Les parties civiles ne digèrent pas le verdict

 


« Si Duch n’est emprisonné que 18 ans, les quatre autres vont être libérés ! C’est ça qui m’inquiète. » (Julien Petit)
« Si Duch n’est emprisonné que 18 ans, les quatre autres vont être libérés ! C’est ça qui m’inquiète. » (Photo Julien Petit)



Seul le président du tribunal prend la parole. Il lit le résumé d’un jugement qui fait 281 pages. Cela lui prend une heure. A 11h13 c’est fini. Il a annoncé à un Duch impassible sa condamnation à 35 ans de prison, une décision prise à la majorité et non à l’unanimité. Le juge français Jean-Marc Lavergne s’inscrit en dissident.


Le calcul de la peine
Le jugement stipule qu’une déduction de 5 ans est appropriée puisque les droits de l’accusé ont été violés pendant sa détention illégale sous l’autorité d’un tribunal militaire du 10 mai 1999 au 30 juillet 2007. Bref, la peine est ramenée à 30 ans. Dans la salle pas de réaction particulière, plutôt un sentiment de confusion. Tout a été très vite. Le verdict a-t-il été bien traduit dans toutes les langues ? Une question surgit immédiatement : combien de temps lui reste-t-il à purger ? Entre la détention illégale par un tribunal militaire et la détention provisoire aux CETC, le cumul équivaut à 11 ans.
Les parties civiles qui souhaitaient la perpétuité oscillent entre déception et désespoir. Mais le vrai choc arrive en coulisses lorsqu’ils comprennent que l’accusé ne fera pas plus de 19 ans de prison ferme. A 67 ans Duch est en pleine forme, les familles des victimes l’imaginent déjà libre. « Dix-huit ans, vous vous rendez compte ! On ne peut pas accepter ça. Impossible, impossible ! », glisse Sunthary Phung. « Ca ne reflète pas la gravité des crimes commis même si la responsabilité de l’accusé a été formellement reconnue » approuve Antonya Tioulong.


Chum Mey monte au créneau
Le plus virulent est sans aucun doute Chum Mey. A 79 ans, ce rescapé de S21 lâche sa colère : « Si Duch sort de prison après dix-huit ans, est-ce que le peuple khmer sera content ? Et les victimes ? Est-ce que le monde sera content ? Je vous demande si le monde sera content ! Beaucoup de gens ont été tués, beaucoup de dollars dépensés mais le criminel est libéré. Est-ce que vous êtes contents ? Moi je ne suis pas content ! Je pleure encore une fois ! J’ai été victime du régime des Khmers rouges et aujourd’hui je suis victime encore une fois. »

Chum Sirath évoque un « simulacre de justice ». Comme nombre de Cambodgiens il compare la peine imposée à Duch aux peines pratiquées dans les tribunaux communs au Cambodge. Un voleur de moto écope couramment de longues années de prisons. Certains ne manquent pas de faire allusion aux peines prononcées contre l’ancien commissaire de la police municipale de Phnom Penh, Heng Pov, qui cumule 58 ans de prison pour six chefs d’inculpation différents. L’homme avait fait des révélations au magazine L’Express sur ce que l’hebdomadaire avait titré « les basses œuvres de Hun Sen ».


Conforme aux normes internationales
Quelques experts en justice pénale internationale estiment la peine « raisonnable », la sentence « équitable ». En conférence de presse, le procureur international (dont le bureau avait pourtant réclamé 40 années de prison incompressibles) déclare qu’il ne voit là aucune victoire de la défense : « C’est un procès, pas un match de foot. Il faut se demander si la justice a été rendue. Vous savez que Kar Savuth a demandé la libération de son client. La décision aujourd’hui est bien loin de ça. Je crois que la population cambodgienne comprendra bien. C’est une décision conforme aux normes internationales de justice. » Ces mots augurent que les procureurs ne feront pas appel de la condamnation. Néanmoins il leur reste 30 jours pour changer d’avis. L’inconvénient pour les parties civiles, c’est qu’elles ne peuvent faire appel sans les procureurs. L’accusé pourrait-il bénéficier d’une grâce ou d’une amnistie en prime ? Non, selon la procureure Chea Leang. Un accusé jugé coupable par les CETC n’y aurait pas droit.


La coopération de l’accusé dénoncée
A la lecture du verdict, certaines parties civiles s’offusquent de la retenue de circonstances atténuantes liées à la coopération de l’accusé dans le travail pour établir la vérité. L’Association Ksem Ksan déclare après l’audience : « La soi-disant coopération de Duch est une tactique manipulatrice puisqu’il n’admettait les faits que lorsqu’il y avait des preuves écrites ». Antonya Tioulong, Sunthary Phung s’accordent à dire qu’elles n’ont en effet rien appris sur le sort de leurs proches. Elles ne sont pas les seules à s’en plaindre. L’avocat Alain Werner tempère : reconnaître la collaboration de Duch c’est aller dans la bonne direction de la justice internationale et c’est ménager un témoin dans le procès numéro 2 qui concerne les plus hauts dirigeants du régime khmer rouge.


Pas de réparation symbolique
Deux autres points du jugement alimentent la colère. D’abord l’absence de réparations. Après avoir rappelé que l’accusé n’était pas solvable, le tribunal s’est en fait déclaré incompétent sur la question. « Les juges ont complètement escamoté le débat de savoir comment les choses pourraient être financées pour ne retenir que les choses immédiatement faisables. Ce n’est pas normal » commente l’avocat Alain Werner. Les familles des victimes souhaitaient un mémorial où seraient inscrits les noms des 12 273 victimes connues, elles n’auront qu’une liste sur le site internet du tribunal ainsi qu’une compilation des excuses de Duch. Autant dire rien. « Je me demande s’ils n’ont pas plaisanté, ironise Chum Sirath. Vous savez combien de personnes ont accès à internet au Cambodge ? 10 000 même pas. Je crois qu’ils se trompent de pays ! C’est se moquer du monde. »


Déboutés du procès au dernier jour
Le deuxième point de contestation concerne le rejet de certains dossiers de parties civiles. Hong Savath, 47 ans, qui a suivi régulièrement les audiences, s’est constituée partie civile pour défendre la mémoire de son oncle, employé à l’ambassade du Japon et incarcéré à S21. Elle a retrouvé sa photo à S21 mais les juges ont estimé le dossier insuffisant et ne l’ont pas finalement pas reconnue comme partie civile. Les avocats sont scandalisés, ils clament combien il est difficile de prouver parfois au Cambodge de simples liens de parenté quand les documents ont disparu ou n’existent pas. « Les pauvres ! Ça fait un an que leur dossier est en souffrance. Le processus d’aller chercher des preuves, des papiers, pour constituer la demande de parties civiles c’est du boulot ! Vous croyez que c’est facile ? Moi, je n’ai même pas une photo de mon père, alors ne parlons pas des certificats de naissance ! Il faut tenir compte de la situation telle qu’elle était dans la période khmère rouge », défend Chum Sirath.

Est-ce que ces 24 dossiers de parties civiles rejetés sur 90 ne sont pas un camouflet imputable aux avocats qui auraient mal préparés les dossiers ? « Non, répond Martine Jacquin d’Avocats sans frontières. On a essayé de compléter au maximum les dossiers sur les liens familiaux. Ces liens sont difficiles à établir au Cambodge. Ca a été un travail de fourmi absolument considérable dans les villages et les familles. Par ailleurs il nous fallait rechercher la présence à S21 d’une trentaine de noms sur des listes de plus de 12 000 personnes en sachant que ces listes sont incomplètes, que le nom varie en orthographe et en traduction occidentale, c’est extrêmement difficile. Donc il y a des dossiers pour lesquels on n’a pas retrouvé le nom sur la liste. »


Inquiétudes pour le cas numéro 2
Les parties civiles, pour la première fois représentées dans un tribunal international, essuient les plâtres. Dans le cas numéro 2, concernant les dirigeants du régime encore en vie (Nuon Chea, Ieng Sary, Khieu Samphan, Ieng Thirith) une nouvelle procédure a été mise en place afin que la reconnaissance des dossiers soient tranchée avant le procès.
Le lendemain du verdict, les psychologues ne chôment auprès de ces déboutés du procès. Non seulement l’approche du jugement avait réactivé, réveillé la mémoire, les souffrances mais le rejet n’est pas compris. « Ils se sentent insultés », confie Judith Strasser, conseillère auprès de TPO pour le Service du développement allemand (Ded). « Ils sont aussi très inquiets pour le cas numéro 2 puisqu’il n’y a pas de traces. » « Nous n’avons même pas de photo », rappellent certains. Quelles preuves, quels documents les juges d’instruction accepteront-ils ?


Tous d’accord sur l’importance du jugement
S’il est un terrain d’accord entre tous, c’est que cette journée restera historique. « Le verdict marque la reconnaissance juridique crédible de la nature criminelle de la politique des Khmers rouges, déclare la procureure cambodgienne Chea Leang. C’est une date historique pour toute la nation cambodgienne. » Le rôle sans précédent des parties civiles est souligné, la valeur dissuasive d’un tel jugement et son apport au système judiciaire cambodgien aussi.

Pour Ou Savrith, partie civile, la reconnaissance des crimes de Duch par le tribunal était «  quelque chose de presque inespéré. A ce niveau-là, nous avons été compris ». « Le verdict qui consiste à dire qu’il est coupable de crimes contre l’humanité, de crimes de guerre. Ces deux chefs d’inculpation, ce n’est pas rien et ça je dirais que c’est quand même une certaine justice envers le peuple cambodgien », reconnaît Chum Sirath. « Ce que je retire, poursuit-il, c’est que le tribunal a réussi à informer sur la période khmère rouge. Je garde aussi du procès le fait que nous puissions faire ne sorte que ceux qui sont morts dans les geôles de Duch ne soient pas morts anonymement. Je crois que c’est également une réussite du procès qu’on ait pu révéler la duplicité et le caractère manipulateur de Duch. »

Pour les avocats, le jugement est très satisfaisant. Alain Werner explique : «  La vérité c’est qu’on est soulagés parce que sur le fond les juges ont reconnu des choses importantes : ils ont reconnu le crime de persécution, ils ont reconnu l’entreprise criminelle commune, ils ont reconnu le fait qu’il y avait des remords limités, que S21 avait été utilisé pour d’autres arrestations… » Martine Jacquin retient elle aussi l’entreprise criminelle commune comme un élément clé du verdict qui a son importance dans le procès numéro 2. Elle souligne la reconnaissance primordiale de la « responsabilité personnelle de l’accusé au titre des actes commis » et le fait que le raisonnement de Duch « responsable mais pas coupable » ait finalement été rejeté par les juges puisque la contrainte politique, physique sur Duch n’a été admise que sur la fin.



Victoire de François Roux ?
François Roux, quant à lui, a préféré rester discret. « Je forme mes vœux pour que ce procès, notamment par la coopération de l’accusé à la Justice, ait apporté un début de réponse au peuple cambodgien sur la tragédie qu’il a vécue », écrit-il. Pour qu’il ait pu apaiser un peu la terrible souffrance des victimes, pour qu’il ait servi à poser la nécessaire question de la désobéissance prônée par Gandhi et Hannah Arendt, et plus encore celle de « l’homme derrière le bourreau », pour qu’il aide Duch à quitter les loups et à revenir parmi les hommes, pour qu’en somme il ait servi la Justice. »

A lecture du verdict, les arguments de l’avocat français de la défense se rappellent à notre souvenir. « Duch bénéficie de la défense de François Roux, estime Martine Jacquin, parce que dans les circonstances atténuantes qui ont été retenues, il est bien évident que le tribunal retient une partie de la défense de François Roux.  Par contre l’appel systématique qui va être fait est lui directement un échec de la défense de François Roux parce que les derniers mots prononcés par la défense de Duch qui étaient une demande de relaxe, c’est un échec de François Roux mais pour moi c’est plus grave c’est un échec de la démarche qu’avait fait Duch. Il n’a pas eu le courage de ses actes par rapport au Cambodge et par rapport à l’histoire. »

Pour Chum Sirath ce n’est pas la victoire de François Roux, c’est la victoire de Duch. « Duch c’est un metteur en scène du dernier jour de son procès. Dans le rôle du policier méchant il prend Kar Savuth et dans le rôle du policier gentil il a pris François Roux et les deux travaillent pour le même metteur en scène. Maintenant il est démontré que Duch a le beurre et l’argent du beurre. »


Duch fera appel
Il n’empêche que l’accusé fera appel de sa condamnation. Son avocat Kar Savuth prévenait par voie de presse avant même le verdict qu’il ferait appel si son client était condamné à une seule journée de prison. La ligne reste la même : Duch n’est pas un haut responsable khmer rouge, il n’est qu’une simple directeur de prison et ce tribunal n’est pas légitime pour le juger.

Chum Mey vit le verdict
comme une double peine


"Je n'accepte pas ça". (image de Guillaume Suon Petit pour Bernard Mangiante)
"Je n'accepte pas ça". (image de Guillaume Suon Petit pour Bernard Mangiante)



« J’ai assisté à 77 jours d’audience. 77 jours ! J’ai tout suivi. J’étais content que le tribunal me donne le droit de faire face à Duch, je suis très content de ça. Vraiment content. Mais pourquoi maintenant le condamner à seulement 18 ans ? Si Duch sort de prison après 18 ans, est-ce que le peuple khmer sera content ? Et les victimes ? Est-ce que le monde sera content ? Je vous demande si le monde sera content ! Beaucoup de gens tués, beaucoup de dollars dépensés mais celui qui a tué est libéré. Est-ce que vous êtes contents ? Moi je ne suis pas content ! Je pleure encore une fois, mes frères et sœurs pleurent aussi ! J’ai déjà été victime du régime des Khmers rouges, aujourd’hui je suis victime encore une fois. Je n’accepte pas ça.
Le problème avec Duch, c’est par exemple quand il parle de pardon. Est-ce que vous l’avez vu le pardon tout à l’heure ? Vous avez vu son comportement tout à l’heure quand il est entré ? [Chum Mey tape dans ses mains, énervé] Les victimes sous le régime du Kampuchéa démocratique, elles étaient plus de 500 dans la salle ! Il n’a pas eu le moindre geste envers eux. Il n’a salué que les juges ! Réfléchissez à ça !
Pendant le procès, il n’a jamais eu le moindre geste envers le peuple. À la pause, il mettait les mains dans ses poches. Et il regardait le peuple. Il reste toujours cruel. Je ne peux pas accepter ça. 18 ou 19 ans de prison, c’est trop peu. S’il n’a que cette peine là, le Cambodge sera-t-il en paix ?
Je veux qu’il soit en prison toute sa vie pour que ça serve de modèle aux générations futures pour qu’elles ne fassent pas la même chose. Ça me suffit 3 ans huit mois vingt jours de Khmers rouges !
Je pourrais vous déclarer que je suis heureux mais je ne le suis pas. Aujourd’hui je pleure et je ris à la fois. Je ne peux pas accepter une telle décision du tribunal. Est-ce que je suis satisfait de ce tribunal ou pas ? Je sais pas encore, laissez-moi réfléchir d’abord. J’ai pleuré deux fois et ça ne s’est pas passé comme je le souhaitais. J’ai l’impression de ne presque plus pouvoir croire en ce tribunal. Si Duch n’est emprisonné que 18 ans, les quatre autres vont être libérés ! C’est ça qui m’inquiète.
Avant je disais que si le tribunal condamnait Duch à perpétuité on pourrait commencer la réconciliation nationale mais maintenant je ne peux pas penser à la  réconciliation. Je ne peux pas. Le monde entier nous a donné de l’argent pour ce tribunal, peut-on accepter un jugement pareil ? 18 ans-19 ans de prison et Duch s’en sort tout pimpant, vous pouvez accepter ça ?
Je crois que je n’ai plus d’espoir de trouver les moyens de continuer. »

L’appel aux disparus


Pendant que les familles des victimes se réunissent autour d'une cérémonie bouddhique, Duch rencontre son pasteur chrétien. (Anne-Laure Porée)
Pendant que les familles des victimes se réunissent autour d'une cérémonie bouddhique, Duch rencontre son pasteur chrétien. (Anne-Laure Porée)



Sous un ciel chargé de pluie, au milieu de l’ancien centre de détention et de torture S21, une centaine de personnes en habit de deuil blanc brûlent des encens et déposent des fleurs de lotus sur une stèle dédiée aux morts sous le régime khmer rouge. Un homme lit une lettre à son proche, exécuté ici il y a trente ans. Une femme s’effondre en larmes, puis une autre. Ils ont le regard abyssal, un air de fantômes, mais ils sont tous là, les 90 qui ont porté plainte contre le directeur de S21, Duch. Celui-ci a reconnu avoir ordonné la mort de plus de 12 000 personnes. C’était il y a trente ans. Aujourd’hui, son procès pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre s’achève. Le verdict est attendu fébrilement par les plaignants. L’enjeu n’est pas seulement la condamnation de l’accusé pour laquelle les procureurs ont requis une peine de 40 ans de prison, il est aussi de savoir qui sera reconnu comme victime. Certains n’en dorment plus.


Au milieu de l’assemblée s’élève la voix de Chum Sirath, vice-président de l’association de victimes Ksem Ksan. « Nous appelons l’âme de nos frères et sœurs bien aimés qui sont morts à Tuol Sleng et Chœung Ek après avoir enduré des atrocités innommables. Revenez s’il vous plaît ! Et écoutez le verdict, dans l’espoir que vous, frères et sœurs bien aimés, vous receviez finalement la justice. » Les bonzes enchaînent les prières face à un parterre de familles concentré et ému.


Après la cérémonie bouddhique, les pronostics vont bon train sur la peine. Les juges ont-ils retenu des circonstances atténuantes parce que Duch a collaboré avec le tribunal et reconnu sa responsabilité ? Comment ont-ils interprété la dernière déclaration de l’accusé demandant sa libération parce qu’il n’était pas un haut responsable khmer rouge ? La rumeur court que Duch ne prendra que vingt ans. « Pour nous, le pire des scénarios, résume Theary Seng, c’est une condamnation qui lui permette de retrouver un jour de liberté dans sa vie. En dessous d’une peine de 30 ans, les réactions des parties civiles risquent d’être explosives. »


Pendant que les familles des victimes font corps, l’accusé se prépare lui aussi. Il reçoit la visite du pasteur américain Christopher LaPel, qui l’a baptisé en l’espace de quinze jours en janvier 1996.


La cérémonie en images



(Anne-Laure Porée)
(Anne-Laure Porée)



(Anne-Laure Porée)
(Anne-Laure Porée)



(Anne-Laure Porée)
(Anne-Laure Porée)



(Anne-Laure Porée)
(Anne-Laure Porée)



(Anne-Laure Porée)
(Anne-Laure Porée)



(Anne-Laure Porée)
(Anne-Laure Porée)



(Anne-Laure Porée)
(Anne-Laure Porée)


Duch révoque son avocat français


Dessin d'enfant réalisé sur le site de l'ancienne prison de Kraing Tha Chan. (Anne-Laure Porée)
Dessin d'enfant réalisé sur le site de l'ancienne prison de Kraing Tha Chan. (Anne-Laure Porée)



La demande de révocation date du 30 juin mais n’a été rendue publique que le 9 juillet. Le camouflet est rude pour François Roux qui défendait là le dernier dossier de sa carrière d’avocat. Le Français se refuse à tout commentaire. Seule certitude, il ne sera pas au verdict du 26 juillet. Son ex-collègue cambodgien Kar Savuth, d’abord silencieux, s’exprime sur le programme en khmer de Radio France internationale quelques jours plus tard et explique que son client veut un avocat chinois. « S’il n’est pas chinois, il ne sera pas d’accord’, déclare-t-il. « La Chine est un pays communiste et le régime de Pol Pot était communiste. » Duch chercherait donc un avocat expert en la matière. Il annonce sa couleur…


Une rupture consommée

Bien sûr personne n’a oublié la rupture de novembre 2009 quand Duch fait volte-face à vingt minutes de la fin des plaidoiries. Alors qu’il avait toujours adhéré à la ligne de défense dessinée par François Roux autour du plaidoyer de culpabilité, il demande sa libération à des magistrats médusés. Malgré ce désaveu, l’avocat français refusait de lâcher son client. Il s’en expliquait le lendemain en estimant que Duch était prisonnier d’enjeux qui le dépassent : « Je ne veux pas qu’il paye le prix de ce qui vient de se passer. La démission pourrait être une stratégie. Mais je suis tellement persuadé que ce qui lui a été suggéré va à l’encontre de ses intérêts que tant qu’il ne m’aura pas dit ‘je ne vous veux plus’, j’essayerai de lui éviter le pire. »


Pourquoi maintenant ?
L’accusé a finalement donné le coup de grâce à son conseil français. Mais pourquoi maintenant ? Un observateur du tribunal remarque que « sept mois après la fin des plaidoiries, c’est tard pour se rendre compte qu’on n’a plus confiance dans son avocat ».  Pour Chum Sirath, partie civile contre Duch, il n’y a qu’une seule explication possible : « Le Khmer rouge, il vous passe la main dans le dos, vous endort par des bonnes paroles, il vous manipule, il se sert de vous jusqu’à la fin et à ce moment-là vous demande la permission très gentiment de donner un coup de pioche sur la nuque en expliquant que c’est pour le bien de la nation et du parti. Duch reste Khmer rouge jusqu’au bout et je crois qu’il le fait pour l’histoire. Quand dans cent ans les jeunes Cambodgiens apprendront l’histoire de la période khmère rouge, Duch voudrait être considéré comme un Saint-Just ou comme un Robespierre. »
Au tribunal, le service des relations publiques minimise l’affaire en faisant référence au classique rejet d’un avocat par son client. Inutile d’y chercher un quelconque message politique.


Une révocation en forme de message politique ?

Des experts pourtant décryptent l’affaire autrement. Première interprétation : cette révocation, c’est-à-dire Duch qui congédie son avocat français, est la métaphore d’un gouvernement cambodgien prêt à lâcher la partie internationale si le tribunal inculpe d’autres personnes. Ne jugez pas au-delà des quatre anciens leaders déjà inculpés, voisins de cellule de Duch. Une position maintes fois affichée par le gouvernement cambodgien. Rappelez-vous les déclarations de Khieu Kanharith à l’adresse des internationaux. En substance : s’ils ne sont pas contents, ils n’ont qu’à partir… Pour Raoul Marc Jennar, « les Cambodgiens veulent régler ça entre eux avec le consentement passif des étrangers. Mais ceux qui s’emploient à transformer ces procès en farce juridique porteront devant l’histoire la responsabilité d’avoir ridiculisé les procès de Phnom Penh. »


Appel en préparation

Deuxième interprétation : cette révocation incarne le rejet par Duch de la stratégie morale et humaniste de François Roux afin de revenir sur le terrain politique du responsable mais pas coupable. Martine Jacquin, avocate des parties civiles, proteste devant cette ligne de défense : « Duch était un acteur très important car il a mis au point le système de la terreur, il a complètement adhéré au régime politique des Khmers rouges. Il était un acteur-clé, pas un petit pion chargé des exécutions. »
Si cette révocation n’a aucun effet sur la procédure (elle ne la ralentit pas), en revanche elle laisse entendre que Duch fera appel de sa condamnation.

« About my father », un pont entre les Cambodgiens et la justice



Sunthary Phung-Guth, entre l'ancien interrogateur Prak Khân (à gauche) et l'ancien chef de gardes Him Houy. Un face-à-face tendu. (DR)
Sunthary Phung-Guth, entre l'ancien interrogateur Prak Khân (à gauche) et l'ancien chef de gardes Him Houy. Un face-à-face tendu. (DR)




« La vérité. Je sais la vérité sur la mort de ma tante. J’ai vu de mes yeux la mort de mon grand-père et de ma grand-tante. Je connais le sort de mon oncle. De toute la lignée. Mais je ne sais rien sur la mort de mon père à Toul Sleng. » Le film « About my father » s’ouvre sur cette confidence de Sunthary Phung-Guth, face caméra. D’emblée il se présente comme un récit sur la quête personnelle et la demande de justice de cette femme qui cherche des réponses pour pouvoir faire le deuil. A travers ce portrait sensible, Guillaume-Suon Petit a cherché à illustrer le parcours long et douloureux des parties civiles qui sont pour la première fois partie prenante dans un tribunal à composante internationale.


Réaction vive aux images de propagande khmère rouge
Sunthary Phung-Guth attend des informations de Duch, ancien directeur khmer rouge de S21, mais aussi des anciens dirigeants comme Ieng Sary que ses parents connaissaient. Elle sera donc partie civile dans le procès numéro 2. En mémoire de son père, Phung Ton, éminent professeur de droit, recteur de l’Université de Phnom Penh, mort à S21 en juillet 1977 après six mois de détention.

Pour réactiver les souvenirs de la période khmère rouge, Guillaume-Suon Petit demande à Sunthary Phung-Guth de décrire l’expulsion de Phnom Penh, photographies d’époque en main. Elle raconte, dans la circulation d’une capitale aujourd’hui bruyante, comment sa famille a quitté la ville sous la surveillance des hommes en noir, comment elle a compris plus tard qu’ils étaient considérés comme des « ennemis ». Des archives de films de propagande khmère rouge tournés sur les grands chantiers de digue ou de construction accompagnés au son par des chants révolutionnaires rappellent la mise en esclavage de la population, à laquelle Sunthary Phung-Guth, alors jeune femme de 19 ans, dut se soumettre. Dans la salle d’audience, le public réagit vivement aux images de propagande, les pointe du doigt et les commentent. Un homme glisse : « ça, c’est la propagande khmère rouge, mais dans la réalité, c’était pas comme ça. »


Tout ramène au père
Fouiller son propre passé conduit Sunthary Phung-Guth à retourner dans la province de Kratié où elle a été envoyée par les Khmers rouges. Elle reconnaît un barrage et la digue de ses cauchemars. Une femme l’accompagne, une ancienne cadre khmère rouge de la région, qui lui révèle les consignes de l’Angkar à l’époque : ils pouvaient faire ce qu’ils voulaient des « 17 Avril », ceux qui venaient de la ville… La pilule est amère pour Sunthary Phung-Guth mais sa propre souffrance passe au second plan. Ce qui la mine n’est pas son vécu à elle mais la disparition de son père.
Dès lors le film se recentre sur Toul Sleng, la découverte de la photo du détenu numéro 17, Phung Ton, par hasard, et les traces qu’il reste de lui aujourd’hui dans les archives de S21. Après une échappée dans la maison familiale où eut lieu le dernier au revoir au père, direction le tribunal.


Le procès de Duch en archives
Les archives du procès numéro 1 présentent un extrait d’audience pendant laquelle Duch, ancien élève de Phung Ton, déclare aux juges qu’il ignorait la présence de son professeur à S21. La seule information qu’il déduit concernant le disparu, c’est que son corps a été enterré au sein du complexe S21, quelque part autour de l’actuel musée du génocide, s’il a bien été assassiné à Phnom Penh. Piètre consolation pour la famille.




Le public a réagi vivement aux images d'archives de la propagende khmère rouge, aux images d'archives montrant les charniers de Chœung Ek après la chute du régime mais aussi aux peintures de Vann Nath, rescapé de S21. (Anne-Laure Porée)
Le public a réagi vivement aux images d'archives de la propagande khmère rouge, aux images d'archives montrant les charniers de Chœung Ek après la chute du régime mais aussi et surtout aux peintures de Vann Nath, rescapé de S21. (Anne-Laure Porée)




Le choc des peintures de Vann Nath
La quête se poursuit. Sunthary Phung-Guth suit la piste indiquée par Duch lui-même dans une lettre qu’il lui a fait transmettre par son avocat Kar Savuth en plein procès, avant même qu’elle ait déposé devant la cour. Décidée à en savoir plus, elle explore cette piste malgré sa défiance à l’égard de l’accusé. Elle rencontre les anciens membres du personnel de S21 que Duch lui indique. Son face-à-face avec Prak Khân, ancien interrogateur, et Him Houy, ancien chef de gardes, constitue un moment fort du film pendant lequel la tension, palpable, ne baisse pas d’un cran. Prak Khân et Him Houy ne révèlent aucun détail sur Phung Ton, ils ne le reconnaissent pas sur les photos qui leur sont présentées. Mais ils racontent comment étaient traités les prisonniers, comment ils étaient torturés.

Leurs mots décrivent l’horreur, comme des couperets. Mais lorsque les peintures du rescapé de S21 Vann Nath illustrent en images les propos des anciens bourreaux, un malaise parcourt la salle comme en ce jour du 29 juin 2010 où il témoignait devant les juges. L’effet de ses tableaux sur le public est saisissant. Par ses représentations, Vann Nath bouleverse les villageois qui lâchent à haute voix leurs commentaires réprobateurs contre les auteurs des crimes. Les enfants arrachés à leur mère par les Khmers rouges, insupportable. Leur massacre, insoutenable. Un « tut tut tut tut tut » résonne. Les images d’archives montrant les fosses de Chœung Ek filmées en 1979 provoquent la même réaction épidermique.


Un documentaire pédagogique
A travers le cas particulier de Sunthary Phung-Guth, à travers son regard, le documentaire aborde nombre de questions essentielles : que peuvent reconstruire les familles sur la disparition de leurs proches ?, qu’est-ce que la mémoire ?, comment la réactiver ?, la justice est-elle utile ?, à quoi sert-elle ?, la réconciliation est-elle possible ?, les bourreaux de S21 avaient-ils le choix ?, Duch est-il sincère ?…

L’attention particulièrement soutenue que le public porte aux propos des anciens Khmers rouges, comme Duch ou Mam Nay (ancien chef d’un groupe d’interrogateurs), prouve à quel point la parole des bourreaux est fondamentale pour comprendre ce qui s’est passé. Cependant le documentaire prend soin de toujours contrer cette parole par un regard critique, celui d’une victime directe comme Vann Nath, ou celui de Sunthary Phung-Guth. Cette répartie sonne comme un avertissement au spectateur : il ne faut jamais se contenter du point de vue khmer rouge.


« L’histoire de cette femme, c’est mon histoire »
Hors de la salle d’audience, après la projection du film, j’engage la conversation avec un groupe de femmes de Svay Rieng. Je me demande dans quelle mesure elles adhèrent à la quête de Sunthary Phung-Guth, une femme de la ville, avec un haut niveau d’éducation, qui parle français… Yeay Meth, qui ne paraît pas ses plus de 60 ans, coupe court à mes a priori : « L’histoire de cette femme, c’est mon histoire. Moi aussi je cherche mes parents disparus. Ce matin, lorsque nous avons visité S21, j’ai cherché leur photo sur les panneaux de Toul Sleng. Je ne les ai pas trouvés. »

Dans la foulée, Yeay Meth et ses amies racontent ce qu’elles ont vécu sous les Khmers rouges. Elles miment des scènes auxquelles elles ont assisté, l’autorité hargneuse des soldats de l’Angkar, l’absence de pitié et les morts. Restées sous le choc des peintures de Vann Nath, elles en viennent à décrire leurs angoisses du quotidien. Elles évoquent en particulier les attouchements dont elles étaient l’objet. Cette effusion de souvenirs indique que le film atteint un de ses objectifs : libérer la parole sur le passé khmer rouge. Distribuant du bétel à ses amies, Yeay Meth devient intarissable. Autour d’elle, discrètement, des villageoises plus jeunes approchent leur chaise et tendent l’oreille au récit animé de leur aînée.


Filiation assumée avec Rithy Panh
« About my father » s’inscrit dans le sillon du film de Rithy Panh « S21 la machine de mort khmère rouge ». Beaucoup de protagonistes en commun, même lieu, même sujet, parfois mêmes méthodes. La filiation est revendiquée : « Sunthary Phung-Guth m’avait confié avoir entamé ses recherches et constitué un dossier sur son père après avoir vu ‘S21’, explique Rithy Panh. Je vois le film de Guillaume-Suon comme une prolongation, sur un autre plan, du travail entamé dans ‘S21’. Il a travaillé presque un an en parallèle du procès, il s’est plongé dans l’histoire de son pays et dans celle de Sunthary. Qu’un jeune cinéaste cambodgien porte ce projet avec une équipe cambodgienne de sa génération, cela signifie pour moi un chose essentielle : une transmission est en cours. »

Guillaume-Suon Petit assume lui aussi la filiation : « C’est mon premier documentaire. Je me suis nourri de l’expérience de Rithy Panh et de celle de son équipe. Sur un tel sujet, on se réfère, parfois sans le vouloir, à celui qui fait le mieux les choses. Par exemple, la séquence qui réunit Sunthary avec Prak Khân et Him Houy à S21 n’était pas celle prévue au départ. Mais quand je filmais ces protagonistes individuellement, chez eux, ça ne marchait pas. Quand ils sont ensemble à S21, face à Sunthary, cela n’a plus rien à voir. J’ai tenté mes propres expériences avant de revenir à cette technique, qui résulte d’années de travail de Rithy Panh. J’aurais été idiot de ne pas m’en inspirer. » Dans le dialogue instauré avec son aîné, Guillaume-Suon Petit s’est toujours senti totalement libre sur la forme et sur la façon de traiter le fond. « La présence de Rithy Panh s’est surtout manifestée sur les questions d’éthique et la vérification des informations », confie-t-il.


Sélectionné au Fipa
« About my father », réalisé avec le soutien de la fondation Soros, du Centre de ressources audiovisuelles Bophana et Bophana production est le premier film cambodgien sélectionné par le Fipa, le Festival international de programmes audiovisuels. Il sera en compétition à Biarritz, en France, dans la section « documentaires de création » laquelle se déroule du 26 au 31 janvier.



Pour info : Le Centre Bophana organise une projection spéciale le samedi 30 janvier à 18 h 30 qui sera précédée par le court-métrage « Testimonal therapy, a path towards justice and healing ». Coproduit avec Bophana Production et Transcultural Psychosocial Organisation (TPO), avec le soutien du Rehabilitation and Research Centre for Torture Victims (RCT), ce film de 14′ (à l’initiative de Judith Strasser de TPO) montre une approche novatrice pour la guérison des traumatismes : les survivants du régime khmer rouge reconstituent leurs souvenirs traumatiques et les convertissent en un témoignage qui est prononcé au cours d’une cérémonie bouddhiste. Cette pratique permet aux survivants de retrouver leur dignité et d’apaiser les esprits des morts.

Plus que deux semaines pour devenir partie civile contre les ex-dirigeants khmers rouges



Au musée Toul Sleng, les anciens bustes à l'effigie de Pol Pot ont été placés derrière des grilles parce qu'ils étaient dégradés par les visiteurs. A côté : les barres auxquelles étaient attachés les détenus, symbole de l'oppression khmère rouge. (Anne-Laure Porée)
Au musée Toul Sleng, les anciens bustes à l'effigie de Pol Pot ont été placés derrière des grilles parce qu'ils étaient dégradés par les visiteurs. A côté : les barres auxquelles étaient attachés les détenus, symbole de l'oppression khmère rouge. (Anne-Laure Porée)




Voilà deux ans et demi que le bureau des juges d’instruction planche sur le cas des ex-dirigeants khmers rouges sur la base d’un texte rédigé par les co-procureurs, le réquisitoire introductif, qui leur a été remis le 18 juillet 2007. Le contenu reste confidentiel puisqu’il comporte des éléments de preuve. Mais en substance, les co-procureurs accusent l’ancien bras droit de Pol Pot, Nuon Chea, l’ancien chef de l’Etat, Khieu Samphan, l’ancien ministre des Affaires étrangères, Ieng Sary, l’ancienne ministre des Affaires sociales, Ieng Thirith et l’ancien directeur de S21, Duch, d’avoir commis des crimes graves entre le 7 avril 1975 et le 6 janvier 1979.


Inculpations de génocide
Les charges qui pèsent contre eux ont été rendues publiques au fil de l’instruction. D’abord lors de leur placement en détention provisoire (pour quatre d’entre eux à l’automne 2007), il a été annoncé qu’ils étaient inculpés de crimes contre l’humanité (meurtre, extermination, emprisonnement, persécution et autres actes inhumains) et violations graves des Conventions de Genève de 1949. Plus récemment, en décembre 2009, Nuon Chea, Ieng Sary, Khieu Samphan et Ieng Thirith ont été inculpés de génocide commis à l’encontre des Vietnamiens et des Chams (qui sont des Cambodgiens musulmans pratiquant leur propre langue en plus du khmer). Duch, lui, n’est pas accusé de génocide.


Aucune certitude avant l’ordonnance de clôture
Est-ce que toutes ces charges seront retenues contre les anciens leaders khmers rouges ? Seront-ils tous poursuivis ? La question turlupine puisque jusqu’ici Duch reste dans le collimateur de la justice malgré 73 journées d’audience passées devant la Chambre de première instance et cinq journées de plaidoiries des parties. Le verdict concernant ses crimes et responsabilités à S21 conclura le procès numéro 1. Mais il faudra attendre l’ordonnance de clôture du dossier numéro 2 pour savoir s’il sera poursuivi de nouveau, sur des motifs différents du premier procès.
Cette ordonnance est l’étape-clé qui ouvre vers le procès des plus hauts responsables khmers rouges. Normalement… A moins que les co-procureurs n’objectent comme ils l’ont fait dans le cas de Duch, retardant le procès numéro 1 de six mois parce qu’ils voulaient que l’entreprise criminelle commune figure au rang des charges contre l’ex-chef de S21.


Requêtes et délais
Sachant qu’il leur est impossible d’être exhaustifs, les juges d’instruction estiment qu’ils ont, à ce jour, suffisamment d’éléments pour décider qu’un procès est nécessaire. D’où la fin des enquêtes. Mais il faut compter sur des équipes de défense tenaces pour multiplier les demandes de compléments d’enquête. Les avocats des parties civiles et les procureurs peuvent aussi soumettre leurs propres requêtes. Tous ont 30 jours pour se manifester. Après quoi les juges d’instruction acceptent ou refusent de procéder à ces enquêtes complémentaires, et justifient par écrit leur décision. Si les parties ne sont pas d’accord avec cette décision, elles peuvent faire appel auprès de la Chambre préliminaire, qui tranchera.


Un procès à l’horizon 2011 ?
Dans le cas où les juges d’instruction se lanceraient dans des enquêtes complémentaires, ils devraient de nouveau procéder à la même notification que le 14 janvier. Alors un délai de quinze jours permettrait encore aux différentes parties de contester ce complément d’enquête et seulement ce complément d’enquête. Dans le meilleur des cas, s’il n’y a pas d’obstacles, l’ordonnance de clôture pourrait être rendue en septembre. Au plus tôt, le procès numéro 2 débutera fin 2010.
Cependant le cas de Duch a réservé suffisamment de surprises pour que nombre d’observateurs ne croient pas à la tenue du procès numéro 2 avant début ou mi-2011.


Libérés avant leur procès ?
Les anciens dirigeants khmers rouges, âgés de 77 à 84 ans, tiendront-ils jusque-là ? La question est régulièrement posée en conférence de presse. Une fois encore, sur un ton rassurant, Reach Sambath, chef des relations publiques du tribunal, a expliqué jeudi 14 janvier que les détenus étaient en bonne santé et qu’ils bénéficiaient de contrôles médicaux réguliers. Hormis ces questions de santé, pour l’instant, celle de leur libération n’a pas encore été soulevée. Et pourtant… Le 19 septembre 2010, Nuon Chea atteindra la fin du délai légal de sa détention provisoire. Il devrait donc être libéré. Le 14 novembre 2010 sera la date butoir pour Ieng Sary et Ieng Thirith, puis le 19 novembre 2010 pour Khieu Samphan.


3 494 candidats partie civile
Chaque partie joue sa course contre la montre. Ceux qui ont désormais le timing le plus serré sont ceux qui veulent participer au procès en qualité de partie civile. Il leur reste deux semaines pour remplir le formulaire du tribunal et présenter les documents de base requis du type pièce d’identité. A la date du 31 décembre, 3 494 personnes ont demandé à se constituer partie civile dans le procès numéro 2. Dans le procès numéro 1, elles étaient 94. Certaines furent retoquées par la défense, et se sont retirées dans les dernières semaines du procès, faute de dossier complet ou cohérent. Sur ces 94 personnes, 55 se constituent partie civile aussi dans le cas numéro 2. A l’heure actuelle les plus grands nombres de parties civiles viennent des provinces de Kampot (ils sont 516), Kandal (338), Kompong Cham (387), Kompong Speu (306), Pursat (238) et Siem Reap (223).


Être plaignant sans être partie civile
Dans certaines provinces, le nombre de plaignants, c’est-à-dire des personnes qui ne se constituent pas partie civile mais s’estiment victimes du régime khmer rouge et livrent des informations au tribunal, dépasse de loin le nombre de constitutions de partie civile. Dans la province de Kompong Thom ils sont 614 plaignants à côté des 96 dossiers de partie civile. Dans la province de Kratié, ils sont aussi beaucoup plus nombreux : 397 plaignants pour 102 dossiers de partie civile. Dans la province de Takéo : 224 plaignants, qui ne seront donc pas partie au procès, contre 75 dossiers de partie civile. Sans surprise, c’est dans les anciens fiefs khmers rouges, Païlin et Oddar Meanchey, qu’il y a le moins de constitutions de parties civiles (13 à Païlin par exemple).


Focus de l’instruction
Pour faciliter la constitution de partie civile et livrer quelques éléments au public sur l’étendue de l’enquête, le bureau des juges d’instruction avait publié le 5 novembre 2009 :
–    une liste de coopératives et sites de construction sur lesquels ils enquêtaient en particulier (le barrage de Trapeang Thma à Banteay Meanchey, l’aéroport de Kompong Chhnang, le barrage du 1er janvier à Kompong Thom, le chantier de Srae Ambel à Kampot, les coopératives de Tram Kok à Takéo et S24);
–    une liste des centres de sécurité et sites d’exécution sur lesquels ils se concentraient (centre de sécurité de wat Kirirum à Battambang, différents sites à Kompong Chhnang; la prison de Kraing Ta Chan à Takéo, celle de Phnom Kraol dans le Mondolkiri, celle de O Kanseng dans le Rattanakiri ou encore le centre de sécurité de Siem Reap…)
–    enfin une liste d’actes dirigés contre l’ensemble de la population ou contre certains groupes (les déplacements de population le 17 avril et juste après; les déplacements de population dans certaines zones comme la zone Est en 1978; les conditions de vie, les traitements imposés aux bouddhistes, aux Vietnamiens, aux  Chams, dans certaines zones; les purges de la zone Nord et de la zone Est; les mariages forcés).

Le lien avec ces lieux et ces crimes sera déterminant pour la constitution de partie civile.



Pour info : L’Unité des victimes qui accueille toute personne souhaitant se porter partie civile se situe à Phnom Penh, au 6A rue 21, près du Monument de l’Indépendance. Tel : 012 84 28 61 ou 097 74 24 218 ou 023 214 291. Mail : victimsunit@eccc.gov.kh

Retour sur les quatre inculpations de génocide en fin d’instruction

 



Le 17 août 2009, un groupe de Chams venu assister au procès de Duch entame sa prière après les ablutions de rigueur. Le splus hauts dirigeants khmers oruges encore en vie viennent d'être inculpés de génocide contre ces Cambodgiens musulmans. (Anne-Laure Porée)
Le 17 août 2009, un groupe de Chams venu assister au procès de Duch entame sa prière à l'extérieur de la salle d'audience. Les plus hauts dirigeants khmers rouges encore en vie viennent d'être inculpés de génocide contre ces Cambodgiens musulmans. (Anne-Laure Porée)




Mercredi 16 décembre 2009 :

Une inculpation tardive mais sans surprise

Il aura fallu plus de deux ans d’enquête aux juges d’instruction avant d’inculper de génocide Ieng Sary, 84 ans, et l’ancien bras droit de Pol Pot, Nuon Chea, 83 ans. Jusqu’ici les deux hommes étaient poursuivis pour crimes contre l’humanité et violations graves des Conventions de Genève.
La qualification de génocide est retenue pour le cas des Vietnamiens et des Chams, une population cambodgienne de religion musulmane ayant sa propre langue.
A Phnom Penh, la nouvelle n’a pas surpris. L’avocat cambodgien de Ieng Sary a déclaré que son équipe s’opposerait à ces nouvelles charges. Un des arguments récurrents de la défense consiste à expliquer que ces populations étaient ciblées en tant qu’ennemis politiques.
Du côté des parties civiles, Olivier Bahougne, qui représente près de 250 Cham, considère que l’inculpation de génocide était un minimum. Il rappelle que ses clients, stigmatisés par les Khmers rouges, ont dû changer leur nom, abandonner leurs pratiques religieuses et leur langue.
La surprise, c’est plutôt que Khieu Samphan, ancien président du Kampuchéa démocratique, ne soit pas poursuivi pour les mêmes faits. Les juges d’instruction ont prévu de le rencontrer d’ici le début de la semaine prochaine, ainsi que Ieng Thirith, ancienne ministre des Affaires sociales khmère rouge. Peut-être pour une inculpation de génocide.


Vendredi 18 décembre 2009 :

Au tour de Khieu Samphan

Après Ieng Sary et Nuon Chea, un troisième ex-Khmer rouge vient d’être inculpé de génocide, il s’agit de Khieu Samphan, qui a été à le tête de l’Etat entre 1976 et 1979. Pendant cette période, plus du quart de la population cambodgienne a péri, mort de faim, de fatigue, de maladie ou victime d’exécution.
Les juges d’instruction ont notifié ce vendredi matin à Khieu Samphan, 78 ans, qu’il était inculpé de génocide en plus d’être accusé de crimes contre l’humanité et violations graves des conventions de Genève. Comme pour Ieng Sary et Nuon Chea, les faits de génocide concernent les Vietnamiens et les Chams, qui sont des Cambodgiens musulmans.
Khieu Samphan, qui a suivi une partie de ses études en France dans les années 50, a occupé les fonctions de chef de l’Etat jusqu’à la chute du régime khmer rouge en 1979. Resté fidèle au mouvement, il ne fait allégeance au gouvernement cambodgien que fin 1998, huit mois après la mort de Pol Pot.
Son avocat français, et ami, Jacques Vergès, déclarait mardi 15 décembre que Khieu Samphan incarne « le mythe du bouc-émissaire ». Il répète volontiers que les puissances occidentales sont responsables de ce qui s’est passé au Cambodge.
Khieu Samphan, lui, clame qu’il ignorait la réalité du Kampuchéa démocratique et qu’il n’a jamais eu d’autre volonté que de défendre l’indépendance de son pays.
La semaine prochaine, Ieng Thirith, ancienne ministre des Affaires sociales, doit rencontrer les magistrats. Peut-être pour être elle aussi inculpée de génocide dans un procès attendu début 2011.


Lundi 21 décembre 2009 :

Ieng Thirith sur la sellette

L’inculpation pour génocide de Ieng Thirith, ancienne ministre des Affaires sociales khmère rouge s’inscrit dans la logique de l’inculpation la semaine dernière de Ieng Sary, ancien ministre des Affaires étrangères, Nuon Chea, ex-bras droit de Pol Pot, et Khieu Samphan, ancien chef de l’Etat khmer rouge. Portrait de la moins connue de ces responsables khmers rouges.
A 77 ans, Ieng Thirith, reste la plus jeune et la plus en forme des quatre anciens dirigeants khmers rouges en détention provisoire depuis deux ans à Phnom Penh. Epouse de Ieng Sary, ex-ministre des Affaires étrangères, et belle-sœur de Pol Pot, elle était une des deux femmes ministres du Kampuchéa démocratique. Chargée des Affaires sociales, elle connaissait la situation sanitaire de la population, en particulier la famine.
Pourtant, en 1980, après la chute du régime, cette petite femme au fort caractère, qui porte toujours de grosses lunettes, affirme sans ciller que la famine avait été une arme des Vietnamiens pour exterminer le peuple cambodgien. Elle assure que les Khmers rouges ont pris soin de la population, or les survivants ne manquent pas pour témoigner du contraire.
Cette diplômée en littérature anglaise de la Sorbonne, spécialiste de Shakespeare, a laissé un souvenir cuisant lors de sa dernière apparition au tribunal en février. Niant toute responsabilité de crimes contre l’humanité, elle a apostrophé les procureurs en leur promettant l’enfer s’ils continuaient à la traiter de meurtrière.

Stupéfaction : Duch demande sa libération

Cet article est signé Carole Vann, journaliste spécialisée dans toutes les questions des droits de l’Homme, qui a couvert les dernières audiences du procès de Duch pour Infosud. Elle a accepté que ses articles soient repris sur ce blog.


 



Kar Savuth, après que son client ait demandé à être libéré a expliqué aux juges estomaqués que libération, à son sens, équivalait à acquittement. (Photo ECCC)
Kar Savuth, après que son client ait demandé à être libéré, a expliqué aux juges estomaqués que libération, à son sens, équivalait à acquittement. (Photo ECCC)



« Je souhaite présenter mes excuses les plus humbles pour ces décès (ndlr : il reconnaît les 12 380 exécutions attestées sur près de 17 000 estimées), mais j’aimerais à présent que la Cour me relâche. Je vous remercie » Devant une salle abasourdie, Duch, l’ancien bourreau de S21, a demandé vendredi son acquittement. Jusqu’alors, il s’était reconnu coupable et responsable des crimes commis dans un ancien lycée de Phnom Penh, devenu un centre de torture entre 1975 et 1979.


Ce coup de théâtre dans les toutes dernières minutes d’un procès, qui promettait de marquer l’Histoire du Cambodge et de l’humanité, ébranle considérablement l’idée d’une justice basée sur la mixité de magistrats cambodgiens et occidentaux. Rappelons que la mise en place des Chambres Extraordinaires au sein des Tribunaux Cambodgiens (CETC) pour juger les leaders khmers rouges est le fruit d’un long bras de fer entre les Nations Unies et Phnom Penh. L’ONU voulait un tribunal international, le gouvernement cambodgien ne voulait pas d’ingérence dans ses affaires intérieures.


« Il ne s’agit pas d’un tribunal, mais de deux, constate Nic Dunlop venu suivre les plaidoiries. Ce photojournaliste et écrivain de renom dans le monde anglophone est à l’origine de l’arrestation de Duch. Il avait reconnu le Khmer rouge, qui avait changé d’identité, en 1999 à Anlong Veng, fief de Pol Pot au Nord du pays. Il avait alors alerté le gouvernement. Pour le photojournaliste, les événements survenus ce vendredi révèlent une tension latente entre magistrats occidentaux et khmers due à un fossé culturel, loin d’être comblé.


Un coup à la crédibilité de ce tribunal

Il faut y ajouter le décalage entre une juridiction internationale, encore balbutiante mais en plein envol, et le besoin impératif de vérité et de justice des victimes. Tout cela dans un Cambodge dont le tissu social est encore très fragile. « Bonne journée pour les procureurs, mauvaise pour la justice et très triste pour les victimes », résumait Eric Stover, expert de l’université de Berkeley, en Californie.

Ces dissensions au sein de la défense renforcent évidemment l’accusation, tout en étant reçue comme une « gifle monumentale » par les parties civiles. Et portent un coup à la crédibilité de ce tribunal hybride inédit.


Sans conteste, François Roux, l’avocat français de Duch, a poursuivi tout au long du procès un idéal d’une justice universelle qui se serait voulu équitable pour les victimes et l’accusé. « Peut-on réinsérer dans la société quelqu’un qui a commis des crimes contre l’humanité ? » interrogeait-il dans son plaidoyer. Enfermé dans son rêve visionnaire, le défenseur français n’a peut-être pas évalué à sa juste valeur la nature du différent qui le séparait de son homologue khmer.

François Roux a cherché jusqu’au bout à maintenir le plaidoyer de culpabilité de son client. Ce au nom de la cohérence d’une justice internationale. Tout au long des six mois de procès, Duch s’était aligné derrière la ligne de défense de son conseil français, plaidant coupable avec des circonstances atténuantes.

Mais manifestement, son homologue khmer, qui est aussi l’avocat du Premier ministre Hun Sen, ne l’entendait pas ainsi. Défiant toute règle de cette justice internationale, il a demandé l’acquittement, arguant que son client n’était pas un haut responsable Khmer rouge et que ce tribunal n’était donc pas compétent pour le juger. Que s’est-il passé exactement en coulisses ? Il est encore trop tôt pour que les langues se délient.


Interférences du gouvernement

Toutes sortes de conjectures circulent à propos de ce volte-face de dernière minute. Certains parlent d’interférences du gouvernement de Phnom Penh : pressions – sous forme de promesses de remises de peine ou de chantages – sur Duch pour que ce dernier se calque sur la ligne de Défense de l’avocat khmer, défini comme un « pion » du gouvernement..

« C’est une mauvaise surprise totale, a admis François Roux à l’AFP vendredi. Mais c’est surtout la compétence de la juridiction de Phnom Penh qui a été mise en doute, a-t-il ajouté, signe selon lui qu’ « il y a, au Cambodge, un certain nombre de gens qui ne souhaitent pas ce tribunal » et que Duch est pris dans des « enjeux qui le dépassent. »


Mardi, deuxième jour des plaidoiries, le Premier ministre cambodgien, Hun Sen, demandait aux pays occidentaux d’exprimer leurs regrets pour leur soutien au régime khmer rouge après sa chute en 1979. Des voix s’élèvent pour s’inquiéter du verdict qui doit être rendu en mars 2010. Si ce genre de revirement peut avoir lieu chez la défense, que pourrait-il se passer avec les juges ? entend-on.

Les deux derniers jours du procès, Duch avait cessé de parader chaque fois que la caméra se fixait sur lui, contrairement à son habitude depuis le début des audiences.

Une semaine d’audiences à travers les journaux de RFI

Dimanche 22 novembre
Les attentes des parties civiles à la veille des plaidoiries


Les familles des victimes n’ont qu’un mot à la bouche : « la perpétuité ». Pour elles, c’est la seule sanction possible. Leurs avocats ont cinq heures ce lundi pour convaincre les juges que Duch n’était pas qu’un simple exécutant. Antonya Tioulong, dont la sœur a été éliminée à S21, est venue de Paris pour assister à cette étape décisive du procès.
« Je ne veux pas argumenter sur les critères juridiques. Je pense que l’auteur de 17 000 crimes mérite au moins la perpétuité. Si on ne le condamne pas à la prison à vie, il me semble que l’on ne reconnaîtrait pas la gravité et l’assassinat, le meurtre de ces 17 000 personnes. »
Ce sera aussi pour les procureurs le moment de faire leurs preuves selon Chum Sirath : « Moi je pense que la stratégie des avocats de Duch est claire. Duch est responsable… Il a déjà reconnu sa responsabilité, il demande pardon mais il n’est pas l’exécuteur avec ses propres mains de toutes ces basses œuvres, alors j’espère que les procureurs vont démontrer le contraire »
Après la semaine de plaidoiries les juges devront déterminer de quels crimes l’accusé est coupable. Le verdict est attendu au printemps prochain.


Lundi 23 novembre

Les avocats des parties civiles plaident


En direct à 7 heures, heure de Paris
Question : quelles sont les attentes des parties civiles ?
Les attentes sont lourdes. D’ailleurs tous les plaignants sont là ce matin. Et ils sont sous tension. Il faut souligner que c’est la première fois qu’ils  sont partie prenante dans un tribunal à composante internationale. Pour eux l’enjeu c’est d’abord la reconnaissance de leur statut de victime. C’est aussi la lourdeur de la peine qui sera prononcée contre Duch. Tous réclament la perpétuité mais ils ont peur du poids de la défense dans cette dernière phase du procès.
Question : Ces parties civiles demandent la perpétuité, pourtant Duch a reconnu sa responsabilité dans les crimes commis à S21…
En effet, il a même présenté des excuses. On est au cœur du problème parce que les parties civiles ne croient pas à la sincérité de Duch. Ce matin, leurs avocats ont articulé leurs plaidoiries autour des mensonges de l’accusé, de l’orchestration de son remords et ont dénoncé une coopération de façade. Pour toutes ces raisons, cette journée est fondamentale pour les familles des victimes.


Bilan en fin de journée
L’ambiance était tendue au tribunal de Phnom Penh.
Tous les plaignants contre Duch sont venus manifester par leur présence leur volonté de justice. Ils demandent unanimement une condamnation à perpétuité. Mais ils ont peur du poids de la défense, dans cette dernière phase du procès.
La défense  argumente en effet que l’accusé a accepté sa responsabilité dans la plupart des crimes qui lui sont reprochés et qu’il a collaboré avec le tribunal.
Quatre groupes d’avocats se sont succédés ce lundi pour faire reconnaître le statut de victime de leurs clients, soit en tant que détenus de S21, soit en tant que proches des disparus.
Ces avocats ont aussi articulé leurs plaidoiries autour des mensonges de Duch, autour de l’orchestration de son remords. Pour eux il ne participe pas à la manifestation de la vérité.
Pendant une pause, Chum Mey, l’un des trois rescapés incontestés de S21, déclarait : « Duch passe de la parole, au rire, aux pleurs. Duch est un dangereux manipulateur. »
Les parties civiles se sentaient un peu soulagées en fin de journée. Mardi, les procureurs prennent le relais. Mais l’épreuve n’est pas terminée. Mercredi ce sera la défense.


Mardi 24 novembre

Le réquisitoire sans concession des procureurs


En direct à 8 heures, heure de Paris
Question : Comment se déroule ce début de journée de réquisitoire ?
La première chose qui frappe, c’est l’affluence du public. Il y a des paysans, des bonzes, des étudiants. Le tribunal accueille bien au-delà de sa capacité et est obligé d’organiser des rotations en salle d’audience.
Pour ce qui concerne le réquisitoire, c’est la co-procureure cambodgienne Chea Leang qui a démarré la journée.
Question : quelles sont les grandes lignes de ce réquisitoire ?
Il n’y a pas de démonstration choc, pas de feu dans le propos. Elle a livré un réquisitoire descriptif qui revient sur les faits abordés pendant les 73 journées d’audiences. Elle a évidemment rappelé que « l’exécution était un certitude à S21 », que la torture y était une « routine ». Elle a expliqué pourquoi S21 était un centre unique en son genre. Parmi ses arguments : S21 était au sommet de la hiérarchie des prisons khmères rouges, les prisonniers les plus importants y étaient envoyés, les milliers de pages de confessions extorquées aux détenus sont sans équivalent. L’objectif est de montrer que Duch n’était pas un simple directeur de prison, qu’il a nourri la paranoïa du régime, dont il était bien un haut responsable.  


En direct à 19 heures, heure de Paris
« L’accusé n’était ni prisonnier, ni otage, ni victime » du régime. C’est sur cet axe que le procureur William Smith a construit sa démonstration.
Alors que son homologue cambodgienne, Chea Leang, a décrit en début de journée ce qu’était S21, à savoir
–    un centre dont personne ne sortait vivant
–    un lieu où la torture était une routine
–    et qui se situait au sommet de la hiérarchie des prisons khmères rouges
Alors qu’elle a insisté sur la nature des crimes commis dans cette chambre de la mort, William Smith, lui, s’est concentré sur le rôle actif de l’accusé dans la formation de ses subordonnés, dans le fonctionnement efficace de S21, et même dans la pratique de la torture. Il a pointé l’absence totale d’empathie pour les détenus et les manœuvres de Duch pour préserver ses privilèges de directeur. Il a souligné la foi profonde de l’accusé dans le communisme qui l’a conduit à servir les Khmers rouges longtemps après la chute du régime.
Au terme de cette journée, les charges sont accablantes. Quelle sentence demanderont les procureurs ? La question reste ouverte puisque l’audience s’est terminée brutalement sur un problème technique.
William Smith reprendra son réquisitoire mercredi, juste avant que Duch s’exprime devant les juges.


Mercredi 25 novembre

Peine de 40 ans contre demande d’acquittement


En direct à 6 heures, heure de Paris
Question : Pourquoi le procureur n’a-t-il pas réclamé la perpétuité ?
Parce que Duch est emprisonné depuis 1999 mais qu’il a passé dix ans avant d’être jugé. Selon la loi, il a été détenu illégalement. Les procureurs ont choisi de tenir compte de cette violation de ses droits et de transformer la perpétuité en peine très lourde de 45 ans. Sur ces 45 ans, ils retirent 5 ans en reconnaissance du fait que Duch a coopéré, qu’il a plaidé coupable et exprimé des remords. Un des points importants de ce réquisitoire, c’est aussi que les procureurs ne retiennent pas de circonstances atténuantes concernant l’argument de la défense selon lequel Duch obéissait aux ordres. Selon eux, Duch était un acteur complètement impliqué. Le procureur a conclu en disant aux juges : « En imposant cette peine, vous ne retirerez pas son humanité à l’accusé mais vous rendrez leur humanité aux victimes de S21 ». Au regard d’affaires similaires dans d’autres tribunaux pénaux internationaux le réquisitoire est lourd. La défense a deux jours pour convaincre les juges de diminuer la sentence.


En direct à 8 heures, heure de Paris
Question : Duch a pris la parole avant ses avocats, comment était-il ?
Duch était sobre, sérieux. Chemise bleue, pantalon gris, lunettes sur le nez… Le parfait profil du professeur. Un profil auquel il nous a habitués depuis le début de son procès. Impassible, il a sorti ses notes et est resté le nez collé dessus pendant une lecture d’1h25, sans interruption, des plus fastidieuses. D’ailleurs en salle d’audience le public s’endormait.
Question : Qu’avait-il à dire pour sa défense ?
Il n’a fait aucune déclaration, ni révélation fracassante. Il est resté sur la ligne qu’il a toujours tenue. Il a redit qu’il était un engrenage dans la machine, qu’il avait voulu se mettre au service du peuple et s’était retrouvé au service d’une organisation criminelle. Il énumère des noms, des événements qui semblent anecdotiques à celui qui n’a pas suivi les débats des 73 journées d’audience. Cette liste constitue une preuve de sa collaboration, l’objectif étant d’obtenir la clémence de la cour. Il a réitéré ses regrets et demandé que la porte du pardon reste ouverte. C’était peut-être sa dernière intervention publique.
Question : Comment les parties civiles ont-elles réagi au réquisitoire de 40 ans demandé par les procureurs ?
Sur le coup, une partie civile est sortie effondrée parce que pour elle, symboliquement, 40 ans ce n’est pas la perpétuité. Mais dans l’ensemble les plaignants étaient très satisfaits. Le procureur a bien expliqué pourquoi il demandait 40 ans. L’accusation, qui a montré des faiblesses pendant le procès, est ainsi remontée dans leur estime. Il faut rappeler que Duch a 67 ans, alors pour elles, 40 ans ou la perpétuité ça ne fait pas une grosse différence.


En direct à 13 heures, heure de Paris
Question : 40 ans sont donc requis contre Duch. Comment ce réquisitoire a-t-il été reçu par les familles des victimes ?
Les avis sont partagés. Il y a ceux qui veulent la perpétuité pour une raison symbolique, parce qu’on est dans le registre du crime contre l’humanité et que 40 ans ne reflètent pas la gravité des crimes commis à S21 ; et il y a ceux qui sont satisfaits parce que si Duch est condamné à 40 ans de prison, étant donné qu’il est âgé de 67 ans, ça équivaut pour eux à la perpétuité. Mais pour les familles des victimes, le moment choc de la journée aura aussi été la plaidoirie de l’avocat cambodgien de Duch qui a carrément demandé l’acquittement de son client.
Question : Pourtant Duch a reconnu sa responsabilité pour les crimes commis à S21.
Oui mais son avocat estime que Duch n’était ni un dirigeant, ni un haut responsable khmer rouge et que par conséquent le tribunal n’est pas compétent pour le juger. Il considère que Duch a obéi aux ordres, qu’il n’avait pas le choix et il se réfère à la loi cambodgienne pour dire que « ceux qui obéissent aux ordres ne doivent pas être poursuivis ». Enfin il insiste sur le fait que Duch n’a pas tué de ses mains. Tous ces arguments il les a déjà soulevés au procès. Mais il met le deuxième avocat de Duch, le Français François Roux dans une situation délicate puisqu’on s’attendait à le voir plaider demain le crime d’obéissance.


Réactions au réquisitoire
Le procureur William Smith a expliqué clairement pourquoi il demandait une peine lourde plutôt que la perpétuité :
–    Première raison : Duch est détenu depuis 1999, ses droits ont été violés car il n’a pas été jugé dans le délai légal.
–    Deuxième raison : il a reconnu sa responsabilité, il a collaboré, en partie, avec le tribunal et il a exprimé des remords.
Ce choix a satisfait certains plaignants qui pensent que Duch a 67 ans et que s’il est condamné à 40 de prison, pour eux cela équivaut à la perpétuité. D’autres sont déçus, comme Ou Savrith qui est partie civile : « Nous espérions la perpétuité parce que demander une peine de 40 ans revient à banaliser un peu le crime qu’il a commis, parce que 40 ans, ce n’est pas assez pour nous. »
Le réquisitoire n’est pas le verdict. La sentence pourrait être encore réduite car les juges devront tenir compte des arguments de la défense. L’avocat cambodgien de Duch a déjà demandé ce mercredi l’acquittement de son client. Reste à savoir ce que plaidera le deuxième avocat de l’accusé, le Français François Roux.


Réactions à la demande d’acquittement
Alors que certains plaignants ne trouvent pas leurs mots après la demande d’acquittement de Duch par son avocat cambodgien Kar Savuth, Martine Lefeuvre commente sèchement : « C’est grotesque. Mais il fait son travail de défenseur. Pour nous parties civiles, c’est inimaginable. Mais il faut laisser la défense s’exprimer puisque ce n’est pas une vengeance, c’est un procès. Il ne faut pas oublier que ce n’est pas une personne qui a été tuée ! » Les listes des procureurs attestent de l’exécution de plus de 12 000 personnes.
Il n’est pas sûr que cette position radicale de Kar Savuth serve la défense comme l’explique Jessica Finelle, avocate d’un plaignant : « Ce n’est visiblement pas du tout la ligne de défense adoptée par Maître Roux, son avocat international, et pas d’ailleurs par Duch non plus puisque depuis le début, tous les deux, enfin… Duch reconnaît les faits, il plaide coupable et donc du coup il plaide sa condamnation et ça s’oppose complètement à une demande d’acquittement, surtout sur le fondement invoqué par Kar Savuth. »
Comment l’avocat François Roux gèrera-t-il cette différence de stratégie ? Défendra-t-il le crime d’obéissance ? La réponse est attendue jeudi au cours de sa plaidoirie.


Jeudi 26 novembre

François Roux plaide le crime d’obéissance malgré l’effondrement de sa stratégie de défense


En direct à 8 heures, heure de Paris
Question : Hier, l’avocat de Duch a demandé son acquittement, visiblement cela met son deuxième avocat, François Roux, dans une situation délicate…
C’est le moins qu’on puisse dire parce que une des lignes stratégiques de la défense depuis le début du procès c’est de dire que Duch plaide coupable. Mais il est contradictoire de plaider coupable et de demander l’acquittement. On a donc assisté ce matin à un retournement de situation : François Roux a fait publiquement état du désaccord au sein de la défense et a renoncé au plaidoyer de culpabilité.
Il a probablement fait ce choix aussi en réaction au réquisitoire hier des procureurs dont il a déploré les mots « extrêmement durs » contre Duch qu’il a décrit comme « un homme à genou qui demande pardon ».
Question : Est-ce pour cette raison qu’il a accusé les procureurs de se tromper de procès ?
Absolument. Il considère que les procureurs n’ont pas tenu compte de la reconnaissance des faits par Duch, ni de sa collaboration. Il a argumenté longuement qu’ils auraient dû s’inspirer du cas du commandant Obrenovic qui a plaidé coupable dans les massacres de Srebrenica.
François Roux a accusé les procureurs de réinventer l’histoire. Il a rappelé la terreur et le secret qui étaient la règle sous les Khmers rouges.
Pendant sa plaidoirie, Duch habillé d’un pull blanc immaculé, n’a pas quitté son avocat des yeux.
La question qui est maintenant sur toutes les lèvres, c’est comment François Roux va-t-il conclure sa plaidoirie ?


Bilan de la journée
Coup de théâtre au tribunal de Phnom Penh. L’avocat français de Duch, François Roux a renoncé en début de journée au plaidoyer de culpabilité qui était pourtant, depuis le début du procès un axe de sa stratégie de défense. Il y a été contraint par la demande d’acquittement formulée mercredi par son homologue cambodgien.
Après avoir reconnu le désaccord au sein de la défense, François Roux s’est attaqué avec virulence au réquisitoire des procureurs. Il leur a reproché leurs mots « durs » contre son client qu’il a décrit comme un « homme à genou demandant pardon »’.
Selon lui les procureurs se sont trompés de procès en ne tenant pas compte de la reconnaissance des faits par Duch ni de sa collaboration.
Il les a accusés de réinventer l’histoire et de falsifier l’image de son client.
Il a rappelé le contexte de terreur, de secret et de discipline en vigueur sous les Khmers rouges puis a plaidé le crime d’obéissance et les circonstances atténuantes.
Il a enfin invité la cour à considérer la réinsertion de Duch dans la société.
Les parties civiles ont réagi vigoureusement et déclaré à la sortie de la plaidoirie que les familles des victimes, elles, portent leur chagrin à perpétuité.


Vendredi 27 novembre

Duch demande sa libération


Bilan à la fin de la dernière demie journée d’audience

A la sortie de l’audience, c’est la consternation.
Duch, qui pendant six mois de procès s’est déclaré responsable des crimes commis à S21, lui qui a exprimé ses remords et demandé pardon aux familles des victimes, annonce debout, sans ciller, devant des juges interloqués, qu’il souhaite être libéré. Il vient de choisir son camp, celui de son avocat cambodgien, Kar Savuth qui plaidait mercredi l’acquittement.
En l’espace de quelques minutes il balaye la stratégie de défense basée sur le plaidoyer de culpabilité que son avocat français, François Roux, avait élaborée.
Pour les familles des victimes c’est le choc comme en témoigne Antonya Tioulong : « C’est la preuve aujourd’hui qu’il n’éprouve aucun remords. Et encore une fois, je le répète, c’est une offense aux victimes que d’oser demander l’acquittement. Cela veut dire que les crimes qu’il a commis n’ont aucune importance. Aucune. Que les tortures qu’il a perpétrées n’ont aucune importance. C’est un scandale et en même temps, comment dire…, cela aggrave la situation de l’accusé.  »
De l’avis des juristes ce retournement ne peut que nuire à Duch en alourdissant sa sentence. Voilà qui ouvre de vastes spéculations sur les raisons de ce coup de théâtre.

Les deux faces du bourreau Duch

Cet article est signé Carole Vann, journaliste spécialisée dans toutes les questions des droits de l’Homme, qui a couvert les dernières audiences du procès de Duch pour Infosud. Elle a accepté que ses articles soient repris sur ce blog.


Lundi 23 novembre 2009, le jour où les avocats des parties civiles plaident, Duch paraît habillé d'un pull blanc immaculé. (Photo ECCC)
Lundi 23 novembre 2009, le jour où les avocats des parties civiles plaident, Duch est habillé d'un pull blanc immaculé. Le blanc chez les Cambodgiens bouddhistes est la couleur du deuil, mais pas chez les chrétiens. (Photo ECCC)


L’atmosphère est électrique en ce début de semaine au tribunal chargé de juger les responsables khmers rouges à Phnom Penh. « Regardez-les, Monsieur ! Ceux que vous avez voulu écraser… On peut écraser des insectes, pas des humains, car, un jour, ceux-ci se relèvent, eux ou leurs successeurs, pour demander des comptes ! » tonnait Philippe Canonne, l’un des avocats des 90 plaignants venus pour les plaidoiries du procès contre Duch. L’ex-directeur de S21 est responsable de l’exécution, dans d’atroces souffrances, de 12 000 à 17 000 hommes, femmes et enfants, de 1975 à 1979.

Devant une salle surchargée (des écrans ont été installés à l’extérieur pour ceux qui n’avaient plus de place à l’intérieur), alors que toutes les TV nationales tournent en direct, l’ancien tortionnaire, qui a choisi de porter du blanc pour la circonstance, a dû écouter la liste des charges accablantes qui pèsent sur lui. Deux jours durant, avocats et procureurs se sont succédé pour restaurer la vérité des victimes, celle-là même que Duch a cherché à falsifier tout au long des six mois d’audience.


« On n’est pas dans un procès d’élégance »

« Gémir, pleurer prier est également lâche, fais énergiquement ta longue et lourde tâche (…), puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler. Vous avez, au début de vos auditions, brandi ces strophes d’Alfred de Vigny. Vous rendez-vous compte, Monsieur, que, à l’heure où l’on vous juge pour crimes contre l’humanité, vous nous citez des poètes romantiques ? C’est inquiétant. On n’est pas dans un procès d’élégance. Je vous parle de 12 000 morts, Monsieur ! » martelait encore Me Canonne, s’interrogeant au vol sur la sincérité du repentir de l’accusé. Car la défense argue de sa reconnaissance de culpabilité et de sa collaboration avec le tribunal.

François Roux, avocat de Duch, n’a de cesse de décliner – en se référant au fameux thème de la banalité du mal d’Hannah Arendt – l’obéissance servile et la soumission de son client à un régime de secret et de terreur. Mais les avocats des parties civiles et les procureurs ont fait la démonstration implacable que l’homme aux petits yeux perçants n’était pas qu’un simple maillon de la mécanique infernale. Il alimentait, par son savoir, son zèle et son obsession de la perfection, cette machine de mort. Les preuves irréfutables gisent dans la prison devenue musée du génocide : des milliers de photos, de biographies, des kilomètres de pages d’aveux extorqués sous la torture et annotés de la main de Duch.

De ce lieu comparable à aucun autre, nul ne sortait vivant. L’accusé lui-même le clame. Pire : entrer à S21 signifiait quitter le monde des humains. Duch y a mis au point des techniques d’interrogatoire d’une cruauté indicible, innovant à l’infini. Electrocutions, aiguilles enfoncées sous les ongles, faire manger les excréments aux détenus, insectes venimeux, viols sordides, étalage de ciment mouillé sur le visage, pompage de sang jusqu’à ce que mort s’ensuive…


Un homme méticuleux

« Le croyez-vous lorsqu’il se dit otage du régime, forcé de tuer et torturer contre sa volonté ? » a demandé dans son réquisitoire le coprocureur australien William Smith. Avec ses confrères, il a disséqué la personnalité de Duch, ne laissant aucune place au doute. Un homme méticuleux, logique, maître du détail, à la mémoire brillante, prêt à tout pour s’assurer une vie confortable, alors que les autres cadres étaient purgés… Il sélectionnait scrupuleusement son personnel et le soumettait à une discipline militaire. Il recrutait de préférence les adolescents, qu’il disait « faciles à manipuler comme des pages blanches sur lesquelles on peut écrire ce qu’on veut ». Il leur prodiguait des cours sur les techniques de torture. Il voulait organiser et superviser la machinerie S21 mais ne voulait pas faire les sales besognes lui-même. Rien n’arrivait à S21 sans qu’il le sache.

Mercredi, concluant leur réquisitoire, les procureurs réclament 40 ans de prison. Une sentence que les plaignants trouveraient acceptable. Prenant à son tour la parole, Duch énumère pendant une heure et demi la liste des informations qu’il a apportées au tribunal depuis le début de son procès. Une manière de rappeler aux juges qu’il a toujours montré une volonté de collaborer à la recherche de la vérité. Fidèle à sa réputation de mathématicien méticuleux, il n’a pas épargné à l’auditoire, dont la moitié s’est assoupie, la lecture de ses notes de bas de page.


« Duch, le révolutionnaire, est mort »

Mais coup de théâtre dans l’après-midi. Devant une salle médusée, le défenseur cambodgien Kar Savuth déclare Duch non coupable et demande son acquittement. Cela à deux jours de la fin d’un procès de huit mois au long duquel l’accusé a constamment reconnu sa culpabilité. Les divisions au sein de la défense apparues au grand jour, toutes sortes de spéculations circulent sur les motivations de Kar Savuth à faire cavalier seul. L’homme est connu pour être un « pion » du gouvernement de Phnom Penh.

De son côté, François Roux, défenseur français de Duch, confirme jeudi les « positions divergentes adoptées par la défense. » Après une magistrale leçon d’histoire sur les procès internationaux, l’avocat fustige les procureurs, leur reprochant leur dureté à l’égard de l’accusé.

« Pour une personne de 66 ans, une peine de 40 ans veut dire la prison à vie. Appelons un chat un chat », plaide François Roux. Et d’expliquer en substance : « on veut croire qu’une fois Duch condamné, ces horreurs ne pourront plus se reproduire. Mais cela se reproduira tant qu’on n’aura pas essayé de comprendre le terrible phénomène de crime d’obéissance qui transforme un homme en bourreau. »

« Duch a dit l’essentiel sur l’ensemble des crimes dont il est responsable, mais il y a encore des zones d’ombre », reconnait l’avocat, mettant cela sur le compte d’un « processus d’évitement post-traumatique », tel que défini par l’expertise psychiatrique. Puis s’adressant aux juges, il demande leur clémence pour un homme « qui a non seulement déjà fait 10 ans de prison, mais qui est fugitif depuis 20 ans (ndrl : l’avocat fait allusion aux années passées avec les autres maquisards khmers rouges dans la jungle, puis dans les camps de réfugiés à la frontière thaïlandaise, et enfin comme enseignant sous une fausse identité dans son propre pays). Cela fait 30 ans que cet homme est privé de liberté », conclut François Roux, ajoutant : « Duch est mort. Aujourd’hui, il s’appelle Kaing Guek Eav, ce n’est plus Duch le révolutionnaire. »

Avec le verdict attendu au début de 2010, il reste maintenant à savoir à qui s’adresse ce procès. Aux Cambodgiens qui ont besoin de comprendre ou à une justice internationale pressée de s’imposer ?