Première audience au fond : une journée pour les victimes et pour l’histoire



Nuon Chea. (Anne-Laure Porée)











Ieng Sary. (Anne-Laure Porée)


Khieu Samphan. (Anne-Laure Porée)



En introduction de cette audience, on découvre que Khieu Samphan n’est plus défendu par Sa Sovan (il a démissionné) mais par Kong Sam Onn et qu’un deuxième avocat international fait son apparition au côté de l’avocat français Jacques Vergès, enfoncé dans son fauteuil.


Panne de micro
Avant même que ne commencent les déclarations liminaires des procureurs, un incident technique retarde le début de l’audience. Le co-avocat principal cambodgien des parties civiles est censé présenter trois de ses collègues mais le micro ne fonctionne pas. Les avocats des parties civiles qui se plaignent d’être réduits au silence, en particulier pendant cette première semaine du procès, sourient de l’incident. «Est-ce que nous attendons que le problème soit résolu?», intervient finalement la défense de Khieu Samphan. «Dans ce cas je demande à ce qu’on revoie mon ordinateur et ma souris qui ne fonctionnent pas…» Rires dans la salle.


Tentative de déstabilisation
Après la lecture des chefs d’accusation par un greffier, la procureure cambodgienne Chea Leang s’apprête à prendre la parole. Mais Michiel Pestman, avocat international de Nuon Chea, se lève. Il promet de ne pas reproduire ce genre d’intervention mais c’est lui qui lance le premier scud de ces audiences au fond : il annonce le dépôt le matin même d’une demande de récusation de la juge Silvia Cartwright. Dans son sillage, l’équipe de Ieng Sary déclare avoir la même requête. Selon ex, la juge a eu des réunions informelles avec le procureur Andrew Cayley et le directeur de l’administration. «Nous considérons qu’il s’agit d’une question très importante», déclare Michael Karnavas. «Un juge et un procureur font une réunion, nous ne savons pas ce que c’est mais les apparences laissent planer le doute que dans ce procès nous ne jouissons pas des mêmes privilèges que le procureur semble avoir, en particulier dans le cadre de réunion avec le juge qui entendra les preuves et qui décidera. Nous demandons donc que la juge Cartwright se récuse et devienne juge suppléante et que la juge Fenz prenne sa place.»

La chambre ne se laisse pas impressionner. Très vite, le président explique que la question sera tranchée en temps utile et que les parties sont priées de suivre strictement l’ordre du jour. L’avocat cambodgien de Ieng Sary se lève à son tour pour demander à lire la déclaration que son client a préparée. Le président refuse, il passe la parole à la procureure.


Une prison sans murs
Pendant les heures qui suivent, Chea Leang fait le récit des crimes qu’a subi le peuple cambodgien sous le joug des Khmers rouges. «Les preuves qui vous seront présentées démontreront qu’à partir du 17 avril 1975, le Parti communiste du Kampuchea a transformé le Cambodge en un camp d’esclavage et a réduit une nation entière à des prisonniers vivant sous un système d’une brutalité qui défie l’entendement jusqu’à aujourd’hui.» Evacuations forcées, réduction à l’esclavage de millions de personnes, centres de sécurité, extermination de minorités, nombre incalculable de morts… «Ces crimes ont été ordonnés et orchestrés par les accusés, ils font partie des pires horreurs infligées à une nation de l’ère moderne.»


Echantillon des crimes
La procureure évoque «le nombre ahurissant de morts». D’après les experts mandatés par les juges d’instruction pour produire des estimations, ce nombre oscille «entre 1,5 et 2,2 millions de gens morts sous le régime du PCK. Environ un Cambodgien sur quatre n’a pas survécu au régime.» Selon Chea Leang, aucun procès ne serait en mesure de venir à bout de l’ampleur des crimes commis. C’est pourquoi seul un échantillon représentatif de ces crimes a fait l’objet d’une instruction : deux évacuations forcées en 1975, 5 camps de travaux forcés, persécution des bouddhistes, crimes commis dans le cadre de la politique de mariages forcés, 11 centres de sécurité, génocide des Chams, génocide du groupe vietnamien au Cambodge et crimes contre les citoyens vietnamien pendant la guerre entre le Kampuchea démocratique et le Vietnam, et finalement le troisième déplacement forcé et les exécutions de masse lors de la purge de la zone Est.


Une déclaration pour l’histoire
Jusqu’aux environs de 15h30, Chea Leang revient sur chaque élément de cet échantillon. Son propos est parfois illustré par des photographies (la prise de Phnom Penh par les Khmers rouges, la déportation de la population vers les campagnes) ou des extraits de films. Les auteurs ne sont malheureusement jamais mentionnés à l’écran. Elle cite les témoignages de François Ponchaud, Elisabeth Becker, les recherches de Ben Kiernan ainsi que de nombreux témoins anonymes pour étayer son propos. Pour les Cambodgiens qui suivent en direct les audiences à la télévision ou sur place au tribunal, l’exposé de Chea Leang, suivi par celui de Andrew Cayley ressemble à une leçon d’histoire, bien plus concrète que le chapitre consacré au Kampuchea démocratique dans les manuels de terminale. Un jeune qui n’aurait entendu jusque là que l’histoire familiale, aura pris conscience au fil de la déclaration de la procureure de l’étendue des crimes et de leur sinistre cruauté. La variété des exemples donnés par Chea Leang faisait que les Cambodgiens de n’importe quelle province du pays pouvait se reconnaître dans la voix de la Cambodgienne.


Emotion et soulagement
Chea Leang a su trouver les mots et les images qui touchaient le public. Lorsqu’elle insiste sur la politique des mariages forcés, lorsqu’elle raconte le génocide des Chams, les larmes coulent sur certains visages dans l’audience. Les parties civiles, émues de voir enfin les trois accusés devant leurs juges, sont unanimement satisfaites de la déclaration liminaire. Mme Sophany Bay, venue des Etats-Unis pour assister à cette audience, explique combien ce jour elle s’est sentie en communion avec ses compatriotes qui avaient vécu le même calvaire. Mme Sam Un, elle, s’est sentie soulagée : «Avant de venir, je pensais que le tribunal ne fonctionnait pas correctement, il n’avait pas arrêté de repousser, mais après avoir assisté à cette audience, je trouve qu’il est actif et qu’il s’est efforcé de répondre aux attentes des victimes. La lecture des charges retenues contre les accusés a duré pendant plus de 5 heures ! Aujourd’hui, j’ai été très émue parce que je pensais que ça n’allait pas aboutir.»


Un lancinant Pourquoi?
Au cours de cette audience, beaucoup sont renvoyés aussi à leur vécu et face aux trois grands-pères qui furent les anciens dirigeants khmers rouges une même question les hante : pourquoi ? Pourquoi ces hommes, intellectuels, ont-ils conduit leur propre peuple à la mort ? Voilà la réponse essentielle qu’ils attendent du tribunal.
Chea Leang conclut sa déclaration en renvoyant à la sagesse de Bouddha : «Il faut vaincre la colère par le calme, la méchanceté par la bonté, l’avarice par la générosité, le mensonge par la vérité.»


Un procureur international carré
Après elle, Andrew Cayley se veut lui aussi incisif. Concentré sur le rôle et la responsabilité des accusés, Andrew Cayley prévient : « Leur grand âge pourrait inciter à la sympathie mais il ne faudrait pas oublier l’héritage catastrophique que ces personnes représentent.» Terreur, assassinats, privation de liberté, famine… La liste est longue. « Ils ont pris aux gens tout ce qui fait la valeur de la vie. […] Ils ont même banni l’amour entre les êtres humains.»
Tout au long de son intervention, Andrew Cayley tente de démontrer que les hauts dirigeants du Kampuchea démocratique ne pouvaient pas ignorer la destruction d’un quart de leur propre population. Khieu Samphan dit qu’il n’avait pas de pouvoir ? A l’aide de statistiques sur les réunions du Comité permanent, le procureur laisse entrevoir qu’il est bien décidé à prouver le contraire.


Des manifestations à côté
En fin d’après-midi, à quinze kilomètres du tribunal, l’Association des victimes des Khmers rouges au Cambodge (AKRV) organisait un jeu de fléchettes avec des cibles à l’effigie des anciens dirigeants khmers rouges pour marquer à sa manière ce premier jour d’audience au fond tandis que la Fédération internationale des droits de l’Homme (FIDH), l’ONG cambodgienne des droits de l’Homme Adhoc, les co-avocats des parties civiles et des Cambodgiens des diasporas américaine et française se retrouvaient dans un salon de l’hôtel Sunway pour faire le point sur les attentes des parties civiles. Une réunion sans surprise qui rappelait le besoin (martelé aussi à Chœung Ek dimanche) des parties civiles d’être reconnues comme une partie pleine et entière au procès. Les victimes ou survivants ont clamé leur envie de voir une justice efficace, qui ne traîne pas et qui fasse honneur à leurs chers disparus. Elles ont rappelé l’importance des réparations à leurs yeux et la nécessité d’expliquer ce qui s’était passé aux générations futures.


La malade imaginaire
Trait commun à toutes ces voix : l’absence de Ieng Thirith dans le box des accusés aujourd’hui est un souci. Soit cette absence n’est pas comprise (même s’ils savent que les juges l’estiment inapte à être jugée), soit elle n’est pas acceptée («Elle fait semblant d’être folle» assure Mme Sinan). En plaisantant, un Cambodgien commentait : «C’est un juste retour de bâton. Les Khmers rouges passaient leur temps à nous dire qu’on simulait quand on était malade. On n’a qu’à soigner Ieng Thirith avec des médicaments Lénine!»

Un procès a minima ?

Recueillement au charnier de Chœung Ek à la veille de l'ouverture des audiences au fond. (Anne-Laure Porée)

A quatre jours des audiences, les juges ont en effet annoncé que Ieng Thirith, 79 ans, ancienne ministre de l’Action sociale atteinte d’une maladie dégénérative de type Alzheimer, était inapte à être jugée. Si son état de santé fait peu débat, en revanche sa libération, logique d’un point de vue juridique, est inacceptable et incompréhensible pour la population. Les Cambodgiens n’ont pas oublié les hôpitaux mouroirs dont elle avait la charge… Les juges cambodgiens s’affichent en accord avec l’opinion publique. Ils proposent l’hospitalisation de l’accusée, espérant que son état s’améliore, puis une réévaluation de ses capacités dans six mois. Les juges internationaux insistent pourtant : la santé de l’accusée Ieng Thirith ne s’améliorera pas. Les procureurs ont fait appel de la décision concernant Ieng Thirith. Une décision sur son cas sera rendue d’ici à deux semaines mais au final, à l’ouverture des procès, le nombre d’accusés est réduit à trois.
Autre défi pour les magistrats : faire comprendre leur choix de disjoindre le procès en plusieurs dossiers, par souci d’efficacité. Au regard de l’âge des accusés (80 ans pour l’ancien chef de l’Etat, Khieu Samphan, 85 ans pour l’ancien bras droit de Pol Pot, Nuon Chea, et 86 ans pour l’ancien ministre des Affaires étrangères, Ieng Sary), nombre d’avocats estiment que ce premier dossier risque d’être le seul à aboutir. Or il ne vise que les crimes commis pendant les déplacements forcés de population entre 1975 et 1976. Le génocide, les persécutions religieuses, les mariages forcés, le travail forcé, les crimes commis dans les prisons seront-ils traités ? Peut-être, peut-être pas. Plusieurs avocats des parties civiles considèrent en tout état de cause que le “saucissonnage” nuira à une compréhension globale du crime et réclament, comme les procureurs, un procès plus symbolique des faits et de l’histoire.
Les audiences s’ouvrent enfin dans le climat peu serein de ces derniers mois. Les parties civiles bataillent pour défendre leur place. Elles se sont vu refuser par les juges une intervention de 30 minutes à la suite des deux journées pendant lesquelles les procureurs évoqueront les charges retenues contre chaque accusé. Autre élément de tension : la défense dénonce les interférences politiques cambodgiennes. Après la démission tonitruante du juge d’instruction Blunk début octobre, qui justifiait son départ par les interférences politiques du gouvernement cambodgien, les avocats de Nuon Chea ont porté plainte contre 11 officiels cambodgiens, égratignant un peu plus l’image du tribunal déjà perçu comme lent et confus. Ce faisant, ils passaient sous silence les fautes imputables au juge démissionnaire.

Ieng Thirith ne sera pas jugée

Les juges de la Chambre de première instance publient jeudi 17 novembre 2011 leur décision jugeant Ieng Thirith inapte à un procès. L’ex ministre khmère rouges de l’Action sociale (l’équivalent des Affaires sociales), 79 ans, est atteinte d’une maladie dégénérative de type Alzheimer qui l’empêche d’exercer ses droits et d’assurer sa défense. Les cinq experts qui l’ont rencontrée en cette année 2011, et qui sont convaincus qu’elle n’a pas simulé, sont d’accord pour dire que son état ne va probablement pas s’améliorer au fil de la procédure (les troubles de mémoire par exemple…). La conséquence de cette décision, c’est que Ieng Thirith doit être libérée. Mais les juges cambodgiens ne sont pas d’accord pour qu’elle soit libérée tout de suite, estimant que son état pourrait s’améliorer. Ils proposent que Ieng Thirith soit hospitalisée, reçoive un traitement médical approprié et soit réexaminée six mois plus tard. Les juges internationaux déclarent, eux, qu’il n’y a aucune chance que l’état de santé de l’accusée s’améliore. Ils votent pour sa libération sans condition.
Le bureau des procureurs a fait appel de cette décision des juges. 48 heures après cette décision, le maintien en détention de Ieng Thirith jusqu’au résultat de l’appel était ordonné.  Une décision finale doit être rendue sous 15 jours.

Jugement final de Duch le 3 février 2012

Les juges chargés des appels du procès Duch avaient promis dans un communiqué de presse en septembre 2011 qu’ils rendraient un jugement avant la fin de l’année. Ils n’ont pas tenu leur promesse. Rendez-vous est finalement pris pour le 3 février 2012 ! En septembre 2011, ils n’avaient alors pas donné d’explications sur les retards dont ils faisaient preuve et que beaucoup estimaient incompréhensibles. Pour mémoire le verdict du procès Duch avait été rendu le 26 juillet 2010. Il avait été condamné à 35 ans de prison mais avec les années déjà purgées et une déduction de 5 ans pour violation de ses droits, il lui restait 19 ans à passer en détention. Un verdict mal digéré par les parties civiles dont les avocats avaient fait appel. Les procureurs aussi ains que la défense. Les audiences sur l’appel ont eu lieu du 28 au 30 mars 2011. Il aura donc fallu presque onze mois aux juges de la cour suprême pour rendre une décision officielle.

«Les parties civiles sont la voix de toutes les victimes restées sans voix durant le régime du Kampuchea démocratique. Alors ce procès n’atteindrait pas son but ou sa pleine dimension si […] les parties civiles étaient comme dans le dossier numéro 1, privées de toute réparation au-delà de la seule publication du jugement et de la reconnaissance de leur statut de partie civile et de leurs souffrances. Cela ne peut suffire.»

Lors de l’audience sur les demandes de réparations qui s’est tenue le 19 octobre 2011 aux CETC, Vincent de Wild a défendu avec force, au nom du bureau des co-procureurs, la place des parties civiles dans le procès et a soutenu fermement leurs demandes de réparation. Extrait de sa déclaration :

«Rarement dans un pays la proportion de victimes, qu’elles soient décédées, survivantes ou membres de la famille de victimes directes aura été aussi grande qu’au Cambodge après la période du Kampuchea démocratique. […] Les victimes directes et indirectes constituent encore aujourd’hui une très grande majorité de la société cambodgienne. C’est la raison pour laquelle nous voulons souligner aujourd’hui l’importance capitale non seulement de la présence des victimes lors de ce procès, en tant que témoin ou partie civile, mais aussi de l’exercice des droits des parties civiles participant à ce procès via leurs avocats et les co-avocats principaux et en ce compris la possibilité d’obtenir des réparations fussent-elles collectives et morales et donc aussi à portée symbolique. Toutes les victimes du pays peuvent s’identifier à ces parties civiles individuelles. En raison de la nature de ce procès, ces PC représentent bien entendu leurs propres intérêts mais elles représentent, en quelque sorte aussi, plus qu’elles-mêmes. Elles sont la voix de toutes les victimes restées sans voix durant le régime du Kampuchea démocratique. Alors ce procès n’atteindrait pas son but ou sa pleine dimension si […] les parties civiles étaient comme dans le dossier numéro 1, privées de toute réparation au-delà de la seule publication du jugement et de la reconnaissance de leur statut de partie civile et de leurs souffrances. Cela ne peut suffire.»

Les casseroles de l’instruction

Pourquoi le juge Blunk a-t-il démissionné ? Peut-être pas seulement pour des questions d'interférences politiques... (Anne-Laure Porée)


Rejeté par absence de décision
Robert Hamill avait raconté au procès de Duch en août 2009, avec beaucoup de courage et d’émotion, le sort de son frère Kerry, arrêté sur son voilier en août 1978 par la marine du Kampuchea démocratique et ensuite transféré à S21 où il a été détenu, interrogé, torturé et exécuté. Robert Hamill avait décrit avec pudeur la dévastation que ce fut pour lui et sa famille. (http://ka-set.info/actualites/khmers-rouges/cambodge-duch-martine-lefeuvre-ouk-ket-robert-hamill-temoins-etrangers-090817.html) Le 12 avril 2011, il demandait à être partie civile dans le cas 3, contre Meas Muth (gendre de Ta Mok et commandant notamment de la marine khmère rouge) et Sou Meth (commandant les forces aériennes khmères rouges et la 502e division de l’armée révolutionnaire du Kampuchea), ainsi que dans le cas 4. Robert Hamill remplit les formulaires le 22 avril et une semaine plus tard, en clôturant l’épineux dossier 3 les juges d’instruction rejettent sa candidature de partie civile (pour cette même affaire), estimant qu’il n’avait pas démontré le lien entre ses souffrances et la mort de son frère. Robert Hamill ne se décourage pas et ses avocats font appel de la décision des juges d’instruction en mai 2011.
Mardi 25 octobre 2011, ce rejet est confirmé, non par décision des juges de la Chambre préliminaire chargés de trancher le cas mais au contraire parce que magistrats internationaux et cambodgiens ont été incapables de trouver un terrain d’accord et de dégager une majorité de 4 votes. Donc, dans ce cas, la décision des juges d’instruction reste en vigueur.


Des juges cambodgiens qui ne répondent pas sur le fond
Dans ce document qui annonce cette non-décision, les juges cambodgiens Prak Kimsan, Ney Thol et Huot Vuthy, prennent la défense du travail des juges d’instruction. Ils ne répondent pas sur le fond de l’appel. Ils disent que les juges d’instruction n’ont mis personne en examen dans le cadre de l’enquête sur le cas 3 (parce qu’ils n’auraient pas estimé les preuves assez claires et consistantes) et que, de toute manière, rien ne les y obligent même si les co-procureurs ont transmis des noms. De la même manière ils rappellent qu’il est à la discrétion des juges d’instruction de décider d’entendre ou non un suspect. Puis ils concluent : «Nous considérons que là où il n’y a pas d’accusé qui puisse être tenu responsable de remédier aux préjudices causés aux victimes, le rejet d’une candidature de partie civile à ce stade n’enfreint pas les droits des victimes.»


Pas de transparence
Les magistrats internationaux Katinka Lahuis et Rowan Downing publient eux aussi leur opinion qui questionne le travail de co-juges d’instruction. Les juges remarquent que l’instruction du cas 3 a été menée de manière significativement différente des cas 1 et 2. Aucune explication n’a été fournie pour justifier ce changement. «L’approche des co-juges d’instruction dans la conduite de l’instruction est des moins claires». Très peu d’information a été fournie sur l’instruction malgré qu’elle ait été clôturée. Katinka Lahuis et Rowan Downing ne savent pas non plus comment les droits des parties ont été pris en considération.
Les magistrats rappellent à leurs collègues de l’instruction quelques principes de base qui semblent mis à mal par leurs pratiques : assurer des procédures équitables et contradictoires, impliquer toutes les parties. «Il est de la plus haute importance que les co-juges d’instruction s’assurent du respect de ces garanties procédurales “conçues pour garantir une ‘justice procédurale’ plutôt qu’une ‘justice orientée sur les résultats’”». En somme il en va de la garantie d’un exercice correct de la justice.


Aucune information aux parties civiles potentielles
Les procédures suivies par les juges d’instruction concernant la gestion des parties civiles diffère des cas 1 et 2, sans explication. Toujours sans explication, les juges d’instruction ont ignoré la jurisprudence émanant directement de la chambre préliminaire établissant justement le régime d’admissibilité des parties civiles. «Contrairement à la pratique adoptée dans le cas 2, les victimes n’ont reçu aucune information sur l’instruction du cas 3 ni sur leurs droits à se porter partie civile ni à déposer une plainte liée à ce cas avant la décision des juges d’instruction de clore l’instruction le 29 avril 2011. […] Les seules informations sur le champ de l’instruction du cas 3 ont été publiées dans un communiqué de presse du co-procureur international le 9 mai 2011.»
La condition pour que les victimes exercent leur droit, c’est pourtant bien de savoir quel est le champ de l’instruction car une partie civile doit prouver le lien entre ses souffrances et au moins un des crimes allégué contre un accusé. «Une telle démonstration ne peut être faite quand aucune information d’aucune sorte n’est disponible».


«Les droits des victimes ignorés»
Si les parties civiles n’ont pu exercer leur droit de participer à la procédure, qui est pourtant expressément écrite dans le règlement intérieur, cela vient, selon les juges Lahuis et Downing, du manque d’information. «Nous considérons que les droits des victimes ont été ignorés jusqu’ici à leur détriment.» Ils ajoutent : «Leur refuser la possibilité de participer à l’instruction pourrait priver les co-juges d’instruction d’informations importantes dans leur recherche de vérité, conduisant à une instruction incomplète et levant des doutes sur leur impartialité.»


Des pratiques obscures
Dans le cas de Robert Hamill, les co-juges d’instruction ont écrit ne pas reconnaître ses avocats. Pourquoi estiment-ils que les avocats ont besoin d’être reconnu par eux spécifiquement ? Mystère. Bien sûr rien n’a jamais été notifié à ce sujet en amont. «Nous sommes d’avis que par leur action, les co-juges d’instruction ont privé des candidats partie civile, dont celui qui fait appel, de leur droit fondamental à une représentation légale.»


Une administration hasardeuse
Les juges d’instruction ne font pas leur travail selon les règles établies, ce qui ne facilite pas le travail des autres parties. En effet, leur bureau n’a pas d’enregistrement précis des documents qui ont été envoyés ni quand, et il n’y a pas de confirmation de réception.
La date à laquelle un document est rempli est enregistrée dans le système électronique de la cour. Les co-juges d’instruction, eux, n’indiquent pas quand le document a été mis dans le système et notifié. Ils n’indiquent que la date d’envoi aux parties. Exemple : le formulaire de Robert Hamill qui enregistre sa candidature comme partie civile le 22 avril 2011, n’apparaît dans le système que le 29 avril, à 14h40, soit 30 min avant d’être rejeté.


Une partie civile rejetée avant même d’être enregistrée
«Des délais peuvent avoir des conséquences sur l’exercice de leurs droits par les parties» soulignent les juges internationaux. Comme dans le cas de Robert Hamill. «Cela pourrait être vu comme une tentative de l’empêcher d’exercer son droit d’accéder au dossier et de participer à l’instruction.» Mais le bureau des juges d’instruction a fait pire. Dans un autre cas de candidature à être partie civile, les documents relatifs à son dossier de partie civile ont été enregistrés après la publication de son rejet !


Documents antidatés
Le premier document qui rejette Robert Hamill, le rejette pour le cas 4, pas pour le cas 3. Quand ce document est modifié pour corriger le tir et rétablir que le rejet de Robert Hamill s’applique bien au cas 3, ça passe comme une simple correction. La modification est faite le 6 juillet 2011 mais antidatée au 29 avril 2011. Même chose pour la traduction khmère. Un véritable embrouillamini qui masque des modifications fondamentales. Selon les magistrats Lahuis et Downing, les juges d’instruction saisis d’une plainte doivent l’examiner sur le fond et non au mérite. «Le rejet prématuré des parties civiles signerait la défaite de tout le régime d’admissibilité établi pour les victimes devant les CETC.»



«Dans l’après-Première guerre mondiale, un groupe de non-artistes a formé un non-mouvement pour créer un non-art qu’ils ont appelé Dada. De la même manière, le Conseil des ministres semble avoir créé un non-porte-parole pour transmettre une non-information.»

[suite de la citation] Comment expliquer autrement l’affirmation bizarre de M.Remy [chef adjoint de l’unité presse et réaction rapide du Conseil des ministres] selon laquelle Mme O’Brien [Sous-secrétaire général des Nations unies aux affaires juridiques] «n’a jamais dit au gouvernement de cesser de faire des déclarations» alors qu’elle publie une déclaration qui dit le contraire ? Et si elle ne l’avait pas fait, pourquoi M.Sok An aurait-il ensuite été obligé de prétendre que «le gouvernement cambodgien n’a jamais fait de déclaration relative au tribunal pour les Khmers rouges» alors qu’il revendiquait récemment sa liberté d’expression sur le sujet ? Je dois admettre que je suis très excité par le potentiel du Cambodge pour le dadaïsme et félicite le Conseil des ministres d’une approche si créative en matière de relations publiques

Ieng Sary choisit le silence

Dans une lettre publiée par ses avocats le 24 octobre 2011, Ieng Sary annonce qu’il ne s’exprimera pas durant le procès 2. «En toute connaissance des procédures engagées contre moi et de mes droits […], j’informe la Chambre de première instance volontairement, sciemment et sans équivoque, que je ne témoignerai pas, y compris je ne répondrai à aucune question qui me sera posée, pendant tout procès ou mini-procès dans le cas 002.» Ses avocats seront seuls à prendre la parole.

Les avocats de Nuon Chea poursuivent 11 officiels cambodgiens dont Hun Sen

Les avocats de Nuon Chea, 85 ans, mis en examen pour crimes contre l’humanité, génocide et crimes de guerre, ont déposé lundi 24 octobre 2011 une plainte pour interférence dans le travail des CETC contre le Premier ministre cambodgien Hun Sen qu’ils accusent de pression sur les témoins et sur la cour. Les avocats Michiel Pestman et Andy Ianuzzi s’appuient sur les déclarations du Premier ministre cambodgien lors de la visite du secrétaire général des Nations unies Ban Ki-Moon selon lesquelles les cas 3 et 4 n’étaient pas «autorisés». Les avocats portent plainte également contre le ministre de l’Information Khieu Kanharith qui avait annoncé que les juges décidés à continuer leur travail sur les cas 3 et 4 pouvaient «faire leurs valises et partir». Phay Siphan, porte-parole  du Conseil des ministres fait également l’objet d’une plainte ainsi que le porte-parole du ministère de l’Intérieur Khieu Sopheak. La plainte comporte également six autres noms : Hor Namhong, ministre des Affaires étrangères, Chea Sim, président du Sénat et du Parti du peuple cambodgien (PPC), Heng Samrin, président de l’Assemblée nationale, Keat Chhon, ministre des Finances ainsi que les sénateurs PPC Ouk Bunhhœun et Sim Ka. Ces six là avaient été appelés par le juge d’instruction Marcel Lemonde à témoigner en 2009 et ne s’étaient pas présentés. Enfin la plainte des avocats de Nuon Chea accuse le ministre du palais royal Kong Sam Ol de n’avoir pas transmis la convocation officielle du juge d’instruction à Norodom Sihanouk qui était également invité à témoigner.

Faut-il disjoindre le cas Ieng Thirith?

Le débat des dernières audiences portait sur l'état de santé de Ieng Thirith, ancienne ministre khmère rouge des Affaires sociales photographiée ici le 19 octobre 2011. (CETC)


«Seule option envisageable»
Michael Karnavas, avocat de Ieng Sary (le mari de Ieng Thirith), estime que «la disjonction peut être la seule option envisageable». Il argumente que sinon la procédure sera perturbée par d’incessantes interruptions. Selon lui, si un accusé a des problèmes de santé dans un procès qui s’annonce long de une à deux années, il prolonge forcément le procès. D’autres tribunaux pénaux internationaux en ont en effet fait l’expérience.


Nuon Chea veut pareil
Avec ironie, Michiel Pestman, avocat de Nuon Chea, salue «la créativité de la chambre» et déplore un procès à deux vitesses, dans lequel la justice serait administrée de manière plus parcimonieuse pour l’un des accusés (Ieng Thirith). Il rappelle que Nuon Chea a aussi un état de santé qui se détériore. Pour l’instant il ne semble pas en avoir convaincu les juges. Tenace, l’avocat ne désarme pas, il demande la disjonction pour son client au même titre que pour Ieng Thirith.


Diane Ellis veut la fin de la procédure
L’avocate de Ieng Thirith, Diane Ellis, évoque l’état de démence probablement lié à la maladie d’Alzheimer qui affecte sa cliente et insiste: il n’y a pas d’amélioration possible. Elle juge les dysfonctionnements tels que sa capacité à participer à un procès serait compromise. Selon elle les preuves sont suffisamment convaincantes qui démontrent que Ieng Thirith ne peut pas véritablement exercer ses droits à un procès équitable: l’ancienne ministre khmère rouge ne peut pas plaider coupable ou non coupable si elle ne comprend pas la nature des accusations portées contre elle, plaide l’avocate avant de souligner qu’un avocat ne peut combler les lacunes de son client, ni répondre à sa place. Diane Ellis ne veut pas de disjonction, elle demande de mettre fin à la procédure contre Ieng Thirith.


Ieng Thirith, âgée, malade, mais apte
Les co-procureurs ne sont, bien entendu, pas d’accord. Ils trouvent que le niveau de perte de mémoire de Ieng Thirith ne compromet pas son droit. Ils évoquent la jurisprudence sur la démence et décrivent l’état de Ieng Thirith comme étant bien loin de ces cas de jurisprudence. Ils estiment qu’il n’y a pas de différence entre Ieng Thirith et les autres accusés, si ce n’est qu’elle a besoin de traitement médical immédiat. Ils signalent que personne ne peut dire quelle sera la progression de la maladie. Par ailleurs, ils considèrent qu’elle rencontre des difficultés naturellement liées à son âge. Enfin ils notent que le procès 2 est si important qu’il ne doit pas y avoir de disjonction sur les accusés.


La boîte de Pandore
Du côté des co-avocats des parties civiles, Ieng Thirith est jugée apte. L’argumentation d’Elisabeth Simmoneau Fort  fait son effet. En substance, elle remarque que Ieng Thirith nie avoir tué : «nier» n’est pas l’expression d’une incapacité mais d’une volonté, argumente-t-elle. Ieng Thirith «refuse», Elisabeth Simmoneau Fort constate que c’est une attitude répandue chez les accusés. Ieng Thirith mesure les conséquences de son comportement. L’ancienne Khmère rouge parle beaucoup de son incompétence mais ne dit rien sur ce qui peut l’accuser. Elisabeth Simmoneau Fort considère que la disjonction engendrerait de lourdes complications et reviendrait à ouvrir la boîte de Pandore.
Alors que son sort est en débat, Ieng Thirith est absente, elle a renoncé à son droit d’assister à l’audience.

Cet article n’aurait pu être écrit sans l’aide précieuse de Stéphanie Gée