Ce que le juge d’instruction Marcel Lemonde pense du tribunal


Marcel Lemonde à l'ouverture du procès de Duch le 17 février 2009. (Anne-Laure Porée)
Marcel Lemonde à l'ouverture du procès de Duch le 17 février 2009. (Anne-Laure Porée)


Marcel Lemonde qui dirige depuis 2006 l’instruction avec son homologue cambodgien You Bun Leng a insisté sur l’importance de « la pédagogie à double sens » et rappelé le rôle des magistrats : faire en sorte « que la justice soit rendue dans les meilleurs délais. Nous ne sommes pas là pour faire l’histoire. » Il ne fuit pas les questions gênantes, parfois il les contourne subtilement. Son calme et sa patience laissent imaginer une manière adéquate d’appréhender les obstacles au tribunal et les situations a priori inextricables.


Juger 30 ans après. Trop tard ?

« Il faut accepter le principe de réalité : il était inconcevable qu’un procès puisse être organisé plus tôt. Il a fallu que la guerre froide soit terminée. » Pour preuve qu’un procès trente ans plus tard n’est pas un obstacle rédhibitoire, Marcel Lemonde rappelle qu’en France des procès ont été organisés cinquante après les faits et ont donné lieu à un débat judiciaire. « Le temps peut être un atout. Certaines choses qui n’auraient pas pu être dites dix ans après les faits aujourd’hui peuvent être dites. »


Le tribunal, une structure inefficace ?

« Ce tribunal est difficile à faire fonctionner, c’est l’affaire d’une succession de compromis. Ce qui s’est passé jusqu’à maintenant, malgré les obstacles structurels, a fonctionné. » Selon le juge d’instruction, ce n’est qu’au terme des procédures que l’on pourra juger si ce tribunal a été inefficace.


Quid des interférences politiques ?

Marcel Lemonde se dit « parfaitement à l’aise » dans sa fonction de magistrat. « Je me garderai de parler pour les juges cambodgiens mais il est plus confortable d’être juge international que cambodgien, j’en ai conscience. » Il estime que la justice internationale n’est pas une justice comme les autres. « Elle est à la frontière du politique en permanence. Les problèmes politiques sont en permanence présents. Si vous voulez parler de coups de fil aux juges, non ce n’est pas comme ça que ça se passe. En revanche, couper les fonds, arrêter les financements, ce sont des possibilités. Cela dit, une fois le tribunal lancé, une dynamique s’est mise en place. Tout arrêter quand vous avez 5 personnes en détention devient difficile. »


Le contexte cambodgien ne permet pas d’organiser un tribunal ?

« Il serait infiniment plus simple d’organiser un tribunal à La Haye. Mais ça n’aurait aucun sens pour les Cambodgiens, or ce sont les premiers concernés. Organiser un procès des Khmers rouges sans les Cambodgiens me paraît discutable. Quand le Premier ministre dit qu’il souhaite la faillite du tribunal et le départ des juges, bien sûr, on sent que ce n’est pas favorable. Quand on parle de la corruption à longueur d’année, ce n’est pas très agréable », reconnaît Marcel Lemonde. Mais ce sont des aléas connus de tous.


Une justice d’Occidentaux plaquée sur un Cambodge qui n’en a pas besoin ?

Le juge d’instruction assure n’avoir jamais entendu un Cambodgien lui formuler le reproche selon lequel le jugement occidental est plaqué artificiellement sur la société cambodgienne et que les Occidentaux viennent appliquer leur justice pour se faire pardonner. Pour lui, ceci est un discours occidental et il ne fait aucun doute que « les victimes ont envie que justice soit rendue ».


Les victimes ne voient pas le bout de ces procédures…

« Nous avons obligation de négocier pas à pas certaines décisions. Malgré tout je dirais que c’est globalement positif. Le Cambodgien moyen a probablement l’impression qu’on passe du temps sur des détails mais c’est la condition d’un vrai procès. »


A quand la fin ?

Marcel Lemonde ne peut pas répondre à cette question mais il indique : « dans le système appliqué dans ce tribunal, la phase d’instruction est plus longue pour que les phases de procès soit réduites. Le but est de se concentrer en audience sur l’essentiel, pas sur les questions accessoires. Pour une instruction qui dure un an, si le procès en audience dure au-delà de 4 ou 5 mois c’est qu’il y a un problème et que le système n’est pas respecté. »


Peut-on parler de justice quand il n’y a pas de budget pour les parties civiles ?

Pas de budget ne veut pas dire pas de moyens, selon le juge qui rappelle que  l’unité des victimes est financée par des contributions, notamment celle de l’Allemagne. Le montant alloué n’est pas équivalent à celui de la défense mais pour le juge Marcel Lemonde « la défense est la condition de la justice. On peut parler de justice s’il n’y a pas de parties civiles. » Pour rappel, c’est la première fois que les parties civiles sont représentées dans ce type de tribunal à composante internationale.


Un tribunal qui coûte trop cher ?

L’avis selon lequel ce tribunal coûte trop cher et que l’argent devrait plutôt servir à construire des écoles, etc, paraît à Marcel Lemonde « à courte vue ». « Si on compare au tribunal pénal international pour le Rwanda, pour l’ex-Yougoslavie ou à la Cour pénale internationale, nous sommes des pauvres. »


Un tribunal trop limité dans sa compétence ?

« Il est reproché au tribunal de faire abstraction des bombardements américains, de l’aide de la Chine aux Khmers rouges, de ce qui s’est passé après 1979 qui n’est pas très glorieux pour la communauté internationale, explique Marcel Lemonde. On reproche aussi au tribunal de ne juger que les principaux responsables. Tous ces reproches mis bout à bout donneraient plutôt envie de jeter l’éponge… Sans doute la compétence du tribunal est limitée et on ne pourra pas juger Kissinger et Nixon pour ce qui s’est passé avant 1975 mais on en parlera. Un procès, ce n’est pas seulement se prononcer sur la responsabilité individuelle mais c’est organiser un débat public qui n’a jamais eu lieu. »


Les accusés sont déjà condamnés.

« On ne peut pas ignorer ce qui a été écrit sur les accusés mais nous ne devons pas en être prisonniers. »


D’où viennent les énormes problèmes de traduction ?

« Des langues elles-mêmes », déclare-t-il. « Certaines notions sont intraduisibles. Par exemple, pour ‘ordonnance de renvoi’, il n’y a pas d’équivalent en anglais. Il est plus facile de trouver un terrain commun entre le français et le cambodgien. » Le manque d’interprètes français-khmer notamment est également crucial.

Conscient que les plaintes ont entaché les audiences depuis le démarrage, il conseille de ne pas « trop attendre de ce qui se fait à l’audience », argumentant que « le dossier d’instruction constitue la base écrite, pour lequel nous avons essayé de traiter le problème de manière acceptable. »


Pourquoi n’avoir pas encore inculpé Khieu Samphan, Nuon Chea, Ieng Sary et Ieng Thirith de génocide ?

Le dossier est encore en cours d’instruction, tant que c’est le cas, la qualification de génocide peut encore être retenue.


Quels effets peut avoir ce tribunal ?

« Le simple fait qu’on soit là fait que des choses sont dites » assure Marcel Lemonde qui attribue en partie au fonctionnement du tribunal le lancement à la rentrée prochaine d’un programme d’enseignement sur la période khmère rouge dans les écoles cambodgiennes. Face aux doutes d’un Cambodgien qui considère que le débat public pourrait se révéler à double tranchant, Marcel Lemonde choisit une vision plus optimiste : « Le pire n’est jamais certain. Il suffit d’amorcer le processus pour qu’on ne puisse plus le contrôler. »

Par ailleurs, même s’il est matériellement impossible de juger tous les exécutants, les procès sont une occasion d’avoir « un débat sur cette période, douloureuse pour les vieux et inconnue pour les jeunes ». Il pense que cela permettra de modifier la relation caractérisée par le non-dit, sortir de la logique du non-dit.

Le tribunal est également susceptible de « constituer une référence, donner des exemples susceptibles de laisser une trace par la suite. »

En matière de justice internationale, c’est la première fois qu’est appliqué le droit français. « Le système procédural  des CETC est peut-être de nature à donner une autre image de la justice internationale », suggère Marcel Lemonde.

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