Laisseriez-vous les victimes jouer les bourreaux ?

Le film* s’ouvre sur un gamin, micro en main qui interroge une grand-mère de son village :

– Dis grand-mère, je me demandais, à quoi ressemblaient les Pol Pot ?

– A n’importe qui d’entre nous mais ils se comportaient différemment.

– Où sont-ils aujourd’hui ?

– Ils sont partis, je ne sais pas où. Après la chute du régime, les leaders sont partis et ont laissé derrière eux leurs subordonnés. C’étaient des villageois comme nous mais ils étaient devenus des Pol Pot.

– Grand-mère, je me demandais pourquoi ils ont tué des Khmers ?

– Je ne sais pas. […] Ils ont suivi leur loi et leur loi c’était de tuer.


Aperçu historique

Après ce dialogue simple et vif, le documentaire s’attache dans une première partie, par le biais d’images d’archives, à résumer ce qui s’est passé entre 1975 et 1979 : la déportation de la population de Phnom Penh, l’installation dans les campagnes, le communisme agraire, les vêtements noirs, la séparation des familles. Les archives de la direction du cinéma cambodgienne montre un Pol Pot fringuant, avant que le Vietnam ne libère les Cambodgiens du joug khmer rouge. Des images de crânes, de charniers et un enfant triste et seul ont pour fonction de traduire le traumatisme de la population. Sont alors présentés les 5 responsables khmers rouges en détention au tribunal chargé de les juger. Enfin les aller-retour entre des photographies prises dans les cellules de détention du musée Tuol Sleng aujourd’hui et des images d’archives de 1979 montrant des cadavres sur les lits métalliques conduisent vers une nouvelle partie du film sur le Cambodge, trente ans après.


Des victimes dans tout le pays

Le réalisateur, Nou Va, 30 ans, témoigne dans ce film que de nombreux Cambodgiens ont attendu la justice. Il s’interroge sur le meilleur moyen pour le peuple de « gérer ce passé cruel ». Il cherche, caméra à l’épaule, les traces encore visibles du régime dans des pagodes que les Khmers rouges avaient transformées en prison. Traces de sang sur les murs. Il rencontre l’ancien prisonnier Chay Ghean qui lui montre comment il était attaché à un pilier de la pagode Ta Yeak, près de Siem Reap. Dans la province de Kratié, il questionne Uch Sunlay, dont la femme et les enfants ont été tués en 1978 et dont il sait qu’il ne retrouvera jamais le corps, emporté par les eaux du fleuve. D’un bout à l’autre du Cambodge existent des mémoires douloureuses mais Nou Va prévient : ceux qui apparaissent dans le film parlent quand tant d’autres préfèrent taire leurs souffrances. Or pour les réalisateurs, l’expression de ces souffrances est un mal nécessaire pour transmettre aux jeunes générations, ouvrir une forme de thérapie et franchir un pas vers l’apaisement.


Exprimer la douleur

C’est au village de Tnol Lok, dans la province de Takéo, qu’ils choisissent de travailler avec les habitants et de mettre à la disposition des volontaires différents moyens d’expression (dessin, peinture, photographie, vidéo) pour évoquer leurs pires souvenirs de la période khmère rouge. Au début, ils ont du mal à faire comprendre leur démarche. « Ce n’est pas facile de motiver les gens, explique Nou Va lors d’un débat au centre Bophana. Il faut qu’ils vous fassent confiance. Nous devions leur dire qui nous étions. » L’objectif, rappelle Ella Pugliese, était de les motiver à « faire quelque chose, à agir ». « L’art, le film, créent un espace très nouveau pour agir. L’idée était qu’ils parlent de ces choses très douloureuses d’une autre manière et qu’ils rendent cela public. »


Interpréter le rôle des bourreaux

Apparemment, les villageois racontent facilement. Certains dessinent, d’autres peignent. Les récits prennent forme. Puis le documentaire bascule. Les victimes décident de filmer les scènes de crimes et d’interpréter eux-mêmes les rôles, y compris ceux des anciens bourreaux. Les réalisateurs prennent alors la précaution d’informer le spectateur qu’ils ont réagi : « Nous ne sommes pas à Hollywood », ont-ils répliqué aux villageois. Sous-entendu le budget n’est pas celui d’un film d’acteurs. « Nous jouerons ! », assurent les survivants impliqués dans le projet, « pour informer les jeunes générations ». Dès lors il n’y a plus d’obstacle, plus de débat, plus d’opposition à ce que les anciennes victimes interprètent le rôle de leurs anciens bourreaux.

Lentement mais sûrement mon estomac se noue.


La représentation des crimes à tout prix

Plusieurs scènes sont présentées dans le documentaire : une escorte de prisonniers vers les charniers, l’arrestation d’un mari, d’un père. Les scènes d’exécutions des proches, mimées selon l’imaginaire des villageois puisqu’aucun n’y a jamais assisté, ne sont pas montées dans le documentaire. Mais on les voit jouer les moments tragiques de leur vie. D’ailleurs les répliques sonnent parfois faux, récitées.

Un malaise, mêlé de rage, m’envahit : je ne peux pas croire que ces villageois aient demandé à jouer les anciens bourreaux. Des juifs déportés auraient-ils proposé de jouer d’anciens nazis ? Je ne comprends pas que les réalisateurs aient accepté cela. Ella Pugliese explique que l’équipe a insisté auprès des villageois pour savoir ce qu’ils voulaient dans leur film. « Ils nous ont répondu : les crimes. »

Les réalisateurs proposent d’abord de dessiner ces crimes mais un villageois suggère de filmer et tout un groupe de victimes récupère plus tard cette idée de filmer les tueries. « C’est vraiment comme ça que ça s’est passé » jure-t-elle en reconnaissant que la démarche, au départ, a un peu effrayé l’équipe.


Un tournage, ça se prépare

Mais ils laissent faire. Discutent-ils avec les villageois du fond du problème ? Le film ne le dit pas. Il montre le groupe d’habitants préparant le tournage : dessin du script, frottage des sandales modernes au charbon pour rappeler les sandales en pneu des Khmers rouges, nouage du krama autour du cou à la mode Pol Pot… Nul doute que tout ce processus prend du temps. Mais à l’heure du débat, Ella Pugliese raconte un moment du tournage où les villageois avaient décidé d’une scène avec tant de détermination que l’équipe a dû les suivre en courant pour filmer. « C’était absolument spontané et hors de notre contrôle », se souvient-elle. La spontanéité des autres abstient-elle de débattre des enjeux, ou d’imaginer d’autres formes de récits ?


Se dédouaner d’un choix

L’argument massue, c’est surtout que l’idée vient des villageois eux-mêmes et que ça leur fait du bien. « Je ne pense pas que ce soit mauvais, explique Ella Pugliese. La femme qui a perdu son père sous les Khmers rouges, quand elle imagine où et comment il est mort, c’est un moyen pour elle de rendre cette mort concrète alors qu’elle n’a jamais retrouvé le corps de son père. C’est une forme de reconstruction. » Je passe sur la caution morale du conseiller en psychologie qui était présent aux différentes étapes de réalisation du film. Pour Julian, un autre intervenant du débat, la proposition des villageois n’a rien de surprenante, « le film est un moyen, un support offert pour raconter des histoires. C’est quelque chose qui se pratique couramment dans d’autres pays. »

Je reste imperméable à cet argument de si ça se fait ailleurs c’est que c’est bien… Je maintiens que les réalisateurs ne devraient pas se dédouaner de leur choix, car il s’agit bien de leur choix. Les villageois ne sont pas crédités comme co-réalisateurs du documentaire.


Devoir de refuser

A la sortie du débat, j’ai une pensée fugitive pour les trois survivants de S21, Chum Mey, Bou Meng, Vann Nath. Je me dis que même s’ils avaient exprimé le désir de retrouver leurs chaînes, à S21, comme au temps des Khmers rouges, pour convaincre les jeunes générations de leur histoire, jamais je n’aurais accepté de les filmer ainsi. Il est des choses qu’il est de notre devoir de refuser.


L’influence de l’écran

De toute évidence, la réalisation de ce documentaire a ouvert au village une brèche dans le silence sur la période khmère rouge et a permis à différentes générations de tisser un lien autour de cette histoire. Ce que ne dit pas le film, c’est que des organisations travaillent avec la population depuis plusieurs années déjà sur le sujet.

Les habitants, sollicités pour produire leurs images, leurs histoires, les voient projetées au fur et à mesure devant toute la communauté villageoise. Les extraits des arrestations par de faux Khmers rouges, les dialogues surjoués produisent paradoxalement un effet de vérité. « Maintenant, nous vous croyons, nous savons que vous n’avez pas inventé. » Les victimes apparaissent soulagées, elles sont enfin crues. Le réalisateur Nou Va, nous apprend qu’il a aussi eu un effet bénéfique sur les relations entre les enfants des anciens Khmers rouges et les familles des victimes parce que les enfants des anciens Khmers rouges ont entendu et vu à l’écran les déclarations des anciens qui refusent la vengeance : « Nous ne voulons pas être des meurtriers, nous ne voulons pas la guerre ».



* Ce film « We want (u) to know » a été soutenu par l’Institut khmer pour la démocratie (KID), qui s’investit depuis longtemps dans les campagnes de sensibilisation autour du tribunal et par la Deustscher Entwicklungsdienst (Ded), le Service de développement allemand, un des bras de la coopération allemande.

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