Les parties civiles attendent des réparations







A chaque journée d'audience, des groupes de bonzes viennent écouter les débats. Mercredi 29 juin, ils ont entre autres entendu les demandes de réparations des parties civiles. (CETC)





Des réparations collectives et morales
Pich Ang co-avocat principal des parties civiles rappelle d’abord que «pour les victimes, les réparations constituent un des éléments fondamentaux de la justice», «un moyen important de réconciliation pour elles et la société, un moyen pour cicatriser les blessures et permettre une amélioration psychologique chez les victimes». Il ajoute que le tribunal (les CETC) est compétent en la matière. Bien sûr ces réparations sont collectives et morales, certainement pas individuelles et devant les juges elles sont des indications de ce qu’il est possible de faire.


Retour sur le rôle des parties civiles
Elisabeth Simoneau Fort, co-avocate principale des parties civiles, revient sur le rôle des parties civiles après avoir précisé certaines définitions du droit à réparations dans le droit international. «La partie civile n’est pas comme une sorte d’invitée au procès, dans le but de faire plaisir à la victime qu’elle est, comme s’il convenait de lui offrir une sorte de gratification, une sorte de réparation avant l’heure. La partie civile ce n’est pas simplement un moyen de donner aux victimes l’impression qu’elles sont associées au procès et y participent un peu.» La partie civile possède un droit égal à celui dont dispose un accusé. Elle a été impliquée dans les faits et les a subis. «Elle est face aux accusés la victimes de l’infraction. […] Elle est plus qu’un témoin, elle est l’un des protagonistes des faits jugés. […] Elle est en mesure de contribuer à l’établissement de la vérité.» Ceci est d’ailleurs sont premier objectif. La réparation constitue son deuxième objectif, selon Elisabeth Simonneau Fort.


Réparer par une journée internationale du souvenir
Les avocats des parties civiles ont classé leurs propositions de réparation en quatre catégories : mémoire et souvenir, réhabilitation, documentation et éducation, autres projets de réparation. Concrètement, cela signifie que les victimes proposent : l’adoption d’un jour férié ou une journée internationale du souvenir, un stupa érigé dans un lieu approprié, la préservation des sites d’exécution, l’accès gratuit à des services de soins psychologiques, le développement de l’éducation sur l’histoire du Kampuchea démocratique, la création d’un centre-musée-bibliothèque à Phnom Penh où seraient déposés les documents khmers rouges, la création d’une liste des victimes, la fondation d’un centre d’éducation pour les enfants nés des mariages forcés sous les Khmers rouges, la création d’un fonds d’indemnisation, et, plus original : un projet d’offrir la citoyenneté cambodgienne aux victimes vietnamiennes…


Les réparations, une charge pour les parties civiles
En conclusion, Elisabeth Simoneau Fort souligne les énormes contraintes imposées aux parties civiles dans l’élaboration de ces mesures de réparation, en particulier celles «d’apporter l’assurance qu’il y aura des garanties financières suffisantes». «De telles contraintes sont uniques dans le système judiciaire national et international et elles pourraient constituer de quasi sanctions pour les parties civiles. Elles pourraient constituer un obstacle potentiel au droit à réparation.»
«Lorsque nous serons partis, ce qu’il restera ici, c’est la sanction et ce sont bien sûr les réparations», rappelle l’avocate. «Nous nous en remettons à la chambre pour que quoi qu’il arrive les réparations demeurent un droit et non pas une charge.»


Ne pas oublier les archives
Bou Meng, rescapé du centre de détention S21, considère les réparations comme indispensables. «Si nous gagnons le procès, même 1$ symbolique, j’accepte. Il ne faut pas écarter les parties civiles.» Em Oeun, partie civile défendu par Avocats sans frontières (ASF) souhaiterait quant à lui que les accusés réalisent eux-mêmes des panneaux documentaires qui circulent dans le monde. Il s’inquiète également des archives. «Je demande aux dirigeants de bien classer les archives du pays et de les mettre à disposition dans tous les musées du pays et du monde pour qu’on sache ce qui s’est passé.»

Nuon Chea vu par Bou Meng

Bou Meng, rescapé de S21, à la sortie de l'audience le 30 juin 2011. (Anne-Laure Porée)

«Quand je vois Nuon Chea porter un bonnet et des lunettes noires, je pense au dicton ‘quand on est chargé de tuer des cochons il ne faut pas avoir peur de l’eau chaude’. Nuon Chea se comporte comme s’il ne fallait pas que le public le reconnaisse, il a le visage de quelqu’un qui a commis des crimes mais veut éviter la vengeance du public.»

Khieu Samphan demande que ses témoins soient entendus


Khieu Samphan s'exprime en s'adressant surtout au public de la salle d'audience qui était pleine. (Anne-Laure Porée)


Avant que Khieu Samphan ne s’exprime, l’avocat de Nuon Chea, Victor Koppe profite de l’audience sur la liste des témoins pour déplorer les procédures adoptées jusqu’ici, comme l’impossibilité pour les avocats de la défense d’assister à l’audition des témoins pendant l’instruction ou l’interdiction à la défense de conduire sa propre enquête. Nuon Chea voulait une enquête sur le rôle du Vietnam avant, pendant et après le régime khmer rouge, insiste-t-il, il voulait une enquête sur les conséquences des bombardements américains, une enquête sur une éventuelle crise alimentaire avant la prise du pouvoir par les Khmers rouges, une enquête sur le rôle des commandants de la zone Est, une enquête sur la fiabilité du témoignage de Duch [ex-directeur du centre d’extermination S21, qui a travaillé sous l’autorité de Nuon Chea]. Ces demandes n’auraient pas abouti.


Les provocations de Victor Koppe
Victor Koppe choisit un exemple concret, celui de monsieur X (il n’a pas le droit de citer le nom à ce stade de la procédure), pour démontrer que la défense n’a pas été suivie. Monsieur X était membre des Khmers rouges, il a fui au Vietnam et est connu pour avoir été le premier Premier ministre de la république populaire du Kampuchea. L’homme est évidemment identifiable, le procureur bondit, le président interrompt l’avocat de la défense. Un témoin ne doit pas être identifiable. Victor Koppe polémique encore. William Smith met un terme au discours de la défense en s’adressant aux juges : «Vous perdrez le contrôle de ce procès si vous permettez aux parties de prononcer des discours sans respecter les directives que vous leur avez données.»


Khieu Samphan promet de coopérer
Le président n’a pas l’intention de laisser faire ce genre d’intervention, il retire la parole à Victor Koppe. Il fait de même un peu plus tard avec Silke Studzinsky, avocate des parties civiles, elle aussi hors-sujet.
Khieu Samphan lui, reste dans le sujet. Il se lève, visiblement beaucoup plus en forme que ses voisins. Il s’adresse respectueusement à la cour et au public, il salue les bonzes assis en nombre dans le public. Il est le premier des quatre accusés à prendre la parole quelques minutes pour évoquer son cas. «J’attends ce moment depuis bien longtemps» confie-t-il à l’audience. Il promet de coopérer avec la mission du tribunal tant que sa santé le permettra. «Je ne sais pas tout mais je contribuerai au mieux de mes connaissances et de mes capacités.» C’est la voix d’un vieil homme qui résonne, mais c’est une voix sûre d’elle, ferme et décidée.


Il plaide discrètement l’innocence
«J’ai lu la liste et j’ai remarqué que la plupart des témoins sur la liste ont été proposés par les co-procureurs. Il n’y a que très peu de témoins que j’ai proposés. Et des témoins que nous avions proposés font maintenant partie de la liste des co-procureurs, ils deviennent des témoins à charge plutôt que des témoins à décharge.»
Habile orateur, il glisse que sa contribution vise à rechercher la vérité, garantir l’équité du procès et établir son innocence. Dans le public, les étudiants notent ses propos. «Les témoins que je propose sont des témoins qui me connaissent très bien, qui ont été mes proches et qui savaient très bien que je ne ferais rien. Ils peuvent dire qui j’étais.» Il insiste : entendre ces témoins est fondamental. Il remercie les juges de l’avoir écouté, ses compatriotes et les bonzes assis dans la galerie publique. Un dernier regard vers le public, un salut traditionnel et Khieu Samphan se rassoit.


Une lueur d’espoir
Parmi les Cambodgiens venus à l’audience, certains estiment qu’il joue la carte de la coopération pour atténuer sa peine. D’autres sont moins tranchés. Phalla, 18 ans, assiste pour la quatrième fois à une audience du tribunal. Elle trouve Khieu Samphan éloquent : «Il parle très bien, il parle comme un dirigeant». Ses amies, elles, ont été surprises de voir l’ancien Khmer rouge s’adresser au public. «Nous n’arrivons pas à comprendre pourquoi il a fait beaucoup de mal.» Tout près, Om Rouh, 82 ans, s’emporte : «Khieu Samphan n’a pas fait de mal, c’est un homme bien, ce sont les autres qui l’accusent. Le coupable c’est Ieng Sary le Vietnamien.» Em Oeun, partie civile, est lui convaincu que Khieu Samphan ne joue pas. «Je crois qu’il va dire la vérité.» Elisabeth Simmoneau Fort confirme ce sentiment partagé par les victimes quelle représente : «Toute déclaration qui va dans le sens d’une explication fait plaisir aux parties civiles. C’est un espoir, une porte ouverte qui correspond à leurs attentes.»

La rengaine de frère numéro 2

L’audience à peine entamée, Nuon Chea portant bonnet et lunettes noires demande à quitter le tribunal. Il procède de la sorte depuis l’ouverture du procès lundi 27 juin 2011, provoquant des commentaires choqués, amusés ou étonnés par son autorité naturelle.
«Mon nom est Nuon Chea. Monsieur le président, madame, messieurs les juges, et chers compatriotes,
En raison du fait que l’audience d’aujourd’hui traite des questions portant sur l’affaire Ieng Sary, moi, Nuon Chea, souhaite retourner au centre de détention. Je reviendrai à la salle d’audience pour coopérer de façon active avec le tribunal quand  l’ordre du jour portera sur des questions sur mon affaire.»

Quand les débats juridiques ont besoin de rappels historiques


Ieng Sary, caché par son avocat Michael G.Karnavas. (Anne-Laure Porée)



Le code pénal cambodgien de 1956 était en vigueur quand les Khmers rouges ont pris le pouvoir, il constitue donc une loi de référence pour les crimes qu’ils ont commis.  
Comme l’explique Ang Udom, l’avocat cambodgien de Ieng Sary, le code pénal impose un délai de prescription de dix ans pour ces infractions. Dix ans après les faits il devient donc impossible d’engager des poursuites. L’avocat calcule. Si de tels faits ont été commis entre 1975 et 1979, ils sont prescrits depuis 1989. Conclusion immédiate de la défense : l’action engagée contre Ieng Sary doit être levée.


La défense de Ieng Sary réclame l’égalité devant la loi
Sauf que ce tribunal extraordinaire, qui est justement en train d’écouter la défense de Ieng Sary, a été créé par une loi en 2001, laquelle prolongeait le délai de prescription de ces crimes à vingt ans. «En 2004, ce délai a été modifié, ajoute Ang Udom. Un délai de vingt ans n’était pas suffisant, il y avait un risque qu’il expire avant que les CETC aient traité toutes les affaires prévues. Le délai de prescription est alors passé de vingt à trente ans.» La démonstration de l’avocat est limpide : la loi a été modelée pour juger les anciens dirigeants khmers rouges.

Selon lui, deux problèmes majeurs surviennent alors. «Ieng Sary peut être poursuivi devant les CETC alors que l’auteur de faits similaires ne pourrait pas être poursuivi devant une autre juridiction cambodgienne. Cela porte atteinte au principe de l’égalité devant la loi» plaide Ang Udom. Deuxième principe bafoué : celui de la non rétroactivité de la loi. Normalement, la loi s’applique à partir du moment où elle est adoptée, elle ne s’applique pas sur des faits antérieurs à sa promulgation.


Karnavas et les interférences politiques
Il est des cas où la prescription est suspendue, par exemple quand une enquête est en cours. Michael G.Karnavas, l’avocat international de Ieng Sary en convient. Mais après le procès de 1979, «il n’existe aucun indice qu’il y ait eu quelque instruction ou enquête que ce soit, note-t-il. Il est possible qu’il n’y ait eu aucune volonté politique de le faire. […] Notre position est que le Cambodge avait la capacité d’enquêter s’il le souhaitait. […] Comme pour les dossiers 3 et 4 [les potentiels procès suivants qui font débat en ce moment au Cambodge et dont le gouvernement ne veut pas] il y a pu avoir absence de volonté politique de poursuivre.»
Qu’est-ce qui se joue ici ? La défense est obligée de démontrer que la justice n’a pas fait son travail pour justifier qu’il est trop tard pour poursuivre les accusés. Michael G. Karnavas déclare ainsi que «le système juridique de 1979 à 1991 était opérationnel».


Ieng Sary quitte le prétoire
Les procureurs démontent les arguments de la défense, un par un, avec méthode. Ils offrent en même temps une plongée dans l’histoire du système judiciaire qui rappelle ce que les Cambodgiens ont traversé. Une mise au point salutaire. Ieng Sary n’y assiste pas, il a quitté la salle d’audience juste avant la prise de parole des procureurs pour cause de douleurs au dos.


L’intermède Sa Sovan
L’avocat cambodgien de Khieu Samphan a vingt minutes pour joindre ses arguments à ceux de la défense de Ieng Sary. Il est seul. Son partenaire Jacques Vergès, qui n’a pas dit un mot depuis le début des audiences et a siégé impassible, n’est plus à ses côtés. Sa Sovan se tourne vers le public qui assiste à l’audience. Il lui adresse gestes et regards, il s’agite, il fait rire le public, il se montre volubile sur tout sauf le sujet attendu. «Mon client était l’ancien chef d’Etat. […] Sa fonction à l’époque n’était pas bien différente de celle de monsieur Sarkozy.» Le président du tribunal interrompt le spectacle pour recadrer l’avocat. Sa Sovan souscrit aux arguments de Micheal G.Karnavas. Après 7 minutes d’intervention, il remercie les parties civiles pour leurs efforts, il rend hommage à la mémoire des personnes décédées et déclare : «Je veux que le tribunal s’assure que justice soit rendue.»


Les responsabilités des accusés
Seng Bunkheang, le procureur adjoint, s’applique à reprendre le fil de l’audience. Retour à cette fameuse prescription des crimes relevant du code pénal de 1956. «Le délai de prescription n’est pas encore expiré, assure-t-il. Un délai peut être prolongé s’il existe des motifs raisonnables de le faire.» Parmi ces motifs : un système juridique qui n’a pas été fonctionnel pendant des années ou une situation de guerre. Seng Bunkheang rappelle que «le Parti communiste du Kampuchea [le PCK] a considéré que les juges et les avocats étaient des cibles à exécuter.» Les hommes et les femmes qui faisaient fonctionner le système judiciaire cambodgien ont été dans leur grande majorité éliminés par les Khmers rouges.


Treize années sans action judiciaire possible
Seng Bunkheang décrit dans le détail comment Ieng Sary et Nuon Chea contrôlaient des régions entières du pays qui échappaient au gouvernement cambodgien. «Dans ce contexte de guerre civile, il était impossible qu’une action judiciaire aboutisse. Le système judiciaire n’était pas pleinement indépendant. Par conséquent les enquêtes et instructions concernant le Kampuchea démocratique n’ont pas pu avoir lieu.» Entre 1979 et 1992, le système judiciaire ne fonctionnait pas, selon le bureau des co-procureurs. «La prescription ne court pas contre celui qui est dans l’impossibilité d’agir», cite Vincent de Wild, procureur adjoint.


Les Khmers rouges ont fait table rase du passé
Vincent de Wild décortique également la loi en vigueur sous le régime khmer rouge. La défense prétend que le code pénal de 1956 était en vigueur puisqu’il n’avait pas été abrogé. Vincent de Wild rafraîchit la mémoire de ses adversaires. Les Khmers rouges ont rédigé leur propre décret-loi couvrant tous les types d’infraction. Ils ont fait table rase du passé, le code pénal de 1956, nul part mentionné, est tombé dans l’oubli. Pour le bureau des co-procureurs, ce code est, dans les faits, suspendu. La prescription aussi. Il faut attendre la mise en place d’un nouveau code en novembre 1992 pour réactiver le principe de la prescription, insiste Vincent de Wild. Cette chronologie et les réalités historiques conduisent le bureau des co-procureurs à conclure qu’il n’y a pas d’obstacle légal au jugement de Ieng Sary comme des trois autres accusés pour homicide, torture et persécution religieuse.

Le cas Ieng Sary en débat


L'ancien ministre des Affaires étrangères khmer rouge, Ieng Sary, sort régulièrement du prétoire et invoque des problèmes de santé pour quitter les audiences. (CETC)



Les juges devront donc se prononcer sur la règle non bis in idem stipulant que nul ne peut être poursuivi ou condamné deux fois pour le même crime, sur l’amnistie et sur la grâce royale dont a bénéficié Ieng Sary. Les arguments des avocats de l’ancien ministre des Affaires étrangères khmer rouge ont déjà été entendus et contredits par les procureurs à plusieurs reprises devant les magistrats de la Chambre préliminaire. Mais la défense revient à la charge devant la Chambre de première instance. La partie de ping pong s’est déroulée les 27 juin et 28 juin. Michael G.Karnavas s’est révélé offensif dans le ton mais routinier dans les arguments, les procureurs sérieux et précis dans leurs références aux procédures, les parties civiles, elles, ont contribué à donner l’avantage à l’accusation.

Alors que la cour s’apprête mardi matin à relancer les débats en cours, Nuon Chea l’interrompt. Le vieil homme au bonnet et aux lunettes noires s’impose avec un naturel sidérant, le ton est ferme, l’attitude sans équivoque : Nuon Chea demande à retourner en cellule de détention. «L’ordre du jour ne concerne pas ma situation». Demande accordée.
Michael G.Karnavas reprend alors ses arguments de la veille et de toutes les précédentes audiences pendant lesquelles il a tenté de mettre fin à l’action engagée par le tribunal contre son client.


A propos du procès de 1979
Entre le 15 et le 19 août 1979, un tribunal populaire révolutionnaire jugeait «la clique Pol Pot-Ieng Sary» pour génocide et les condamnait à mort par contumace. C’est à ce procès que la défense se réfère. Pour elle, Ieng Sary a déjà été jugé en 1979 pour les mêmes crimes que ceux dont il est accusé aujourd’hui. «Comme dit l’adage, ‘une rose est une rose’, quel que soit le nom qu’on lui donne.[…] Selon nous ce procès couvrait l’ensemble des chefs d’accusation portés contre Ieng Sary aujourd’hui. Certes des termes différents ont été utilisés mais si on se penche sur les infractions sous-jacentes, et c’est cela qui compte —c’est la substance qui compte et qui prime sur le style— on constate qu’il s’agit de la même chose.» Michael G.Karnavas convient que personne ne souhaiterait subir un procès tel que celui de 1979, lequel ne respectait pas les garanties d’équité, ni les procédures. Cependant, comme personne n’a contesté le jugement, le jugement doit être considéré comme valable, plaide-t-il.
Les procureurs évidemment s’opposent tandis que derrière eux certaines parties civiles s’endorment : «La procédure nationale doit être impartiale et indépendante sinon le ne bis in idem ne s’applique pas.»


La nature du tribunal en question
L’échange d’arguments se déplace sur la nature du tribunal. Pour la défense, le droit cambodgien garantit l’application du principe ne bis in idem. Puisque ce tribunal est cambodgien, la loi cambodgienne doit y être appliquée. Michael G.Karnavas s’échine à démontrer que les Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (CETC) sont tout ce qu’il y a de plus cambodgien : «Quand mon client va à l’hôpital, je ne peux pas le contacter. Pourquoi ? Parce que le centre de détention est administré par le ministère de l’Intérieur. Ce tribunal est un tribunal national pas international et encore moins internationalisé.» Les procureurs, que ces arguments ne surprennent plus, rappellent, références à l’appui, qu’aux CETC le droit cambodgien est appliqué sauf s’il est en contradiction avec le droit international. Puis William Smith ajoute que, justement, selon les Nations unies, il n’y a pas d’amnistie contre les crimes de génocide ni contre les crimes contre l’humanité…


Une page d’histoire
Pour contester l’action contre son client, l’avocat cambodgien Ang Udom décide de rappeler le contexte du procès de 1979 puis de la grâce et de l’amnistie censées empêcher que Ieng Sary soit jugé. Voici ce qu’il retient :
Août 79 : Ieng Sary est jugé et condamné à mort par contumace pour crime de génocide. Le jugement ordonne la confiscation de tous ses biens.
15 juillet 94 : une loi met les Khmers rouges hors-la-loi. Toute appartenance à ce groupe devient illégale. L’objectif : tenter de mettre fin à la guerre et de lancer un processus de réconciliation nationale.
Septembre 96 : Ieng Sary et le gouvernement royal négocient la réhabilitation de Ieng Sary. Celui-ci déclare qu’il ne rejoindra pas le gouvernement du Cambodge à moins qu’il reçoive une immunité de poursuites pour n’importe quel acte allégué. «C’était une condition non négociable» insiste Ang Udom. Puis les deux Premier ministres ont demandé au roi Norodom Sihanouk d’accorder une grâce et une amnistie à Ieng Sary.


Les circonstances de l’amnistie
Ang Udom interprète ensuite à sa manière : «Le geste de Ieng Sary a été utile pour la paix et la réconciliation nationale». Plus tard Et Michael G.Karnavas insiste : «Sans la réintégration de M.Ieng Sary, la guerre civile au Cambodge aurait continué de plein fouet et pourrait encore durer aujourd’hui. Ce qui aurait amené beaucoup plus de morts.». Ang Udom enchaîne : «le roi a accordé la grâce et l’amnistie à condition que les deux tiers de l’Assemblée nationale appuient cette mesure», «la population soutenait l’amnistie et la grâce royale».
Hors du prétoire, des Cambodgiens ayant vécu cette période contestent la popularité d’une telle mesure. Olivier Bahougne, avocat des parties civiles, livre une interprétation des faits bien différente. Il rappelle combien les Khmers rouges ont été un obstacle à la paix, générant «des centaines de milliers de victimes et de réfugiés», boycottant les élections de 1993, attaquant les Nations unies. Il rappelle que la loi qui met les Khmers rouges hors-la-loi survient après que Khieu Samphan ait refusé un cessez-le-feu préalable à des négociations. Selon lui, Ieng Sary «a profité de la faiblesse de son peuple», il a «marchandé sa grâce», «arraché» son amnistie. Quant à l’Assemblée nationale, elle n’a pas voté la grâce royale et l’amnistie de manière constitutionnelle, les votants avaient été sollicités lors de consultations privées.
Olivier Bahougne conclut : «Il est évident que dans une atmosphère de sérénité, d’absence de menace, d’absence de prise d’otage, jamais ce décret de grâce n’aurait été accordé. La cour devra donc apprécier cet élément qui permet finalement de considérer ce décret de grâce comme nul. Dans le cas contraire, cela confirmerait que les terroristes peuvent obtenir par tous moyens, notamment la violence et la séquestration, absolution de leurs crimes.»

Le décret d’amnistie promulgué en septembre 1996 donnait six mois aux soldats khmers rouges pour se rendre et intégrer l’armée nationale. Pour la défense de Ieng Sary, ce décret est on ne peut plus légal. Pour le bureau des procureurs, il est limité dans sa portée et sa validité. «Les CETC ont obligation de ne pas confirmer une amnistie soustrayant Ieng Sary à être traduit en justice pour ses crimes», conclut William Smith.


La voix des parties civiles
Les parties civiles s’engouffrent dans la brèche de cette intervention côté procureur. Martine Jacquin, d’Avocats sans frontières (ASF) cite une déclaration de Ieng Sary à Jean-François Tain sur les ondes de Radio France Internationale : «Rappelez-vous que le tribunal révolutionnaire de 1979 qui m’avait condamné à mort, n’est pas légitime car c’était un tribunal organisé sous l’occupation vietnamienne. Inutile de faire marche arrière, je ne suis pas coupable.» Mok Sovannary, avocate cambodgienne des parties civiles, insiste : le procès de 1979 n’était pas équitable, le droit des victimes n’a donc pas été respecté. «Les victimes ont besoin des CETC pour regagner leurs droits et leur dignité», explique-t-elle avant de demander aux magistrats de tenir compte des besoins et des attentes des victimes. Les deux femmes évoquent le procès Touvier en France pour démontrer qu’un homme poursuivi après la guerre, puis grâcié par le président Pompidou, avait finalement été en procès. «La justice ne peut réparer l’irréparable, mais elle peut aboutir à une vérité, à une reconnaissance des faits, […] ouvrir la voie à un travail de deuil», estime Martine Jacquin.

Mardi 28 juin, Michael G.Karnavas s’inscrit en désaccord et rabroue les parties civiles. Ce n’est pas le moment pour elles de faire part de leur colère. Quant à leur recherche de vérité… « La vérité historique ne sera jamais révélée dans un tribunal parce que les tribunaux n’ont pas pour vocation d’établir la vérité historique.» L’avocat, en orateur habile, minimise les enjeux : les victimes disent que la vérité pourrait ne pas émerger et qu’alors elles se sentiraient flouées. «En fait nous parlons d’une seule personne, rappelle Michael G.Karnavas. L’amnistie n’empêche pas de juger les autres dirigeants.»

Les accusés donnent le ton de leur participation







Nuon Chea, dit frère numéro 2 sous les Khmers rouges, portait un bonnet pour se protéger contre le froid de la climatisation et ses habituelles lunettes noires. (Anne-Laure Porée)






Nuon Chea quitte le tribunal
Le numéro 2 de la hiérarchie khmère rouge après Pol Pot, Nuon Chea, a 84 ans. Il peine à se lever pour demander la parole. Mais le ton de sa voix est ferme, et son propos autoritaire. «Je ne suis pas satisfait de la tenue de cette audience. Je demande à mes avocats d’expliquer pourquoi.» Le président refuse l’intervention mais Michiel Pestman est un avocat tenace, il ne tarde pas à revenir à la charge pour faire passer le message de son client. La défense de Nuon Chea met en cause l’instruction «si inéquitable et si préjudiciable au droit de Nuon Chea que nous sommes d’avis qu’il faut mettre fin à la procédure». L’équipe a également demandé que plus de 300 témoins comparaissent sur le contexte historique et l’instruction, dans le cadre d’un d’un débat public. Or durant ces quatre journées d’audiences techniques, les exceptions préliminaires de la défense de Nuon Chea ne sont pas au programme. «Le temps est venu pour un peu de transparence et pas seulement pour des enveloppes scellées, déclare Michiel Pestman. […] Mon client ne veut plus donner le privilège de sa présence à moins que ses exceptions et les témoins qu’il a proposés soient mis à l’ordre du jour. »


Le refrain de l’obstruction politique
Au passage, l’avocat accuse le gouvernement cambodgien d’obstruction dans le dossier de Nuon Chea, en particulier à propos de «sept témoins capitaux». «Ces témoins étaient tous des leaders de la zone Est où, aux dires du procureur, des crimes atroces ont été commis, mais ces témoins n’ont pas été entendus car le gouvernement de ce pays a refusé de coopérer.[…] Les gouvernements ne doivent pas dire aux juges quoi faire.» Michiel Pestman dénonce également l’absence d’enquête sur les bombardements américains et «le rôle douteux joué par le Vietnam pendant et après les Khmers rouges», dont il sait pourtant qu’ils sont hors du mandat du tribunal. Et l’avocat d’ajouter une pique supplémentaire contre le gouvernement cambodgien : «En 1979, Pol Pot et Ieng Sary ont été reconnus coupables de génocide après un procès qui avait été contrôlé et imaginé par les Vietnamiens. Depuis 1979, il y a eu peu de changements… […] Un procès correct n’est pas simplement une note de bas de page dans un livre d’histoire écrit par les Vietnamiens.  Nous voulons une discussion sur l’instruction, sur les fondements du procès, sur les témoins, sur ce qui compte.»







Khieu Samphan a été chef de l'Etat du Kampuchea démocratique. (Anne-Laure Porée)







Khieu Samphan veut savoir qui a tué tous ces gens

Le président de la cour prévient qu’une autre intervention de ce type ne sera pas autorisée. Cependant Nuon Chea quitte le prétoire, avec son bonnet et ses lunettes noires. Aucune image n’en atteste : comme il n’est plus au micro aucune caméra ne le suit. Inutile de protester contre ces règles de filmage, ce sont les règles. «Que voulez-vous ? s’énerve Lars Olsen, porte-parole du tribunal. Vous voulez qu’ils soient filmés comme à Nuremberg ? Vous voulez qu’ils soient filmés comme dans un zoo ?» Le président de la cour a dit qu’il autorisait Nuon Chea à sortir donc Nuon Chea est sorti. Il est 10 heures. Ils ne sont plus que trois face aux juges.







Ieng Thirith, ex-ministre khmère rouge de l'Action sociale. (Anne-Laure Porée)







A 11 heures, Ieng Thirith sort à son tour de la salle d’audience. Elle regagne sa cellule pour raison de santé. C’est là qu’elle suivra les audiences.

A 11h10, l’avocat cambodgien de Khieu Samphan tente à son tour d’exfiltrer son client de la cour, en changeant le genre du discours. «Mon client souhaite la manifestation de la vérité. […] Lui aussi veut participer à la manifestation de la vérité, savoir qui a tué tous ces gens.» Sa Sovan reconnaît que Khieu Samphan est l’accusé qui affiche le meilleur état de santé. Néanmoins, Khieu Samphan est «épuisé», assure-t-il. «Mon client souhaite quitter temporairement la cour mais il reviendra pour coopérer.»


La présence des accusés en débat
Le président de la cour indique alors : «Nous reconnaissons que les accusés, qui sont d’un âge avancé, ont le droit de quitter le prétoire. Ils n’ont pas besoin de demander la permission pour ce faire.» La souplesse du président se révèle de courte durée. Au retour du déjeuner, il recadre. Les accusés doivent être présents pendant leur procès, sauf état de santé problématique. «Mon client préférerait économiser ses forces pour demain», plaide Sa Sovan. En vain. Les juges refusent qu’ils sortent. En mettant au clair les règles en vigueur au tribunal, le juge Jean-Marc Lavergne rappelle opportunément que Khieu Samphan a refusé toute expertise médicale parce qu’il se portait très bien.


4-3 = Khieu Samphan





Ieng Sary, ancien ministre des Affaires étrangères, qui a rappelé les Cambodgiens de l'étranger à revenir servir le régime khmer rouge. Un retour qui a conduit la majorité d'entre eux à la mort. (Anne-Laure Porée




Michael G.Karnavas, avocat de l’ancien ministre des Affaires étrangères khmer rouge Ieng Sary, argumente à son tour. Un accusé peut renoncer à son droit d’être présent, comme ce fut plusieurs fois le cas au Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY). Selon l’avocat, ce droit ne devrait pas lui être refusé. «Si un accusé souhaite ne pas être présent, il s’agit d’une décision personnelle de l’accusé». Le procureur Andrew Cayley entre dans la joute, Micheal G.Karnavas s’impatiente. L’avocate Elisabeth Simonneau-Fort, rappelle au nom de toutes les parties civiles, que ces dernières attendent la présence des accusés et que leur présence traduit une forme de respect envers les victimes.
Finalement, Ieng Sary est autorisé à regagner sa cellule. Khieu Samphan reste le seul des quatre à la cour, à écouter les débats juridiques sur le cas Ieng Sary.


«Déconcertées et en colère»
A la sortie du tribunal, Elisabeth Simmoneau-Fort résume ainsi le sentiment des parties civiles : «déconcertées et en colère». «Les parties civiles sont interloquées par les arguments très juridiques soulevés par la défense et difficiles à comprendre. Elles sont le sentiment que ces exceptions préliminaires sont inutiles et détournent des vrais problèmes. Devant le comportement des accusés, elles ont l’impression qu’ils essayent d’éviter le procès et les débats de fond. Or elles attendent des explications. Mais elles sont satisfaites que le cas numéro 2 commence.»


Le public trouve son intérêt
Comme d’habitude, le public a assisté en nombre à cette audience. Malgré des débats parfois soporifiques ou difficiles d’accès, 600 personnes ont rempli le tribunal ce lundi 27 juin. Parmi elles, Yin Nean, un homme de 51 ans qui travaille aux archives du musée de Toul Sleng. Il vient pour la 3e ou la 4e fois au tribunal voir les accusés en chair et en os. «Depuis ce matin, je vois les accusés qui réclament ci, qui réclament ça mais pas les victimes. Les accusés ont beaucoup de droits. J’attends de voir si ils reconnaissent leurs erreurs, j’attends de voir s’ils sont responsables ou non, j’attends que justice soit rendue.» Au milieu d’une bande d’étudiants en 2e année de droit, Sann Socheat, 23 ans, explique sa satisfaction au terme de cette première journée d’audience : «J’avais vu des audiences à la télévision, je voulais me rendre compte par moi-même. Pour moi qui étudie le droit c’est une expérience extraordinaire. Par ailleurs, quand ma grand-mère me raconte le régime khmer rouge, ça me bouleverse, je n’ai pas envie d’entendre. Mon grand-père est mort à l’époque. Alors je suis aussi venu pour eux.»


Demain : Focus sur le cas Ieng Sary

Ouverture du procès numéro 2


200 étudiants sont venus assister à la première audience du procès contre Khieu Samphan, Nuon Chea, Ieng Sary et Ieng Thirith. (Anne-Laure Porée)



Ils sont là tous les quatre, assis derrière leurs avocats : Khieu Samphan, ancien chef de l’Etat du Kampuchea démocratique, Nuon Chea, ancien bras droit de Pol Pot et pilier de l’appareil sécuritaire, Ieng Sary, ex-ministre des Affaires étrangères et sa femme Ieng Thirith, ex-ministre de l’Action sociale. Ils comparaissent pour génocide commis à l’encontre des Cham (population musulmane du Cambodge) et des Vietnamiens, ils devront répondre également de crimes contre l’humanité et violations graves des conventions de Genève.


Nuremberg à Phnom Penh

Pour le procureur international Andrew Cayley, ce procès, qui concerne plusieurs dirigeants en même temps, sera le plus important et le plus complexe depuis Nuremberg. «Le défi sera de tout faire pour qu’il soit rapide et qu’il satisfasse les victimes et leurs familles. Et le peuple cambodgien. Cette cour va soulever la question des circonstances de la mort de plus d’1,8 million de personnes. Une des pires catastrophes humaines du XXe siècle.»

La complexité du cas tient, selon le bureau du co-procureur, au nombre de crimes, à leur durée, au nombre de victimes, au nombre de témoins, à la quantité de preuves… A travers le jugement de ces dirigeants, l’idéologie du régime (qui a conduit à la déportation de population, à la famine, à la destruction de classe, aux exécutions massives, au travail et aux mariages forcés…) devrait être au cœur des débats… à partir de septembre. Car les audiences sur le fond ne débuteront pas avant la rentrée.


3 850 parties civiles

Dans ce procès d’envergure, les victimes sont représentées par 3 850 parties civiles, une première dans l’histoire de la justice pénale internationale. 1 747 dossiers avaient pourtant  été déboutés par le bureau des juges d’instruction mais la Chambre préliminaire a annoncé la réintégration de 1 728 personnes dans la procédure à deux jours de l’ouverture du procès. Le nombre de parties civiles démontre leur besoin de justice et prouve une certaine confiance dans le processus judiciaire. «A travers elles, c’est tout un pays qui va parler», note un observateur du tribunal. «Beaucoup de Cambodgiens ne disent pas ce qu’ils ont vécu. La voix des parties civiles et la qualité des témoignages est essentielle, elles doivent être écoutées pour reconstituer l’histoire commune car il n’y a rien à attendre du côté des accusés.»

De la même manière que le procès de Duch avait poussé à l’inscription d’un chapitre d’histoire sur le régime khmer rouge dans les programmes scolaires et libéré, au sein des familles, une parole contenue pendant plus de trente ans, le procès de ces dirigeants, beaucoup plus connus que Duch, devrait creuser le même sillon.

« En me voyant sur cette photo, je n’arrive pas à croire que je suis encore vivante »




Sur les panneaux du musée de Toul Sleng, Mom Kim Sèn a retrouvé sa propre photo ainsi que celle de sa sœur et de sa mère. (Anne-Laure Porée)



Trente-quatre ans plus tard l’incompréhension se lit encore dans le regard de Sèn. «On nous a rassemblés, on nous a accusés d’être des traîtres. Ma sœur et ma mère ont été arrêtées avec moi.» Le groupe est conduit à S24, l’annexe la moins connue de S21. Elle décrit le régime du travail forcé, de la faim qui tenaille, les nuits enfermée dans un dortoir avec les autres. «Pieds contre pieds, dos contre dos, on ne pouvait plus bouger.» Pendant presque deux ans. Spontanément, elle raconte deux épreuves qui furent ses victoires, comme un sursis gagné après un arrêt de mort. «Un soir ils m’ont réveillée, j’ai reçu l’ordre de trouver dix sangsues pendant la nuit. Je les ai ramenées, j’ai pu reprendre le repiquage du riz. Une autre fois, ils m’ont demandée de fabriquer une corde à partir de feuilles de palmier. J’avais trois jours pour produire 100 m de corde si je voulais rester en vie.»


Le conseil des voisins
Pour Sèn, 61 ans, les souvenirs sont pénibles mais la découverte de sa photo sur les panneaux du musée de Toul Sleng, au milieu de tous ces morts, est un véritable choc. Les journalistes, venus en masse rencontrer l’ancienne prisonnière de S24, lui demandent de pointer du doigt sa photo. Elle s’exécute, l’émotion déborde. Elle tente en vain de retenir ses larmes. «A chaque visite je pleure. En me voyant sur cette photo, je n’arrive pas à croire que je suis encore vivante.» C’est la deuxième fois qu’elle vient au musée, qu’elle traverse ses salles, qu’elle croise ces regards fantômes. Devant sa photo d’identité, elle s’excuse presque de n’être pas aussi maigre que d’autres : «A l’époque j’avais 27 ans, j’avais le corps gonflé par la faim».

Si Sèn se retrouve aujourd’hui sur le site de S21, c’est grâce à ses voisins. «Ils m’ont dit qu’il existait plein de photos au musée de Toul Sleng. Je suis venue chercher des traces de mes proches, disparus sous les Khmers rouges.» La surprise, c’est qu’elle ne trouve trace que des vivantes : la photo de sa mère, Kœut Hen, et celle de sa sœur cadette, Mom Kim Sieng, qui vivent près d’elle dans la province de Kompong Cham.


Trois noms de plus
Pour Dim Sovannarom, qui orchestre les visites au tribunal et à S21, ce témoignage illustre la proximité des CETC et de la population. «Il y a un tribunal en scène et un tribunal en coulisses…», confie-t-il avec fierté. «Le rôle du tribunal est d’informer. Grâce à Mom Kim Sèn, les Cambodgiens se rendent compte qu’après trois décennies, on trouve encore des traces. En général, les personnes sur les photos à S21 ont été tuées sous les Khmers rouges, cette exception mérite d’être mentionnée. C’est une belle histoire qui donne de l’espoir aux Cambodgiens.» Pour la direction du musée, qui va questionner Sèn au calme, voilà des informations précieuses : trois noms de plus parmi des milliers d’inconnus.

Alors que le tribunal ouvre le procès numéro 2 lundi 27 juin, Sèn, comme de nombreux Cambodgiens, n’attend qu’un verdict contre les anciens hauts responsables khmers rouges : la perpétuité.

Appel de Duch, dernier round pour la défense




Kar Savuth plaide la libération de son client mais son collègue plaide les circonstances atténuantes et une peine réduite au deuxième jour. Un air de déjà vu. (Anne-Laure Porée)





Au terme de la première journée d’audience, le visiteur de passage autant que l’habitué du tribunal retient la parole martelée de Kar Savuth, avocat de Duch, ses emportements, son habitude de pointer du doigt, ses documents brandis régulièrement face caméra et ses arguments, répétés et répétés encore. L’audience est retransmise à la télévision. Kar Savuth parle une langue simple que tous les Cambodgiens comprennent, il passe de la réplique autoritaire à la plaisanterie. Il fait ricaner le public, il parle de toute évidence à l’audience cambodgienne plus qu’aux magistrats. Au tribunal il se trouve bien du monde pour commenter sa “mauvaise prestation” mais les villageois venus en nombre assister à l’audience lui portent une oreille attentive.


Les mots choisis de Kar Savuth

En appelant son client Ta Duch (grand-père Duch), Kar Savuth glisse une forme d’affection dans son adresse, comme s’il parlait d’un vieux que tout le monde connaît et respecte au village. Tandis que les sept vrais hauts responsables khmers rouges qui sont ceux à juger, selon Kar Savuth, il en parle comme de sept “kbal” (têtes) et non sept personnes. Ces subtilités de language perceptibles pour n’importe quel Cambodgien sont broyées par le filtre de la traduction.


Un appel qui aurait dû être rejeté

Ainsi Kar Savuth et son collègue Kang Ritheary plaident-ils que Duch n’était pas un haut dirigeant khmer rouge ni un des principaux responsables du régime. Par conséquent les Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (CETC) ne sont pas habilitées à le juger. L’argument n’a rien de nouveau. Surtout il arrive bien tard dans la procédure. Normalement cette question aurait dû être réglée au début du procès. Or quand Robert Petit avait demandé à la défense de clarifier sa position sur la compétence des CETC, la réponse avait été claire : non, les avocats de Duch ne remettaient pas en cause cette compétence. Kar Savuth et son client ont changé d’avis depuis. Malgré l’illégalité de cette requête, soulignée une fois encore par la procureure cambodgienne Chea Leang, la cour écoute la défense. L’appel aurait dû être purement et simplement rejeté. Pourquoi la cour en a-t-elle décidé autrement ?


« Un petit secrétaire qui n’avait pas d’autorité réelle »

Pour argumenter que Duch n’était pas un vrai responsable khmer rouge mais un simple exécutant, Kar Savuth avance des éléments qui auraient dû faire l’objet de contradictions vives et concrètes lesquelles n’auraient pas laissé le moindre doute sur les manipulations de la défense.

Parmi ces arguments, Kar Savuth définit les hauts dirigeants et principaux responsables comme des personnes ayant occupé « un poste considéré comme de rang supérieur. Or en l’espèce, l’accusé occupait de loin des fonctions inférieures ». Plus tard il précisera : « les fonctions d’un petit secrétaire qui n’avait pas d’autorité réelle, qui n’était pas habilité à donner des instructions comme les échelons supérieurs ». « Duch était directeur d’une prison, d’un centre de sécurité. Comment peut-on le considérer comme un des principaux responsables des crimes ? Les hauts dirigeants ce sont ceux qui donnaient des ordres à Duch. […] Certes Duch était un agent exécutant mais il n’entre pas sous la compétence des CETC parce qu’il recevait ses ordres comme les autres directeurs de prison. » Bien sûr Kar Savuth s’empressera de rappeler à plusieurs reprises qu’il y avait 195 autres prisons dans le Kampuchéa démocratique et que Duch est le seul directeur de prison à être poursuivi.

Cité par le journal quotidien anglophone Phnom Penh Post, Terith Chy, à la tête du projet sur la participation des victimes au Centre de documentation du Cambodge (DC-Cam) craignait que « le peuple prenne pour argent comptant ce que dit Kar Savuth, c’est un tel personnage !, mais on sent bien que ce ne sont pas les arguments juridiques qu’attend un juge. »


Contredire Kar Savuth

Pour Kar Savuth, l’activité de S21 dans tout le pays et le rattachement au PCK par le biais de ses rapports aux échelons supérieurs sont des allégations juridiquement infondées. Selon lui Duch n’exerçait pas le contrôle général de S21 et n’a pas donné d’instruction aux interrogateurs. C’est dans ce genre de cas que les arguments concrets sont salvateurs. Quel autre directeur de prison que Duch avait une ligne directe codée avec le ministre de la Défense ? Quelle autre prison se situe à Phnom Penh, si près du pouvoir ? Quel autre centre de détention a élaboré de tels dossiers de renseignements ? Quel directeur de prison pouvait envoyer ses gardes chercher un prisonnier dans une autre province ? Quel autre directeur de prison avait le pouvoir d’arrêter des secrétaires de zone comme Koy Thoun, Ya, Vorn Vet ?

Kar Savuth tente de présenter son client dans une tentaculaire administration pénitentiaire contrôlée par l’Etat, le dépossédant de toute initiative. « Il faut prendre en considération le statut de la personne au sein de l’administration. Ce n’est pas lui qui prenait les décisions, ses actes étaient semblables à ceux des autres directeurs de prison du pays. Il a été  dit que Duch a participé à la mise en place de S21, c’est faux ! Il n’était pas membre du Comité permanent, il lui était impossible de donner son avis. Une telle allégation est tout simplement ridicule. » Pourtant c’est Duch qui a choisi le site du lycée Toul Svay Prey pour y installer définitivement S21. Duch vient de M13, il amène avec lui des hommes de main de M13, Duch instruit, forme les tortionnaires et les gardes. Mais les carnets de note de ces gardes, la photo de Duch enseignant au micro, sans compter les propres récits de l’accusé ne suffisent pas à convaincre Kar Savuth. L’avocat évoque d’ailleurs pendant sa plaidoirie le temps où Duch était « à Omleang », ignorant de ce qui se tramait sur la création de S21, comme si l’accusé cultivait la rizière en bon paysan khmer rouge. Kar Savuth omet volontairement de préciser que son client était alors directeur du sinistre centre de détention M13, ancêtre de S21.

« Duch se présente par certains aspects comme une victime, commente le réalisateur Rithy Panh après l’audience. Quand on parle de la cruauté quotidienne à S21, il charge son ancien adjoint Hor [mort] en déclarant que lui ne s’occupait pas de ça. Quand on parle des décisions importantes, Duch prétend que c’est au-dessus de lui que ça se passe. Or Son Sen est mort, et Nuon Chea, autre supérieur de Duch, n’a pas été appelé comme témoin par la défense pour confirmer son rôle d’exécutant. A S21, Duch n’avait pas besoin de donner des ordres puisqu’il constituait les dossiers des détenus, construisait de fausses preuves. Son crime était sophistiqué. N’est-ce pas là le pire des crimes, parce qu’il nécessite une stratégie perverse de l’esprit. »


Comparer le nombre de morts

Kar Savuth pointe le nombre de morts dans d’autres prisons du pays pour justifier que S21 n’est pas la plus importante prison du pays et que son client n’a pas plus de raison qu’un autre d’être jugé. « Est-ce que parce que moins de gens sont morts à S21 que S21 relève de la compétence des CETC ?, ose l’avocat. S’il y avait eu 120 000 morts alors S21 ne relèverait pas de la compétence des CETC… »

Il poursuit sur le même ton. « Il est indiqué que Duch a réduit en esclavage les prisonniers. Pourquoi n’est-il pas rendu justice aux autres victimes des prisons ? Est-ce que les autres détenus étaient confinés à l’hôtel ? Duch est accusé de violations graves des conventions de Genève. Qu’en est-il des autres prisons ? Elles pratiquaient l’homicide non intentionnel ? N’y avait-il pas de torture dans les autres prisons ? Pas de traitements inhumains ? Pourquoi les CETC n’essayent-elles pas de rendre justice aux victimes des autres prisons ? »

Et puis un dernier coup : « S21 avait pour fonction d’emprisonner les cadres khmers rouges. Si on poursuit le directeur de S21, cela veut dire qu’on essaye de rendre justice aux Khmers rouges. La majorité des détenus avait du sang sur les mains, avant d’être transférés à S21. »

Kar Savuth amalgame, jouant sur le statut de S21 qui servait à purger les rangs du parti. Cependant tous les Khmers rouges n’avaient pas du sang sur les mains ? Et les enfants des Khmers rouges assassinés à S21 ? Et les Cambodgiens rappelés pour servir le pays ? Et les civils comme Vann Nath ? Et les étrangers ? Chum Mey et Bou Meng avaient-ils du sang sur les mains ?


Juger Duch serait hors-la-loi

La défense a recours aux accords de Paris, et à l’amnistie accordée aux anciens soldats et cadres khmers rouges pour prétendre à l’illégalité du jugement de Duch. « Vingt pays ont signé les accords du 23 octobre 1991. Les CETC doivent respecter ces dispositions. […] Quand il y a eu conflit entre la Thaïlande et le Cambodge à la frontière, il y a eu un appel à la communauté internationale pour forcer la Thaïlande à respecter la loi. Quand la Thaïlande ne respecte pas les dispositions convenues, elle se met hors légalité. Je ne crois pas que les CETC souhaitent suivre l’exemple de la Thaïlande. La défense réitérera également plusieurs fois cet argument que « durant le régime khmer rouge, c’était la ligne du parti qui remplaçait la loi, et puisqu’il n’y avait pas de loi, il n’y avait pas de crimes, ainsi Duch n’a pas violé la loi sur les conventions de Genève. »


Un témoin explose

Pendant que Kar Savuth continue à défendre son client avec le ton saccadé qu’on lui connaît, hors de la salle d’audience, loin de cette bulle confinée où les hommes de loi échangent leurs arguments juridiques, un homme explose. Il ne sait plus contenir la rage subite qui l’envahit. « Quel genre de tribunal c’est ? » Il se débat pour échapper au service d’ordre. Et crie encore, incontrôlable : « A l’époque j’ai beaucoup souffert ! Ca fait trente ans que dure cette souffrance. J’attends que le tribunal me rende justice ! [Kar Savuth] dit n’importe quoi. Si je le pouvais, je lui arracherais les cheveux et je le frapperais. Il ne me croit pas ?! C’est quoi ce tribunal qui ne me reconnaît pas ? Les Khmers rouges ont frappé ma mère devant moi. C’est vrai ! Et maintenant c’est comme ça que vous le jugez ? » L’homme qui rugit de colère, les yeux rouges brouillés de larmes n’est autre que Norng Chanphal, l’enfant de S21, qui a déposé sa plainte trop tard pour être reconnu comme partie civile mais a été entendu comme témoin. Une fois calmé, Norng Chanphal revient sur les propos de Kar Savuth : « Quand je l’ai entendu dire que Duch n’était pas un haut responsable et qu’il fallait qu’il sorte de prison, je n’ai pas pu me contrôler, je n’ai pas pu arrêter mes pensées. »


Débat sur une conjonction de coordination

Un juge interroge : Faut-il considérer l’expression « hauts dirigeants et principaux responsables » comme disjonctive ou conjonctive ? La question n’est certes pas claire dans sa formulation mais même après avoir été répétée, les avocats de Duch prononcent le même discours en boucle, tel une propagande bien huilée… Au final, Kang Ritheary reconnaîtra que, selon eux, les hauts dirigeants et les principaux responsables, ce sont les mêmes personnes. Ils ne font pas de distinction.

Les procureurs n’auront de cesse de rappeler que Duch a reconnu son rôle et ses responsabilités à S21, dès l’instruction. L’avocate des parties civiles Martine Jacquin aura, elle aussi, rappelé des moments clés du procès qui ne laissent pas de doute sur la responsabilité de l’accusé mais elle lisait tellement vite sa déposition qu’elle était difficile à suivre en français. Qu’est-ce que les Cambodgiens attablés à un café auront entendu comme traduction et qu’auront-ils retenu des contradictions apportées à la défense ?


Les procureurs réclament la perpétuité

Au deuxième jour d’audience, les procureurs ont expliqué pourquoi ils demandaient une peine plus lourde qu’en première instance, à savoir la perpétuité commuée en 45 années de prison pour tenir compte de la détention illégale de Duch dans une prison militaire. L’accusation souhaiterait que certaines charges fassent l’objet de condamnations distinctes comme le viol, la réduction en esclavage… Elle considère le caractère limité voire inexistant des facteurs atténuants et qualifie la coopération de Duch de « sélective et opportuniste ». Selon les co-procureurs, la gravité des crimes n’est pas suffisamment reflétée dans la peine prononcée. Cette dernière ne reflèterait pas l’échelle, la portée et la durée des crimes. Par ailleurs, ils regrettent qu’aucun circonstances aggravantes n’ait été retenu contre Duch (abus de pouvoir, cruauté des crimes…) « Un tribunal ne peut pas réduire une peine sur la seule base de circonstances atténuantes quand la gravité du crime est particulièrement sévère », a déclaré le procureur Andrew Cayley.


La défense ne plaide plus la libération mais 15 ans de prison

Les arguments se sont néanmoins perdus au milieu d’un nombre incalculable de codes, d’articles de loi, de jurisprudences et même d’histogrammes inutiles laissant l’impression que chaque partie moulinait sur ses arguments, engendrant la lassitude. Si bien que lorsque l’avocat de Duch, Kang Ritheary, demande dans la matinée à ce que son client bénéficie des circonstances atténuantes, personne ne relève. « Il aurait pu par exemple recevoir une peine de 15 ans de prison. Je crois que ce serait une peine suffisante vu sa bonne volonté » ajoute-t-il sans susciter la moindre réaction.

Dans l’après-midi, l’avocat reprend soigneusement l’argumentaire de son prédécesseur François Roux avant de proposer de nouveau aux juges d’appliquer une peine de 15 ans de prison à son client. Les juges ne réagissent pas, les procureurs non plus, les avocats des parties civiles non plus. Pourtant la défense vient d’opérer un volte-face sans le moindre souci de cohérence. La veille Kar Savuth demandait la libération de Duch. Mardi 29 mars 2011, elle se retourne. La défense qui ne cesse de dire que les CETC ne sont pas compétentes pour juger Duch, propose elle-même une peine de 15 ans de prison !