Les neuf lettres de Sou Meth
Craig Etcheson n’aura quasiment pas pu ouvrir la bouche dans l’après-midi du 26 mai, le co-procureur Alex Bates bataillant contre l’avocat de la défense François Roux sur le cas de neuf lettres écrites par Sou Meth, commandant de la 502e division, à l’accusé entre avril et octobre 1977. Les avocats des parties civiles montent au front en soutien au co-procureur. François Roux ne souhaite pas que ces neuf documents soient soumis à l’expert alors qu’il en a eu connaissance après avoir rédigé son rapport, à une époque où la défense considère qu’il n’est plus neutre mais partie prenante dans le processus judiciaire puisqu’il travaille pour le Bureau des co-procureurs contre l’accusé. Deux jours plus tard, Craig Etcheson affirmera qu’il a rédigé son rapport en connaissant déjà huit de ces lettres… La défense se demande pourquoi les co-procureurs n’ont pas convoqué Sou Meth pour le confronter à Duch plutôt que le confronter à une correspondance à sens unique (aucune réponse de Duch n’est présentée devant la Chambre).
A travers cette correspondance, Alex Bates tente de comprendre si des relations entre les deux hommes étaient possibles indépendamment de leur hiérarchie. En somme y avait-il une communication horizontale entre eux ? Duch campe sur ses positions : non. Ce type de communication était impossible. Tout passait par son supérieur Son Sen, chef de l’état-major et vice-Premier ministre chargé de la Défense. Concrètement, à en croire l’accusé, il transmettait des listes de noms à Sou Meth par l’intermédiaire de Son Sen, Sou Meth et Son Sen en discutaient, Son Sen décidaient des nouveaux traîtres à arrêter puis il transmettait ses ordres, ses instructions à Duch. L’accusé assure n’avoir jamais rencontré Sou Meth.
Le groupe 1 des parties civiles prend la main
Le 27 mai, en fin d’après-midi, l’avocate Ty Srinna interroge Craig Etcheson sur la nécessité pour toute correspondance de passer par l’échelon supérieur. L’expert livre quelques explications sur les méthodes de transmission des messages sous le Kampuchéa démocratique, mais il ne répond pas à la question posée. Ty Srinna reprend deux fois encore sa question avant d’obtenir une réponse : il n’y a pas d’annotation qui témoigne d’un transit obligatoire par l’échelon supérieur. Par conséquent, en dehors de la parole de l’accusé, rien ne permet d’établir que la lettre est passée par Son Sen, son supérieur. Le 28 mai au matin, Alain Werner prend le relais de sa collègue. Il s’intéresse d’abord au sens précis du mot « kamtech ». « Je ne suis pas linguiste de la langue khmère, explique Craig Etcheson, mais ‘kamtech’ est souvent traduit par ‘écraser pour réduire en miettes’. Il apparaît que c’est souvent un processus long, il comprend l’écrasement physique et psychique. S21 était adapté à la déshumanisation de l’individu. Donc oui, cela signifie plus que simplement tuer. » Alain Werner oriente ensuite ses questions autour de la torture. Craig Etcheson lui précise l’absence de directives ordonnant la torture mais, selon lui, « il est clair sur la base de diverses déclarations qu’ils souhaitaient une plus grande souffrance pour leurs ennemis ». Craig Etcheson mentionne les cahiers de cadres de S21 montrant que les techniques de torture avaient été débattues. Il indique que ces techniques se sont développées par la pratique même si elles constituaient un héritage des pratiques des communistes vietnamiens. Le formateur principal sur la torture était Duch, atteste-t-il, qui donnait ses ordres par oral ou par écrit.
Les responsabilités de Duch
En cherchant à comprendre comment a commencé le système d’annotations écrites sur les aveux, Alain Werner amène Craig Etcheson à s’exprimer sur la très grande variété des annotations : notes aide-mémoire, sentence d’interrogatoire terminé, demande d’appliquer un certain type de torture, instruction sur les questions à poser, analyse, commentaire d’un supérieur… Cette thématique conduit également l’expert à se prononcer sur le rôle de l’accusé. « Le système d’annotations est le produit des méthodes de travail de l’accusé. L’accusé était enseignant, par conséquent il avait l’habitude de porter des annotations sur les copies de ses élèves. Il a transposé les méthodes propres à sa profession à celles de l’interrogatoire. »
Alain Werner s’interroge sur la possibilité d’orienter les aveux, dans le but d’arrêter une personne. « Je pense que c’est une chose qui est survenue dans certains cas », confirme Craig Etcheson. Mais il est difficile de prouver qui pouvait modifier le contenu d’une confession. « Son Sen, Nuon Chea et même Pol Pot auraient pu être responsables de telles interventions. » Rien ne montre non plus que Duch ait pu déformer des aveux. En revanche, l’expert assure que le directeur de S21 avait un « accès direct et personnel aux grands dirigeants du régime, donc il avait accès à un nombre significatifs d’informations confidentielles. » Le fait de rendre compte aux niveaux les plus élevés apparaît à l’expert comme une différence caractérisant Duch par rapport aux autres directeurs de prisons. S’il n’a pas été purgé, contrairement à de nombreux directeurs d’autres centres de sécurité en fonctionnement entre 1975 et 1979, c’est parce que « ses supérieurs le considéraient comme efficace et fidèle » dit le chercheur américain.
Un système qui s’autoalimente
Dans le dialogue qui s’établit entre l’avocat des parties civiles et l’expert, les purges généralisées dans les rangs de l’armée révolutionnaire du Kampuchéa (ARK) sont en bonne place. En effet, 45% des prisonniers de S21, seraient originaires de ces troupes militaires khmères rouges. Selon Craig Etcheson, le rang de Son Sen, chef d’état-major et supérieur de Duch ne suffit pas à expliquer ces purges généralisées. « Je crois que c’était la terreur des aveux obtenus à S21 qui a convaincu les supérieurs hiérarchiques qu’il y avait conspiration contre eux. » Le système visait à pister l’ennemi, il a aussi alimenté la paranoïa. « C’est un bon exemple de ce que les analystes appellent un système de feed back loop, un système qui se nourrit de lui-même et génère de plus en plus d’énergie. »
La place de Son Sen
Se pose alors la question de la place de Son Sen au sein de l’appareil décisionnaire khmer rouge. Membre titulaire du Comité permanent au plus tard en novembre 1978, selon Craig Etcheson, il est « plausible » qu’il ait eu, à un moment donné, le rang formel de numéro 7 dans la hiérarchie. « En terme de capacité de commandement militaire, Son Sen était plus puissant que Vorn Vet et Ieng Sary mais en terme d’influence sur les décisions du Comité permanent, c’est une autre affaire », suggère Craig Etcheson.
Ce supérieur hiérarchique que Duch avait au téléphone quotidiennement, ou, dans le pire des cas, tous les deux ou trois jours, vérifiait-il toutes les confessions ? Probablement pas. Craig Etcheson doute qu’il se soit occupé des aveux des simples soldats, en revanche, il ne doute pas qu’il ait suivi de près les confessions de personnages importants.
Les spécificités de S21
En mettant en perspective l’application de la politique du PCK à l’échelle du pays, Craig Etcheson souligne les spécificités de S21.
Une gamme élargie de tortures. « Il est clair pour moi que la torture a été pratiquée de manière généralisée sur l’ensemble du Kampuchéa démocratique », formule l’expert avant de prêter une plus grande variété de techniques de torture à S21 : « au niveau des centres de sécurité des zones, secteurs, districts, la gamme de torture a semblé restreinte au tabassage, aux coups de fouet, à la suffocation par sac en plastique, à l’électrocution. A S21 il y avait un certain nombre de techniques supplémentaires comme les brûlures, l’arrachage des ongles, le dépôt de sel sur des plaies ouvertes, le recours à des insectes venimeux, différentes sortes de torture à l’eau… »
Un processus d’aveu sophistiqué. Des documents ont été retrouvé qui prouvent que des aveux ont été extorqués dans d’autres centres de détention du Kampuchéa démocratique, mais « le processus d’aveu à S21 est plus détaillé, beaucoup plus rigoureux et plus sophistiqué, à cause de la nature des personnes interrogées. Beaucoup étaient des révolutionnaires chevronnés et avaient donc davantage de sujets sur lesquels ils pouvaient parler. Certaines confessions à S21 ont été obtenues sur plusieurs mois et ont pu contenir jusqu’à 1 000 pages. C’est incomparable par rapport aux autres centres. »
Le centre de sécurité le plus important en terme d’effectifs. A Kar Savuth, avocat de la défense, qui lui demande quel est le centre de sécurité le plus important sous le Kampuchéa démocratique, Craig Etcheson réplique qu’en terme d’effectifs, il s’agit sans hésiter de S21. La veille, le 27 mai, il a déjà signalé que « au niveau de l’échelon des districts, le nombre de personnel d’un centre de sécurité type était de 10 à 15 personnes. La dotation de personnel au niveau de l’échelon du secteur était un peu plus importante, de 20 à 30 personnes, et au niveau de la zone, les effectifs pouvaient monter jusqu’à 50 personnes voire davantage. Selon le document Statistiques combinées des forces armées en date de mars 1977, S21 figurait dans une catégorie unique en terme d’effectif. On peut ainsi y lire qu’en mars 1977, S21 comptait 2 327 personnes y travaillant. Ceci indique, à mon avis, que S21 était effectivement un organe unique au sein du Kampuchéa démocratique. »
« Si l’on mesure par le nombre de victimes, ajoute le chercheur le 28 mai, il est difficile de savoir quel centre a tué le plus de personnes. » A François Roux qui veut en savoir davantage sur la « comptabilité macabre » des centres de détention et sur le rang auquel S21 a été placé dans la liste du DC-Cam, Craig Etcheson livre ses doutes sur la fiabilité des données récoltées par le DC-Cam (qui s’explique selon lui par le manque d’expérience). Il ne croit pas aux 510 000 victimes de la prison de Ko Phal, dans la province de Kompong Cham. Puis il déclare ne pas être en mesure de répondre à la question posée. Il précise par ailleurs à François Roux, en livrant ses sources, que le nombre de centre de détention sous le Kampuchéa démocratique « est supérieur et de loin aux quelque 200 centres de sécurité identifiés par le DC-Cam ».
Une zone opérationnelle à l’échelle nationale. A la connaissance de Craig Etcheson, aucun autre centre de sécurité n’avait une zone opérationnelle aussi large que celle de S21.
Qui était l’Angkar ?
Quand la défense entame sa série de questions, elle en vient rapidement à interroger Craig Etcheson le sens du mot « angkar ». « Pour certains, il désignait l’ensemble de l’organisation du PCK. Pour d’autres, tout membre individuel du PCK. Pour d’autres encore, les plus hauts dirigeants du PCK comprenant le Comité permanent et les organes jouxtant le Centre du parti comme le bureau 870. Pour d’autres enfin, il désignait seulement Pol Pot ou Nuon Chea » décrypte l’expert.
Exercice d’organigramme
Craig Etcheson aura eu une courte pause déjeuner car François Roux lui a demandé de combiner deux organigrammes, celui de la hiérarchie du gouvernement du Kampuchéa démocratique avec celui de l’état-major. Objectif affiché : resituer la place de S21. Il maintient sa demande malgré les justifications du chercheur auprès du juge Jean-Marc Lavergne : « S21 était une unité spéciale. Parfois on faisait référence à S21 comme le service spécial. Cela indique la nature particulière de l’institution. Ce n’était pas une unité militaire ordinaire. Elle avait des fonctions très différentes dans la mesure où ce n’était pas une unité combattante mais une unité de renseignement. Voilà pourquoi il m’a paru approprié de l’inclure dans l’organigramme représentant le gouvernement plus que dans celui décrivant les unités combattantes. » La défense insiste. Elle constate à l’étude du document final que le chercheur a maintenu Duch au-dessus des divisions alors que hiérarchiquement il est au-dessous. « Vous mettez S21 à une place qui n’est pas la sienne et omettez un certain nombre de personnes qu’on aurait aimé retrouver à leur juste place », assène François Roux. « Je n’aime et je n’ai jamais aimé les boucs-émissaires. » Alex Bates s’offusque du commentaire de la défense qui le rembarre sèchement en lui rappelant qu’il est intervenu dans l’interrogatoire de la défense, en donnant son avis sur les choix de l’accusé alors que l’heure n’était pas au réquisitoire.
Les lignes de la défense
Au menu de la défense pour cette interview de l’expert : la terreur, le secret, la hiérarchie, l’endoctrinement, la politique générale du PCK, les purges, l’obéissance. Autant de thèmes qui semblent profilent les grandes lignes de la défense.
La terreur. François Roux prie Craig Etcheson de définir un régime de terreur. Le chercheur s’exécute de bonne grâce : « C’est un gouvernement, ou une organisation similaire, qui emploie des méthodes violentes et arbitraires pour obtenir l’obéissance de ses membres et la soumission de la population qu’il souhaite contrôler ». Pour l’avocat de Duch, cette terreur imprègne le langage khmer rouge. Citant en exemple un avertissement de Son Sen à ses commandants, à qui il demande de « réfléchir ou porter attention à la manière d’éliminer l’ennemi », François Roux constate qu’il n’y a pas d’ordre « direct »d’éliminer les ennemis. « Son Sen veillait à ce qu’ils comprennent la ligne politique du parti et leur rôle dans la mise en œuvre de cette politique », commente Craig Etcheson. Se référant au statut et au fonctionnement du Comité central, à la diffusion des instructions à tous les organes du parti et à tous les niveaux hiérarchiques, rappelant « l’emprise ferme et constante sur les biographies », ainsi que sur les positions politiques, idéologiques et organisationnelles, l’avocat de Duch interpelle : « N’est-ce pas déjà un programme de terreur ? » Craig Etcheson acquiesce : « dans la mesure où l’accent sur l’emprise des biographies va de concert avec les purges, je répondrai par l’affirmative. »
Le secret. « La politique du secret était telle que même dans la correspondance confidentielle, on évitait de donner les noms de Pol Pot, Nuon Chea… » Craig Etcheson confirme les propos de François Roux : « L’obligation du secret au sein du PCK était extrême. L’explication donnée par l’accusé sur ce point est plausible à mes yeux. »
La hiérarchie. Craig Etcheson estime aussi que le Centre du parti est le seul organe qui sait tout ce qui se passe dans le pays. Mais il glisse que Duch constitue une exception à ce principe général. « Alors qu’il n’est pas membre du Centre du parti, il interroge des membres de diverses structures, quel que soit leur échelon dans le pays. Il a obtenu une perspective unique sur ce qui se passait dans le pays. » « Obtenu et rendu des comptes au Centre ! », s’empresse d’ajouter François Roux. Au chapitre des questions de hiérarchie et donc des ordres donnés, la défense demande si le Comité permanent a bien décidé d’une politique générale d’exécution au sein et en dehors des rangs à dater du 30 mars 1976. Craig Etcheson nuance : « Les exécutions avaient déjà commencé depuis un certain temps à l’intérieur du territoire sous contrôle du PCK. Bien que cette décision du 30 mars 1976 définisse officiellement la ligne, on pourrait qualifier cette décision de ratification d’une pratique établie. »
L’endoctrinement. Craig Etcheson ne conteste pas que le régime s’appuyait sur l’endoctrinement des membres du parti mais lorsque l’avocat de Duch lui demande si un membre du parti avait le choix d’assister ou pas aux séances de formation, donc d’endoctrinement, il répond sans hésiter : « On a toujours le choix maître. » François Roux creuse alors. En cas de refus, que pouvait-il se passer ? « Des mesures disciplinaires ». L’expert reconnaît qu’il suffisait de peu pour disparaître, pour être « écrasé ». « Dans le Kampuchéa démocratique, si on faisait le choix de ne pas obéir, on avait quelques problèmes qui pouvaient aller jusqu’à la mort ? », insiste François Roux. « Sans aucun doute », réplique l’expert.
La défense cite le rapport de l’expert mentionnant la lecture obligatoire de la revue khmère rouge Le Drapeau révolutionnaire. « Ne pas le lire était s’exposer à un acte de trahison. » L’expert corrobore. Sceptique sur le fait que Pol Pot en soit le rédacteur unique, il indique que différentes sources « font état que Pol Pot était très engagé dans la rédaction du Drapeau révolutionnaire. Il n’est pas difficile de croire que Pol Pot accordait de l’attention à cet organe essentiel d’endoctrinement des cadres. »
La politique générale du PCK. Renvoyant systématiquement à des paragraphes du rapport rédigé par Craig Etcheson, la défense rappelle la communication exclusivement verticale, la politique de l’espionnage et de la délation qui font du Kampuchéa démocratique « un Etat policier » (qualification approuvée par l’expert), et la mise en place de cette politique par les dirigeants du PCK « sans que Duch ait pris le moindre rôle dans la détermination de cette politique. » Craig Etcheson pondère cette version de la défense en invoquant la période d’avril à août 1975 pendant laquelle les activités de l’accusé restent obscures. François Roux réagit fermement :
– L’accusé a-t-il jamais été membre du Comité permanent du PCK ?
– Je ne crois pas.
– J’ai lu dans votre rapport que le Comité permanent décidait de la politique.
– Effectivement, c’était le cas.
– Je vous remercie.
Les purges. Quand François Roux aborde la question des purges, il choisit de distinguer « les purges générales qui échapperaient à tout contrôle de l’accusé » des purges évoquées pendant la matinée « que la méthodologie de Duch aurait pu contribuer à rendre possible ». Très vite, le désaccord de Craig Etcheson émerge. Ce-dernier évoque le nombre inhabituel d’arrestations au niveau des cadres de districts, les purges dans les zones Nord-Ouest et Est. François Roux recadre sur « le processus de recherche et d’élimination de l’ennemi à tous les niveaux », arguant qu’au niveau du peuple, c’est-à-dire des districts, « tout ça est extérieur à Duch ». Mais Craig Etcheson persiste : « Je pense que S21 a joué un rôle central en tant qu’axe dans cet effort, à savoir déloger les vers de la chair. »
L’obéissance. La défense fait nommer par l’expert les dirigeants à qui Duch avait accès : « Son Sen, Nuon Chea, plusieurs autres membres du Comité permanent et un nombre inconnu de membres du Comité central ainsi que toutes sortes de dirigeants de zones et secteurs interrogés sous la supervision de l’accusé ». Craig Etcheson en profite pour glisser encore qu’à travers les interrogatoires, Duch a pu « apprendre beaucoup sur la structure et le fonctionnement de la politique du PCK ». « Les hauts dirigeants interrogés, ceux-là, n’avaient plus beaucoup de pouvoir sur la ligne politique du PCK », intervient François Roux. « Oui, naturellement, ils étaient tout près de la fin de leur carrière », ironise l’expert. Le ton de ce très court échange relate la tension sous-jacente à l’interrogatoire et cette obstination de l’avocat comme de l’accusé à être rigoureux, à maîtriser le discours.
Quand ils abordent la question des listes de traîtres, Craig Etcheson formule une différence entre « les listes établies par les victimes en train de rédiger leurs aveux et un autre type de listes qui est le produit d’une analyse rédigée par l’accusé, les interrogateurs ou toute autre personne sous autorité de l’accusé. » Au total, le nombre de listes est évalué à un millier ou plus par l’expert sans qu’il puisse chiffrer le nombre attribuable au seul Duch.
Le débat amorcé sur le pouvoir de décision de l’accusé
Au cœur des débats sur l’obéissance figure celui sur le pouvoir de décision de l’accusé, question que le tribunal devra trancher. C’est pourquoi François Roux demande à Craig Etcheson d’étayer ses propos selon lesquels « les purges résultaient d’une part de la paranoïa et d’autre part qu’elles résultaient de la méthodologie utilisée par l’accusé pour chasser les ennemis ». « Nous avons parlé de la politique du parti, de la terreur, de l’obéissance absolue. En quoi la méthodologie de Duch est-elle différente de la politique du PCK ? En quoi relève-t-elle d’initiatives propres et personnelles ? »
Craig Etcheson rectifie d’abord : il n’a pas parlé des méthodes utilisées par l’accusé mais des « méthodes conçues et mises en pratique par l’accusé ». Puis il argumente : « Je crois comprendre que l’accusé a fait preuve de beaucoup de créativité et d’innovation et institutionnalisé des méthodes circonstanciées qu’il a mises au point pour obtenir des aveux, recueillis sur des périodes très longues. Dans certains cas, la victime était contrainte de nommer toutes les personnes qu’elle avait connues. Les listes de noms étaient utilisées pour arrêter de nouveaux réseaux de traîtres auxquels le même processus était appliqué. Il y a eu une croissance exponentielle du nombre de personnes arrêtées victimes de purges. C’est en partie le zèle avec lequel l’accusé a mis en œuvre ce projet qui explique les résultats obtenus avec ces méthodes et le grand nombre de victimes. La politique du Comité permanent du PCK a joué un rôle de mise en place de cette stratégie et d’autre part, la créativité, l’inventivité et le zèle ont aussi contribué de manière substantielle à l’ampleur du désastre. »
« Avait-il le choix ? » questionne François Roux. « On a toujours des choix possibles », assure Craig Etcheson pour la deuxième fois de l’après-midi.
L’avocat de la défense ne désarme pas : « Vous parlez du pouvoir d’innovation de l’accusé. Ça sonne curieusement à mes oreilles. Dans l’organisation que vous avez décrite du Kampuchéa démocratique, je n’ai pas l’impression, du haut en bas de la chaîne, qu’un cadre quel qu’il soit puisse se permettre des innovations sans qu’elles aient été fortement encouragées. Je considère pour ma part que le meilleur terme applicable à S21 est qu’il était sous tutelle absolue. » Et l’avocat de requérir à nouveau un exercice auprès du chercheur à savoir celui de fournir, en toute indépendance, des arguments « pour dire que Duch n’a fait qu’appliquer scrupuleusement la politique demandée par ses supérieurs. » Craig Etcheson esquive. Il en appelle au concept « qui dit que les cadres devaient pouvoir maîtriser toutes les situations auxquelles ils étaient soumis avec des moyens novateurs conformes avec la ligne du parti pour obtenir le résultat recherché. »