Goffman, elle fait référence à un lieu isolé du reste du monde et de la société où des individus « mènent ensemble un épisode de vie contraint et réglé ». Cette notion intrigue la juge Silvia Cartwright qui se demande si le secret caractérise une institution totale au sens où l’entend David Chandler. L’historien approuve : « Aucune information ne filtrait à l’extérieur. C’est un lieu qui suit ses propres règles. Le secret était central pour l’idéologie et le comportement pour le Kampuchéa démocratique. » Pour cette raison il étudia moins Prey Sâr davantage assimilé à un centre de rééducation dont certains étaient libérés et qui, selon lui, n’était pas entouré du même secret que S21, « antichambre de la mort » où « chaque personne qui [y] entrait était promise à une mort violente ».


La prison la plus efficace du pays

Selon David Chandler, S21 dénombre plusieurs particularités : le degré d’information est plus poussé à S21 que dans les autres institutions du système de sécurité (le Santebal), les autres prisons « n’appelaient pas l’attention des plus hauts dirigeants » comme elle, et aucune n’atteignait l’efficacité en œuvre à S21 (même si l’historien admet le peu de documents à disposition à propos des autres centres). Le rôle se définit essentiellement autour du travail de recherche des réseaux de traîtres, à l’identification des ennemis, lesquels sont entre septembre 1975 et septembre 1976 plutôt des ennemis de l’extérieur du parti. Puis la politique bascule, s’ouvre une deuxième phase après septembre 1976 au cours de laquelle S21 devient surtout l’instrument de recherche des ennemis de l’intérieur. Parmi eux, des diplomates, des intellectuels, catalogués « Nouveau peuple » et davantage susceptibles de s’opposer au régime du Kampuchéa démocratique.


Silvia Cartwright et ses questions fermées

La présence de l’éminent David Chandler émoustille quelque peu la juge Silvia Cartwright qu’on n’a jamais vu autant sourire. « Vous n’êtes pas coupable monsieur David Chandler », plaisante-t-elle quand un problème de micro se présente. Ces bonnes dispositions auraient pu amener la juge à modifier quelque peu ses habitudes d’interroger avec des questions fermées. Mais souvent la voix de David Chandler a résonné d’un « c’est exact » ou d’un « vous avez raison », confirmant simplement l’interprétation de la juge. Peut-être était-ce la meilleure solution pour être efficace puisqu’il fallait entendre l’expert sur une journée…


Pourquoi tant d’archives ?

Même si personne n’a poussé au-delà du contenu du livre de David Chandler, les lignes principales de sa recherche et de sa réflexion ont été abordées. A commencer par la question des archives de S21. David Chandler mentionne que ces archives sont « les plus complètes du Santebal » et qu’il n’y a pas d’autres archives aussi volumineuses, y compris celles du Centre du parti, qui nous soient parvenues. Ces milliers et milliers de pages ont été conservés de façon méticuleuse, « grâce à l’accusé », confirme l’expert américain qui formule ensuite plusieurs raisons pour expliquer le sens d’une telle documentation : « Je dirais que l’un des objectifs était de démontrer aux dirigeants du pays que S21 était une structure complètement responsable, efficace, moderne et productive au sein du gouvernement, à l’intérieur du pays où les conditions étaient en de nombreux endroits […] totalement chaotiques au quotidien. De démontrer le professionnalisme de l’accusé et de ses collègues, d’informer le sommet de la hiérarchie de la manière la plus détaillée possible si, et de quelle façon, les soupçons étaient fondés pour certains prisonniers, et de démasquer des réseaux de traîtres […] et de donner ainsi des informations aux dirigeants dont ils pouvaient se servir pour leurs propres objectifs. Et finalement, et c’est là une spéculation, […] le rassemblement de ces archives pouvait servir de source pour une histoire triomphante du Parti communiste du Kampuchéa. » Cette dernière idée qui lui fut suggérée par un autre expert de l’histoire des Khmers rouges, Steve Heder, lors de la rédaction de Voices from S-21.


Le dosage entre torture et politique

Après être revenue sur le document du 30 mars 1976 auquel l’accusé s’est souvent référé depuis le début du procès pour justifier les décisions prises à l’échelon supérieur, après que David Chandler ai qualifié ce document de « crucial » parce qu’ émanant du sommet de l’Etat et enregistrant une décision « d’écraser l’ennemi », la juge Silvia Cartwright aborde avec l’expert les aveux, et en particulier les interrogatoires. Dans son livre, David Chandler écrit : « Les deux méthodes utilisées par les interrogateurs de S21 consistaient à ‘faire de la politique’ (tvoeu nayobay) et à ‘imposer la torture’ (dak tearunikam) ». La magistrate lui demande de décrire à quoi correspondent ces méthodes. Pour l’expert appliquer la torture signifie « exercer une contrainte physique » (il n’évoque pas de formes de torture psychologique) tandis que « faire de la politique », « c’est tout le reste », à savoir amadouer le détenu, l’insulter, le convaincre de répondre… « Il est impossible de savoir à quel degré la torture a été utilisée, ajoute David Chandler. Il y avait ces deux méthodes, il est difficile de dire laquelle était appliquée le plus souvent. »

Le passage du carnet de travail de 1976 qui établit une progression en 7 points et qu’il cite dans son ouvrage ne permet pas non plus d’éclairer cette question :

« 1- D’abord, leur arracher les informations

2- Ensuite rassembler autant de points qu’il est possible afin qu’ils ne puissent plus revenir dessus et pour les empêcher de s’en éloigner

3- Faire pression sur eux à l’aide de la propagande politique

4- Continuer à les interroger et à les insulter

5- Tortures

6- Passer en revue et analyser les réponses afin de poser des questions supplémentaires

7- Passer en revue et analyser les réponses de façon à préparer les documents. »

Dans les faits, Rithy Panh, réalisateur de S21, la machine de mort khmère rouge estime que torture et pression politique devaient être intrinsèquement mêlés (voir aussi cette question dans Pourquoi l’audience de Prak Khân incarne la faillite de l’accusation). Il est impossible de le déterminer sur la base des aveux des détenus car les questions des interrogateurs n’y apparaissent jamais comme le rappelle David Chandler dans Voices from S-21.


Les biographies, une « industrie »

Sous le régime des Khmers rouges, rédiger sa biographie était chose courante. A S21, les détenus s’y soumettaient comme les membres du personnel qui d’ailleurs devaient régulièrement les réviser (une fois par an, a détaillé un interrogateur au tribunal). A la juge Silvia Cartwright, David Chandler précise : « C’était là toute une industrie au Kampuchéa démocratique », sans aucun lien avec une pratique antérieure ou avec une spécificité culturelle cambodgienne.


Liste des techniques de torture

L’étude des aveux des détenus ainsi que ses entretiens avec des survivants de S21 ont conduit l’historien américain à lister les techniques de torture à S21. « Coups avec les mains, avec un gros bâton, avec des branches, avec des fils électriques noués, brûlures de cigarettes, chocs électriques, forcé de manger des excréments, forcé à boire de l’urine, forcé à manger, pendu la tête en bas, tenir les mains en l’air toute une journée, enfoncer une aiguille dans le corps, se prosterner devant une (des) image(s) de chiens (à partir de 1978), se prosterner devant le mur, se prosterner devant la table, se prosterner devant la chaise, arracher les ongles, griffer, bousculer, suffocation avec un sac plastique, tortures avec de l’eau, immersion, gouttes d’eau sur le front. » L’historien maintient cette liste sinistre en commentant que sûrement d’autres techniques manquent à l’appel.


Questions restées sans réponse

Il est des questions qui sont restées malheureusement sans réponse pendant l’audience ou si peu développées que c’en est frustrant. Par exemple quand la juge demande si l’exigence du secret à S21 avait aussi été mise en place par l’accusé, David Chandler répond oui, sans argumenter ou développer. De même on aurait aimé savoir d’où venait précisément la citation suivante de Duch (en février 1976) : « Vous devez vous débarrasser de l’idée que battre les prisonniers est cruel [kho khau]. La gentillesse est déplacée [dans de tels cas]. Vous devez [les] battre pour des raisons nationales, des raisons de classe et des raisons internationales. » Mais David Chandler est préoccupé par le cas de Kok Sros, un garde qu’il a interviewé en 1995 et qui, devant les juges, ne se souvenait pas de la majorité des déclarations qu’il a faites à l’historien dix ans plus tôt. Les enregistrements de cet entretien ont disparu mais l’historien est sûr de l’exactitude des propos tenus à l’époque. L’ancien est tellement cité dans son livre qu’il est certain de l’avoir enregistré et retranscrit ce qui lui avait été dit avec précision.


« Répondre aux besoins des dirigeants »

Sur la base d’aveux datés de 1978 évoquant le creusement de tunnels à Phnom Penh pour y cacher des soldats vietnamiens, David Chandler montre que même si les aveux ne pouvaient pas être vrais, il était impossible à l’accusé de le dire aux dirigeants du Kampuchéa démocratique, puisqu’il se serait retrouvé en danger. En revanche, cet exemple illustre la fonction de S21 de « répondre aux besoins des dirigeants du Kampuchéa démocratique », fonction qu’il décrit plus largement au co-procureur cambodgien Tan Senarong : « A partir de 1976, la direction du parti est convaincue que des nids de traîtres se logent à l’intérieur du parti communiste. Il fallait donc mettre en place un centre d’interrogatoire à grande échelle » pour réunir des informations claires, travailler sur les soupçons d’activités de trahison et vérifier qu’elles existaient ou étaient en préparation.


Pas de modèle pour S21

Une prison de cette échelle, capable de produire une telle masse de documents, reste sans précédent dans l’histoire du Cambodge. Quant à savoir si elle s’inspire consciemment d’autres modèles communistes, l’historien en doute. Il reconnaît que la formule du centre de rééducation a été partagée par de nombreux pays communistes mais il pointe deux dissidences de S21 et pas des moindres : le secret, et la mort après les aveux. « Par leurs aveux, on peut penser que les prisonniers suivaient une procédure de rééducation, de reconstruction, pour devenir de meilleurs citoyens, en admettant ce qu’ils avaient fait. Mais là, ils se rééduquaient dans le but d’être tués. Ce n’est pas logique ! »


Duch, un professionnel enthousiaste

En ce lundi 6 août 2009, les co-procureurs semblent avoir retrouvé une ligne directrice. William Smith questionne David Chandler sur ce qui ressort de la personnalité de Duch après ses recherches. Il cite abondamment Voices from S-21 dans lequel l’accusé est sans surprise qualifié « d’ambitieux », de « discipliné », de « travailleur » et rappelle certaines annotations de Duch qui suggère de « frapper le détenu » et « d’extraire la vérité ». Le tableau n’est pas très flatteur. L’historien confirme que l’écriture propre et claire de Duch traduit  son enthousiasme et son professionnalisme dans son travail. « L’accusé a voulu que S21 soit perçu par ses supérieurs comme une institution extrêmement efficace et opérationnelle, dont il avait la charge. » En 1976 et 1977, l’historien relève « un niveau constant de professionnalisme », il suppose également qu’après l’arrestation de son mentor Vorn Vet, Duch a perdu de cet enthousiasme.

A l’avocate du groupe 3 des parties civiles, David Chandler donne même plus de détails : « C’était un administrateur à la fois fier et enthousiaste de S21 qui avait élaboré des techniques et des méthodologies organisationnelles à partir de rien. Il innovait, il améliorait son système de manière continue. […] Lui-même voulait exceller dans son travail comme ce fut le cas dans d’autres choses dans sa vie : il voulait exceller comme étudiant, il voulait exceller comme révolutionnaire, il voulait exceller dans sa vie professionnelle. […] Il voulait servir avec enthousiasme en excédant ce qu’on attendait de lui. » Par conséquent, « peu de choses échappaient à son attention ».


« Dévoué et efficace »

« Dans quelle mesure Duch a-t-il alimenté les purges ? » La question de William Smith laisse l’historien un brin désemparé car elle nécessiterait une recherche approfondie. David Chandler a bien rappelé qu’il était exigé des détenus qu’ils fournissent ces listes pour confirmer les soupçons selon lesquels le parti était assiégé par les ennemis mais sur la responsabilité de l’accusé dans cette affaire, la réponse reste floue.

Cependant, ajoute l’expert, le travail d’interrogatoire « c’était la principale raison d’être de S21 ». « Les interrogatoires, c’était cela qui était attendu d’en haut. Et l’accusé s’est montré dévoué et efficace en la matière. » Le procureur insiste : s’agit-il d’une exigence des dirigeants ou d’une volonté de plaire de S21 ? « Un peu des deux, rétorque prudemment David Chandler. Duch et ses collègues auraient changé leurs méthodes si ça ne convenait pas. […] Il était de l’intérêt de l’accusé de faire ce travail le mieux possible. »





















S21 avait-il autant d'importance que cela ? C'ets la question que se pose David Chandler. (Anne-Laure Porée)
S21 avait-il autant d'importance que cela ? C'ets la question que se pose David Chandler. (Anne-Laure Porée)


Relativiser la place de S21


L’historien se demande également si dans la vision globale des hauts-dirigeants, S21 n’était moins important que ce qu’il y paraît aujourd’hui, sachant que comme tout gouvernement, ils avaient bien d’autres sujets de préoccupation. Le co-procureur William Smith rebondit, obligeant David Chandler à argumenter. L’historien considère que les aveux de personnalités aussi importantes que Koy Thuon (ministre du Commerce du KD et ancien secrétaire de la zone Nord) ou Vorn Vet (ministre de l’Industrie, vice-Premier ministre et secrétaire de la zone spéciale) ont intéressés de près les dirigeants, et probablement bien au-dessus de Son Sen, mais selon lui, ce ne pouvait être le cas de tous les détenus de S21. En  fait une minorité, croit-il, intéressait des hommes comme Son Sen ou Nuon Chea. Toute personne entrée à S21 était vouée à la mort. « Son Sen et Nuon Chea ne signaient pas un décret d’exécution pour chacune d’entre elles. » Une petite phrase qui tendrait à renforcer les prérogatives de Duch.


Ni objection, ni remords de l’accusé à l’époque

Dans la foulée, le co-procureur s’interroge sur la marge de manœuvre de Duch. Il reprend un passage du livre de l’historien : « Il est tout à fait concevable qu’ils auraient pu atténuer les souffrances des prisonniers, libérer les centaines de jeunes enfants emprisonnés avec leurs parents ou limiter les exécutions s’ils l’avaient voulu. De tels choix auraient pu être faits, et la justice révolutionnaire aurait pu être tempérée par un pue de clémence. […] A S-21 toutefois, cette alternative ne fut jamais prise en compte. Au contraire, Son Sen, Douch et les employés sous leurs ordres infligeaient d’énormes quantités de souffrances aux prisonniers, de sang-froid, systématiquement et sans remords. » Puis William Smith poursuit : « Pensez-vous que l’accusé avait le choix et aurait pu atténuer les souffrances, ou tuer en moins grand nombre ? » L’historien maintient ses propos. « Je ne peux pas m’empêcher de penser que ces personnes qui infligeaient ces terribles souffrances, savaient ce qu’elles faisaient et, pire, qu’elles ne semblaient pas en souffrir elles-mêmes. Cela ne semblait pas les empêcher de dormir la nuit ou affecter leur enthousiasme pour revenir travailler le lendemain. »

Aucun document ne prouve une objection quelconque de l’accusé à ces pratiques. David Chandler conclut : « D’après les documents, je n’entrevois pas de remords profond […] ».


Expliquer S21

L’avocate du groupe 3 des parties civiles oriente sa dernière question sur le thème « comment expliquer S21 ». Elle fait référence à la conclusion de David Chandler : « Les explications des phénomènes comme S-21 résident dans notre capacité à ordonner et à obéir, à nous souder contre les étrangers, à nous perdre au sein de groupes, à aspirer à la perfection et à l’approbation, et à décharger notre haine et notre confusion sur d’autres individus souvent sans défense, particulièrement lorsque nous y sommes encouragés par des gens que nous respectons. » L’expert américain justifie alors sa position : « J’essayais de dire que […] dans certaines conditions, presque n’importe qui peut être amené à faire des choses [du type de ce qui s’est passé à S21] ». L’impunité encourageant la machine infernale. « C’est le côté obscur qui est en nous tous. »


Interdiction d’user du contenu d’un aveu

Silke Studzinsky, avocate du groupe 2 des parties civiles, s’est faite remarquer depuis le début du procès avec son cheval de bataille des violences sexuelles commises à S21. Fidèle à sa ligne, elle tente de savoir la teneur des propos des interrogateurs qui ont évoqué ces violences sexuelles dans leurs aveux. Objection immédiate de la défense qui rappelle qu’aucune question ne peut être posée sur la teneur d’aveux obtenus sous la torture. Le président accepte bien entendu cette objection fort prévisible. L’avocate est contrainte de reformuler sa question. David Chandler croit savoir que les violences sexuelles étaient rares et punies parfois de mort.


Terreur et marge de manœuvre

Dans ses questions, Alain Werner procède par touches. Il recoupe les propos d’un autre expert, Craig Etcheson. Il travaille inlassablement sur la terreur à S21 : il évoque avec David Chandler les conditions mises en place pour briser les détenus. « Les prisonniers n’étaient plus des humains en arrivant à S21 », confirme l’historien. Il cite S21 ou le crime impuni des Khmers rouges : « Face à toute forme de résistance, Douch était sans pitié. Il déclara par exemple à un interrogateur : ‘Bats [le prisonnier] jusqu’à ce qu’il dise tout, bats-le pour en arriver aux choses importantes.’ » Cet extrait montre non seulement que les traces existent de Duch ordonnant d’appliquer la torture,  mais qu’en prime il le faisait sans état d’âme.

Enfin, rappelant les déclarations de l’ancien chef des interrogateurs Mam Nay à la cour selon lesquelles il pouvait agir pour sauver certains camarades révolutionnaires de la première heure, Alain Werner prie David Chandler d’un commentaire sur les marges de manœuvre des cadres à S21. « Je suis sûr que ça c’est passé », indique le témoin. En dépit de cette politique de nettoyage du Cambodge par la révolution, beaucoup de petites négociations ont eu lieu, selon lui, au sein de la hiérarchie. Il existait bien des moyens de protéger certaines personnes.


Le mandat de Duch

La marge de manœuvre du directeur de S21 intéresse au premier chef la défense. David Chandler déclare à Kar Savuth qu’une « marge de manœuvre considérable a été donnée à l’accusé. […] Le pouvoir de décision était entre les mains de Duch.» Il illustre ce propos par le fait qu’après 1977, Son Sen n’intervenait certainement pas au quotidien à S21. Néanmoins Duch n’avait pas l’autorité d’arrêter, selon l’historien. « Il a pu être en mesure d’envoyer des noms à des responsables dans les zones rurales pour décider d’arrêter les personnes. Je pense qu’il aurait pu amplifier peut-être cela, mais pas je ne pense pas qu’il avait l’autorité d’arrêter. » « Un prisonnier pouvait-il être écrasé sans avoir l’approbation préalable d’un supérieur hiérarchique de Duch ? » s’enquiert alors Kar Savuth. « Aucun de ces ordres émanant de l’échelon supérieur ne nous est parvenu, un ordre de Pol Pot disant par exemple : ‘Veuillez écraser telle et telle personne’. Mais je pense que le rôle de l’accusé à S21 était justement de s’en occuper, à savoir de veiller à ce que qui que ce soit entrant dans la prison soit exécuté. Telle était sa mission. Ce mandat ne lui a jamais été retiré par qui que ce soit. Par conséquent il n’avait pas besoin de chercher l’approbation d’une autorité supérieure pour mettre en œuvre et superviser un système dans lequel on n’avait pas le choix de savoir qui devait être tué et qui ne devait pas être tué. […] En tout cas il n’avait pas besoin de bénéficier du feu vert pour tuer qui que ce soit, il l’avait cette autorité, de facto, puisque cela faisait partie de son mandat à S21. »

Un procès pour l’histoire

François Roux enchaîne en demandant à David Chandler si ce procès va servir l’histoire. Duch rayonne à la minute de cette question, le sourire jusqu’aux oreilles. Bien entendu l’historien approuve « cette confrontation sans précédent dans l’histoire des Khmers rouges. » « Je pense qu’il est important que les accusés soient confrontés à leurs responsabilités vis-à-vis de la vérité, de ce qui s’est passé lorsqu’ils étaient au pouvoir […]. Il faut également que le peuple cambodgien sache ce qui s’est passé, à quelle échelle. Et il faut dire cette histoire horrible qu’a connu tout Cambodgien âgé de plus de 40 ans et bien évidemment avec les membres des Khmers rouges qui ont joué un rôle actif dans l’administration de ce régime. »

L’expert américain avoue avoir été « très ému et très impressionné » par la reconnaissance de sa culpabilité par l’accusé. « C’est quelque chose d’unique parmi les anciens acteurs du régime khmer rouge. »


La foi du révolutionnaire

Se référant au passage de S21 ou le crime impuni des Khmers rouges consacré à la biographie de Son Sen, François Roux prie l’historien de confirmer que Duch était le subordonné de Son Sen et que Son Sen avait la haute main sur le Santebal. David Chandler confirme : « Je n’ai jamais voulu dire que l’accusé avait une autonomie complète dans son activité, il était sous les ordres de Son Sen. […] Pour répondre à votre question : oui, mais il y a une marge de flexibilité autour de cette question. » L’avocat français de Duch interprète cette marge de manœuvre comme faisant partie de la ligne du PCK qui exigeait de ses cadres de faire preuve d’initiative. L’historien acquiesce : « C’était un membre du parti révolutionnaire et à ce titre il n’avait pas de raison de dévier de la ligne du parti. Il gardait ce faisant toute son authenticité révolutionnaire donc il faisait non seulement ce qui était attendu de lui mais aussi ce qu’il faisait par lui-même. Il y a congruence entre les deux facteurs. Il était membre du parti et il l’était volontairement. »


Des regrets mais pas de désertion

Quand François Roux pointe que la conscience révolutionnaire n’exclue pas la terreur, David Chandler admet tout à fait que l’accusé ait pu être effrayé par ce qu’était devenu le régime. Cependant il souligne que « cette conscience que le régime était criminel n’existait pas en 1978 ». « Dans ces six derniers mois du régime, c’est vrai qu’il y a des documents qui font état de regrets de la part de l’accusé mais ces regrets […] ne l’ont pas amené à déserter le mouvement en 1979-1980. Il est resté avec les Khmers rouges et il a continué à se considérer comme révolutionnaire. »


« L’obéissance est un facteur qui ajoute à l’horreur »

Après avoir résumé ce qu’était l’expérience de Milgram, menée dans les années 1960 aux Etats-Unis et démontrant que 60 à 70% des volontaires testés pendant l’expérience exécutaient les ordres qui leur étaient donnés par une personne en blouse blanche incarnant l’autorité (par exemple infliger une décharge électrique à une personne qui répond mal à une question), David Chandler explique à François Roux que cette expérience est proche de la culture en place au Kampuchéa démocratique où « les gens qui donnaient des ordres étaient habitués à les donner et ceux qui les recevaient étaient habitués à y obéir, il n’y avait pas de culture au Cambodge consistant à remettre en cause les ordres d’une personne incarnant l’autorité. […] Dans une situation comme celle de S21, l’obéissance est un facteur qui ajoute à l’horreur, sans compter les conclusions de Browning qui a montré que c’était un homme tout à fait ordinaire qui avait assassiné des milliers de juifs en Pologne en 1941-42. Je ne pense pas que ça explique tout mais que c’est un élément utile pour comprendre […] comment nous avons en nous cette idée que si le responsable dit que c’est bon alors c’est que ça doit être bon. »


La source du mal

Ajoutant que « comprendre n’est pas justifier », François Roux poursuit avec deux citations. La première de Zygmunt Bauman, extraite du livre de l’historien américain : « L’information la plus effrayante tirée de l’Holocauste et de ce que nous avons appris de ses auteurs, n’était pas la probabilité que ‘cela’ pouvait nous être fait, mais l’idée que nous puissions le faire. » La seconde est de David Chandler : « Pour trouver la source du mal mis en œuvre chaque jour à S21, nous ne devons finalement pas regarder plus loin que nous-mêmes. » « Cette phrase n’a pas été placée en conclusion aux fins d’une procédure judiciaire, précise David Chandler. Mais je dirais qu’effectivement notre capacité à faire le mal dépasse notre capacité à faire le bien. […] Cela ne disculpe pas les personnes qui font le mal. […] Je n’aimais pas entendre les gens dire : ‘regardez ces personnes, c’est le mal !’ Ce que je voulais leur dire c’était : qui sait ? Qu’est-ce que vous feriez, vous, dans cette situation là ? Cela ne veut pas dire que ces gens se sont comportés de manière louable. »





















Duch est invité à formuler des commentaires après que tout le monde ait parlé. Il fait court et bien plus modeste qu'à son habitude. (Anne-Laure Porée)
Duch est invité à formuler des commentaires après que tout le monde ait parlé. Il fait court et bien plus modeste qu'à son habitude. (Anne-Laure Porée)


Pas de joute d’experts


Duch qui a plutôt l’habitude de se poser en expert historien, plongé dans ses documents, se la joue sobre face à David Chandler. Bien sûr, il ne manque pas de faire trois mini remarques, presque de principe, de reconnaître les qualités de chercheur de l’Américain dont il apprécie le travail. Il liste quelques documents qu’il a lui aussi écrit sur les Khmers rouges et la politique du Kampuchéa démocratique. « Pour résumer, la réponse que j’apporte à David Chandler n’est pas vraiment une grande pierre à l’édifice mais à travers ce document que j’ai écrit, c’est une manière d’éclairer de quelle manière cette tragédie a pu avoir lieu, par quel processus le peuple cambodgien a été assassiné. » Duch demande à ce que ce document soit rendu public puis se rassied.


Ce que David Chandler a appris

L’historien a quitté le tribunal en ayant appris notamment que le document appelé « Plan ultime », que l’historien attribue à Duch dans S21 ou le crime impuni des Khmers rouges, fut en fait écrit par l’un de ses subordonnés, l’interrogateur Pon. Ce document « tentait de démontrer l’existence d’une vaste conspiration historique impliquant les Etats-Unis, l’URSS, Taïwan et le Vietnam. »

Deuxième point d’importance pour l’historien, le lien entre le polpotisme et les théories du Gang des 4 en Chine, chose qu’il assure n’avoir jamais entendue auparavant et que vient de lui révéler Duch.

Le procès apporte d’autres éclairages sur l’histoire écrite jusqu’ici mais David Chandler n’a pas l’intention de mettre à jour ou de rééditer son livre sur S21, comme il le confie à la sortie du tribunal. Il tourne la page et lance en français : « Au revoir les Khmers rouges ! »