Heureusement que Vann Nath était là










Vann Nath, un témoin crucial pour l'histoire de S21. (Anne-Laure Porée)
Vann Nath, un témoin crucial pour l'histoire de S21. (Anne-Laure Porée)






Mise au point du président

Le président monopolise le début de la séance matinale pour évoquer les témoins qui seront entendus par la cour. Dans cette liste aux noms codés, on comprend seulement que le chercheur Raoul-Marc Jennar, auteur d’ouvrages de référence sur le Cambodge, ne sera finalement pas invité, ni Nic Dunlop qui a retrouvé Duch en 1999 et a signé The Lost executioner. En revanche, Françoise Sironi, docteur en psychologie clinique et psychopathologie sera appelée à témoigner pendant une journée et demie avec un collègue ; l’historien David Chandler viendra une journée. Quant aux témoins de la défense Richard Goldstone (magistrat, ancien chef du bureau du procureur aux TPIY et TPIR, aujourd’hui à la tête d’une mission d’enquête sur les violations des droits de l’Homme et du droit humanitaire dans le conflit entre Israël et Gaza) et Stéphane Frédéric Hessel (résistant en France, il a participé à la rédaction de la déclaration universelle des droits de l’Homme), ils seront questionnés par visioconférence.

Au terme de cette mise au point, le juge Jean-Marc Lavergne annonce que sur la notion d’entreprise criminelle commune, la cour rendra sa décision en même temps que le jugement au fond. Les parties sont d’ici là priées de répondre par écrit aux conclusions des co-procureurs. On note au passage le retour de Robert Petit à la place de William Smith et l’absence de François Roux, remplacé par Marie-Paule Canizares.


Des tableaux pour dire l’horreur

En projetant des croquis et des tableaux de Vann Nath, le tribunal a prouvé combien le peintre avait eu raison de témoigner par son art sur les crimes du régime khmer rouge. Ces représentations, le peintre les classe en trois catégories : ceux qui décrivent ce qu’il a vu de ses propres yeux, ceux qui ont été imaginés à partir de la manière dont ça se déroulait, ceux qui ont été réalisé à partir des récits des autres prisonniers.

L’effet sur les nombreux villageois venus de la province de Kien Svay est saisissant pour qui siège avec eux dans le public. Devant les croquis en noir et blanc (malheureusement montrés dans le désordre), ils reconnaissent chacune des étapes du calvaire de Vann Nath qu’ils commentent avec intérêt. Devant chaque tableau décrivant une forme de torture, une vague de « oh ! » indignés parcourt la salle en un haut le cœur collectif. Réactions vives, mouvements de dégoût. Vann Nath, qui n’entend pas l’émotion que ses peintures suscitent, explique calmement sur la base de quel témoignage ces tableaux ont été réalisés.


29-06-09-jarre-et-miroirLa jarre et le miroir :

« Je pouvais me voir en regardant ce miroir. J’ai regardé ce reflet. Ce reflet m’a montré comment j’avais changé. » Ce dessin illustre le traitement subi par les gardes de l’Angkar depuis l’arrestation à Battambang jusqu’à Phnom Penh.

29-06-09-cellule-individuelleL’homme en cellule individuelle :

« Les prisonniers étaient très maigres, ils pouvaient tout juste survivre. Ils étaient désespérés. Je pouvais voir ces cellules parce que pendant la période où je travaillais là, il m’arrivait de passer devant certaines de ces cellules. »

29-06-09-enlevement-enfantLes enfants enlevés à leurs parents :

« Je n’ai pu entendre que ce qui m’était raconté du bâtiment D. Je pouvais entendre les cris. Probablement les parents essayaient de reprendre les enfants qu’on leur enlevait. Cette peinture est basée sur ce que j’ai pu entendre et ce que j’ai pu imaginer. »

29-06-09-baignoireL’immersion :

« J’ai fait cette peinture sur la base de ce que Pha Tan Chan, le traducteur de vietnamien, m’a raconté. Il avait été plongé dans une baignoire […] de sorte qu’il s’était étouffé en ingérant de l’eau. Ensuite le garde a marché sur son estomac de manière à ce qu’il vomisse toute l’eau. Après 1979, il m’a demandé de peindre un tableau qui raconte cet incident. »

Le seau d’eau :

Pour celui-ci, pas de témoignage, pas de récit. Cet équipement, retrouvé dans la prison spéciale, fait l’objet d’une analyse fin 1981. « Nous avons supposé que les prisonniers étaient pendus par les jambes et immergés dans l’eau dans cette cuve car il y avait des menottes à l’intérieur. Cette peinture se base sur ce que nous avons analysé à ce moment. »

L’arrachage des tétons avec des pinces :

Celui-ci se base sur la description d’une prisonnière travaillant en cuisine. « Elle m’a dit qu’elle avait perdu son attribut féminin quand elle avait été interrogée. »

L’arrachage des ongles :

Le récit vient de quelqu’un qui l’a subi : Ung Pech, ancien directeur du musée du génocide, mort en 1997. « Il m’a raconté que ses ongles avaient été arrachés de cette manière-là. […] Il a eu ce tableau en sa possession pendant plus de dix ans. »

29-06-09-fouetLe fouet :

« Ce tableau reflète ce que Bou Meng m’a raconté, la manière dont les tortionnaires l’ont frappé à tour de rôle. »

29-06-09-homme-pendu-au-fleauL’homme pendu par les pieds et les mains :

« Là, c’est une personne qui ne pouvait plus marcher. C’est ce que j’ai vu moi-même. Je pensais que cette personne était déjà morte. En fait elle pouvait encore parler. »

Nil Nonn et le short mouillé

Le président de la cour, tout à son pragmatisme, demande à Vann Nath comment les détenus pouvaient bien retirer leur short s’ils étaient entravés par les jambes. La question en choque certains dans la salle mais Vann Nath ne se démonte pas. Il fait une démonstration physique. Il lève son pied au-dessus du bureau, montre à Nil Nonn comment est placée l’entrave autour de la cheville et explique par des gestes que les détenus passaient leur short dans l’interstice étroit entre leur peau et le bois de l’entrave, en glissant le tissu petit à petit. « Avec un short mouillé c’était possible, mais ça prenait une demi-heure. Ça prenait beaucoup de temps. » Le public réagit, impressionné. Seul un ancien détenu peut fournir une telle explication.


Les blancs du tribunal

Pas un mot sur les rapports entre Vann Nath et Duch dans l’atelier. Le témoin dit devant la cour que « Frère de l’Est venait presque tous les jours à l’atelier. Il était rare qu’il ne vienne pas ». Duch acquiesce d’un signe de la tête. Le témoin est questionné sur l’attitude de l’ancien directeur, jamais sur les propos de ce-dernier au sein de l’atelier. « A chaque fois qu’il entrait dans l’atelier, nous devions aller dans un coin et attendre ses instructions, se souvient Vann Nath qui à l’époque n’osait pas s’asseoir. Nous devions avoir peur de lui et le craindre en tant que représentant de l’Angkar. »

Ros Phirun, 56 ans, est venue d’un village de Kien Svay. Voilà des semaines qu’elle veut découvrir ce tribunal. Elle se réjouit de voir enfin à quoi ressemble ce procès, grâce au soutien des Chambres extraordinaires qui ont répondu à la demande du chef de village d’emmener des gens aux audiences. Avec ses amies, elles n’en reviennent pas de la cruauté des tortures pratiquées à S21. « C’est la première fois que j’entends parler d’actes aussi cruels sous les Khmers rouges ! », s’exclame sa voisine. Phirun semble moins surprise parce qu’elle a visité en 1981 le musée du génocide et qu’elle se souvient encore de l’odeur de mort qui imprégnait le lieu. Que pense-t-elle de Duch ? « C’est un homme mauvais ». Ses yeux rougissent et brillent de larmes retenues. Elle pense à tous ceux qu’elle a perdus sous le régime de Pol Pot. Elle confie enfin qu’elle aurait souhaité en savoir plus sur les mauvais traitements endurés par Vann Nath comme si la parole du témoin servait de catharsis à ceux qui se taisent.


Des contradictions apportées à l’accusé

Les coups portés par Duch. Sur questions du juge Jean-Marc Lavergne et de l’avocat du groupe 1 des parties civiles Alain Werner, le témoin revient sur un incident entre Bou Meng (autre peintre survivant de S21) et Duch, qui en dit long sur la cruauté de l’accusé.

Un soir, Bou Meng disparaît de l’atelier, un garde vient le chercher. Deux semaines plus tard, il réapparaît avec une chaîne au cou, très pâle. « Mon coeur s’est mis à battre très vite », raconte Vann Nath. Frère de l’Est était là et il a dit » :

– A’Meng, qu’est-ce que tu m’as promis ?

– Je n’en sais rien

– Mets-toi à genoux et excuse-toi devant tout le monde.

« Moi je ne savais pas ce qui s’était passé », confie Vann Nath Après quoi Bou Meng est emmené de nouveau. « Plus tard, il [Frère de l’Est] a demandé si on pouvait encore utiliser A’Meng ou s’il fallait l’utiliser pour faire de l’engrais. Je pensais que par là qu’il voulait dire qu’il allait travailler à faire de l’engrais pour la coopérative. Je pensais que puisqu’il était lui aussi artiste, demander à un artiste de faire de l’engrais n’est pas vraiment un travail qui correspond à ses aptitudes. J’ai dit : ‘Pardonnez-le. Donnez-lui une possibilité de rester et s’il fait encore une fois une erreur, on pourra prendre une décision à ce moment-là. » Bou Meng se retrouve enchaîné sans avoir droit de bouger d’un centimètre et reprend son travail.

Vann Nath confirme également qu’il a vu Duch frapper Bou Meng en pleine tête et que ce-dernier s’est écrasé par terre. Kar Savuth lui fait plus tard préciser : coups ou torture ? « Des tortures graves, non, mais donner des coups, oui, il l’a fait. »


L’anxiété de Duch. Robert Petit, co-procureur canadien, demande à Vann Nath si Duch lui avait paru déprimé ou anxieux lorsque ce-dernier venait à l’atelier de peinture. Le témoin répond d’abord : « A cette époque, mon seul sentiment est que je devais peindre de bons portraits pour satisfaire Duch ». L’angoisse de la mort, en somme, est du côté du détenu. Robert Petit insiste pourtant. « S21 c’était son fief et il en était le chef. Je ne vois pas très bien de quoi il devait avoir peur. » Vann Nath est clair : à l’époque, le directeur de S21 est perçu comme un chef efficace, respecté, intelligent.


Les insectes venimeux. Vann Nath fait le récit d’un prisonnier qui était chargé par un garde d’un groupe d’interrogateurs de nourrir des insectes venimeux avec des fourmis. « Ces insectes avaient la taille d’un index », précise le témoin après une description précise du lieu où ils étaient nourris.


La fuite devant les troupes vietnamiennes. Contrairement à ce que suggérait Duch récemment, à savoir que personne n’était obligé à rien dans le chaos de la chute du régime, Vann Nath décrit par le menu une évacuation des prisonniers survivants très encadrée : « Nous n’étions pas liés ni menottés mais on nous a fait mettre en file », « quatre ou cinq gardes armés sont venus et nous ont donné ordre de quitter la salle [de l’atelier] », « un pas de côté et nous serions abattus ». Là encore Vann Nath croit son heure venue. Heureusement il échappe aux affrontements entre troupes vietnamiennes et Khmers rouges et les gardes de S21 fuient dans différentes directions. Avec lui, trois autres rescapés retournent vers Phnom Penh malgré leur peur d’une exécution par les Vietnamiens.


Impossible oubli

Au juge Jean-Marc Lavergne, Vann Nath concède qu’il a essayé d’oublier, sans succès. « Les souffrances et la séparation que j’ai endurées pendant un an de détention à S21 et trois ans, huit mois et vingt jours sous le Kampuchéa démocratique ne peuvent être facilement oubliées. Je me souviens toujours de ce qui s’est passé. Je ne crois pas que je puisse jamais oublier ce qui est arrivé. »

Vann Nath, qui témoigne sans répit depuis 1979, veut que les jeunes sachent. Qu’ils sachent que les 35 arrivés avec lui à S21 et dont il est le seul survivant « n’avaient commis aucun crime ». Il est essentiel selon lui de « montrer que des personnes qui n’avaient rien fait de mal étaient malgré tout punies ». Dès qu’il en a eu la possibilité (peinture, écriture, cinéma, rencontre) il a raconté, patiemment, « pour que ne se répètent pas ces événements historiques ». Ce lundi 29 juin, Vann Nath formule une unique attente vis-à-vis de ce tribunal : « Ce que je souhaite c’est quelque chose d’intangible : la justice pour ceux qui sont morts ».


Fausses notes et dérapage de Kar Savuth

Revenant sur le cas d’un homme qui a été torturé parce qu’il s’était faussement prétendu sculpteur, et dont Vann Nath a peint le calvaire, Kar Savuth demande au témoin si les gardes torturaient en cachette de Duch comme si au centre de torture S21 il était nécessaire de se cacher pour faire son travail…

Pendant ces questions, Kar Savuth dérape. Il évoque ce détenu en lui accolant le A’ de mépris institué par les Khmers rouges. Cela résonne étrangement qu’un avocat qui clame avoir lui aussi été victime de ce régime en adopte si facilement le langage.

L’avocat s’appesantit ensuite sur les tombes des 14 derniers prisonniers exécutés à S21 au moment de la débâcle khmère rouge. Vann Nath assure ne pas connaître le nombre exact de prisonniers restant à S21, il a simplement déduit que s’il y avait 14 tombes en novembre 1979 c’est que 14 corps avaient été enterrés. Sans certitude évidemment. L’insistance de Kar Savuth sur ce sujet a un relent nauséabond.


Les uns à la place des autres

Pourquoi certains avocats des parties civiles vont-ils chercher des détails sur les éventuelles contradictions entre la version orale de Vann Nath et la version écrite en anglais ou en français de son témoignage, ce qui a priori aurait plutôt été le rôle de la défense ?

Parallèlement, la défense pose des questions qu’on se serait attendues à entendre poser par un avocat des parties civiles ou les co-procureurs, par exemple quand Kar Savuth demande si Vann Nath a vu Duch torturer.


Le top 5 des questions qui laissent sans voix

1- « Aviez-vous des couvertures ? » demande Nil Nonn. « Il fallait tout supporter », souffle Vann Nath sans regarder le juge. Après un tel témoignage, les questions anecdotiques deviennent superflues. On aurait attendu de la cour qu’elle approfondisse les relations entre Vann Nath et Duch, qu’elle creuse sur sa condition d’homme, qu’elle explore peut-être les liens avec les autres détenus de l’atelier. En avril François Bizot, libéré de M13 après 10 semaines de détention a été entendu pendant une journée et demie alors que Duch n’est pas jugé pour les faits survenus à M13. Ce lundi, la cour bouclait l’audition de Vann Nath qui a survécu un an à S21 avec 10 minutes d’avance.

2- « Avez-vous regardé  la plaque d’immatriculation du camion ? » Il est désespérant de constater que le juge Ya Sokhon n’avait pas de question plus fondamentale à poser à Vann Nath sur son arrestation.

3- « Si l’accusé ne croit pas à votre témoignage, que va-t-il se passer ? » demande l’avocat du groupe 3 des parties civiles. Le président de la cour interdit à l’accusé de répondre à une telle question.

4- « Pourquoi l’atelier était-il dedans et pas dans un local à l’extérieur de la prison ? » Ce n’est pas le genre de détail qui était expliqué aux prisonniers de S21. La question d’Alain Werner sous-entend-elle que Vann Nath et ses co-détenus n’étaient pas vraiment des prisonniers d’un centre secret dont personne ne sortait vivant ?

5– Un avocat des parties civiles demande quand les tableaux ont été peints parce qu’en lisant la date 1978 sur l’un d’entre eux, il a pensé qu’il s’agissait de la date de réalisation. Vann Nath corrige : non il n’a pas réalisé les scènes de torture alors qu’il était détenu à S21.


Crédit photo des reproductions de tableaux : Vann Nath.

Une réponse sur “Heureusement que Vann Nath était là”

  1. la même émotion m’a envahi que celle de la lecture des tortures infligées à mon père dans le camp de concentration nazi de Buchenwald en allemagne.
    Merci pour ce témoignage essentiel à la mémoire.
    Ladislas

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