Les juges reviennent sur les confessions de S21 et ébauchent la question des luttes internes




Journalistes face aux diagrammes de Craig Etcheson. (Anne-Laure Porée)
Journalistes face aux diagrammes de Craig Etcheson. (Anne-Laure Porée)



Bavardage matinal

Avant que les juges n’entrent à la cour, les bavardages vont bon train derrière la vitre du tribunal. Sans son retransmis, le regard se focalise sur les attitudes. Après ces quinze jours de « vacances », Duch a l’air reposé. Il discute avec son avocat Kar Savuth, il rit et accompagne ses propos de gestes vifs comme s’il cherchait à convaincre. Un peu après, François Roux prend le relais de cette conversation, Duch opine du chef, Kar Savuth leur tourne le dos et baille. L’accusé, détendu, semble très à son aise dans le prétoire.

Sur les bancs des parties civiles, il n’y a toujours que trois personnes (sur 93) qui siègent derrière les deux rangées d’avocats.


Problème technique

9h20. Début de l’audience lancée par le président. Vingt minutes de retard au démarrage…

9h25. La greffière est interrompue dans sa lecture car les interprètes français et anglais ne suivent pas. Elle est priée de reprendre plus lentement. Elle jette un oeil vers les cabines de traduction d’où émane une certaine agitation.

9h30. Le président s’enquiert : « les interprètes sont-ils prêts ? » Non. Les interprètes ne disposent pas du bon document.

9h32. Un homme sort en courant des cabines de traduction.

9h34. Le même homme entre en courant dans les cabines de traduction.

9h35. La juge Silvia Cartwright informe les interprètes que le document va leur être remis dans un instant dans les trois langues.

9h39. Un homme apporte d’un pas vif les documents aux interprètes.

9h41. Le président invite la greffière à reprendre la lecture.


Les précisions de l’accusé

Pendant cette journée d’audience, les positions de la défense sur les paragraphes de l’ordonnance de renvoi consacrés à la politique du Parti communiste du Kampuchea (PCK) sont examinées. Le juge Jean-Marc Lavergne donne la parole à l’accusé afin qu’il explique ou détaille ses positions. Duch répète ainsi que ses supérieurs furent Son Sen puis Nuon Chea. Il fait modifier des traductions écrites (par exemple le mot « rééduquer » en khmer) ou des propos (il n’a pas « vu de ses propres yeux », il a « constaté »). Il indique que seuls des membres de l’Armée révolutionnaire du Kampuchea démocratique (donc khmère rouge) étaient envoyés au camp de rééducation de Prey Sâr. Les soldats de Lon Nol eux étaient emmenés pour être exécutés. Il revient sur le mot « écraser », kamtech en khmer (voir citation du jour). Il raconte enfin que certains aveux de prisonniers de S21 étaient enregistrés puis diffusés à la radio ou lors de réunions publiques. Ils pouvaient aussi être lus à un auditoire. « Au début, les enregistrements sur bande étaient là pour prouver que je n’avais pas répondu à la place des détenus, affirme Duch. Plus tard, Son Sen a demandé aux détenus d’écrire leurs confessions. Oncle Nuon ne voulait pas écouter sur bande, il préférait les lire. »

La majorité des confessions ont été écrites mais les prisonniers les plus importants étaient enregistrés en plus de devoir fournir des aveux écrits. Là encore, selon Duch, Son Sen et  Nuon Chea étaient ceux qui demandaient à procéder aux enregistrements. « L’objectif d’une telle demande n’était pas révélé. On peut supposer que la diffusion était l’objectif », déclare Duch au juge.


Les aveux, outils de propagande

Deux revues, destinées aux membres du parti et à leur éducation, publiaient parfois des aveux extorqués sous la torture à S21 : Drapeau révolutionnaire et Jeunesse révolutionnaire. La deuxième était dirigée par Yun Yat, la femme de Son Sen. La radio diffusait également des confessions. Pour les détenus importants, il s’agissait d’extraits choisis de leur confession. « Seulement pour les détenus vietnamiens, l’intégralité des aveux était diffusée » précise Duch qui assure n’avoir jamais été informé en amont de ces diffusions. « Je l’apprenais après seulement. »


La liberté individuelle abolie

Interrogé par le juge Lavergne sur l’existence ou non de tribunaux sous le Kampuchea démocratique et questionné sur la possibilité à l’époque de défendre la liberté individuelle, Duch répond que « la notion de liberté individuelle était abolie ». Les tribunaux furent aussi abolis. « Il n’y avait pas de loi mais la ligne politique du parti, créée par le secrétaire du Comité permanent ». Sous-entendu Pol Pot. Le propos semble suggérer que seul frère n°1, (mort depuis plus dix ans) s’attelait à cette tâche. C’est à se demander quel rôle jouaient les autres dirigeants khmers rouges dans l’instauration de la ligne politique.


Le « traître » Koy Thuon

Depuis le début du procès, le nom de Koy Thuon revient régulièrement dans les dépositions de l’accusé. Ce lundi, Duch le mentionne plusieurs fois. « Certains aveux dépassaient de loin mon analyse. Les aveux de Koy Thuon, je n’ai pas osé y porter des annotations. Mon supérieur a demandé à ce que ses aveux soient transmis directement. » Koy Thuon est un ancien enseignant, qui a adhéré à la fin des années 1950 aux idées diffusées par les communistes, notamment Son Sen, à Phnom Penh. Il prend le maquis en 1963 et en 1967 se voit attribuer le contrôle de la zone Nord. En 1970, il est nommé vice-ministre de l’Economie et des finances du gouvernement royal d’union nationale du Kampuchea (Grunk), le gouvernement en exil en Chine alors que le général Lon Nol, soutenu par les Américains, a pris le pouvoir au Cambodge. En 1976, Koy Thuon, évincé de la zone Nord, devient ministre du commerce. A peine un an après sa nomination, il est exécuté le 17 mars 1977 à S21.


Les règles des arrestations

En substance, Duch raconte que les personnalités importantes étaient arrêtées si leur nom était mentionné à plusieurs reprises dans des confessions. En revanche, « pour des gens moins importants, la mention de leur nom à plusieurs reprises n’était pas nécessaire ». Le Comité permanent décidait ensuite de procéder ou non aux arrestations. « A plusieurs reprises le nom de Ta Mok a été mentionné dans des aveux mais il n’a pas fait l’objet d’une arrestation. Son Sen, son nom a aussi figuré dans certains aveux mais le comité permanent a décidé de ne pas prendre de mesures », se souvient l’accusé. Les arrestations étaient « planifiées » par le Comité permanent. « Savoir si on croyait à la véracité de ces aveux est une autre histoire », glisse finalement Duch.


Luttes internes

Evoquant un dessin de Duch versé au dossier il y a quelques semaines, le juge Lavergne demande si les aveux n’auraient pas été utilisé par les différents camps en lutte les uns contre les autres au sein du mouvement khmer rouge. Duch semble approuver. « Il est vrai qu’en 1997, quand Ta Mok a arrêté Pol Pot, les aveux étaient utilisés. On peut lire la lutte pour le pouvoir entre ces deux individus. » De la même façon, Ta Mok qui contrôlait la zone sud-ouest n’a jamais envoyé personne à S21, à l’exception de deux hommes dont Duch se rappelle encore les noms plus de trente ans après les faits.


Profil du parfait directeur

Duch est un homme travailleur, cela ne fait aucun doute. Il n’a plus besoin de prouver à quel point il est méticuleux. Il a aussi un sens aigu de la hiérarchie à qui il cherche à épargner un maximum de travail comme l’illustrent ses propos dans l’après-midi : « Personnellement quand j’ai porté des annotations sur les documents, je voulais faciliter le travail de mes supérieurs et faire en sorte qu’ils utilisent au mieux leur temps. » Confiant dans le parti et sa ligne éclairée, il était enfin convaincu, sous le régime de Pol Pot, que « l’ennemi rongeait de l’intérieur et que les ennemis infiltraient nos rangs. C’est pour ça qu’on pouvait parler de lutte des classes. » Un profil parfait de directeur pour un centre de purges internes.


Craig Etcheson à la barre

Décidant que les parties ne poseraient leurs questions à l’accusé qu’après avoir entendu l’expert sur les structures du Parti communiste du Kampuchea, le président fait entrer l’Américain Craig Etcheson, 53 ans, dans le prétoire. L’universitaire travaille depuis plus de trente ans sur le Cambodge et l’Asie du Sud-Est. Auteur de L’ascension et la chute du Kampuchea démocratique (Rise and Demise of Democratic Kampuchea), il travaille au tribunal comme enquêteur attaché au bureau des co-procureurs, il a notamment rédigé un Aperçu de la hiérarchie du Kampuche démocratique, sur la base de documents, de témoignages et de recherches personnelles antérieures. Interrogé par la juge Silvia Cartwright, il décrit l’organisation du pays à partir de 1975 en 6 zones et en secteurs autonomes. Il explique le découpage de ces zones en secteurs puis districts, puis communes, puis villages. L’administration dépend en général d’un triumvirat : un secrétaire, un secrétaire adjoint en charge des questions de sécurité, et un responsable des questions économiques. « Les districts constituaient un échelon essentiel, insiste Craig Etcheson, car eux avaient un bureau de sécurité. C’est aussi au niveau du district que l’on a les premières traces de correspondances écrites. »

Le chercheur revient également sur les statuts du parti. Selon lui, Son Sen, malgré sa position clé au niveau du gouvernement, au niveau militaire et au niveau du parti, n’a pas pu prendre l’initiative de la création de S21 de son propre chef. « Il devait agir sur ordre du comité permanent. »

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