Retour sur les quatre inculpations de génocide en fin d’instruction

 



Le 17 août 2009, un groupe de Chams venu assister au procès de Duch entame sa prière après les ablutions de rigueur. Le splus hauts dirigeants khmers oruges encore en vie viennent d'être inculpés de génocide contre ces Cambodgiens musulmans. (Anne-Laure Porée)
Le 17 août 2009, un groupe de Chams venu assister au procès de Duch entame sa prière à l'extérieur de la salle d'audience. Les plus hauts dirigeants khmers rouges encore en vie viennent d'être inculpés de génocide contre ces Cambodgiens musulmans. (Anne-Laure Porée)




Mercredi 16 décembre 2009 :

Une inculpation tardive mais sans surprise

Il aura fallu plus de deux ans d’enquête aux juges d’instruction avant d’inculper de génocide Ieng Sary, 84 ans, et l’ancien bras droit de Pol Pot, Nuon Chea, 83 ans. Jusqu’ici les deux hommes étaient poursuivis pour crimes contre l’humanité et violations graves des Conventions de Genève.
La qualification de génocide est retenue pour le cas des Vietnamiens et des Chams, une population cambodgienne de religion musulmane ayant sa propre langue.
A Phnom Penh, la nouvelle n’a pas surpris. L’avocat cambodgien de Ieng Sary a déclaré que son équipe s’opposerait à ces nouvelles charges. Un des arguments récurrents de la défense consiste à expliquer que ces populations étaient ciblées en tant qu’ennemis politiques.
Du côté des parties civiles, Olivier Bahougne, qui représente près de 250 Cham, considère que l’inculpation de génocide était un minimum. Il rappelle que ses clients, stigmatisés par les Khmers rouges, ont dû changer leur nom, abandonner leurs pratiques religieuses et leur langue.
La surprise, c’est plutôt que Khieu Samphan, ancien président du Kampuchéa démocratique, ne soit pas poursuivi pour les mêmes faits. Les juges d’instruction ont prévu de le rencontrer d’ici le début de la semaine prochaine, ainsi que Ieng Thirith, ancienne ministre des Affaires sociales khmère rouge. Peut-être pour une inculpation de génocide.


Vendredi 18 décembre 2009 :

Au tour de Khieu Samphan

Après Ieng Sary et Nuon Chea, un troisième ex-Khmer rouge vient d’être inculpé de génocide, il s’agit de Khieu Samphan, qui a été à le tête de l’Etat entre 1976 et 1979. Pendant cette période, plus du quart de la population cambodgienne a péri, mort de faim, de fatigue, de maladie ou victime d’exécution.
Les juges d’instruction ont notifié ce vendredi matin à Khieu Samphan, 78 ans, qu’il était inculpé de génocide en plus d’être accusé de crimes contre l’humanité et violations graves des conventions de Genève. Comme pour Ieng Sary et Nuon Chea, les faits de génocide concernent les Vietnamiens et les Chams, qui sont des Cambodgiens musulmans.
Khieu Samphan, qui a suivi une partie de ses études en France dans les années 50, a occupé les fonctions de chef de l’Etat jusqu’à la chute du régime khmer rouge en 1979. Resté fidèle au mouvement, il ne fait allégeance au gouvernement cambodgien que fin 1998, huit mois après la mort de Pol Pot.
Son avocat français, et ami, Jacques Vergès, déclarait mardi 15 décembre que Khieu Samphan incarne « le mythe du bouc-émissaire ». Il répète volontiers que les puissances occidentales sont responsables de ce qui s’est passé au Cambodge.
Khieu Samphan, lui, clame qu’il ignorait la réalité du Kampuchéa démocratique et qu’il n’a jamais eu d’autre volonté que de défendre l’indépendance de son pays.
La semaine prochaine, Ieng Thirith, ancienne ministre des Affaires sociales, doit rencontrer les magistrats. Peut-être pour être elle aussi inculpée de génocide dans un procès attendu début 2011.


Lundi 21 décembre 2009 :

Ieng Thirith sur la sellette

L’inculpation pour génocide de Ieng Thirith, ancienne ministre des Affaires sociales khmère rouge s’inscrit dans la logique de l’inculpation la semaine dernière de Ieng Sary, ancien ministre des Affaires étrangères, Nuon Chea, ex-bras droit de Pol Pot, et Khieu Samphan, ancien chef de l’Etat khmer rouge. Portrait de la moins connue de ces responsables khmers rouges.
A 77 ans, Ieng Thirith, reste la plus jeune et la plus en forme des quatre anciens dirigeants khmers rouges en détention provisoire depuis deux ans à Phnom Penh. Epouse de Ieng Sary, ex-ministre des Affaires étrangères, et belle-sœur de Pol Pot, elle était une des deux femmes ministres du Kampuchéa démocratique. Chargée des Affaires sociales, elle connaissait la situation sanitaire de la population, en particulier la famine.
Pourtant, en 1980, après la chute du régime, cette petite femme au fort caractère, qui porte toujours de grosses lunettes, affirme sans ciller que la famine avait été une arme des Vietnamiens pour exterminer le peuple cambodgien. Elle assure que les Khmers rouges ont pris soin de la population, or les survivants ne manquent pas pour témoigner du contraire.
Cette diplômée en littérature anglaise de la Sorbonne, spécialiste de Shakespeare, a laissé un souvenir cuisant lors de sa dernière apparition au tribunal en février. Niant toute responsabilité de crimes contre l’humanité, elle a apostrophé les procureurs en leur promettant l’enfer s’ils continuaient à la traiter de meurtrière.

« Selon moi, Duch devrait être condamné à un an de prison par détenu exécuté à S21. Combien a-t-il reconnu de morts au procès ? Plus de 12 000… »

Le dimanche 6 décembre 2009, Vann Nath rencontrait dans la cour du musée de Toul Sleng une trentaine d’élèves de seconde venus de Hong-Kong qui venaient de prendre l’histoire des Khmers rouges en pleine figure. A ces jeunes d’environ 15 ans, Vann Nath faisait remarquer que les gardes de S21 avaient leur âge à l’époque. Silence dans l’assemblée. Puis un élève interroge : « Duch a demandé à être relâché à la fin de son procès. Selon vous, quelle peine mérite-t-il ? Si vous aviez été son juge, à quoi l’auriez-vous condamné ? »
Un sourire amusé effleure le visage de Vann Nath. « Selon moi, Duch devrait être condamné à un an de prison par détenu exécuté à S21. Combien a-t-il reconnu de morts au procès ? Plus de 12 000… Ca lui ferait au moins 12 000 ans de détention. » Il va de soi pour le rescapé de S21 que le nombre de morts est plus important, Duch n’ayant reconnu que les morts « documentés », dont les noms apparaissent sur les listes compilées par les procureurs.

«Duch est, une fois de plus, prisonnier d’enjeux qui le dépassent»


François Roux lors de sa plaidoirie le 26 novembre 2009. (Anne-Laure Porée)
François Roux lors de sa plaidoirie le 26 novembre 2009. (Anne-Laure Porée)



Que pensez-vous des arguments juridiques de Kar Savuth qui n’ont pas changé depuis le début du procès ?
En droit c’est une question qui peut se poser de savoir si Duch faisait partie des principaux responsables. Nous avions renoncé à la poser dans la mesure où Duch avait dit qu’il voulait être jugé par les Chambres extraordinaires, qu’il voulait reconnaître sa responsabilité et plaider coupable.


Si les procureurs avaient solidement démontré que Duch était un haut responsable, est-ce que Kar Savuth aurait pu continuer à tenir cette ligne ?
Je pense qu’il l’aurait fait quand même. J’ai apprécié que Chea Leang, le premier jour du procès, anticipe ça et explique que Duch était un haut responsable au regard de la jurisprudence du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY). En fonction d’un certain nombre de critères, on peut considérer que quelqu’un est un des principaux responsables. Elle a dit que Duch remplissait ces critères. J’aurais espéré qu’elle reviendrait là-dessus vendredi, elle ne l’a absolument pas fait. C’était le moment où jamais.


Etait-ce le moment pour Kar Savuth de poser cette question ?
Cette question pouvait se poser au début. Et justement elle ne pouvait être posée qu’au début. C’est ce qu’on appelle une question préliminaire. Or au début du procès, et ça, c’est Silke Studzinsky qui l’a bien redit, quand Kar Savuth évoque cette question, Robert Petit prend la parole, il comprend que la cour est interpellée sur l’incompétence et veut clarifier les choses. Kar Savuth répond : « Non, non, non, je ne soulève pas l’incompétence ». Pour moi soulever une question à contretemps, c’est le pire.  On n’en a pas le bénéfice, on en a que les inconvénients.


Comment analysez-vous ce qui s’est passé vendredi (la demande de libération de Duch et d’acquittement formulée de nouveau par Kar Savuth) ?
Je pense qu’il faut bien entendre le discours de Kar Savuth. Kar Savuth dit à la chambre : il y a 14 personnes qui font partie des hauts dirigeants et principaux responsables, pas un de plus. Et sur ces 14 personnes, 11 sont mortes et les 3 autres vous les avez. Donc occupez-vous des trois que vous avez et fichez la paix aux autres. En substance, c’est ce qu’il dit : « Je vous demande de rendre une décision dans laquelle vous allez écrire que vous vous occupez des 3 personnes que vous avez. Pas un de plus. » Suivez mon regard. C’est exactement le même discours qu’a tenu Hun Sen il y a quelque temps.


Quelle est la part de Kar Savuth et quelle est la part de Duch dans cette affaire ?
Je ne connais pas un seul prisonnier au monde, même pétri de remords, à qui son avocat dit « Je vais ouvrir la porte de la prison » et qui réponde « Non je reste dedans ». J’en connais un seul qui l’ait fait, c’est Gandhi. C’était dans d’autres circonstances. Et aussi José Bové. A part ça je ne connais aucun prisonnier qui dirait « Je ne prends pas ». Ce n’est pas Duch qui est en cause, c’est un prisonnier lambda.


A-t-il la moindre chance d’acquittement ?
J’imagine que s’il le plaide, Kar Savuth le pense. S’il ne le pensait pas, et s’il le faisait quand même, ce serait grave, terrifiant.


Cette option ne vous paraît-elle pas possible ?
Je ne veux pas l’imaginer. Une des raisons pour lesquelles Kar Savuth peut penser que l’acquittement marche c’est qu’il faut 4 voix (sur 5) pour obtenir une condamnation. Par exemple sur la question de la compétence, pour dire « Nous sommes compétents », il faut quatre voix dont celle d’un juge international.


Pourquoi pensez-vous que Kar Savuth cherche une décision écrite des juges limitant le nombre d’accusés ?
La seule chose qui peut être intéressante pour ceux qui souhaitent que le tribunal se limite à trois accusés c’est qu’il y ait une décision écrite. Et là on est dans une alliance quand même assez étonnante avec les procureurs cambodgiens qui ne veulent pas qu’il y en ait plus. Je n’ai pas trouvé la procureure cambodgienne très pertinente face à Kar Savuth. Objectivement, si Kar Savuth plaide ça, il est d’accord avec Chea Leang. Alors qu’entendent les trois magistrats cambodgiens ? Le même discours côté procureure et côté avocat de la défense. Quand je dis que les Cambodgiens parlent aux Cambodgiens… N’oublions pas que dans le discours de Kar Savuth  il y a « Vous ne devez pas toucher à la souveraineté du Cambodge ». Ce mot « souveraineté » est apparu pour la première fois au mois de mars. Ce qu’il adresse aux trois magistrats cambodgiens est loin d’être neutre. Je peux me tromper dans l’interprétation mais je ne suis pas hors sujet quand j’entends Hun Sen dire « Je n’en veux pas plus », quand je sais que Chea Leang n’en veut pas plus et que Kar Savuth dit « Il n’en faut pas plus ».
Si c’est ça qu’on essaye de faire acter, ce n’est pas Duch qui est en cause. Ce qui me trouble profondément, c’est qu’il est à nouveau, une fois de plus, prisonnier d’enjeux qui le dépassent. C’est fascinant quand on pense à qui est Duch. Jusqu’au bout il aura laissé d’autres décider de sa propre vie.


C’est difficile de croire qu’il ne réalise pas ce qui se passe…
Il réalise. Pour réaliser, il réalise ! Mais qu’est-ce qu’il peut faire ? Théoriquement, oui, ça aurait été géant si il s’était levé en disant « Non ! Je ne veux pas. Je plaide coupable ! » Là on projette… Pour les victimes ça aurait été extraordinaire, et tactiquement, ça aurait été le meilleur moyen d’obtenir les plus grosses circonstances atténuantes. Mais Duch ne le fait pas. C’est fou ! C’est à la fois l’obéissance et en même temps c’est terriblement humain. Il est totalement un homme quand il dit « Libérez-moi ! »


Ne croyez-vous que Duch a pu jouer deux fers au feu : vous utiliser pour enfoncer les procureurs et laisser Kar Savuth tenir sa ligne pour prendre une décision au dernier moment ?
Non, pas du tout. Pas d’après ce que je connais de lui. Et puis un détenu est toujours entre les mains de ses avocats. C’est une situation impossible pour lui puisqu’il a deux avocats qui disent deux choses différentes. Forcément il donne la priorité à l’avocat cambodgien. Forcément ! Moi je m’en vais… Même si je suis très meurtri par ce qui s’est passé, je garde une certaine estime pour Kar Savuth qui depuis dix ans, sans être payé par qui que ce soit, a rendu visite régulièrement à Duch. C’est la réalité. Il lui a amené des livres, des vêtements… Je suis convaincu que Kar Savuth est bon et généreux.


Est-ce qu’il n’y aurait pas un deal entre Kar Savuth et Duch sachant que les CETC parties, Duch se retrouverait dans une prison cambodgienne ?
Je suis persuadé qu’il y a des choses qui nous dépassent. Mais, au début, Duch le premier acceptait la compétence des chambres. Je crois que les choses se construisent après. Je ne sais pas comment, ni pourquoi. Nous ne pouvons pas dire que nous avons été pris totalement par surprise puisque c’était des thèmes qui avaient surgi au mois de janvier, au mois de mars. La vraie surprise, c’est que je croyais que Kar Savuth les avait abandonnés. Ça c’est le coup de poignard. Vous préparez une plaidoirie avec votre co-conseil et il dit l’inverse de ce qui a été prévu.


Est-ce que vous vous retirez ?
Pas jusqu’au délibéré. Je crois que j’ai encore des choses à dire pour Duch. Pour le moment, le choix que je fais c’est de dire que je ne veux pas qu’il paye le prix de ce qui vient de se passer. La démission pourrait être une stratégie. Mais je suis tellement persuadé que ce qui lui a été suggéré va à l’encontre de ses intérêts que tant qu’il ne m’aura pas dit « Je ne vous veux plus », j’essayerai de lui éviter le pire.


Mais sa déclaration de vendredi fiche tout en l’air…
Non, je m’y refuse ! Je m’y refuse. C’est précisément ça que je ne veux pas. Ce n’est pas lui qu’on doit blâmer pour ce qui s’est passé vendredi. On lui a dit qu’on allait ouvrir la porte de la prison…


Pourquoi dites-vous qu’on ne peut pas le blâmer ? Il a quand même fait un choix…
Jusqu’au bout il était dans une situation infernale. Je ne suis pas du tout sûr qu’au moment où il a fait ce choix, il l’a bien mesuré. Finalement, vendredi, j’ai vu l’homme que je défends depuis deux ans et demi, avec cette ambiguïté qui est en lui, qui vient en partie de ce qu’il est, et en partie de ce qu’on a construit chez lui. Quand on parle de soumission… Il faudrait qu’on arrête de faire comme si les Khmers rouges n’avaient pas existé. On ne peut pas à la fois dire que c’était un régime criminel qui déconstruisait la personnalité et s’étonner que Duch fasse partie des gens à qui on a déconstruit la personnalité. En tant que cadre du régime, il a « accepté » qu’on déconstruise sa personnalité.


N’y a-t-il aucune manipulation de sa part ?
Ce n’est pas l’homme que je connais et que je côtoie. Les psychologues l’ont dit, il n’y a pas de perversion chez Duch. Est-ce que c’est un manipulateur ? Non, pas du tout. Il faut écouter ce que disent les psychologues. C’est leur métier quand même.


Quels sont les risques pour Duch ?
Je ne sais pas. Ce que j’espère vraiment c’est que la Chambre ne lui en tiendra pas rigueur si elle estime que l’exception d’incompétence soulevée par Kar Savuth est inappropriée. Kar Savuth n’a jamais plaidé que Duch n’est pas coupable, il n’a pas dit « Acquittez-le parce qu’il n’est pas coupable ! » Il a dit « Acquittez-le parce que la chambre n’est pas compétente ! » A aucun moment ce n’est une remise en cause de sa culpabilité. Pour les juristes c’est ce qu’on appelle un moyen de droit.


Alors en réalité, il n’y a pas de désaccord au sein de la défense…
Si ! Le désaccord profond vient de ce que je considère qu’il ne fallait pas soulever cette question. J’en veux autant aux procureurs. Ils portent une part de responsabilités dans ce qui s’est passé. Cela aurait été différent si, il y a un an, nous avions bâti quelque chose ensemble et non pas les uns contre les autres, avec un accusé qui veut plaider coupable, qui veut demander pardon, en disant « Faisons de cela un procès historique ! » Ils ont refusé. C’est au moment de leur appel que cette nouvelle stratégie se joue. A mon insu.


Vous les blâmez plus pour leur stratégie que pour leur démonstration sur le fond du dossier.
Ils n’avaient pas à faire cette démonstration. Elle est faite à partir du moment où Duch dit qu’il reconnaît tout.


Pourquoi conduire un procès s’il reconnaît tout ?
Parce qu’on part de ce qu’il reconnaît pour essayer d’examiner exactement ce qui s’est passé. Après, on essaye de comprendre les processus. C’est là le ratage. Duch nous livre tout, nous explique S21, le système, etc., ce qui est très important pour les procureurs et le dossier 002. Une fois qu’on a ça, on n’en reste pas là. Comment devient-on bourreau ? On a un accusé sous la main avec qui on peut travailler, discuter… Et une fois qu’on a fait ça, comment peut-on reconstruire, aujourd’hui ? Est-il impossible que les procureurs pensent ainsi ?


Dans leurs arguments, les procureurs estiment que Duch n’a pas tant coopéré que ça…
C’est lamentable ! Ils ne peuvent pas dire des choses pareilles.


Quels sont les exemples concrets de cette collaboration ?
Pendant la procédure des juges d’instruction, ils lui ont donné je ne sais plus combien de documents à commenter. Si ça ce n’est pas de la coopération ! Duch retournait dans sa cellule avec des pages et des pages et il expliquait : là voilà ce qui s’est passé, le monsieur noté ici voilà qui c’est, quelles étaient ses responsabilités. Duch l’a fait sans jamais fuir ses propres responsabilités ! Ils lui ont donné une foule de choses, des confessions, des articles de presse, des carnets d’interrogateur. Ils lui ont donné le livre de David Chandler. « Faites-nous vos commentaires ! » C’est énorme le travail qu’il a fait ! Il a passé une année d’instruction à gratter pour répondre aux juges d’instruction et aux procureurs. Parce que les procureurs ont aussi donné des tonnes de pièces. Une fois ils sont arrivés avec 300 questions ! C’est toujours plus, toujours plus, et jamais l’essentiel. Ils avaient un homme qui pouvait leur donner l’essentiel et eux se noient dans les détails.


Là on parle de documents. Mais quand on commence à parler des cas concrets…
Attendez ! Les reconstitutions, ce n’est pas une coopération ? A l’époque, souvenez-vous de ce que j’ai entendu : « Mais que fait l’avocat de la défense ? Est-ce qu’il se rend compte que ça nuit à son client ? » Cela venait notamment de la presse anglo-saxonne qui ne connaissait pas les reconstitutions.


Duch a-t-il expliqué des choses pendant ces reconstitutions que vous ne saviez pas déjà ?
A Chœung Ek il ne pouvait pas expliquer grand chose mais on a fait tout le tour de S21. Plus qu’à la reconstitution, il a donné un nombre d’explications sur les documents… A commencer d’ailleurs par des traductions à hurler. Par exemple les procureurs présentent un document en disant qu’on voit la signature de Duch partout sur ce document. En fait c’était un griffonage. Toutes les instructions c’était ça : Monsieur Duch qu’est-ce qui est écrit ? Qui a signé ? Qu’est-ce que vous avez voulu dire ? Pourquoi est-il écrit ceci ? Par exemple l’organigramme de S21, c’est lui qui a tout donné, on n’avait rien ! Les maisons où il a vécu, les salles d’interrogatoire à S21, c’est lui qui a tout donné. Les procureurs n’avaient pas tous ces éléments.
Un autre exemple : quand on va à S21, il y a ces 14 tombes. Personne ne sait ce que c’est. Duch a expliqué qui étaient les quatre derniers prisonniers qui avaient été tués. C’était des militaires, qui eux-mêmes avaient tué des journalistes étrangers je crois. Quand Nuon Chea dit « Tuez tous ceux qui restent ! », Duch dit : « Moi je veux savoir pourquoi ils ont tué des journalistes étrangers. Il faut continuer à les interroger ». Ce sont les corps retrouvés sur les lits de S21. Ca n’enlève rien à la tragédie et à l’horreur mais ça a explicité un certain nombre de questions.


Vous avez cité l’exemple de la débandade pour dire que Duch avait été lâché par les dirigeants khmers rouges. Mais Duch c’était la sécurité, n’était-ce pas normal qu’il soit le dernier à partir ?
Il faut relire le livre de Philip Short, il n’est pas le dernier à partir parce qu’il est de la sécurité, il est le dernier à partir parce que personne ne lui a dit que les Vietnamiens arrivent. S’il avait eu pour instruction d’être le dernier à partir, il aurait détruit les archives. C’est la débandade générale. Duch part en sandales et en short. Ils l’ont laissé tomber comme une vieille chaussette, comme un chien fidèle.


Quelles sont les conséquences de ce coup de théâtre pour les autres tribunaux pénaux internationaux ?
Les CETC sont le seul tribunal avec deux co-avocats. Dans tous les autres, il y a un lead counsel et un co-counsel. Le lead counsel trace la ligne à suivre et tout le monde suit, on ne fait pas des coups au dernier moment. J’ai déjà fait cette comparaison : dans un avion il y a le pilote et le co-pilote. En cas de crise, c’est toujours le pilote qui a le dernier mot.


Pourquoi pensez-vous que le gouvernement cambodgien ne veut pas de ce tribunal ?
On paye l’absence de soutien du gouvernement qui a accepté sous la pression un tribunal dont il ne voulait pas. Il suffit juste de regarder comment il a été créé, toutes les difficultés accumulées en chemin pour comprendre que ce tribunal n’était pas souhaité et qu’aujourd’hui la présence des internationaux n’est pas forcément souhaitée non plus. C’est quand même le message que je retiens de tout ce qui s’est passé. Avoir un tel effondrement à la fin du procès Duch, c’est quand même envoyer un signal très fort : « Votre tribunal n’est pas le nôtre ». Comment la chambre va-t-elle juger ? C’est toute la question. Aujourd’hui les bonnes réponses, c’est la Chambre qui les a en main.

Stupéfaction : Duch demande sa libération

Cet article est signé Carole Vann, journaliste spécialisée dans toutes les questions des droits de l’Homme, qui a couvert les dernières audiences du procès de Duch pour Infosud. Elle a accepté que ses articles soient repris sur ce blog.


 



Kar Savuth, après que son client ait demandé à être libéré a expliqué aux juges estomaqués que libération, à son sens, équivalait à acquittement. (Photo ECCC)
Kar Savuth, après que son client ait demandé à être libéré, a expliqué aux juges estomaqués que libération, à son sens, équivalait à acquittement. (Photo ECCC)



« Je souhaite présenter mes excuses les plus humbles pour ces décès (ndlr : il reconnaît les 12 380 exécutions attestées sur près de 17 000 estimées), mais j’aimerais à présent que la Cour me relâche. Je vous remercie » Devant une salle abasourdie, Duch, l’ancien bourreau de S21, a demandé vendredi son acquittement. Jusqu’alors, il s’était reconnu coupable et responsable des crimes commis dans un ancien lycée de Phnom Penh, devenu un centre de torture entre 1975 et 1979.


Ce coup de théâtre dans les toutes dernières minutes d’un procès, qui promettait de marquer l’Histoire du Cambodge et de l’humanité, ébranle considérablement l’idée d’une justice basée sur la mixité de magistrats cambodgiens et occidentaux. Rappelons que la mise en place des Chambres Extraordinaires au sein des Tribunaux Cambodgiens (CETC) pour juger les leaders khmers rouges est le fruit d’un long bras de fer entre les Nations Unies et Phnom Penh. L’ONU voulait un tribunal international, le gouvernement cambodgien ne voulait pas d’ingérence dans ses affaires intérieures.


« Il ne s’agit pas d’un tribunal, mais de deux, constate Nic Dunlop venu suivre les plaidoiries. Ce photojournaliste et écrivain de renom dans le monde anglophone est à l’origine de l’arrestation de Duch. Il avait reconnu le Khmer rouge, qui avait changé d’identité, en 1999 à Anlong Veng, fief de Pol Pot au Nord du pays. Il avait alors alerté le gouvernement. Pour le photojournaliste, les événements survenus ce vendredi révèlent une tension latente entre magistrats occidentaux et khmers due à un fossé culturel, loin d’être comblé.


Un coup à la crédibilité de ce tribunal

Il faut y ajouter le décalage entre une juridiction internationale, encore balbutiante mais en plein envol, et le besoin impératif de vérité et de justice des victimes. Tout cela dans un Cambodge dont le tissu social est encore très fragile. « Bonne journée pour les procureurs, mauvaise pour la justice et très triste pour les victimes », résumait Eric Stover, expert de l’université de Berkeley, en Californie.

Ces dissensions au sein de la défense renforcent évidemment l’accusation, tout en étant reçue comme une « gifle monumentale » par les parties civiles. Et portent un coup à la crédibilité de ce tribunal hybride inédit.


Sans conteste, François Roux, l’avocat français de Duch, a poursuivi tout au long du procès un idéal d’une justice universelle qui se serait voulu équitable pour les victimes et l’accusé. « Peut-on réinsérer dans la société quelqu’un qui a commis des crimes contre l’humanité ? » interrogeait-il dans son plaidoyer. Enfermé dans son rêve visionnaire, le défenseur français n’a peut-être pas évalué à sa juste valeur la nature du différent qui le séparait de son homologue khmer.

François Roux a cherché jusqu’au bout à maintenir le plaidoyer de culpabilité de son client. Ce au nom de la cohérence d’une justice internationale. Tout au long des six mois de procès, Duch s’était aligné derrière la ligne de défense de son conseil français, plaidant coupable avec des circonstances atténuantes.

Mais manifestement, son homologue khmer, qui est aussi l’avocat du Premier ministre Hun Sen, ne l’entendait pas ainsi. Défiant toute règle de cette justice internationale, il a demandé l’acquittement, arguant que son client n’était pas un haut responsable Khmer rouge et que ce tribunal n’était donc pas compétent pour le juger. Que s’est-il passé exactement en coulisses ? Il est encore trop tôt pour que les langues se délient.


Interférences du gouvernement

Toutes sortes de conjectures circulent à propos de ce volte-face de dernière minute. Certains parlent d’interférences du gouvernement de Phnom Penh : pressions – sous forme de promesses de remises de peine ou de chantages – sur Duch pour que ce dernier se calque sur la ligne de Défense de l’avocat khmer, défini comme un « pion » du gouvernement..

« C’est une mauvaise surprise totale, a admis François Roux à l’AFP vendredi. Mais c’est surtout la compétence de la juridiction de Phnom Penh qui a été mise en doute, a-t-il ajouté, signe selon lui qu’ « il y a, au Cambodge, un certain nombre de gens qui ne souhaitent pas ce tribunal » et que Duch est pris dans des « enjeux qui le dépassent. »


Mardi, deuxième jour des plaidoiries, le Premier ministre cambodgien, Hun Sen, demandait aux pays occidentaux d’exprimer leurs regrets pour leur soutien au régime khmer rouge après sa chute en 1979. Des voix s’élèvent pour s’inquiéter du verdict qui doit être rendu en mars 2010. Si ce genre de revirement peut avoir lieu chez la défense, que pourrait-il se passer avec les juges ? entend-on.

Les deux derniers jours du procès, Duch avait cessé de parader chaque fois que la caméra se fixait sur lui, contrairement à son habitude depuis le début des audiences.

Une semaine d’audiences à travers les journaux de RFI

Dimanche 22 novembre
Les attentes des parties civiles à la veille des plaidoiries


Les familles des victimes n’ont qu’un mot à la bouche : « la perpétuité ». Pour elles, c’est la seule sanction possible. Leurs avocats ont cinq heures ce lundi pour convaincre les juges que Duch n’était pas qu’un simple exécutant. Antonya Tioulong, dont la sœur a été éliminée à S21, est venue de Paris pour assister à cette étape décisive du procès.
« Je ne veux pas argumenter sur les critères juridiques. Je pense que l’auteur de 17 000 crimes mérite au moins la perpétuité. Si on ne le condamne pas à la prison à vie, il me semble que l’on ne reconnaîtrait pas la gravité et l’assassinat, le meurtre de ces 17 000 personnes. »
Ce sera aussi pour les procureurs le moment de faire leurs preuves selon Chum Sirath : « Moi je pense que la stratégie des avocats de Duch est claire. Duch est responsable… Il a déjà reconnu sa responsabilité, il demande pardon mais il n’est pas l’exécuteur avec ses propres mains de toutes ces basses œuvres, alors j’espère que les procureurs vont démontrer le contraire »
Après la semaine de plaidoiries les juges devront déterminer de quels crimes l’accusé est coupable. Le verdict est attendu au printemps prochain.


Lundi 23 novembre

Les avocats des parties civiles plaident


En direct à 7 heures, heure de Paris
Question : quelles sont les attentes des parties civiles ?
Les attentes sont lourdes. D’ailleurs tous les plaignants sont là ce matin. Et ils sont sous tension. Il faut souligner que c’est la première fois qu’ils  sont partie prenante dans un tribunal à composante internationale. Pour eux l’enjeu c’est d’abord la reconnaissance de leur statut de victime. C’est aussi la lourdeur de la peine qui sera prononcée contre Duch. Tous réclament la perpétuité mais ils ont peur du poids de la défense dans cette dernière phase du procès.
Question : Ces parties civiles demandent la perpétuité, pourtant Duch a reconnu sa responsabilité dans les crimes commis à S21…
En effet, il a même présenté des excuses. On est au cœur du problème parce que les parties civiles ne croient pas à la sincérité de Duch. Ce matin, leurs avocats ont articulé leurs plaidoiries autour des mensonges de l’accusé, de l’orchestration de son remords et ont dénoncé une coopération de façade. Pour toutes ces raisons, cette journée est fondamentale pour les familles des victimes.


Bilan en fin de journée
L’ambiance était tendue au tribunal de Phnom Penh.
Tous les plaignants contre Duch sont venus manifester par leur présence leur volonté de justice. Ils demandent unanimement une condamnation à perpétuité. Mais ils ont peur du poids de la défense, dans cette dernière phase du procès.
La défense  argumente en effet que l’accusé a accepté sa responsabilité dans la plupart des crimes qui lui sont reprochés et qu’il a collaboré avec le tribunal.
Quatre groupes d’avocats se sont succédés ce lundi pour faire reconnaître le statut de victime de leurs clients, soit en tant que détenus de S21, soit en tant que proches des disparus.
Ces avocats ont aussi articulé leurs plaidoiries autour des mensonges de Duch, autour de l’orchestration de son remords. Pour eux il ne participe pas à la manifestation de la vérité.
Pendant une pause, Chum Mey, l’un des trois rescapés incontestés de S21, déclarait : « Duch passe de la parole, au rire, aux pleurs. Duch est un dangereux manipulateur. »
Les parties civiles se sentaient un peu soulagées en fin de journée. Mardi, les procureurs prennent le relais. Mais l’épreuve n’est pas terminée. Mercredi ce sera la défense.


Mardi 24 novembre

Le réquisitoire sans concession des procureurs


En direct à 8 heures, heure de Paris
Question : Comment se déroule ce début de journée de réquisitoire ?
La première chose qui frappe, c’est l’affluence du public. Il y a des paysans, des bonzes, des étudiants. Le tribunal accueille bien au-delà de sa capacité et est obligé d’organiser des rotations en salle d’audience.
Pour ce qui concerne le réquisitoire, c’est la co-procureure cambodgienne Chea Leang qui a démarré la journée.
Question : quelles sont les grandes lignes de ce réquisitoire ?
Il n’y a pas de démonstration choc, pas de feu dans le propos. Elle a livré un réquisitoire descriptif qui revient sur les faits abordés pendant les 73 journées d’audiences. Elle a évidemment rappelé que « l’exécution était un certitude à S21 », que la torture y était une « routine ». Elle a expliqué pourquoi S21 était un centre unique en son genre. Parmi ses arguments : S21 était au sommet de la hiérarchie des prisons khmères rouges, les prisonniers les plus importants y étaient envoyés, les milliers de pages de confessions extorquées aux détenus sont sans équivalent. L’objectif est de montrer que Duch n’était pas un simple directeur de prison, qu’il a nourri la paranoïa du régime, dont il était bien un haut responsable.  


En direct à 19 heures, heure de Paris
« L’accusé n’était ni prisonnier, ni otage, ni victime » du régime. C’est sur cet axe que le procureur William Smith a construit sa démonstration.
Alors que son homologue cambodgienne, Chea Leang, a décrit en début de journée ce qu’était S21, à savoir
–    un centre dont personne ne sortait vivant
–    un lieu où la torture était une routine
–    et qui se situait au sommet de la hiérarchie des prisons khmères rouges
Alors qu’elle a insisté sur la nature des crimes commis dans cette chambre de la mort, William Smith, lui, s’est concentré sur le rôle actif de l’accusé dans la formation de ses subordonnés, dans le fonctionnement efficace de S21, et même dans la pratique de la torture. Il a pointé l’absence totale d’empathie pour les détenus et les manœuvres de Duch pour préserver ses privilèges de directeur. Il a souligné la foi profonde de l’accusé dans le communisme qui l’a conduit à servir les Khmers rouges longtemps après la chute du régime.
Au terme de cette journée, les charges sont accablantes. Quelle sentence demanderont les procureurs ? La question reste ouverte puisque l’audience s’est terminée brutalement sur un problème technique.
William Smith reprendra son réquisitoire mercredi, juste avant que Duch s’exprime devant les juges.


Mercredi 25 novembre

Peine de 40 ans contre demande d’acquittement


En direct à 6 heures, heure de Paris
Question : Pourquoi le procureur n’a-t-il pas réclamé la perpétuité ?
Parce que Duch est emprisonné depuis 1999 mais qu’il a passé dix ans avant d’être jugé. Selon la loi, il a été détenu illégalement. Les procureurs ont choisi de tenir compte de cette violation de ses droits et de transformer la perpétuité en peine très lourde de 45 ans. Sur ces 45 ans, ils retirent 5 ans en reconnaissance du fait que Duch a coopéré, qu’il a plaidé coupable et exprimé des remords. Un des points importants de ce réquisitoire, c’est aussi que les procureurs ne retiennent pas de circonstances atténuantes concernant l’argument de la défense selon lequel Duch obéissait aux ordres. Selon eux, Duch était un acteur complètement impliqué. Le procureur a conclu en disant aux juges : « En imposant cette peine, vous ne retirerez pas son humanité à l’accusé mais vous rendrez leur humanité aux victimes de S21 ». Au regard d’affaires similaires dans d’autres tribunaux pénaux internationaux le réquisitoire est lourd. La défense a deux jours pour convaincre les juges de diminuer la sentence.


En direct à 8 heures, heure de Paris
Question : Duch a pris la parole avant ses avocats, comment était-il ?
Duch était sobre, sérieux. Chemise bleue, pantalon gris, lunettes sur le nez… Le parfait profil du professeur. Un profil auquel il nous a habitués depuis le début de son procès. Impassible, il a sorti ses notes et est resté le nez collé dessus pendant une lecture d’1h25, sans interruption, des plus fastidieuses. D’ailleurs en salle d’audience le public s’endormait.
Question : Qu’avait-il à dire pour sa défense ?
Il n’a fait aucune déclaration, ni révélation fracassante. Il est resté sur la ligne qu’il a toujours tenue. Il a redit qu’il était un engrenage dans la machine, qu’il avait voulu se mettre au service du peuple et s’était retrouvé au service d’une organisation criminelle. Il énumère des noms, des événements qui semblent anecdotiques à celui qui n’a pas suivi les débats des 73 journées d’audience. Cette liste constitue une preuve de sa collaboration, l’objectif étant d’obtenir la clémence de la cour. Il a réitéré ses regrets et demandé que la porte du pardon reste ouverte. C’était peut-être sa dernière intervention publique.
Question : Comment les parties civiles ont-elles réagi au réquisitoire de 40 ans demandé par les procureurs ?
Sur le coup, une partie civile est sortie effondrée parce que pour elle, symboliquement, 40 ans ce n’est pas la perpétuité. Mais dans l’ensemble les plaignants étaient très satisfaits. Le procureur a bien expliqué pourquoi il demandait 40 ans. L’accusation, qui a montré des faiblesses pendant le procès, est ainsi remontée dans leur estime. Il faut rappeler que Duch a 67 ans, alors pour elles, 40 ans ou la perpétuité ça ne fait pas une grosse différence.


En direct à 13 heures, heure de Paris
Question : 40 ans sont donc requis contre Duch. Comment ce réquisitoire a-t-il été reçu par les familles des victimes ?
Les avis sont partagés. Il y a ceux qui veulent la perpétuité pour une raison symbolique, parce qu’on est dans le registre du crime contre l’humanité et que 40 ans ne reflètent pas la gravité des crimes commis à S21 ; et il y a ceux qui sont satisfaits parce que si Duch est condamné à 40 ans de prison, étant donné qu’il est âgé de 67 ans, ça équivaut pour eux à la perpétuité. Mais pour les familles des victimes, le moment choc de la journée aura aussi été la plaidoirie de l’avocat cambodgien de Duch qui a carrément demandé l’acquittement de son client.
Question : Pourtant Duch a reconnu sa responsabilité pour les crimes commis à S21.
Oui mais son avocat estime que Duch n’était ni un dirigeant, ni un haut responsable khmer rouge et que par conséquent le tribunal n’est pas compétent pour le juger. Il considère que Duch a obéi aux ordres, qu’il n’avait pas le choix et il se réfère à la loi cambodgienne pour dire que « ceux qui obéissent aux ordres ne doivent pas être poursuivis ». Enfin il insiste sur le fait que Duch n’a pas tué de ses mains. Tous ces arguments il les a déjà soulevés au procès. Mais il met le deuxième avocat de Duch, le Français François Roux dans une situation délicate puisqu’on s’attendait à le voir plaider demain le crime d’obéissance.


Réactions au réquisitoire
Le procureur William Smith a expliqué clairement pourquoi il demandait une peine lourde plutôt que la perpétuité :
–    Première raison : Duch est détenu depuis 1999, ses droits ont été violés car il n’a pas été jugé dans le délai légal.
–    Deuxième raison : il a reconnu sa responsabilité, il a collaboré, en partie, avec le tribunal et il a exprimé des remords.
Ce choix a satisfait certains plaignants qui pensent que Duch a 67 ans et que s’il est condamné à 40 de prison, pour eux cela équivaut à la perpétuité. D’autres sont déçus, comme Ou Savrith qui est partie civile : « Nous espérions la perpétuité parce que demander une peine de 40 ans revient à banaliser un peu le crime qu’il a commis, parce que 40 ans, ce n’est pas assez pour nous. »
Le réquisitoire n’est pas le verdict. La sentence pourrait être encore réduite car les juges devront tenir compte des arguments de la défense. L’avocat cambodgien de Duch a déjà demandé ce mercredi l’acquittement de son client. Reste à savoir ce que plaidera le deuxième avocat de l’accusé, le Français François Roux.


Réactions à la demande d’acquittement
Alors que certains plaignants ne trouvent pas leurs mots après la demande d’acquittement de Duch par son avocat cambodgien Kar Savuth, Martine Lefeuvre commente sèchement : « C’est grotesque. Mais il fait son travail de défenseur. Pour nous parties civiles, c’est inimaginable. Mais il faut laisser la défense s’exprimer puisque ce n’est pas une vengeance, c’est un procès. Il ne faut pas oublier que ce n’est pas une personne qui a été tuée ! » Les listes des procureurs attestent de l’exécution de plus de 12 000 personnes.
Il n’est pas sûr que cette position radicale de Kar Savuth serve la défense comme l’explique Jessica Finelle, avocate d’un plaignant : « Ce n’est visiblement pas du tout la ligne de défense adoptée par Maître Roux, son avocat international, et pas d’ailleurs par Duch non plus puisque depuis le début, tous les deux, enfin… Duch reconnaît les faits, il plaide coupable et donc du coup il plaide sa condamnation et ça s’oppose complètement à une demande d’acquittement, surtout sur le fondement invoqué par Kar Savuth. »
Comment l’avocat François Roux gèrera-t-il cette différence de stratégie ? Défendra-t-il le crime d’obéissance ? La réponse est attendue jeudi au cours de sa plaidoirie.


Jeudi 26 novembre

François Roux plaide le crime d’obéissance malgré l’effondrement de sa stratégie de défense


En direct à 8 heures, heure de Paris
Question : Hier, l’avocat de Duch a demandé son acquittement, visiblement cela met son deuxième avocat, François Roux, dans une situation délicate…
C’est le moins qu’on puisse dire parce que une des lignes stratégiques de la défense depuis le début du procès c’est de dire que Duch plaide coupable. Mais il est contradictoire de plaider coupable et de demander l’acquittement. On a donc assisté ce matin à un retournement de situation : François Roux a fait publiquement état du désaccord au sein de la défense et a renoncé au plaidoyer de culpabilité.
Il a probablement fait ce choix aussi en réaction au réquisitoire hier des procureurs dont il a déploré les mots « extrêmement durs » contre Duch qu’il a décrit comme « un homme à genou qui demande pardon ».
Question : Est-ce pour cette raison qu’il a accusé les procureurs de se tromper de procès ?
Absolument. Il considère que les procureurs n’ont pas tenu compte de la reconnaissance des faits par Duch, ni de sa collaboration. Il a argumenté longuement qu’ils auraient dû s’inspirer du cas du commandant Obrenovic qui a plaidé coupable dans les massacres de Srebrenica.
François Roux a accusé les procureurs de réinventer l’histoire. Il a rappelé la terreur et le secret qui étaient la règle sous les Khmers rouges.
Pendant sa plaidoirie, Duch habillé d’un pull blanc immaculé, n’a pas quitté son avocat des yeux.
La question qui est maintenant sur toutes les lèvres, c’est comment François Roux va-t-il conclure sa plaidoirie ?


Bilan de la journée
Coup de théâtre au tribunal de Phnom Penh. L’avocat français de Duch, François Roux a renoncé en début de journée au plaidoyer de culpabilité qui était pourtant, depuis le début du procès un axe de sa stratégie de défense. Il y a été contraint par la demande d’acquittement formulée mercredi par son homologue cambodgien.
Après avoir reconnu le désaccord au sein de la défense, François Roux s’est attaqué avec virulence au réquisitoire des procureurs. Il leur a reproché leurs mots « durs » contre son client qu’il a décrit comme un « homme à genou demandant pardon »’.
Selon lui les procureurs se sont trompés de procès en ne tenant pas compte de la reconnaissance des faits par Duch ni de sa collaboration.
Il les a accusés de réinventer l’histoire et de falsifier l’image de son client.
Il a rappelé le contexte de terreur, de secret et de discipline en vigueur sous les Khmers rouges puis a plaidé le crime d’obéissance et les circonstances atténuantes.
Il a enfin invité la cour à considérer la réinsertion de Duch dans la société.
Les parties civiles ont réagi vigoureusement et déclaré à la sortie de la plaidoirie que les familles des victimes, elles, portent leur chagrin à perpétuité.


Vendredi 27 novembre

Duch demande sa libération


Bilan à la fin de la dernière demie journée d’audience

A la sortie de l’audience, c’est la consternation.
Duch, qui pendant six mois de procès s’est déclaré responsable des crimes commis à S21, lui qui a exprimé ses remords et demandé pardon aux familles des victimes, annonce debout, sans ciller, devant des juges interloqués, qu’il souhaite être libéré. Il vient de choisir son camp, celui de son avocat cambodgien, Kar Savuth qui plaidait mercredi l’acquittement.
En l’espace de quelques minutes il balaye la stratégie de défense basée sur le plaidoyer de culpabilité que son avocat français, François Roux, avait élaborée.
Pour les familles des victimes c’est le choc comme en témoigne Antonya Tioulong : « C’est la preuve aujourd’hui qu’il n’éprouve aucun remords. Et encore une fois, je le répète, c’est une offense aux victimes que d’oser demander l’acquittement. Cela veut dire que les crimes qu’il a commis n’ont aucune importance. Aucune. Que les tortures qu’il a perpétrées n’ont aucune importance. C’est un scandale et en même temps, comment dire…, cela aggrave la situation de l’accusé.  »
De l’avis des juristes ce retournement ne peut que nuire à Duch en alourdissant sa sentence. Voilà qui ouvre de vastes spéculations sur les raisons de ce coup de théâtre.

Les deux faces du bourreau Duch

Cet article est signé Carole Vann, journaliste spécialisée dans toutes les questions des droits de l’Homme, qui a couvert les dernières audiences du procès de Duch pour Infosud. Elle a accepté que ses articles soient repris sur ce blog.


Lundi 23 novembre 2009, le jour où les avocats des parties civiles plaident, Duch paraît habillé d'un pull blanc immaculé. (Photo ECCC)
Lundi 23 novembre 2009, le jour où les avocats des parties civiles plaident, Duch est habillé d'un pull blanc immaculé. Le blanc chez les Cambodgiens bouddhistes est la couleur du deuil, mais pas chez les chrétiens. (Photo ECCC)


L’atmosphère est électrique en ce début de semaine au tribunal chargé de juger les responsables khmers rouges à Phnom Penh. « Regardez-les, Monsieur ! Ceux que vous avez voulu écraser… On peut écraser des insectes, pas des humains, car, un jour, ceux-ci se relèvent, eux ou leurs successeurs, pour demander des comptes ! » tonnait Philippe Canonne, l’un des avocats des 90 plaignants venus pour les plaidoiries du procès contre Duch. L’ex-directeur de S21 est responsable de l’exécution, dans d’atroces souffrances, de 12 000 à 17 000 hommes, femmes et enfants, de 1975 à 1979.

Devant une salle surchargée (des écrans ont été installés à l’extérieur pour ceux qui n’avaient plus de place à l’intérieur), alors que toutes les TV nationales tournent en direct, l’ancien tortionnaire, qui a choisi de porter du blanc pour la circonstance, a dû écouter la liste des charges accablantes qui pèsent sur lui. Deux jours durant, avocats et procureurs se sont succédé pour restaurer la vérité des victimes, celle-là même que Duch a cherché à falsifier tout au long des six mois d’audience.


« On n’est pas dans un procès d’élégance »

« Gémir, pleurer prier est également lâche, fais énergiquement ta longue et lourde tâche (…), puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler. Vous avez, au début de vos auditions, brandi ces strophes d’Alfred de Vigny. Vous rendez-vous compte, Monsieur, que, à l’heure où l’on vous juge pour crimes contre l’humanité, vous nous citez des poètes romantiques ? C’est inquiétant. On n’est pas dans un procès d’élégance. Je vous parle de 12 000 morts, Monsieur ! » martelait encore Me Canonne, s’interrogeant au vol sur la sincérité du repentir de l’accusé. Car la défense argue de sa reconnaissance de culpabilité et de sa collaboration avec le tribunal.

François Roux, avocat de Duch, n’a de cesse de décliner – en se référant au fameux thème de la banalité du mal d’Hannah Arendt – l’obéissance servile et la soumission de son client à un régime de secret et de terreur. Mais les avocats des parties civiles et les procureurs ont fait la démonstration implacable que l’homme aux petits yeux perçants n’était pas qu’un simple maillon de la mécanique infernale. Il alimentait, par son savoir, son zèle et son obsession de la perfection, cette machine de mort. Les preuves irréfutables gisent dans la prison devenue musée du génocide : des milliers de photos, de biographies, des kilomètres de pages d’aveux extorqués sous la torture et annotés de la main de Duch.

De ce lieu comparable à aucun autre, nul ne sortait vivant. L’accusé lui-même le clame. Pire : entrer à S21 signifiait quitter le monde des humains. Duch y a mis au point des techniques d’interrogatoire d’une cruauté indicible, innovant à l’infini. Electrocutions, aiguilles enfoncées sous les ongles, faire manger les excréments aux détenus, insectes venimeux, viols sordides, étalage de ciment mouillé sur le visage, pompage de sang jusqu’à ce que mort s’ensuive…


Un homme méticuleux

« Le croyez-vous lorsqu’il se dit otage du régime, forcé de tuer et torturer contre sa volonté ? » a demandé dans son réquisitoire le coprocureur australien William Smith. Avec ses confrères, il a disséqué la personnalité de Duch, ne laissant aucune place au doute. Un homme méticuleux, logique, maître du détail, à la mémoire brillante, prêt à tout pour s’assurer une vie confortable, alors que les autres cadres étaient purgés… Il sélectionnait scrupuleusement son personnel et le soumettait à une discipline militaire. Il recrutait de préférence les adolescents, qu’il disait « faciles à manipuler comme des pages blanches sur lesquelles on peut écrire ce qu’on veut ». Il leur prodiguait des cours sur les techniques de torture. Il voulait organiser et superviser la machinerie S21 mais ne voulait pas faire les sales besognes lui-même. Rien n’arrivait à S21 sans qu’il le sache.

Mercredi, concluant leur réquisitoire, les procureurs réclament 40 ans de prison. Une sentence que les plaignants trouveraient acceptable. Prenant à son tour la parole, Duch énumère pendant une heure et demi la liste des informations qu’il a apportées au tribunal depuis le début de son procès. Une manière de rappeler aux juges qu’il a toujours montré une volonté de collaborer à la recherche de la vérité. Fidèle à sa réputation de mathématicien méticuleux, il n’a pas épargné à l’auditoire, dont la moitié s’est assoupie, la lecture de ses notes de bas de page.


« Duch, le révolutionnaire, est mort »

Mais coup de théâtre dans l’après-midi. Devant une salle médusée, le défenseur cambodgien Kar Savuth déclare Duch non coupable et demande son acquittement. Cela à deux jours de la fin d’un procès de huit mois au long duquel l’accusé a constamment reconnu sa culpabilité. Les divisions au sein de la défense apparues au grand jour, toutes sortes de spéculations circulent sur les motivations de Kar Savuth à faire cavalier seul. L’homme est connu pour être un « pion » du gouvernement de Phnom Penh.

De son côté, François Roux, défenseur français de Duch, confirme jeudi les « positions divergentes adoptées par la défense. » Après une magistrale leçon d’histoire sur les procès internationaux, l’avocat fustige les procureurs, leur reprochant leur dureté à l’égard de l’accusé.

« Pour une personne de 66 ans, une peine de 40 ans veut dire la prison à vie. Appelons un chat un chat », plaide François Roux. Et d’expliquer en substance : « on veut croire qu’une fois Duch condamné, ces horreurs ne pourront plus se reproduire. Mais cela se reproduira tant qu’on n’aura pas essayé de comprendre le terrible phénomène de crime d’obéissance qui transforme un homme en bourreau. »

« Duch a dit l’essentiel sur l’ensemble des crimes dont il est responsable, mais il y a encore des zones d’ombre », reconnait l’avocat, mettant cela sur le compte d’un « processus d’évitement post-traumatique », tel que défini par l’expertise psychiatrique. Puis s’adressant aux juges, il demande leur clémence pour un homme « qui a non seulement déjà fait 10 ans de prison, mais qui est fugitif depuis 20 ans (ndrl : l’avocat fait allusion aux années passées avec les autres maquisards khmers rouges dans la jungle, puis dans les camps de réfugiés à la frontière thaïlandaise, et enfin comme enseignant sous une fausse identité dans son propre pays). Cela fait 30 ans que cet homme est privé de liberté », conclut François Roux, ajoutant : « Duch est mort. Aujourd’hui, il s’appelle Kaing Guek Eav, ce n’est plus Duch le révolutionnaire. »

Avec le verdict attendu au début de 2010, il reste maintenant à savoir à qui s’adresse ce procès. Aux Cambodgiens qui ont besoin de comprendre ou à une justice internationale pressée de s’imposer ?

Dernier round du procès, Karim Khan ouvre les plaidoiries des avocats des parties civiles


Karim Khan n'a pas été présent du procès mais revient pour les plaidoiries... (Anne-Laure Porée)
Karim Khan n'a pas été présent du procès mais revient pour les plaidoiries... (Anne-Laure Porée)



Les quatre groupes d’avocats des parties civiles se sont succédés ce lundi 23 novembre 2009 pour faire reconnaître le statut de victime de leur clients, soit en tant que détenus directs de S21, soit en tant que proches des disparus.

Avec plus ou moins d’éclat, ces avocats ont articulé leurs plaidoiries autour des mensonges de Duch, autour de l’orchestration de son remords. Ils ont dénoncé une collaboration de façade de l’accusé qui selon eux ne participe pas à la manifestation de la vérité. Retour sur une journée fondamentale pour les familles des victimes. Chaque groupe a 1h15 de temps de parole.


Karim Khan, le retour
Le groupe 1 entame la matinée avec un revenant : Karim Khan. L’avocat britannique, à l’exception d’une apparition éclair (soulignée avec force ironie par l’accusé et ses avocats), n’a pas mis les pieds au tribunal depuis sept mois. En février dernier, il s’était fait remarquer pour avoir plaidé aux côté des procureurs, l’intégration de Norng Chanphal au groupe des parties civiles alors que le dossier avait été déposé après la date limite. Il avait été débouté.

Ce matin, drapé dans sa robe noire, il prend la parole au nom des parties civiles dont l’interlocuteur fut Alain Werner pendant toutes les audiences et le travail de préparation. Les vingt premières minutes de son intervention ne laissent pas de doute sur les raisons de sa présence. Karim Khan parade. Il explique aux juges qu’ils auront à « définir la responsabilité pénale de l’accusé sur des faits qui ont eu lieu il y a trente ».  Il assure que les parties civiles ne sont pas « animées par un instinct primitif de vengeance. Il rappelle la perspective unique de ce procès : donner une voix aux victimes. Ainsi peut-on mesurer l’impact des crimes allégués sur leur vie.


Un aparté de 20 mn
« Les parties civiles ne sont pas des procureurs. Sur la question de l’égalité des armes, il faut se rappeler les éléments de preuve, la qualité de la participation des parties civiles, aucunement aidées financièrement par le tribunal. Ceci ne peut être ignoré. Nous n’avons pas les ressources données à la défense ou mises à la disposition des co-procureurs. »

Karim Khan revient au « je » du narrateur. Il se souvient de « ses » réticences par rapport au système mis en place au tribunal. Puis il s’excuse. « Je n’ai pas été présent tout au long de l’audience. Je présente mes excuses. Je ne veux pas qu’on croie que cette absence ait eu une incidence sur mes clients, il ne s’agit pas non plus d’un manque de respect vis-à-vis des juges. » Le groupe 1 n’a cessé d’être représenté devant la cour. Il glisse un remerciement à ses deux collaborateurs occidentaux. « Le groupe 1 a su jeter quelque lumière… » Dans son anglais « de haute volée » pour les uns, « pédant » pour les autres, Karim Khan conclut enfin que « les éléments de preuve ne permettent de conclure que dans un sens malgré ce qui a été dit par la défense ». Vingt minutes après ses premiers mots, la démonstration reste à faire.

Tranquillement, Duch, vêtu d’un très remarqué pull à col roulé blanc immaculé, annote les pages de son dossier. Quand il se voit à l’écran, il sourit, satisfait.


La reconnaissance des victimes


Ty Srinna, dans l'ombre de Karim Khan. (Anne-Laure Porée)
Ty Srinna, dans l'ombre de Karim Khan. (Anne-Laure Porée)


Ty Srinna, avocate cambodgienne du groupe 1, a hérité du second rôle. A la suite de Karim Khan, elle énumère et argumente pourquoi chacun des clients du groupe 1 doit être considéré par les juges comme victime. Elle commence en particulier par le cas de Ly Hor qui s’était présenté le 6 juillet 2009 devant la cour et dont les incohérences avaient instillé le doute quant à la réalité de sa détention à S21.

Là se joue un volet essentiel du procès : la reconnaissance par la justice du statut de victime. Les juges diront-ils que les hommes et les femmes revendiquant d’être des survivants de S21 le sont vraiment ? L’énumération de Ty Srinna, bien que laborieuse, est lourde de sens. Pour les plaignants, les attentes sont immenses.


Un quart d’heure pour charger Duch
Les cas s’enchaînent, le temps s’écoule, Karim Khan s’inquiète. Il annote un bout de papier, le glisse à Ty Srinna. Quand il reprend la parole, il lui reste 15 minutes de plaidoirie.

C’est court pour argumenter sur la culpabilité de l’accusé, sur son autonomie, sur les souffrances inutiles qu’il a imposé aux détenus. Karim Khan a cette comparaison incongrue : « L’accusé n’est pas Schindler ». Il n’a pas cherché à alléger les souffrances des détenus. Karim Khan pointe l’implication de Duch, son rôle dans les campagnes de terreur et de torture qui ont alimenté la paranoïa du régime, dans les annotations des confessions et les listes de noms, il dénonce sa volonté de pouvoir, son adhésion profonde à la révolution khmère rouge et son goût pour les privilèges qu’il pouvait en tirer.


Démontrer l’autonomie du directeur de S21
Karim Khan se concentre ensuite sur l’autonomie de Duch. Quand l’accusé aurait pu laisser des gens fuir, il n’a pas lâché la bride. Il avait le pouvoir de décider d’épargner certaines personnes. Pour l’avocat britannique, le cas des peintres de S21 l’illustre. Autre exemple avancé : Duch a proposé d’installer le cœur de S21 au lycée Ponhea Yat, l’échelon supérieur a entériné. Et quand il décide de transformer Choeung Ek en lieu d’exécution, il n’a besoin de l’approbation de personne. Karim Khan déplore ensuite les tentatives de l’accusé de rejeter la responsabilité des actes commis sur d’autres. Il déclare que Duch était libre de concevoir un système de torture inutilement cruel, qu’il avait auparavant appliqué à M13. « M13 ne fait pas partie des faits reprochés à l’accusé mais cela donne une idée des intentions réelles de l’accusé. »

L’avocat, enfin sur les rails de sa démonstration, invite les juges à considérer que Duch a nié avoir donné des ordres quant à l’arrachage des ongles des prisonniers mais n’a pas puni les coupables. Il a « encouragé et donné l’ordre consistant à faire manger ses excréments au détenu ». Sur la base d’une série d’exemples du même type, il apparaît à Karim Khan que Duch ne peut échapper à sa responsabilité.


Invitation à la vigilance contre les manipulations de la défense
Au passage, il épingle les questions tendancieuses de la défense et invite les juges à la vigilance. Il cite la proposition formulée par François Roux le 16 septembre dernier : « Duch, est-ce que vous m’autorisez à dire aux victimes que si elles le souhaitent, elles peuvent venir vous voir dans votre cellule, que vous ouvrirez la porte de votre cellule à vos visiteurs, et la porte de votre cœur ? Est-ce que vous m’autorisez à dire cela aux victimes, Duch ? Est-ce que vous souhaitez que je leur dise que le chemin ne s’arrête pas ici et que le chemin peut continuer entre elles et vous si elles le souhaitent ? »

Karim Khan n’a pas le temps de reprendre la réponse de Duch qui acquiesçait avant de déclarer sa porte « ouverte à toutes les victimes ». Ce 16 septembre, on avait alors entendu une voix réagir dans les casques de traduction en anglais « This is a play ! » Et à l’heure de la pause, les phrases de François Roux étaient de toutes les conversations. Les parties civiles furent scandalisées par une telle offre jugée indécente. Parmi elles, Antonya Tioulong estime que « le procès sert de cadre pour une recherche de vérité. Si des questions sont posées à Duch elles doivent l’être devant un tribunal. » D’autres s’emportaient contre l’avocat français qui finalement insinuait que c’était aux victimes de faire le chemin alors qu’elles n’ont pas obtenu de réponse à leurs questions. Pour elles Duch a surtout beaucoup menti ou éludé.

Dans les trois minutes de délai supplémentaire que le président de la Chambre lui accorde, l’avocat du groupe 1 conclut : « Ce que nous recherchons, c’est la vérité, c’est ce qui représente une valeur inestimable pour les parties civiles que nous représentons. »

« Je pense que l’auteur de 17 000 crimes mérite la perpétuité. Si on ne le condamne pas à la perpétuité, il me semble qu’on ne reconnaîtrait pas la gravité des faits et le meurtre de ces 17 000 personnes »

Antonya Tioulong, s’est constituée partie civile pour défendre la mémoire de sa sœur exécutée à S21. Sa déposition devant les juges le 18 août compte parmi les moments forts de ce procès. Elle est venue de Paris spécialement pour assister à la dernière semaine d’audiences. Entretien réalisé en compagnie de la journaliste suisse Carole Vann à la veille des plaidoiries.


Pourquoi avez-vous fait le trajet depuis Paris ?
Je tenais à venir assister aux plaidoiries car je pense que c’était important pour les parties civiles, auxquelles on a donné pour la première fois une place officielle, d’être là, d’appuyer une demande de jugement qui soit proportionnel à la gravité des crimes. Par notre présence, nous appuyons les paroles de nos avocats, nous disons que les familles des victimes sont là et qu’elles réitèrent leur demande d’un véritable jugement à l’issue du procès.


Qu’attendez-vous de cette dernière phase du procès ?
J’attends une synthèse de ce qui a été dit et j’attends que le rôle et la responsabilité de l’accusé soient établis.


Quelle condamnation vous paraîtrait juste ?
La perpétuité. C’est ce que la majorité chez les parties civiles attend, en raison de la gravité extrême des crimes qui ont été commis. La perpétuité est la peine la plus grave prévue dans ce procès. Je la demande. Je renouvelle cette supplique adressée au tribunal en août. Je ne veux pas argumenter sur les critères juridiques. Je pense que l’auteur de 17 000 crimes mérite au moins la perpétuité.


En droit pénal international, le condamner à la perpétuité reviendrait, selon certains, à ne pas faire la différence entre un accusé qui plaide coupable et collabore avec le tribunal et ses supérieurs qui se réfugient dans le silence et le déni…
Ce n’est pas parce que des supérieurs de Duch seraient condamnés à perpétuité que lui doit y échapper. Cela ne doit pas minimiser les actes qu’il a commis. Ce n’est pas une raison. Peut-être peut-on trouver un libellé qui soit plus lourd dans la condamnation prévue pour ses supérieurs hiérarchiques… Il n’empêche qu’il est l’auteur de crimes extrêmement graves, qui ont ôté la vie de 15 à 17 000 personnes. Le fait qu’il plaide coupable ne doit pas enlever cette possibilité de prison à vie. Qu’est-ce qu’il aurait fallu qu’il fasse ? Qu’il tue 20 000, 30 000 personnes pour qu’on prononce la perpétuité ? Ce serait inimaginable ! Si on ne le condamne pas à la perpétuité, il me semble qu’on ne reconnaîtrait pas la gravité des faits et le meurtre de ces 17 000 personnes.


Quel souvenir gardez-vous de votre face-à-face avec Duch en août dernier, lorsque vous avez déposé ?
J’ai vu une personne désinvolte, cynique, froide, qui tout en répétant mécaniquement « Je reconnais ma responsabilité, je suis coupable, je demande pardon » ne pensait pas ce qu’elle disait. J’ai vu une personne qui se réfugiait derrière la justice internationale pour essayer d’échapper à la perpétuité.


Que pensez-vous de la proposition d’aller le rencontrer dans sa cellule (formulée le 16 septembre dernier) pour poursuivre votre quête de vérité ?
Je pense que ce n’est pas approprié. Le procès sert de cadre pour une recherche de vérité. Si les questions sont posées à Duch, elles doivent l’être devant un tribunal et les réponses doivent être formulées devant un tribunal, devant des juges, devant des avocats, devant des procureurs. Cela ne peut pas se passer entre les familles des victimes et l’accusé. Il faut que ce soit formalisé juridiquement, il faut que tout soit enregistré de façon officielle.


Quelles étaient vos questions pendant ce procès ?
J’ai surtout voulu avoir une vérité sur le sort tragique qu’a connu ma sœur dans cette prison. J’aurais souhaité avoir de l’accusé des informations beaucoup plus concrètes que des généralités, des mensonges, des contradictions.


Pouvez-vous nous donner un exemple concret ?
Il a osé dire devant le tribunal que ma sœur était décédée de maladie. C’est une réponse choquante, extrêmement insultante pour la victime car on sait que le sort réservé à ma sœur a été particulièrement odieux, qu’elle a enduré les pires souffrances. Je pense que cette réponse est une infamie.


Dans quel état d’esprit êtes-vous à la veille des plaidoiries ?
Je suis un peu dubitative. Je mettais énormément d’espoir dans ce procès. Ce que j’en ai vu moi-même et la tournure que prend le procès provoque des craintes chez moi. J’ai peur que l’accusé ne bénéficie de trop d’indulgence par rapport à la gravité des crimes qu’il a commis. J’espère que je me trompe.


Voyez-vous Duch comme un simple exécutant ?
C’était un exécutant, certes, il a été désigné comme directeur de la prison mais il a vraiment poussé le zèle très très loin dans la réalisation des instructions de l’Angkar. Il a pratiqué une politique d’extermination systématique des prisonniers avec une rare cruauté. Il est de sa seule responsabilité d’avoir appliqué de façon extrêmement atroce ce qui s’est passé dans sa prison. On ne peut pas l’oublier.


La défense va certainement plaider pour une remise de peine. Qu’en pensez-vous ?
J’ai très peur de l’impact et de l’écoute qu’aura la défense. Je crois que ce serait tout à fait immoral et révoltant qu’il y ait une remise de peine et que la perpétuité soit écartée. Si c’était le cas, cela voudrait dire que le fait que Duch ait éliminé 17 000 personnes n’aurait aucune importance. Ce serait très grave pour la justice cambodgienne et pour la justice internationale.


Un des arguments de la défense c’est la coopération de Duch avec le tribunal…
Il y a toujours, me semble-t-il, une concentration sur l’argumentaire « C’est un exécutant, il plaide coupable, il collabore à l’expression d’une vérité » que, moi, je ne vois pas. Je ne vois pas où est la vérité. Je ne vois pas du tout ce qui pourrait amoindrir sa culpabilité, ou qui pourrait justifier une clémence éventuelle ou une remise de peine ou une atténuation de la responsabilité de Duch.


Est-ce que d’entendre la parole de Duch ne permet pas une « réécriture de l’histoire » ?
Lorsqu’on lui pose des questions précises, concrètes, sur le sort qu’il a fait subir aux victimes, il a des réponses très vagues. Je ne vois pas ce que l’on a obtenu au-delà de ces bribes de vérité établies pendant l’instruction. Pour ma part, en ce qui concerne ma sœur, qu’il a massacrée, je n’ai pas une once de vérité supplémentaire.

« Lorsque tous les haut-parleurs braillent que l’ignorant vaut mieux que celui qui sait, il est courageux de demander : meilleur pour qui ? Lorsqu’on parle de races nobles et de races inférieures il est courageux de demander si la faim, l’ignorance et la guerre ne produisent pas de fâcheuses difformités »

Cette citation de Bertolt Brecht est extraite d’un texte intitulé Cinq difficultés pour dire la vérité, daté de 1934.  Il écrit ce texte impressionnant dans le contexte de la montée du nazisme en Allemagne. J’ai conscience de la différence de contexte historique mais j’ai voulu publier cet extrait car la première phrase m’a tout de suite évoqué certains propos de Duch quant au recrutement du personnel de S21.

Raoul Marc Jennar analyse les origines de l’idéologie khmère rouge et les sources de la terreur

Raoul Marc Jennar, expert appelé par la défense. (Anne-Laure Porée)



Raoul Marc Jennar, expert appelé par la défense. (Anne-Laure Porée)


Expert en relations internationales, Raoul Marc Jennar, 63 ans, affiche un parcours brillant et depuis 1989 un attachement profond au Cambodge crédité par des ouvrages de référence dont Les clés du Cambodge, Chroniques cambodgiennes 1990-1994, The Cambodian Constitutions 1953-1993, The Cambodian Chronicles 1989-1996.

Aujourd’hui conseiller du gouvernement royal cambodgien, en particulier sur les questions frontalières parce qu’il est à l’origine d’une thèse sur le sujet, il a été sollicité par les avocats de Duch qui lui ont commandé un rapport sur « l’inspiration idéologique du Kampuchéa démocratique, les caractéristiques propres au communisme cambodgien, les pratiques de l’Angkar (parti communiste du Kampuchéa), secret et terreur, la chaîne de commandement, l’appareil de sécurité, le rôle de la République populaire de Chine, la légitimité internationale du Kampuchéa démocratique et Son Sen ».


Hannah Arendt en intro

Avant de répondre aux questions des juges et des parties, le témoin-expert est invité à lire l’exposé qu’il a préparé sur les origines idéologiques du polpotisme et les sources de la terreur khmère rouge. Raoul Jennar introduit son propos par une citation de Hannah Arendt : « A défaut de vérité, on trouvera des instants de vérité, et ces instants sont en fait tout ce dont nous disposons pour mettre de l’ordre dans ce chaos d’horreur ». Voici l’intégralité de cet exposé que j’ai ponctué d’intertitres destinés à en faciliter la lecture.



Hommage aux victimes

« C’est avec une grande émotion que j’interviens à cette barre. Emotion parce que je suis conscient du caractère historique de ce procès. Emotion parce que nous n’évoquons pas seulement des faits historiques, mais parce qu’il s’agit de vies et surtout de morts, de souffrances incommensurables et, au total, de l’apparition, encore une fois, de la barbarie, alors que ma génération fut bercée par le « plus jamais ça » prononcé par Sir Hartley Shawcross, le procureur général britannique, dans son réquisitoire final devant le tribunal de Nuremberg. Aussi, permettez-moi, en préalable, de m’incliner devant la mémoire des victimes du Kampuchea démocratique et d’exprimer ma sympathie et ma compassion à l’égard des survivants. »


Premier procès d’un totalitarisme de gauche

« Le totalitarisme de droite a été jugé à Nuremberg et à Tokyo. Le totalitarisme invoquant des valeurs de gauche n’avait jusqu’ici fait l’objet d’aucun procès. Voici donc le premier et probablement le seul tribunal où vont être jugés les crimes d’un totalitarisme appliqué au nom de l’émancipation des peuples.

Je ne suis pas de ceux qui confondent les idéologies et les renvoient dos à dos. Les racines du communisme n’ont rien de commun avec celles du fascisme ou du militarisme. Mais lorsque les porteurs d’une idéologie font le choix de contraindre plutôt que de convaincre, ils se retrouvent dans le recours à des méthodes identiques et dans une commune aptitude à détruire la volonté des individus et la dignité qui est en chaque être humain. »


Juger le polpotisme

« Il s’agit donc ici et maintenant de juger ce qu’il conviendrait à mes yeux d’appeler le polpotisme et de vérifier en quoi la mise en œuvre de cette variante cambodgienne de l’idéologie communiste a conduit à une barbarie qui justifie les qualifications de crimes contre l’humanité et de violation grave des Conventions de Genève. »


Comprendre

« Juger donc. Mais juger, n’est-ce pas d’abord comprendre et expliquer ? N’est-ce pas la vertu première de la Justice que d’expliquer les comportements afin d’offrir à la société les raisons et les moyens d’éviter leur répétition ? Jamais mieux qu’aujourd’hui, au Cambodge, ne s’applique avec pertinence la terrible phrase de Primo Levi, un survivant d’Auschwitz , ‘qui ignore son passé se condamne à le revivre’.


Expliquer pour comprendre. Et comme François Bizot l’a fort bien déclaré ici même, ‘essayer de comprendre ne signifie pas pardonner’. Tel sera donc mon propos. »


Tenter d’expliquer un système totalitaire

« Je suis, Monsieur le Président, proposé comme témoin-expert par la défense, mais je tiens à déclarer que je ne suis pas ici pour défendre un système qui ne m’inspire que de l’horreur. Je suis ici, et c’est ce à quoi je vais maintenant m’efforcer, pour tenter d’expliquer un système totalitaire qui conduit à la barbarie. Je suis ici pour m’efforcer de présenter, selon les termes de la décision de votre Chambre,  « les fondements théoriques et pratiques du régime de terreur instauré par le PCK  et ses modalités d’application, en précisant dans quelle mesure les autorités de l’époque ont usé de cette terreur pour diriger le pays et en évoquant les conséquences de ce système sur les comportements humains«  . »


Entretiens avec un accusé coopératif

« J’ai accepté le souhait de la défense de venir devant vous à deux conditions : que je garde une totale liberté d’expression et que je puisse rencontrer l’accusé. Je ne crois pas avoir besoin de préciser que ma parole est libre. Par contre, il me paraît nécessaire de souligner la pleine coopération de l’accusé qui a répondu à toutes les questions que je lui ai posées à l’occasion des entretiens que j’ai eu avec lui pendant près de six mois. »


Le bourreau victime du système

« Je forme le vœu que mes explications aideront à comprendre ce qu’a si généreusement reconnu Vann Nath, une des victimes de Duch, à savoir comment un bourreau se retrouve, lui aussi, d’une certaine manière, victime du système qu’il sert.


Un système. Car, vous en conviendrez, il s’agit tout autant de juger ce système que ceux qui en ont été les exécutants. Il n’est pas possible d’ignorer qu’on se soit trouvé au Cambodge en présence, de la part d’un petit groupe d’hommes et de femmes, d’une conspiration criminelle pour asservir tout un peuple à une organisation décidée à imposer la plus totale forme d’aliénation qu’une société humaine ait jamais eu à subir. Cette conspiration a pris naissance dans l’adhésion de ce petit groupe, qui a fourni les futurs dirigeants du Kampuchea Démocratique, à une idéologie qui au nom de l’émancipation des peuples s’est traduite par une des formes les plus implacables de la servitude. »


Les antécédents idéologiques : la révolution bolchévique

« Car, et c’est le premier point que je veux soulever, s’agissant des antécédents idéologiques qui ont inspiré l’Angkar, à l’origine, la référence majeure pour le PCK, c’est 1917 et ses suites. Pol Pot, dans son célèbre article de 1952 intitulé « Monarchie ou démocratie ? » et publié dans Khemara Nisset (L’Etudiant khmer), le bulletin de l’Association des étudiants khmers de Paris, signé ‘Khmer des origines‘ (ou Khmer de souche), ne fait référence ni à la révolution vietnamienne de 1945, ni à la révolution chinoise de 1949. Il évoque 1917.


Je partage avec Steve Heder[i] la conviction que la source première du communisme cambodgien à la manière de Pol Pot, c’est la révolution bolchévique. Sans ignorer le rôle des communistes vietnamiens dans la formation idéologique et militaire des communistes cambodgiens, sans minimiser l’importance qu’a pu prendre le modèle chinois dans la politique agraire du Kampuchea démocratique (mis à part un degré de collectivisation et un démantèlement des familles rurales jamais atteints en Chine), il n’est pas contestable que, pour ce qui concerne l’organisation politique et en particulier l’organisation du Parti communiste en ce compris ses règles et pratiques dans le domaine de la sécurité, l’inspiration est clairement bolchévique. »


Le Cercle marxiste des étudiants khmers et le PCF

« Le petit groupe qui plus tard va former la direction du Kampuchea démocratique, ce sont pour l’essentiel, les membres du Cercle marxiste des étudiants khmers de Paris, un groupe de discussion fondé en 1951. Plusieurs d’entre eux étaient à l’époque membres du Parti Communiste Français (PCF). Or, on le sait, c’est notoire, de tous les Partis communistes actifs dans les pays occidentaux, le PCF fut le parti le plus inconditionnellement fidèle aux politiques décidées à Moscou. Il fut le plus fidèle à Staline. Et à l’époque, plus d’un quart de l’électorat français lui faisait confiance.


Les membres du Cercle étaient des participants assidus aux cours de l’Université Nouvelle du PCF et de fidèles lecteurs des brochures de ce parti et du journal L’Humanité, à l’époque organe du Comité central du PCF. »


Il y avait une cellule du PCF à la Maison de l’Indochine de la Cité universitaire, une résidence pour étudiants. Elle comptait neuf Cambodgiens. Lorsque fut créée la Maison du Cambodge, une cellule semblable fut organisée. Des Cambodgiens qui habitaient en ville, comme Pol Pot, ont appartenu à la cellule communiste de leur quartier.


Les 21 conditions de Lénine

« Les cours de formation organisés par le PCF contenaient l’historique de la création de ce parti issu de la volonté d’une majorité de socialistes d’adhérer à la IIIe Internationale, l’internationale communiste. Or, une telle adhésion impliquait le respect de 21 conditions édictées par Lénine lui-même. Et parmi ces 21 conditions, on trouve l’obligation d’appliquer, au sein du Parti, une « discipline de fer », de soumettre entièrement la presse et tous les services d’éditions au Comité central du Parti, d’écarter systématiquement les éléments réformistes et centristes, de mettre en place une organisation clandestine avec la pratique du secret que cela implique.


Condition n°12 : (…) le Parti communiste ne pourra remplir son rôle que s’il est organisé de la façon la plus centralisée, si une discipline de fer confinant à la discipline militaire y est admise et si son organisme central muni de larges pouvoirs, exerçant une autorité incontestée, bénéficie de la confiance unanime des militants.


Condition n°13 : Les Partis communistes des pays où les communistes militent légalement doivent procéder à des épurations périodiques de leurs organisations afin d’en écarter les éléments intéressés et petits-bourgeois.


Il est donc important de noter que les étudiants cambodgiens qui ont adhéré au PCF ont été formés à l’idée qu’un parti communiste doit pratiquer une discipline de fer et l’élimination des opposants ou des tièdes. »


Les pensées de Lénine et Staline en référence

« Les interviews de membres encore en vie du Cercle marxiste des étudiants khmers sont riches en informations pour la question qui nous occupe. Ils nous apprennent en effet que, parmi des livres de Marx, Lénine, Staline et Mao, deux ouvrages faisaient l’objet d’une lecture attentive et de débats passionnés au sein du Cercle


  • de Lénine: L’Etat et la Révolution
  • de Staline: Principes du Léninisme (dans l’édition russe le titre est Questions du léninisme)


Dans le premier ouvrage, Lénine affirme la possibilité de faire la révolution, même en l’absence de prolétariat, pourvu que le peuple dans sa majorité souffre de l’exploitation et de l’oppression et s’insurge violemment pour détruire la vieille société et en construire une nouvelle. Dans ce livre, on trouve également cette idée, reprise par Mao, qu’une fois renversée, la classe exploiteuse reste encore longtemps plus forte que la classe qui l’a renversée et que la victoire des forces populaires ne signifie pas que les forces bourgeoises cessent d’être une menace.


Le second ouvrage a ceci de particulier que, selon les propos de l’accusé lui-même, à partir de 1970, tout nouvel adhérent au PCK devait lire cette brochure. Or, sous la plume de Staline, on y retrouve au chapitre VIII consacré au Parti, les fameuses conditions de Lénine pour adhérer à la IIIe Internationale. On sait que la IIIe Internationale (Komintern, en russe) a été dissoute en 1943, mais elle a été remplacée en 1947 par le Kominform. Et les rapports entre l’URSS et les PC des autres pays n’ont pas été modifiés. La description qui est faite du rôle du Parti mérite qu’on s’y attarde pour comprendre ce qui a été inculqué aux futurs dirigeants du Kampuchea Démocratique :


  • le Parti est l’avant-garde du prolétariat qu’il doit guider et conduire;
  • le Parti est un tout unique organisé. Sa tâche est d’organiser et d’encadrer le prolétariat. Il est l’instrument de la dictature du prolétariat;
  • le Parti doit être organisé de la façon la plus centralisée et il doit être régi par ‘une discipline de fer touchant de près à la discipline militaire‘.»


Une discipline de fer

Et Staline de citer Lénine lorsqu’il précise que « le centre du Parti est un organisme jouissant d’une haute autorité, investi de pouvoirs étendus. ». Selon Staline qui cite Lénine à plusieurs reprises, la discipline de fer implique :


  • le refus des fractions à l’intérieur du Parti,
  • une obéissance sans faille
  • l’épuration des éléments opportunistes et réformistes. On ne peut venir à bout de ces derniers par la lutte idéologique. Il faut s’en débarrasser. Il faut même «exclure d’excellents communistes s’ils sont susceptibles d’hésiter» écrit Lénine.


Son Sen, mentor de Duch, formé au PCF

« Tel est le modèle de parti communiste qui est enseigné par le PCF aux membres du Cercle marxiste des étudiants khmers. Parmi les membres de ce Cercle, il y avait non seulement Pol Pot, Ieng Sary, Ieng Tirith, Hou Yuon, Khieu Samphan, Mey Mann, Thiounn Mumm, mais pour le cas qui occupe présentement ce tribunal, il y avait surtout Son Sen.


En 1954, Son Sen était membre de la cellule du PCF de la Maison du Cambodge. Celui qui deviendra membre du bureau permanent du comité central, vice-premier ministre et ministre de la défense du Kampuchea Démocratique, commandant en chef de l’Etat major général et à ce titre commandant de toutes les forces armées et aussi la police politique, le Santebal.


Son Sen qui sera membre du Conseil National Suprême, cette institution créée par les Accords de Paix pour incarner pendant la période de transition la légitimité et la souveraineté du Cambodge. Son Sen, le mentor de l’accusé, celui qui l’a formé et qui l’a protégé avant 1975 comme après 1979. Celui qui fut son supérieur hiérarchique pendant les années pour lesquelles l’accusé est aujourd’hui jugé. »


Les procès soviétiques

« Son Sen est présent en France de 1950 à 1956. Il participe aux activités du Cercles marxiste des étudiants khmers. Il est membre du PCF. Comme ses camarades, il est plongé dans les débats qui agitent le monde communiste. Car, que se passe-t-il en ces années d’adhésion au PCF de Son Sen et d’autres futurs dirigeants du Kampuchea Démocratique ?


Voyons d’abord ce qui se passe dans l’empire soviétique. Les procès de Moscou de 1936 à 1939 avaient prononcé la condamnation à mort des plus célèbres artisans de la révolution de 1917 et démontré que nul n’est à l’abri de la justice du Parti. Et voici qu’au moment où Son Sen et les autres sont initiés au communisme soviétique sont organisés en Europe de l’Est une série de procès retentissants qui mettent en cause d’authentiques révolutionnaires au passé quasi héroïque.


Fin 1949 se tiennent les procès de Budapest et de Sofia où des dizaines de dirigeants communistes sont inculpés, torturés et condamnés à mort. »


Le procès de Prague et la « vigilance révolutionnaire »

« En novembre 1952, se tient le procès de Prague, qui vise Rudolf Slansky, secrétaire général du PCT depuis 1945 ainsi que plusieurs autres dirigeants du PC et membres du gouvernement, dont Arthur London, qui a laissé son témoignage sous la forme d’un livre intitulé L’Aveu. Beaucoup étaient des héros de la lutte contre le fascisme, dans les Brigades internationales en Espagne et dans la Résistance pendant la deuxième guerre mondiale. Ce procès est le plus important, à la fois par la personnalité des inculpés, mais aussi par le retentissement qu’ont voulu lui donner les Soviétiques. Il s’agissait de montrer qu’en ces temps de guerre froide, une ‘discipline de fer’ s’imposait, qu’il fallait ‘procéder à des épurations’ du Parti et que personne, quels que soient son passé et ses mérites, n’était à l’abri. Ce procès était un message envoyé à tous les communistes du monde pour qu’ils resserrent les rangs et servent sans broncher l’Union soviétique. En France, le journal L’Humanité relatera toutes les étapes de ce procès et ne cessera d’appeler à la ‘vigilance révolutionnaire’. »

Le PCF ‘purge’ lui aussi ses rangs

« A Paris, le PCF ne veut pas être en reste par rapport à son modèle soviétique et il va organiser, de septembre à décembre 1952, lui aussi ses procès.  Ceux-ci vont viser, comme en Europe de l’Est, des communistes au passé héroïque, des acteurs décisifs de la défense de la République espagnole et de la Résistance à l’occupation allemande.


– Charles Tillon, commandant en chef des Francs-Tireurs Partisans, il a occupé les plus hautes responsabilités au sein du PCF pendant les années d’occupation. A la Libération, il est successivement Ministre de l’Air, puis de l’Armement, puis de la reconstruction.

– André Marty, une figure légendaire du  mouvement communiste international, inspecteur général des Brigades internationales pendant la guerre d’Espagne, numéro 3 du PCF à la Libération.


Certes, à Paris, on n’a pas torturé Tillon et Marty. Et on ne les a pas exécutés. Mais ils ont subi le même processus de dégradation que celui mis en œuvre en Europe de l’Est :


  • l’humiliation accentuée par la solitude dans laquelle le Parti place les inculpésen les dénonçant à leurs camarades;
  • la négation du présumé coupable dont toute la vie militante est remise en question;
  • la calomnie avec des accusations d’espionnage, de trahison, de travail de sape contre le parti et le peuple;
  • l’enfermement dialectique: ou bien le prévenu reconnaît ses fautes, nie des années de dévouement, devient son propre accusateur et sert le Parti ou bien il refuse et il sert l’ennemi de classe.


C’est ce processus de dégradation qui sera au cœur des méthodes employées à S21.


On s’en rend compte, alors qu’ils séjournent en France, ceux qui vont devenir les principaux dirigeants du Kampuchea démocratique reçoivent une éducation politique dont la caractéristique principale est d’être très largement inspirée par le modèle bolchévique et les pratiques du stalinisme. Or, comme déjà indiqué, un de ces étudiants cambodgiens est celui qui deviendra par la suite le mentor, le protecteur et le supérieur hiérarchique de l’accusé. »


L’inspiration idéologique vietnamienne

« Si le modèle soviétique constitue incontestablement la plus importante source idéologique du Kampuchea Démocratique, il ne faut pourtant pas négliger l’apport des communistes vietnamiens dans le cadre du Parti Communiste de l’Indochine, puis du Parti vietnamien. L’œuvre théorique de Ho Chi Minh a été ajoutée aux autres sources du marxisme-léninisme. Mais rappelons-nous qu’Ho Chi Minh était présent en France, en 1920, au Congrès de Tours où furent examinées et longuement débattues les 21 conditions imposées à Lénine pour se constituer en parti communiste reconnu par le Komintern. L’inspiration idéologique vietnamienne ne se distingue guère de l’inspiration soviétique. La source vietnamienne reproduit la source soviétique. Elle ne constitue pas un apport original. Mais il est important de la mentionner, puisque c’est à cette source vietnamienne que va, à partir de 1950, se former Nuon Chea qui sera, à partir de septembre 1977, le supérieur hiérarchique direct de l’accusé. De 1952 à 1955, Nuon Chea recevra une formation politique intensive au Nord-Vietnam. »


Première source de la terreur comme méthode de gouvernement : une culture de la violence

« On peut, selon moi, expliquer la terreur comme méthode de gouvernement de trois manières.


Comme responsable du programme de l’Unesco ‘culture de paix au Cambodge’, j’ai été amené à étudier la violence dans la société cambodgienne produite par les années tragiques de la décennie 70. Mais force est de constater que cette violence n’est pas un phénomène nouveau.


Violence politique sous Sihanouk

« C’est un fait historique que la violence politique est inscrite dans le tissu de la société khmère. Même si on accepte de se limiter à la période qui commence avec l’indépendance du pays en 1953, le constat est édifiant. Le parti démocrate d’abord, le parti communiste ensuite ont été successivement l’objet d’une répression systématique. Des dirigeants politiques, des journalistes d’opposition ont été assassinés. Des opposants ont été fusillés et les images de leur exécution étaient présentées ad nauseam (jusqu’à l’écœurement) aux actualités cinématographiques.


L’accusé était trop jeune, au début des années 50, pour garder le souvenir des violences contre les personnes qui ont abouti à la destruction du parti démocrate, mais l’assassinat de Nop Bophann, le directeur du journal de gauche Pracheachon en octobre 1959, l’agression et l’humiliation publique dont est victime Khieu Samphan alors directeur du journal L’Observateur en juillet 1960, l’arrestation la même année de tous les éditorialistes de la presse de gauche dont on apprendra après leur libération qu’ils ont été torturés, la fermeture des journaux d’opposition, l’assassinat du secrétaire général du parti communiste en février 1962, les brutalités policières dont sont victimes les étudiants et les jeunes en général en février 1963, l’exécution filmée avec force détails de Preap In et présentée aux actualités pendant un mois en 1964, sont des violences qui ont marqué la jeunesse cambodgienne des années soixante. A l’époque, l’accusé a vingt ans.


Sous Sihanouk, il suffisait de publier un poème du XVIIe siècle invitant les fonctionnaires à ne pas maltraiter les gens pour se retrouver en prison. »


Violence à l’extérieur et à l’intérieur des frontières

« Avec le début de la guerre américaine au Vietnam, la violence va prendre une ampleur plus grande encore. Elle vient à la fois de l’extérieur du pays, mais aussi de l’intérieur.


Des villages cambodgiens de différentes provinces limitrophes du Vietnam sont attaqués par les troupes sud-vietnamiennes encadrées par des officiers américains, causant la mort de centaines de personnes. A partir de février 1969, avec l’opération baptisée Menu, les bombardiers B52 de l’US Force vont faire des milliers de victimes civiles.


La violence venant des autorités cambodgiennes n’a pas décru pour autant. La jacquerie paysanne de Samlaut en 1967-1968, récupérée politiquement par la suite par le PCK, a été l’objet d’une répression d’une férocité inouïe : villages bombardés, paysans massacrés, prisonniers torturés ainsi que leur épouse. On a assisté à des exécutions capitales d’une barbarie sans nom.


La violence va prendre une dimension accrue s’il était encore possible, avec le basculement du pays dans la guerre qui suit le coup d’Etat proaméricain de mars 1970. »


Coup d’Etat, pogroms, guerre

« Les protestations des adversaires du coup d’Etat sont sauvagement réprimées et on compte des centaines de morts dans les quatre provinces où elles ont eu lieu.


Des populations civiles sont massacrées pour la seule raison de leur appartenance ethnique. On assiste à de véritables pogroms de populations vietnamiennes dont l’ampleur suscitera un temps l’émotion internationale.


La violence aveugle des bombardements américains qui s’abattent sur les villages va s’étendre à l’ensemble du territoire national. Il me semble important de rappeler ici que nous savons, depuis que le Président Clinton a ordonné la déclassification des documents relatifs aux bombardements américains au Cambodge que 2 756 941 tonnes de bombes ont été déversées sur le Cambodge du 4 octobre 1965 au 15 août 1973 à l’occasion de 230 516 sorties de bombardiers. Par comparaison, 160 000 tonnes de bombes ont été déversées sur le Japon de 1942 à 1945 et 1,35 million de tonnes sur l’Allemagne de 1940 à 1945. Dans toute l’histoire de l’humanité, aucun autre pays n’a été autant bombardé que le Cambodge.


Des villes comme Memot et Snuol ont été rasées ; l’université de Takeo-Kampot a été réduite en cendres. Des milliers de kilomètres de canaux irrigant les rizières ont été détruits. Les défoliants versés par l’armée américaine ont empoisonné 150 000 ha de forêts et de plantations d’hévéas.


Règlement violent des conflits

Pendant la guerre 1970-1975, les combats s’accompagnent de violences extrêmes dans les deux camps : torture systématique, tête coupée, foie arraché. Comme si désormais, tout était permis, dans un déni total de la dignité humaine. Le Cambodge est plongé dans la violence jusqu’à l’incandescence. Les comportements de chacun en sont profondément marqués. Le règlement violent de toute forme de conflit est devenu une manière d’être et l’élimination physique la seule forme de résolution d’un conflit.


Deuxième source de la terreur comme méthode de gouvernement : la culture politique des dirigeants du Kampuchea démocratique

« Comme je l’ai rappelé, plusieurs des principaux dirigeants du Kampuchea démocratique ont été formés, notamment en France, à une conception bolchévique et une pratique stalinienne du communisme. On a vu quels étaient les principes de Lénine sur le rôle et le fonctionnement du Parti : discipline de fer et élimination des éléments douteux. « Rechercher l’ennemi à l’intérieur du Parti » est l’intitulé d’une résolution du Kominform de novembre 1949. Une directive que Rakosi, le secrétaire général du PC hongrois qui fut un des instigateurs des procès en Europe de l’Est se traduisait par la formule : ‘Il est préférable d’arrêter des innocents que de courir le risque de laisser des coupables en liberté’. Cette phrase, fut à l’époque publiée par le journal L’Humanité. Sous le Kampuchea démocratique, elle va se traduire par deux slogans : ‘Il vaut mieux arrêter à tort dix personnes que d’en libérer une par erreur’ ou encore ‘Il vaut mieux tuer un innocent que de garder en vie un ennemi’. On aura noté le glissement sémantique par lequel on passe de la privation de liberté à l’élimination physique.


Car, comme le rappelle Arthur Koestler dans le Zéro et l’Infini, lui qui fut membre du Parti communiste allemand de 1931 à 1938 et un des agents du Komintern, ‘pour régler une divergence d’opinion, nous ne connaissons qu’un seul argument : la mort‘. »


Le tout puissant Comité permanent du PCK

« La direction du PCK va appliquer au pied de la lettre la conception soviétique du Parti telle que la plupart de ses membres ont pu l’observer depuis Paris.


1. Le PCK est dirigé par un centre, ‘investi de pouvoirs étendus‘ ; c’est le comité permanent du comité central composé de 7 personnes et deux membres suppléants. C’est ce petit groupe qui concentre l’essentiel du pouvoir. Son Sen en est membre.


Ce comité permanent, dont les membres exercent leur fonction dans un complexe d’immeubles portant le nom de code « Bureau 870 », assume en fait toutes les responsabilités conférées par les statuts du PCK au comité central. Dans tous les domaines (organisation du PCK, administration, économie, défense, sécurité) le comité permanent exerce une autorité absolue sur l’appareil d’Etat comme sur l’appareil du Parti, lesquels sont totalement confondus.


Eliminer, écraser, faire avouer

2. Le PCK pratique une « discipline de fer » qui se traduit par l’élimination des ‘ennemis de l’intérieur’, une élimination qui n’est pas seulement politique, mais également physique.  Une élimination qui va s’exprimer par un mot : écraser. Ecraser signifie, selon les explications fournies par l’accusé lui-même, arrêter secrètement une personne, l’interroger en recourant à la torture, puis l’exécuter secrètement.

Dans un carnet de travail de S21, daté de 1976, que d’aucuns ont appelé le « manuel de la torture », sur la technique des aveux, on peut lire que le but est ‘d’obtenir des aveux avec le plus de détails possible’. Arthur London, qui a survécu au procès de Prague, rappelle dans son livre L’aveu, publié en 1968, le propos de son tortionnaire : ‘Ce qui compte, ce sont les aveux‘.


Dans un des entretiens que j’ai eu avec l’accusé à propos de sa formation comme responsable d’un centre de sécurité, celui-ci m’a indiqué que ‘Pol Pot et Son Sen voulaient qu’on pratique les techniques soviétiques.’[ii] »

Personne n’est à l’abri

« Comme à Moscou, Bucarest, Budapest ou Prague, personne n’est à l’abri. A peine au pouvoir, le PCK commence à éliminer certains de ses plus prestigieux militants : Hou Yuon (ancien député du Sangkum, ministre du GRUNK et ministre du KD jusqu’à son élimination), Chhouk (vétéran du mouvement Issarak), Keo Meas (vétéran du Pracheachon, un des fondateurs du PCK), Keo Moni (vétéran Issarak), Mey Pho (le plus illustre des vétérans ; il avait participé au coup de force du 9 août 1945), Nong Suon (ministre de l’agriculture), ont été exécutés entre avril 1975 et décembre 1976.


Koy Thuon (ministre du commerce, ancien collaborateur de Khieu Samphan au journal L’Observateur), Touch Poeun (ministre des travaux publics), Soeu Doeun (qui succède à Koy Thuon comme ministre du commerce), Sien An (un des fondateurs du cercle marxiste de Paris) Phouk Chhay (jeune intellectuel de gauche condamné à la prison à perpétuité par Sihanouk), Tiv Ol (ancien enseignant et intellectuel de gauche contraint à la clandestinité à partir de 1967) et Hu Nim (ancien député du Sangkum, ministre de l’information) sont exécutés à leur tour dans les semaines qui suivent. Même Nat, le premier directeur de S21, est emprisonné  puis exécuté à S21 sur ordre du PCK. Deux membres du comité permanent, Vorn Vet et Kung Sophal seront exécutés en 1978. Exercer la direction d’un des 196 centres de sécurité ne mettait en rien à l’abri : si certains sont encore en vie aujourd’hui et ne sont pas inquiétés, plusieurs dizaines d’entre eux ont été exécutés. Pour tous les cadres du Parti, le message est clair : personne n’est à l’abri.


Le fait est que près de 80% des victimes de S21 occupaient des postes à responsabilité au sein du Kampuchea démocratique. Force est de constater que certaines de ces victimes de S21 auraient pu, s’ils avaient survécu, faire l’objet de poursuites de la part de ces Chambres Extraordinaires. »


Le culte du secret

« 3. Le PCK, à partir de 1963, opère dans la clandestinité. Il met en œuvre une pratique du secret et une méthode de cloisonnement qui deviennent un mode de direction du Parti et, à partir de 1975, un mode de gouvernement du pays.


En 1970, quand se crée le FUNK, ce secret concerne la force politique dominante en son sein et ses dirigeants réels. Pendant toute la durée de la guerre, outre le Prince Sihanouk au nom duquel toutes les forces du FUNK prétendent se battre, les personnalités mises en avant sont d’anciens députés progressistes du Sangkum : Hu Nim, Hou Yuon et Khieu Samphan. Les dizaines de milliers de gens qui « entrent dans la forêt » pour rejoindre le FUNK ne connaissent que le programme plutôt sympathique de celui-ci. Ils ignorent qu’au cœur du FUNK se trouve le PCK. Ils ignorent tout des orientations particulières de la direction du PCK.


En 1975, lorsque le FUNK remporte la victoire, rares sont ceux qui savent qu’il est depuis 1973 entièrement contrôlé par le PCK et en particulier par la faction du PCK qui est la plus radicale et qui est dirigée par Pol Pot. Lorsque cette dernière prend le contrôle du pays en avril 1975, elle se dissimule sous un terme vague, qui signifie en khmer « organisation » : l’Angkar. »


L’Angkar ou l’anonymat du pouvoir

« ‘Il est absolument nécessaire de maintenir le secret » déclare Son Sen. « Depuis la libération, c’est le travail secret qui est fondamental. Le travail secret est fondamental dans tout ce que nous faisons’ martèle Nuon Chea. Pour préserver le secret et cloisonner l’organisation du PCK, les ordres sont toujours transmis au nom de l’Angkar.


C’est au nom de l’Angkar que toutes les décisions sont prises et exécutées à tous les échelons du pays et dans tous les secteurs d’activité. Cet anonymat du pouvoir réel lui donne une force particulière, car il suscite l’impression de la puissance et en même temps crée et entretient un sentiment d’incertitude et de crainte dans la population. Cette impression et ce sentiment se répandent rapidement, puisque c’est au nom de l’Angkar que sont imposées l’évacuation forcée des villes, la déportation et l’installation forcée dans des coopératives populaires, la suppression de la monnaie et la collectivisation totale du pays. Tous les aspects de la vie quotidienne sont placés sous l’autorité de l’Angkar. »


Terreur, délation, obéissance

« La peur s’accroît lorsque, au nom de l’Angkar, des personnes sont convoquées et disparaissent à tout jamais. Cette peur se transforme en terreur lorsque les exécutions sommaires viennent s’ajouter à ces disparitions.


Tous les pouvoirs émanent de l’Angkar auquel une fidélité absolue et inconditionnelle est exigée. Toute défaillance doit être avouée ou dénoncée.  Il en résulte une pratique généralisée de la délation. Tout le monde surveille tout le monde, dans un climat de terreur exacerbé où chacun est l’otage de l’autre et craint pour sa propre vie.


C’est l’Angkar qui fournit la ligne politique, les instructions et les circulaires aux cadres du Parti, de l’armée et de l’appareil de sécurité.


L’obéissance absolue due à l’Angkar est assimilable à celle exigée au sein du PC dans les pays de l’empire soviétique. La comparaison entre certains slogans du Kampuchea démocratique et les formules utilisées lors des procès staliniens déjà évoqués est frappante.


Arthur London, rappelle que ses tortionnaires lui martelaient : ‘Il faut que vous fassiez confiance au Parti et vous laissiez guider par lui’. A quoi font écho les termes utilisés par les tortionnaires de S21 lorsqu’ils écrivent, dans le carnet de travail déjà cité : ‘La chose la plus importante est de croire d’une manière absolue dans le Parti’ ou encore ‘croire dans le Parti, respecter les instructions du Parti absolument et inconditionnellement’. »


Troisième source de la terreur comme méthode de gouvernement : la spécificité du communisme polpotiste

« Le communisme du Kampuchea démocratique que j’appellerai le polpotisme offre un certain nombre de particularités dont la juxtaposition fournit une interprétation unique de la doctrine marxiste-léniniste parmi toutes les applications connues à ce jour. Cette interprétation accentue le terrorisme d’Etat propre à tout régime totalitaire.


Nationalisme

Le polpotisme n’est pas internationaliste, il est nationaliste. Les dirigeants du KD véhiculent une forme expansionniste de nationalisme caractérisée par des revendications territoriales irrédentistes. Leur discours évoque ‘les terres perdues‘ et parle de la nécessité de reconquérir ces terres ‘jusqu’où pousse le thnôt‘ (palmier à sucre) ou encore ‘jusqu’où on trouve des inscriptions en khmer‘. C’est l’origine des attaques répétées contre le Vietnam et de l’obsession de l’ennemi vietnamien. Une obsession qui, après la rupture des relations diplomatiques fin 1977 et l’instauration d’un état de guerre entre les deux pays, conduira à l’élimination de dizaines de milliers de personnes au motif qu’elles ont ‘un esprit vietnamien dans un corps khmer‘. »


Oligarchie

Le polpotisme n’est pas démocratique, c’est un modèle achevé d’oligarchie. Le groupe dirigeant du Kampuchea démocratique n’a jamais bénéficié d’un réel soutien populaire. L’opposition à la République de Lon Nol était incarnée par Norodom Sihanouk, figure emblématique et lointaine à l’ombre de laquelle agissaient Pol Pot et ses lieutenants. Le projet politique du FUNK était sans rapport avec ce que sera la politique du Kampuchea démocratique. Même au sein du PCK, la ligne politique de Pol Pot et des siens n’a jamais fait l’objet d’un soutien majoritaire formellement exprimé. Avant 1975 comme après 1979, les communistes cambodgiens dans leur majorité, échappent aux caractéristiques du polpotisme. Il en est résulté, de la part du groupe dirigeant, un comportement de forteresse assiégée qui a trouvé à se légitimer par l’application des consignes sur la chasse aux ‘ennemis de l’intérieur’ et par la pratique de l’élimination physique comme méthode de gouvernement. Le document du 30 mars 1976 intitulé ‘décisions du comité central sur diverses questions’ aborde en premier lieu la question de ‘l’anéantissement dans les rangs et en dehors des rangs du parti’.


Autarcie

« Le polpotisme est autarcique. La volonté, érigée en slogan, de « ne compter que sur ses propres forces » conduit à un isolement qui renforce le sentiment de forteresse assiégée et la suspicion de tous à l’égard de tous. »


Racisme

« Le polpotisme contient une dimension raciste. ‘Il faut protéger la pureté de la race khmère‘ fait partie des slogans les plus souvent répétés par les plus hauts dirigeants du KD. Cette volonté se traduit par l’élimination physique de groupes humains sommairement et étrangement définis : sino-khmers, khméro-thaïs, khméro-vietnamiens, chams. »


Radicalité absolue

« Le polpotisme met en oeuvre une collectivisation d’une radicalité absolue. Suite à l’évacuation forcée des villes, aux déportations successives de populations entières, à la collectivisation des terres agricoles, à l’abolition de la monnaie et de la pratique de l’échange, plus aucun bien, plus aucune maison, plus aucune terre n’appartient à un individu. La dépossession est totale. Elle est même poussée jusqu’à refuser aux personnes la libre disposition de leur identité, de leur temps, le libre choix de leurs relations et même jusqu’à conférer à des cadres du parti communiste le choix de la femme et de l’homme qui formeront un couple et le choix des moments d’intimité qu’ils auront ensemble. Dans les coopératives où sont regroupés les Cambodgiens, il est fréquent qu’ils ne soient même plus propriétaires des ustensiles avec lesquels ils se nourrissent.


Jamais, dans toute l’histoire de l’humanité, on n’a poussé le collectivisme aussi loin que sous le Kampuchea Démocratique. Jamais, dans l’histoire des hommes ne fut poussée aussi loin la négation de la dignité qui est en chaque être humain. Jamais un régime politique n’a imposé une telle dépossession de soi, non pas uniquement à une catégorie donnée d’individus, mais à la totalité de la population, en ce compris le personnel au service de ce régime. »


Le ‘Grand bond’ sans transition

Le polpotisme exprime une volonté de passer à la société nouvelle ‘en un seul bond‘, sans ménager la moindre transition. Il s’agit de faire mieux que Lénine et Staline, d’aller plus loin que les Chinois et les Vietnamiens dans l’édification de la société de leurs vœux. Les transformations les plus radicales vont être mises en œuvre avec une intensité jamais égalée, sans la moindre considération pour le coût humain.


Enfin, le polpotisme manifeste, comme rarement dans l’histoire de l’humanité, le mépris le plus total pour l’être humain ainsi qu’en témoignent des slogans comme ‘Notre cœur ne nourrit ni sentiments, ni esprit de toléranc’ ou encore ‘Qui proteste est un ennemi, qui s’oppose est un cadavre’. »


Duch, « serviteur et otage d’un système »

Monsieur le Président, Madame et Messieurs les membres de cette Chambre première instance, l’accusé affirme qu’il fut tout à la fois le serviteur et l’otage d’un tel système. L’analyse que je viens de vous présenter me conduit à dire que la situation qu’il décrit reflète  la réalité.


Un grand intellectuel antifasciste, un des plus grands écrivains français du XXe siècle, qui fut aussi un résistant au franquisme et au nazisme déclarait ‘Nous avons refusé ce que voulait en nous la bête et nous voulons retrouver l’homme partout où nous avons trouvé ce qui l’écrase‘.


Il s’est trouvé au plus haut niveau de la direction du Cambodge des femmes et des hommes qui ont permis que la bête qui est en nous donne libre cours à ses pires manifestations.

Ce sont ceux qui ont ouvert les portes de la barbarie qui portent la première et la plus grande responsabilité.

Ceux qui suivent, par soumission ou par zèle, n’en sont pas pour autant innocentés.


Mais qui, en conscience, devant le dilemme de tuer pour ne pas être tué, peut affirmer qu’il se sacrifiera ? »