Quand les parties civiles défendent leur place et leur demande de réparations


Elisabeth Simmoneau-Fort, co-avocate principale, déclare que "chaque partie civile doit avoir l'impression qu'elle reçoit une forme d'indemnisation qui atténue sa souffrance". C'est d'autant plus vrai, insiste-t-elle que le procès étant scindé en plusieurs, toutes les parties civiles ne participeront pas aux audiences. (Anne-Laure Porée)



Unis face à la cour
Elisabeth Simmoneau Fort, co-avocate principale, introduit une matinée entièrement consacrée à la question des réparations. Elle insiste dans son propos sur la nécessité des parties civiles dans ce procès et sur leur unité. Les demandes de réparation sont le fruit d’une réflexion et d’un travail communs, explique-t-elle. A sa suite, Martine Jacquin, d’Avocats sans frontières (ASF) rappelle que les demandes des parties civiles dans le procès 2 sont proches des demandes formulées dans le procès 1 où elles avaient été rejetées par la cour. Les avocats des parties civiles ont bien sûr fait appel mais la Cour suprême n’a toujours pas statué ce qui laisse les représentants des parties civiles en mal de repères juridiques à l’aube du procès 2. Même si les règles ont évolué, les points d’interrogation restent nombreux. Martine Jacquin cite un exemple : dans le procès contre Duch les parties civiles ont proposé de créer un fonds d’indemnisation alimenté par une partie des rentrées d’argent au musée de Toul Sleng et aux charniers de Chhœung Ek. L’idée a été rejetée par les magistrats, il y a eu appel mais la cour suprême n’a toujours pas tranché…


Les réparations : un droit des parties civiles
Dans la foulée, l’avocate exprime un désaccord commun à tous les représentants des parties civiles : à ce stade de la procédure (les audiences sur le fond n’ont pas encore commencé), les parties civiles n’ont pas à exposer le détail des réparations, ni leur mode d’exécution, contrairement à ce que leur demande la cour. En revanche, Martine Jacquin rappelle que les réparations sont un droit des parties civiles garanti par le règlement intérieur autant que par le droit international.


La disjonction, sujet indésirable
L’avocate tente ensuite de traiter les conséquences de la disjonction du procès 2 sur la demande de réparations citant au passage que les requêtes des procureurs et des parties civiles qui proposaient un réexamen de cette disjonction ont été rejetées la veille par les magistrats. «Les répercussions [sur les réparations] ne sont pas une possibilité mais une certitude» dit Martine Jacquin. A peine trois minutes après qu’elle ait abordé ce sujet, le président de la cour l’interrompt. Ce n’est pas le lieu de discuter de la disjonction des poursuites. L’ordre du jour c’est la nature des réparations. Nil Nonn demande sans détour aux co-avocats principaux de tenir leurs troupes. «J’invite les co-avocats principaux à assurer la coordination des parties civiles.» Le programme doit rester le programme. Elisabeth Simmoneau Fort monte au créneau : « Nous ne pouvons pas élaborer des demandes de réparation sans nous référer au cadre juridique qui leur est laissé. Nous considérons que les problèmes que nous avons abordés déterminent ce cadre juridique. […] Ce qui est dit ce matin ne résulte pas de la pensée de l’un ou l’autre d’entre nous mais d’une pensée du collectif des parties civiles, c’est une position commune, qui résulte de la coordination des parties civiles. J’insiste pour que la cour nous laisse terminer sur ce cadre juridique. Je pense qu’il est difficile de parler des réparations sans évoquer un peu les conséquences de la disjonction.» Mais la cour refuse catégoriquement que soit évoquée la disjonction.


4 catégories de projets de réparations
La matinée permettra néanmoins de balayer les projets de réparation qui sont classés en quatre catégories.

La première catégorie s’attache à un espace de deuil et de réflexion en proposant l’organisation d’une journée du souvenir, l’érection de stupas ou monuments (une demande concerne par exemple un monument pour les victimes de mariages forcés), l’organisation de cérémonies (notamment à l’issue du jugement) et enfin la préservation des sites où les crimes ont été commis.
La deuxième catégorie concerne la réhabilitation des victimes. Il s’agit par exemple d’offrir un accès à des services de santé physique et psychologique (centre de santé mentale, soins gratuits…) en collaboration avec des structures existantes. L’idée de soutenir la constitution de groupes d’entraide est également soulevée.
La troisième catégorie de réparations s’attache à l’éducation et la documentation. La liste des projets comprend l’intégration de documents khmers rouges et d’informations relatives au tribunal dans les programmes scolaires; l’ouverture d’un lieu accessible au public avec centre de documentation, archives, bibliothèque (le DC-Cam s’y associerait); la constitution d’un registre des victimes consultable en format papier ou sur internet; enfin la publication des noms des parties civiles et leur diffusion dans l’ensemble du pays. Lor Chunthy, avocat des parties civiles, propose ensuite la fondation d’un centre œucuménique consacré aux coutumes khmères et la création d’un centre pour la préservation de la culture cham.
La quatrième et dernière catégorie de réparation correspond essentiellement à la création d’un fonds d’indemnisation (le nom n’est pas définitif), c’est-à-dire un organe indépendant, capable de recevoir des financements qui permettraient la réalisation de projets divers. Cet organe serait le bras économique garantissant la réalisation des projets de réparation. Les avocats des parties civiles rappellent qu’un organe de ce type existe à la Cour pénale internationale, à la cour interaméricaine des droits de l’Homme… Ils souhaitent également qu’un organisme informe les parties civiles des réparations mises en œuvre et plus largement la population cambodgienne. « Une part de la réparation tient dans son prononcé, une part dans sa réalisation effective, une part tient dans ce qu’elle est portée à la connaissance d’autres que ceux à qui elle a été allouée», argumentent-ils.


Controverse sur l’attribution de la nationalité khmère
Un autre projet s’adresserait aux victimes de mariages forcés et à leurs enfants pour leur proposer des formations professionnelles d’une année et du micro-crédit.
Enfin, un projet consisterait à «faciliter l’acquisition de la nationalité khmère» à des «personnes d’ethnicité vietnamienne». Cette proposition va faire monter au créneau les avocats de la défense. En effet, s’il est clair qu’il s’agit pour les avocats des parties civiles d’aider certains de leurs clients d’origine vietnamienne dans leurs démarches pour obtenir la nationalité khmère, personne ne comprend exactement de qui il s’agit. Malheureusement, c’est sur ce cas particulier et controversé que l’audience des réparations se termine.


Le nationalisme épidermique de la défense
Bien que de nombreuses questions restent en chantier sur les réparations (Faut-il estimer le coût des réparations ? Faut-il donner des noms de lieu ? Comment les juges conçoivent-ils la demande de réparation pour chaque sous-procès?…), ce sont les points de vue des avocats de la défense que le public retiendra concernant la naturalisation de Vietnamiens, sujet d’une grande sensibilité. Son Arun interpelle la cour : sur quel fondement donner la nationalité khmère à des immigrés illégaux ? Il ne fait pas le moindre doute pour lui que les avocats des parties civiles parlent de Vietnamiens illégaux sur le territoire cambodgien. Phat Sou Seang, lui, trouve «inappropriée» des demandes de réparations pour les Vietnamiens et les Cham. «Il ne faut pas solliciter de mesure de réparation pour les Vietnamiens. Je crains fort que la population cambodgienne se demande pourquoi il n’y a pas de demande spécifique pour les Cambodgiens.»
Ang Udom rappelle enfin qu’il existe un cadre juridique à l’octroi de la nationalité khmère. «S’agissant d’étrangers qui résidaient au Cambodge sans avoir la nationalité cambodgienne et qui sont morts, est-il possible d’octroyer la nationalité cambodgienne à ces victimes ou à leurs enfants ?» Il énumère les 4 critères qui permettent d’obtenir la nationalité : être né au Cambodge, être marié à un(e) Khmer(e), être un investisseur, faire un don à raison d’un certain montant au gouvernement. Sur la base de quelle loi serait attribuée la nationalité khmère à ces victimes vietnamiennes? demande-t-il.

Les explications du côté des parties civiles ne permettront pas au public de comprendre que les victimes dont il s’agit, ballottées par l’histoire, sont à ce jour apatrides et que le Cambodge était simplement la terre choisie par leurs aïeuls originaires du Vietnam.

Début des audiences sur le fond le 21 novembre

Les premières journées d’audience sur le fond du cas 002 (procès contre Nuon Chea, Ieng Sary, Ieng Thirith et Khieu Samphan) seront consacrées à la lecture des chefs d’accusation contre les accusés ainsi qu’à l’exposition des faits qui leur sont reprochés par les co-procureurs. Même si le procès a fait l’objet d’une disjonction et fera donc l’objet de plusieurs chapitres, les juges souhaitent entendre les procureurs s’exprimer sur l’ensemble des chefs d’accusation et l’ensemble des faits, y compris ceux qui seront traités aux étapes ultérieures. La défense de chaque accusé répondra aux co-procureurs. Les éléments de preuve seront examinés à partir du 28 novembre 2011 et les audiences dureront jusqu’au 16 décembre. Elles reprendront ensuite le 9 janvier 2012.

Les parties civiles poussées vers la voie de garage





"Dans les crimes de masse, la présence des parties civiles est fondamentale surtout si on veut mettre en place, ensuite, un système de réconciliation", explique Olivier Bahougne, avocat des parties civiles. (Anne-Laure Porée)



Pour les avocats des parties civiles, ne pas accéder à une expertise médicale concernant les accusés revient à nier leur existence en tant que partie au procès. Dans les faits, les co-avocats principaux ont évidemment transmis le dossier d’expertise à ceux qui le souhaitaient, comme les juges les y autorisaient. Néanmoins les avocats des parties civiles se sentent menacés dans leur rôle au tribunal. Pour ceux qui ont participé au procès contre Duch, le souvenir de cette même Chambre de première instance leur interdisant de poser des questions sur la personnalité de l’accusé revient en mémoire comme un boomerang.


4 contre 1
Début juillet, la majorité de la Chambre est sûre de son bon droit. Elle considère qu’il y a des co-avocats principaux pour représenter les intérêts des parties civiles et que ce cadre suffit. Non, elle ne porte pas atteinte au principe de l’égalité des armes, déclare-t-elle, non, elle n’enfreint pas les droits des parties civiles. Pourtant, le juge français Jean-Marc Lavergne, le plus expérimenté en terme de juste représentation des parties civiles dans une procédure de droit romano-germanique, s’inscrit en désaccord avec ses collègues. «Les limitations d’accès aux rapports d’expertises médicales imposées aux avocats des parties civiles ne sont pas justifiées, écrit-il dans son opinion dissidente du 29 juillet, parce qu’il s’agit d’éléments de preuve soumis à un débat judiciaire, lequel doit d’une part être contradictoire entre toutes les parties sans aucune exclusion et d’autre part s’effectuer de la façon la plus transparente possible.»


Les arguments du juge dissident
Le juge rappelle que jusqu’ici (dans le procès de Duch ou dans l’instruction du procès 2) toutes les parties ont lu les dossiers médicaux sans que ça n’émeuve personne. L’exclusion des avocats des parties civiles, ajoute-t-il, n’est justifiée ni du point de vue du droit, ni du point de vue de la nouvelle organisation mise en place dans le procès 2 (la création des co-avocats principaux). Le nombre important d’avocats n’est pas non plus une excuse, il «ne fait que démontrer l’importance de la défense [des intérêts des parties civiles].»


Quand l’existence du procès est en jeu
Jean-Marc Lavergne évoque une «mesure de défiance», «préjudiciable» à la bonne représentation des intérêts des parties civiles. Elle complique le travail entre les co-avocats principaux et les avocats des parties civiles. Il note que l’expert a un mandat judiciaire et que son analyse doit faire l’objet d’un débat contradictoire. Donc les parties civiles doivent être en mesure de répondre aux arguments de la défense.
Il s’étonne que la défense brandisse le droit au respect de la vie privée pour empêcher la communication d’informations médicales que les accusés ont eux-mêmes réclamées, d’autant que ce qui est en jeu, c’est l’existence même du procès. Dans le cas de Ieng Thirith par exemple, si les experts confirment qu’elle n’est pas en état d’être jugée, elle ne sera pas jugée. Elle sera aussi libérée.


Une insidieuse manœuvre ?
Barnabé Nekuie, d’Avocats sans frontières (ASF) abonde dans le sens du juge Lavergne : «Les juges font une interprétation erronée du rôle des parties civiles et des victimes dans ce procès.» Cet avocat rompu à la justice pénale internationale prend pour preuve le paragraphe 8 de la décision de disjonction publiée par la Chambre de première instance fin septembre 2011. Voici la phrase qui lui met la puce à l’oreille : « les Parties civiles ne participent plus individuellement au procès en raison du dommage personnel qu’elles ont subi, mais elles forment un collectif dont les intérêts sont représentés par les co-avocats principaux des parties civiles au stade du procès et au-delà.» Les avocats des parties civiles, représentants choisis par leurs clients, ont disparu. « La Chambre règle subrepticement la question des parties civiles dans une décision de disjonction en les privant de leur droit de représentation, analyse Barnabé Nekuie, et ils le font en intervenant sur une question dont les parties civiles ne constituent pas le sujet central.» Sans jamais contester le cadrage et la coordination nécessaires des co-avocats principaux, il déplore que ces-derniers soient considérés comme les seuls représentants des parties civiles dans ce procès. Pour Barnabé Nekuie, cet insidieuse manœuvre équivaut à une déshumanisation de la justice.


Les indices de la défiance
Pour plusieurs avocats de parties civiles, les indices d’une progressive mise hors jeu se sont multipliés ces dernières semaines. Leurs noms disparaissent des documents internes. Fin août, leur accès aux audiences consacrées à l’état de santé de Ieng Thirith et Nuon Chea est réduit.
«Je ne suis plus avocate, se désespère Silke Studzinsky, je suis assistante juridique. C’est ridicule, ils font comme si nous n’étions pas avocats, comme si nous ne savions pas ce qu’est la confidentialité qui fait notre pain quotidien…» Et sans avocats des parties civiles à leur côté, quelle serait la légitimité des co-avocats principaux ?
«On vient de nous annoncer qu’à l’audience sur les réparations [fin octobre], nous ne serons que 4 personnes autorisées à siéger la cour, s’insurge Elisabeth Simmoneau Fort, co-avocate principale. Nous sommes considérés comme un organe administratif pas comme une partie au procès qui peut faire valoir des droits. Qu’on nous laisse notre place !»


Dissensions internes
Evidemment tout serait plus simple si tout le monde était sur la même longueur d’ondes. Mais dans le monde des avocats des parties civiles, le tableau est complexe : il y a ceux qui râlent, ceux qui ont un ego surdimensionné, ceux qui planchent, ceux qui paradent, ceux qu’on n’entend pas, ceux qui discourent, ceux qui savent travailler ensemble, ceux qui ne savent pas ou ne veulent pas. Il y a ceux qui tirent les leçons du procès de Duch et ceux qui ne les entendent pas. Un vrai terreau de discorde dont les adeptes du système common law (c’est-à-dire sans représentation des parties civiles) se servent pour mettre les parties civiles sur le banc de touche.


Faire leurs preuves sur le fond

Pour clouer le bec de ceux qui ne veulent pas des parties civiles et qui prônent une justice pénale internationale en cols blancs ancrée à La Haye, les avocats des parties civiles n’ont pas beaucoup d’options. Olivier Bahougne considère que la solution c’est le travail des avocats sur le fond des dossiers. Les représentants des parties civiles devront en effet faire la démonstration lors des audiences sur le fond qu’ils apportent une dimension unique au procès : celle de cas concrets, approfondis, fouillés dans le moindre détail, qui ne laisseront pas de doute sur ce qui s’est passé. Les faits et la parole des victimes, seront leurs meilleurs atouts.

La disjonction du procès 2 ne fait pas l’unanimité


Que restera-t-il dans l'histoire si le tribunal n'a le temps de juger les anciens dirigeants khmers rouges que dans un premier dossier axé autour des "déplacements forcés" ? (Anne-Laure Porée)



Le procès 2 sera divisé en plusieurs procès. Ainsi en ont décidé les juges de la Chambre de première instance le 22 septembre 2011, à la veille des congés de la fête des Morts (Pchum Ben). «Le premier procès aura pour objet les déplacements forcés de population (phases 1 et 2) et les crimes contre l’humanité s’y rapportant.» La Chambre de première instance entend suivre la logique de l’ordonnance de clôture des juges d’instruction et traiter les faits chronologiquement. Ce premier procès couvrirait les années 1975 et 1976. «Les questions examinées dans le premier procès permettront d’établir une base générale concernant les rôles et les responsabilités de chaque accusé et de constituer un fondement à partir duquel pourront être examinés les autres chefs d’accusation lors des procès ultérieurs», précise la Chambre.


Les thèmes du premier procès
D’après l’ordonnance de clôture des juges d’instruction, les sujets abordés dans le premier procès seraient donc : la structure du Kampuchea démocratique, les rôles joués par les accusés avant et pendant Ie gouvernement du Kampuchea démocratique, et les politiques du Kampuchea démocratique. Seraient aussi traités les déplacements des populations de Phnom Penh, des zones Centrale, Sud-Ouest et Ouest. Les déplacements de population de la zone Est seraient, eux, jugés ultérieurement. Les magistrats ont prévu de se pencher sur les crimes contre l’humanité commis pendant ces déplacements de population : meurtres, extermination, persécutions sauf pour motifs religieux, transferts forcés et disparitions.


Les arguments de la disjonction
Pour justifier leur choix de disjonction, les juges invoquent les intérêts des victimes ainsi que ceux des accusés de voir une justice rendue dans les meilleurs délais. Ils argumentent que des affaires aussi complexes ont pu durer dix ans dans d’autres tribunaux internationaux. Est-ce vraiment comparable ? Tous les tribunaux antérieurs aux CETC ont adopté le système de common law, lequel impose de débattre contradictoirement devant la cour, tandis que dans le système de civil law (qui domine aux CETC), l’instruction est censée avoir déjà bien débroussaillé le terrain et permettre un procès plus court. Autre argument des juges : « La Chambre a également tenu compte du fait que les déplacements forcés de population (phases 1 et 2) ont affecté un très large éventail de la population cambodgienne, notamment un fort pourcentage des parties civiles dans le dossier 002.»


750 parties civiles sur 3 900
Là, les représentants des parties civiles affichent leur désaccord. Elisabeth Simmoneau Fort, co-avocate principale, décompte : « Cette phase du procès concerne 750 parties civiles sur 3 900. On a l’impression que les magistrats n’ont pas mesuré l’ampleur des conséquences de leur décision pour les parties civiles.» Le “saucissonnage”  des faits nuira, selon plusieurs avocats, à une compréhension globale du crime. «Le choix nous paraît réducteur, poursuit Elisabeth Simmoneau Fort, il n’est pas représentatif de l’histoire, ni des parties civiles. C’est comme si dans un procès pour viol on ne traitait que des gestes déplacés du début et pas du reste. C’est insuffisant. Nous sommes plus pour une vision correspondant à celle des co-procureurs. »


Inclure des sites particuliers
Ces-derniers ont en effet proposé une reconfiguration de la disjonction ou plutôt un élargissement des sujets traités, craignant que ce procès « ne rende pas compte d’une façon suffisamment représentative et focalisée de la totalité du comportement criminel des accusés, et qu’il détourne ainsi tout jugement de sa contribution à la vérité historique et à la réconciliation nationale.» Les co-procureurs suggèrent entre autres d’inclure des sites représentatifs des camps de travail (par exemple celui de la construction de l’aéroport de Kompong Chhnang), des centres de sécurité (comme Kraing Tha Chan) ou encore des sites d’exécutions.


Un procès symbolique
Comme eux, les parties civiles s’inquiètent que le génocide et les persécutions pour motif religieux soit exclus du premier procès. «Ca conduirait à un procès bancal, plaide Olivier Bahougne, dont la majorité des clients sont Cham ou Khmers islam. Dans les déplacements forcés de population, il y a eu des persécutions religieuses sévères. Et puis la question du génocide est attendue. Tous les Cambodgiens parlent de génocide. Ne pas traiter cette question c’est s’éloigner des attentes de la population.»
Comme personne ne croit que les accusés seront encore vivants ou en état d’être jugés dans un deuxième “sous-procès”, les enjeux de ce premier dossier deviennent ceux d’un procès symbolique. Pour autant Elisabeth Simmoneau Fort insiste pour que ce ne soit pas un procès de la théorie : «On ne peut pas se contenter de parler de ce qui a été conçu par les Khmers rouges sans parler de ce qui a été réalisé. Si on examine leur politique, il faut examiner sa mise en œuvre. Il faut un procès symbolique qui réponde à la population sur des faits, pas sur des idées.»


Doutes sur une durée courte
Barnabé Nekuie d’Avocats sans frontières (ASF) a le sentiment que cette disjonction va par ailleurs engendrer de la complexité et que l’éclatement risque d’étaler dans le temps une procédure voulue courte et efficace. Il cite la probabilité que se multiplie les problèmes de non bis in idem. Il craint en effet que la défense recoure souvent à ce principe qui établit que nul ne peut être poursuivi ou puni plusieurs fois pour les mêmes faits.


La difficile gestion des parties civiles
«Le premier procès va entraîner un tas de questions juridiques, approuve Elisabeth Simmoneau Fort, il va durer longtemps. Nous sommes très inquiets sur la tenue d’autres procès par la suite. Alors il faut répondre au plus grand nombre.» Dans ce contexte, la trentaine d’avocats des parties civiles fait face à un problème crucial : comment expliquer cette nouvelle situation à leurs clients. «Ceux qui me disent ‘on m’a obligé à manger du porc’, ‘on m’a défroqué…’, je leur dis quoi ?, demande Olivier Bahougne. On en parlera plus tard ?»
Silke Studzinsky, qui a pris en charge les dossiers concernant les crimes sexuels, les mariages forcés, est dépitée. Au rythme où vont les choses, la politique de mariages forcés imposée par les dirigeants khmers rouges a peu de chance d’être inscrite au rang des crimes contre l’humanité. Silke Studzinsky s’étonne que les juges n’ait pas pris leur décision de disjonction plus tôt alors qu’ils avaient la possibilité juridique de le faire depuis février 2011 (date à laquelle le règlement intérieur a été amendé). «Cette décision aurait même dû être initiée par les co-procureurs en 2006. On savait que les accusés étaient vieux et que ce serait long…»
L’avocate traduit le sentiment de nombre de ses confrères à savoir que les parties civiles sont bringuebalées et restent le parent pauvre de ce tribunal. «Qu’est-ce que je vais dire à mes clients ? Ils ont postulé pour être parties civiles, certains ont été rejetés par les juges d’instruction, nous nous sommes battus pour qu’ils soient acceptés comme parties civiles. Tout ça pour quoi ? »



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Une future disjonction sur Ieng Thirith ?
La disjonction sur la base des chefs d’accusation n’a a priori jamais été utilisée dans un tribunal pénal international. En revanche la disjonction des poursuites à l’encontre d’un ou de plusieurs accusés a été pratiquée. Elle pourrait être envisagée à l’encontre de Ieng Thirith, ancienne ministre de l’Action sociale, dont l’état de santé a fait l’objet de plusieurs expertises ces derniers mois et sera examiné en audience les 19 et 20 octobre prochains.

La démission du juge Blunk sauvera-t-elle le tribunal ?


La naïveté du juge
Nommé le 1er décembre 2010 en remplacement du juge d’instruction français Marcel Lemonde, le juge Siegfried Blunk n’est pas resté un an en poste. Dans le communiqué qui annonce officiellement ce lundi 10 octobre sa démission, il liste les déclarations du Premier ministre Hun Sen, du ministre de l’Information puis du ministre des Affaires étrangères qui ont émaillé son mandat du même refrain : le gouvernement cambodgien ne veut pas des procès 3 et 4. Il écrit, avec une naïveté sidérante, qu’il ne s’attendait pas à ce que la politique du Cambodge à l’égard du tribunal suive les propos de Hun Sen, chef du gouvernement.  S’il y a pourtant un discours qui n’a pas changé depuis les négociations concernant les CETC, c’est bien celui-ci. Et s’il y a une chose qu’on apprend vite au Cambodge c’est que Hun Sen n’est pas surnommé «strong man» pour rien. Il décide. Il règne. Ca ne fait pas de doute.


Human Rights Watch met les pieds dans le plat
Le juge d’instruction conclut que, dans ces conditions de pressions politiques, il ne peut pas «remplir son devoir en toute indépendance». Il part la tête haute, moins d’une semaine après l’appel à la démission des juges d’instruction lancé par Human Rights Watch le 3 octobre 2011. L’ONG de défense des droits de l’Homme n’y allait pas avec le dos de la cuiller en affirmant que les juges avaient failli de façon monumentale à leur devoir, en n’enquêtant pas correctement sur les affaires 3 et 4. Exemple : Sou Meth, ancien commandant de l’armée de l’air khmère rouge et Meas Muth, ancien commandant de la marine khmère rouge n’ont jamais été entendus par les juges alors qu’ils sont censés être les accusés du cas numéro 3 pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre. «Le peuple cambodgien n’a aucun espoir de voir la justice pour des crimes de masse tant que ces juges sont impliqués», déplore Brad Adams, le directeur Asie de Human Rights Watch dans le Cambodia Daily du 4 octobre 2011. L’ONG invoque également le traitement «scandaleux» des victimes. L’épine dorsale de cette faillite de l’instruction, ce sont les interférences politiques, selon Human Rights Watch, qui condamne également « la politique de l’autruche » des Nations unies et réclame une enquête pour rendre son crédit au tribunal.


Les contradictions de Blunk
Depuis des mois le procureur international Andrew Cayley proteste contre les méthodes et la négligence des juges d’instruction. Depuis des mois, il est reproché aux juges d’instruction de ne pas expliquer, de décréter, de ne rien justifier, de bâcler, de ne pas enquêter sur les lieux, de ne pas interroger les témoins, de plomber la crédibilité du tribunal. Depuis des mois, des communiqués acerbes circulent. Les démissions au bureau de l’instruction se succèdent. Mais n’y a-t-il pas contradiction à voir le juge Blunk parler d’interférences politiques à l’heure de son départ alors que très vite après son entrée en fonction, il emboîte le pas du gouvernement cambodgien en clôturant prématurément avec son collègue You Bunleng le cas 3 ? Mystère.


Du pain béni pour la défense

Tandis qu’observateurs du tribunal et ONG s’empressent de demander une enquête indépendante des Nations unies sur les interférences politiques mentionnées par le juge Blunk et sur une éventuelle corruption au bureau des co-juges d’instruction (sans questionner par ailleurs l’impartialité ou l’éthique du magistrat international), la défense se frotte les mains. Depuis des années, elle clame que ces interférences politiques biaisent les dossiers. L’avocat de Nuon Chea, Michiel Pestman, déclare dans le Cambodia Daily du 11 octobre 2011 : « Il démissionne parce qu’il y a des interférences politiques dans l’instruction. Nous devrions comprendre ce que cela signifie. Cela signifie que le juge national n’agit pas de manière indépendante, le même juge qui a enquêté dans le cas numéro 2… La question, maintenant, c’est : ce tribunal a-t-il un avenir? »


Un peu de sérénité
Pour beaucoup au tribunal, cette démission est cependant synonyme de soulagement. La co-avocate principale Elisabeth Simmoneau Fort espère que cela va apporter un peu de sérénité. Depuis des mois elle constate la suspicion générale contre les CETC et note les conséquences catastrophiques des décisions des juges d’instruction pour les parties civiles. «Ils ont pris des décisions à l’extrême opposé de celles qui avaient été prises pour les cas 1 et 2. Ca rend tout obscur : la valeur de la partie civile, son sens, la raison pour laquelle elle est là.»

Le cas de Robert Hamill est emblématique. Entendu comme partie civile dans le procès de Duch parce que son frère a été exécuté à S21, il a rejeté comme partie civile contre celui qui a arrêté son frère au large des côtes cambodgiennes. Son récit devant les juges, bouleversant, ne laissait pas de doute sur les souffrances que sa famille et lui-même ont endurées suite à la disparition de son frère Kerry. Pourtant les juges d’instruction ont considéré qu’il n’avait pas prouvé ces souffrances et qu’il n’était qu’une victime « indirecte ».


Les casseroles du tribunal
Ce coup d’éclat ne peut pourtant pas faire oublier les autres casseroles que traîne le tribunal et qui ne dépendent pas du magistrat Blunk :
– Le jugement définitif de Duch n’a toujours pas été rendu, les juges en charge ne trouvent d’ailleurs pas nécessaire de s’en expliquer.
– Le procès numéro 2 n’a toujours pas commencé sur le fond. Pour accélérer les choses, la Chambre de première instance a annoncé la disjonction en plusieurs procès, mais cette décision, lourde de conséquences, ne fait pas l’unanimité telle quelle.
– Enfin le cas Ieng Thirith risque de faire des remous au Cambodge car si les experts médicaux confirment qu’elle souffre de la maladie d’Alzheimer, l’ancienne ministre de l’action sociale (en charge notamment des hôpitaux khmers rouges que les survivants décrivent comme des mouroirs) ne sera pas jugée et sera libérée. Ces experts devraient être entendus le 19 octobre.

Pourquoi le verdict de Duch se fait attendre ?


Voici quelques raisons évoquées à l’intérieur et à l’extérieur du tribunal :
Les juges de la cour suprême n’arrivent pas à se mettre d’accord sur la définition de ce qu’est « un haut responsable khmer rouge ». Ils doivent répondre à cette question puisque l’avocat de Duch, Kar Savuth, les a interpellés à ce sujet. Leur réponse aurait une incidence sur les cas numéro 3 et 4, qui font débat au Cambodge et dont le gouvernement ne veut pas.
Les juges doivent se prononcer sur la définition des parties civiles. Ce volet aurait une incidence sur le procès numéro 2, dont les audiences sur le fond ont a été repoussées à 2012.
Les juges auraient sous-traité une partie de la rédaction du verdict à l’avocat de Julian Assange (le patron de Wikileaks), lequel serait en retard dans le rendu des documents rédigés. Pourquoi la cour suprême externalise-t-elle une partie de la rédaction du verdict ? Les juges n’ont pas souhaité répondre.
De plus en plus de critiques s’élèvent contre les juges soupçonnés de faire traîner les délais pour rester en poste en attendant le prochain appel et profiter de leurs confortables salaires, lesquels ont été augmenté en début d’année 2011 pour être alignés sur ceux du tribunal de La Haye. Le salaire d’un juge international au Cambodge avoisinerait, selon différentes sources, les 12 000 $ par mois.
Des questions ont été envoyées aux juges sur certains de ces points. Ils ont répondu par un communiqué de presse expliquant que les appels du cas numéro 1 restent sous examen judiciaire et qu’ils comptent bien rendre un jugement avant la fin 2011. Mais ils ne donnent pas de date…

Vann Nath sera incinéré demain







Samedi 10 septembre 2011. Une cérémonie a eu lieu au domicile de Vann Nath, avec 66 bonzes, à la veille de son incinération. (Anne-Laure Porée)








Lorsque l’ambulance ramène Vann Nath chez lui, pour la veillée funéraire, deux compagnons d’infortune l’attendent : Chum Mey et Bou Meng, les derniers survivants de S21 capables de témoigner de l’horreur vécue par les détenus du centre d’extermination khmer rouge. «On était trois, on n’est plus que deux…» se désespère Chum Mey les larmes aux yeux.


Miroirs masqués et litanies bouddhiques
Vann Nath est allongé au milieu de la galerie où sont présentés quelques-uns de ses tableaux. Rithy Panh, l’ami de toujours, fait décrocher les toiles figurant Duch et les fait retourner contre le mur.
Les couronnes de fleurs blanches et jaunes, couleurs du deuil au Cambodge, sont disposées derrière le corps. Devant Vann Nath, un autel est préparé avec des encens, des lampes, de petits bols de soupe et de riz, et ces fines feuilles d’or qu’on brûle pour envoyer de l’argent aux morts. Un énorme paquet rempli de vaisselle est également déposé en offrande à ses pieds. Il s’agit de l’équiper au mieux pour l’au-delà et ceux qui le connaissaient bien savent ses talents de cuisinier. Pendant que les vieux religieux, vêtus de blanc, préparent leur première prière, on masque les miroirs. La croyance dit qu’en se voyant dans un miroir, l’âme du défunt pourrait prendre peur et s’enfuir.
La famille et les proches se rassemblent et les mains en prière accompagnent par le chant et la pensée les litanies bouddhiques dédiées à Vann Nath.


De nombreux hommages
Mardi matin a lieu la mise en bière. Le fond du cercueil a été tapissé de feuilles de thé. La famille touche le corps une dernière fois et le lave avec des serviettes blanches trempées dans l’eau bénite. Dans son cercueil, Vann Nath emporte tout ce dont il pourrait avoir besoin : habits propres, serviettes, krama. Rithy Panh insiste pour que soient déposés des carnets de croquis et des crayons, des feuilles de papier, des pinceaux et de la peinture. Le cercueil est transporté au milieu du restaurant que tient la famille. Couvert de fleurs, entouré de couronnes, et protégé par des voiles blancs, le cercueil est une embarcation magnifique, digne du grand homme que fut Vann Nath. Derrière, une estrade a été dressée pour les bonzes qui viennent prier chaque jour. Devant le cercueil, des nattes accueillent ceux qui viennent lui rendre hommage, et ils sont nombreux : les employés du Centre Bophana où Vann Nath avait encadré un long atelier au côté de Sera avec de jeunes artistes cambodgiens, le bureau des co-avocats des parties civiles des CETC, la section des affaires publiques des CETC, la section administration des CETC, les employés du musée de Toul Sleng, des journalistes locaux, des représentants du Premier ministre Hun Sen, des ambassades de France et du Japon, des étudiants et des professeurs des Beaux-arts, des employés du DC-Cam, des amis, beaucoup d’amis… Sans compter tous ceux qui ont envoyé un hommage par mail ou par courrier.


Les souvenirs de Chum Mey
Chum Mey revient lui aussi. Il évoque avec tendresse et admiration, devant un Rithy Panh ému, la complicité unique qui liait Vann Nath au réalisateur, une complicité qu’il a vu se construire et se renforcer au cours de leurs longues années de travail. Chum Mey ne le précise pas mais ce sont ces deux comparses-là qui l’ont retrouvé au début des années 1990 alors que le Centre de documentation du Cambodge (DC-Cam) le croyait mort. C’est à leurs côtés qu’il est retourné à S21.


Le contradicteur des anciens Khmers rouges
Contrairement à Chum Mey qui aujourd’hui guide de nombreux visiteurs dans les salles du musée du génocide de Toul Sleng, Vann Nath s’est toujours rendu à S21 par devoir ou par obligation. Pourtant, depuis 1979, le peintre au regard doux et aux cheveux d’argent, témoignait sans relâche. Ses tableaux consacrés au quotidien des prisonniers à S21 et aux méthodes de torture constituent l’outil pédagogique le plus précieux du musée de Phnom Penh. Ils ont aussi profondément marqué ceux qui ont assisté à l’audience de Vann Nath en juin 2009, dans le procès de Duch, l’ex-directeur de S21. Dans le documentaire de Rithy Panh « S21, la machine de mort khmère rouge », il est un contradicteur exemplaire des anciens Khmers rouges : calme, ferme, intransigeant, sans esprit de vengeance. « Je n’ai jamais eu peur de témoigner parce que je n’ai jamais eu envie de me venger des Khmers rouges. Je suis comme ça, c’est ma nature. J’ai aussi toujours eu le sentiment que j’avais le droit de parler. Je dis la réalité, ni plus, ni moins. »





Quelques jours avant son arrêt cardiaque, Vann Nath participait à un atelier de gravure où cette photo a été prise. Il était un artiste curieux, heureux d'apprendre et de partager. (Anne-Laure Porée)






La peinture pour transmettre
Sa biographie, intitulée Dans l’enfer de Toul Sleng, raconte aussi son calvaire et celui de ses compagnons de cellule. Néanmoins, la peinture a toujours été son mode de transmission favori. « La peinture est accessible à toutes les générations et à tous les peuples, c’est le meilleur moyen de raconter l’histoire » confiait-il à la sortie d’un atelier de création avec de jeunes peintres cambodgiens qui travaillaient sur la mémoire.


La promesse aux disparus
A chaque évocation de son sinistre passé, les cauchemars revenaient. Pourtant Vann Nath a toujours mené sa mission à bien : convaincre les jeunes générations, pour beaucoup incrédules, de l’existence de S21 où la barbarie khmère rouge fut poussée à son plus haut degré de paranoïa et de perversité. Le survivant avait aussi fait une promesse aux disparus. La promesse de témoigner. « Je sens qu’ils sont avec moi. Leurs fantômes ne me font pas peur, ils me donnent confiance et espoir. Moi aussi je suis mort sous les Khmers rouges. Je n’ai pas vécu jusqu’à aujourd’hui pour l’argent, le travail ou le bonheur familial mais pour eux. »


« La souffrance reste au corps »
A ceux qui prétendaient impossible de se souvenir en détail du passé trente ans après les faits, Vann Nath répondait fermement que « cette histoire est trop importante pour être oubliée ». Son souci d’exactitude et son honnêteté en faisaient un témoin capital dans le procès de Duch. Vann Nath a en effet été détenu un an à S21, du 7 janvier 1978 au 7 janvier 1979. « Je n’ai jamais su pourquoi on m’avait arrêté. Un jour que je travaillais dans la rizière, un responsable est venu me chercher en prétextant qu’on allait couper du rotin. Au lieu de ça, je me suis retrouvé dans un grenier avec les fers aux pieds. » Transféré dans une pagode convertie en prison, Vann Nath est questionné à coups de décharges électriques. Les bourreaux n’obtiendront aucune confession de ce père de trois enfants, discret et travailleur, qui ne comprend pas ce qui lui est reproché. Il est donc envoyé à S21, fourgué avec 35 autres hommes dans des camions, comme du bétail. « Nous n’étions pas considérés comme des êtres humains. Même après trente ans, la souffrance reste au corps. Elle restera inoubliable jusqu’à la mort. » La gorge serrée, il glisse que pas un de ses compagnons n’a survécu.

La torture et les privations de cette époque ont probablement engendré le dysfonctionnement de ses reins et les nombreux problèmes de santé de Vann Nath. Voilà pour les traces visibles. Mais le peintre portait aussi un autre fardeau. Celui d’une injuste culpabilité. Après son arrestation, en son absence, ses enfants sont morts. Il ne s’en est jamais remis. Il aurait voulu les protéger de la faim, de la maladie. Il n’était pas là.


De la pagode à la peinture d’affiches
Vann Nath était d’origine paysanne. Il avait dû arrêter l’école après son certificat pour aider sa mère à cultiver la rizière. Plus tard, il vécut quatre ans à la pagode où il étudia le bouddhisme et apprit à écrire sur des feuilles de latanier, puis il suivit quatre ans d’apprentissage auprès d’un peintre d’affiches avant de s’installer à son compte. Jusqu’au début des années 1970, il peignait à partir de photos les Alain Delon, Johnny Halliday et autres stars du moment dont les films remplissaient les salles de cinéma cambodgiennes. C’est ce talent particulier qui l’a sauvé à S21.
Un mois après son arrivée à la prison de Phnom Penh, Duch le teste en commandant un portrait de Pol Pot. Son style plaît, en particulier les joues rosées qu’il fait au leader khmer rouge. Il gagne ainsi sa survie sachant que le moindre faux pas le conduira à la mort. « Duch venait tous les jours à l’atelier de peinture. Il ne m’a jamais fait de mal. » Mais le directeur a donné des ordres, il est du côté des bourreaux. Et quand ses subordonnés prétendent n’avoir pas eu d’autre choix que d’obéir, Vann Nath rétorque que « les bourreaux de S21 n’étaient pas n’importe qui ».


Le cri des survivants
A la chute du régime khmer rouge, les geôliers entraînent les prisonniers dans leur fuite. La confusion générale permet à certains de s’échapper, dont Vann Nath. A son retour à Phnom Penh, il est engagé comme militaire par les nouvelles autorités. Avec d’autres rescapés, il travaille à la création du musée de Toul Sleng. A la demande des autorités, il peint dans un style réaliste le quotidien des prisonniers à S21, la torture et la mort. C’est du vécu. Ses tableaux, saisissants d’horreur, sont exposés depuis cette époque. Pourtant Vann Nath en a reçu des lettres l’accusant d’être un valet des Vietnamiens ! Le peintre est toujours resté discret à ce sujet, las des provocations inutiles. Il assumait la création de la fameuse carte du Cambodge faite avec des crânes des victimes. Les crânes, c’était son idée. Le fleuve Mekong peint en rouge sang, c’était l’idée d’un autre ancien détenu, Ing Pech. Cette carte, c’était le cri des survivants.

Dans les archives de S21, Vann Nath découvre la photo anthropométrique qui a été prise de lui le jour de son arrivée, dont il conserve précieusement l’original. Il trouve aussi une liste de prisonniers où figure son nom et à côté une mention peut-être écrite de la main de Duch : « garder pour utiliser ».


Le témoin à sa place
En 1979, ils étaient sept hommes rescapés de S21. A l’heure où s’ouvrait le procès de Duch en mars 2009, ils n’étaient plus que trois encore en vie. Seuls Chum Mey et Bou Meng se sont portés parties civiles. Vann Nath, lui, s’est volontairement cantonné au rôle de témoin. C’est là qu’était sa place, pensait-il. Il ne travaillait pas pour le symbole mais pour la justice. Il ne voulait pas entendre parler de réparation là où aucune réparation n’était possible. « L’important n’est pas de porter plainte mais que le tribunal démontre les faits », expliquait-il calmement. « Nous attendons la justice depuis plus de trente ans. Nous ne savons pas ce que cela donnera. Mais je garde espoir que les anciens dirigeants récolteront ce qu’ils ont semé », confiait-il à la veille du procès.


Mort sans avoir entendu le verdict définitif
Nul doute que la justice l’a déçu. «J’ai attendu trente ans pour une journée de déposition», déclarait-il en mars 2010. Vann Nath aurait voulu aller plus loin mais personne n’a recherché son analyse, au-delà du récit du rescapé. Le comble, c’est que Vann Nath soit mort sans avoir entendu le verdict définitif contre Duch.

A l’heure de cette disparition, de nombreuses voix s’élèvent pour déplorer la différence de traitement entre les victimes, qui n’ont pas toujours les moyens d’accéder à des soins et les accusés, sous surveillance médicale permanente. Le blâme n’est pas nouveau, les amis de Vann Nath ont bataillé pendant des années pour financer ses dialyses et son suivi médical. Il y a un peu plus d’un an, il frôlait déjà la mort.
Le décès de Vann Nath, qui a toujours travaillé avec exigence et humilité pour que le monde se souvienne (au-delà du Cambodge), met en relief les failles d’une justice qui traîne et perd chaque jour en crédibilité.


Une toile en héritage
Dans sa grande sagesse, Vann Nath nous a laissé une toile en héritage, comme pour nous guider dans la tourmente. Il s’agit d’un de ses derniers tableaux. Il a peint Duch assis au milieu de montagnes de crânes avec devant lui le verdict prononcé en première instance et distribué sous forme de livret par les CETC. Le peintre y a glissé un clin d’œil, non sans humour : Duch est assis dans la même position que lui, Vann Nath, dans son Autoportrait à S21.
Dès 1979 Vann Nath avait choisi l’art comme refuge contre l’injustice et l’oubli. En 2011, il persiste et signe. Et jusqu’ici, l’histoire lui a donné raison.


Cérémonies d’hommage :

Au Cambodge :

Cérémonie d’incinération de Vann Nath, dimanche 11 septembre 2011, au Wat Kambol, 300 m après les CETC, le long de la route numéro 4.

En France :

Pensées vers Vann Nath à Paris ce dimanche 11 septembre à 8h, face à la fontaine, jardin des Tuileries, en arrivant de la place de la Concorde (métro : Concorde).

Cérémonie bouddhique des 7 jours, dimanche 18 septembre, 10:00 à la pagode de Créteil (Vatt Khémararam).

Vann Nath, témoin majeur de S21, s’est éteint


Vann Nath. (Anne-Laure Porée)

Vann Nath, 66 ans, était plongé dans le coma depuis une dizaine de jours. Il s’est éteint le 5 septembre peu avant 13h, dans une clinique privée de Phnom Penh. Depuis 1979, il témoignait sans relâche sur la machine de mort khmère rouge que fut le centre d’extermination S21. Ses tableaux consacrés au quotidien des prisonniers à S21 et aux méthodes de torture constituent l’outil pédagogique le plus précieux du musée du génocide de Phnom Penh. Ils ont aussi profondément marqué ceux qui ont assisté à l’audience de Vann Nath en juin 2009, lorsqu’il fut entendu par les juges chargés de juger Duch, ex-directeur de S21. Dans le documentaire de Rithy Panh « S21, la machine de mort khmère rouge », il est un contradicteur exemplaire des anciens Khmers rouges : calme, ferme, intransigeant. Vann Nath est mort sans avoir entendu le verdict définitif contre Duch.