La perpétuité. Il n’existe pas de peine plus lourde au Cambodge. La Cour suprême a annulé la peine de 35 ans prononcée en première instance contre Duch : «La Chambre de première instance a attaché un poids excessif aux circonstances atténuantes et un poids insuffisant à la gravité des crimes et aux circonstances aggravantes.» Ampleur et durée des crimes, torture systématique, conditions de détention déplorables à S21 placent cette affaire «parmi les plus graves ayant été portées devant les juridictions internationales».
Gravité des crimes et circonstances aggravantes
Duch n’a cessé de «s’employer à améliorer l’efficacité» de S21, rappellent les magistrats. «Le fait qu’il ne se trouvait pas au sommet de la chaîne de commandement du Kampuchea démocratique ne justifie pas une peine plus légère. […] Il n’existe aucune règle selon laquelle les peines les plus lourdes seraient infligées uniquement aux personnes les plus haut placées dans la chaîne de commandement.» La cruauté et le zèle particuliers de Duch constituent aux yeux des juges des circonstances aggravantes qui annulent toute circonstance atténuante. «La peine doit être suffisamment sévère pour prévenir la répétition de crimes similaires», déclare la Chambre qui estime que la peine la plus lourde est la seule appropriée pour répondre «à la violence imposée aux victimes, à leurs familles et à leurs proches, au peuple cambodgien et à tous les êtres humains.»
Le soulagement des parties civiles
«Usine de mort», «homicides impitoyables», «maux incurables», «les pires [crimes] de l’histoire de l’humanité», «des souffrances qui n’appartiennent pas au passé», les mots qui justifient la sentence sont choisis, ils sont forts. Les victimes et familles de victimes se sont senties écoutées. «C’est un pas énorme. Ca a été deux années d’attente, trente ans de demande de justice et à la fin les parties civiles ont eu gain de cause», s’enthousiasme Antonya Tioulong qui décrit, entre les parties civiles, un moment d’émotion partagée et un soulagement commun. «Chum Mey disait qu’enfin nous allions pouvoir aller de l’avant» rapporte-t-elle.
Chum Mey jubile
Chum Mey, le médiatique rescapé de S21, sort en jubilant. Devant une foule de journalistes, il répète qu’il est heureux, «vraiment très heureux». «J’espérais cela depuis le début. Avec la perpétuité, ce tribunal rend pleinement justice. Sans cette condamnation à perpétuité, il n’y aurait pas de réconciliation possible. Ce tribunal est un tribunal modèle pour le monde entier.» Fringuant monsieur de 81 ans, Chum Mey annonce qu’il ira jusqu’au bout du procès 002 puisqu’il a obtenu justice dans le cas 001.
La violation des droits de l’accusé balayée
En rupture fondamentale avec la chambre de première instance, la Cour suprême n’accorde aucune mesure de réparation pour la violation des droits fondamentaux de Duch. En substance, si l’accusé a été placé en détention provisoire illégale pendant huit ans (sur ordre d’un tribunal militaire) avant d’être poursuivi par les CETC, ce n’est pas le problème des CETC. Deux juges internationaux s’inscrivent en désaccord avec cette position : la juge Klonowiecka-Milart et le juge Jayasinghe. Eux souhaitaient prendre en compte la violation de ces droits et auraient donc commué la peine à perpétuité en 30 années de prison.
Le “mauvais calcul” de Duch
«La perpétuité, je crois que c’est certainement la sentence que le public voulait», commente Alex Hinton, un chercheur qui a assisté régulièrement aux audiences du procès Duch. «Les Cambodgiens vont être très satisfaits. Pour quelqu’un qui a est responsable du meurtre de 12 272 personnes, je crois qu’une peine à perpétuité peut être vue comme appropriée. Clairement c’était un mauvais calcul de la part de Duch de changer sa stratégie. Je crois que s’il avait continué à argumenter qu’il s’excusait et s’il n’avait pas critiqué les dépositions de parties civiles et de témoins, s’il n’avait pas été si combattif, même s’il disait “je suis désolé, je prends la responsabilité”, peut-être qu’il aurait eu plus de circonstances atténuantes et peut-être que cette Cour les aurait prises en compte.»
Critiques
Pour certains observateurs du tribunal, comme Clair Duffy, d’Open Society Justice Initiative, c’est non seulement une surprise mais aussi une aberration. «On doit équilibrer avec les droits de l’accusé. Vous savez, la détention provisoire illégale, c’est une norme dans ce pays. Pour moi, cette décision est un très mauvais exemple pour développer l’Etat de droit.» Long Panhavuth, d’OSJI aussi, ajoute : «Cela signifie que parce que Duch est mauvais, on peut le maltraiter. Je crois qu’ils ont cherché à calmer la demande du public. Duch n’est qu’un bouc-émissaire.» Un Cambodgien qui a vécu le régime khmer rouge interpelle : «Duch a passé huit ans en détention illégale ? On pourrait considérer que c’est pour ses crimes commis à M13 lesquels n’ont pas été jugés…»
Eviter que Duch devienne un bouc-émissaire
Pour éviter que Duch ne finisse bouc-émissaire, nombreux sont ceux qui suggèrent d’accélérer le procès 002, dans lequel les accusés sont beaucoup plus âgés (entre 80 et 86 ans) et qui jusqu’ici s’avère poussif. «Maintenant il faut poursuivre sans tarder le procès contre les autres criminels», commente Ong Thong Hœung, auteur du livre J’ai cru aux Khmers rouges.
Le réalisateur Rithy Panh rappelle que «Stéphane Hessel avait recommandé à Duch d’assumer sa sentence avec courage, Duch a choisi la rupture.» Les choix de Duch ne doivent pas être oubliés. Puis il ajoute : «Duch serait un bouc émissaire s’il était le seul condamné. Mais ce procès n’est qu’une étape. Cruciale. C’est la première fois que le bourreau est condamné et les victimes reconnues. Laissons le tribunal travailler sur les cas suivants pour que Duch ne soit pas le seul à porter la responsabilité du génocide des Khmers rouges.»
Dans 7 ans, il pourrait demander à sortir
Dans l’énoncé du jugement final, deux paragraphes sont consacrés à la durée d’emprisonnement déjà effectuée par Duch, soit 12 ans et 269 jours. On se demande bien à quoi cela sert de le noter puisqu’il est condamné à la perpétuité. C’est Silke Studzinsky, avocate des parties civiles, qui note en sortant de l’audience qu’au Cambodge, un accusé condamné à la perpétuité peut demander sa libération au bout de vingt ans. L’avocate fait vite le calcul. Cela signifie que Duch pourra soumettre une demande dans un peu plus de sept années. Pour Silke Studzinsky, ce n’est pas une bonne nouvelle. Cela dit, une demande n’aboutit pas nécessairement à une approbation, d’autant plus qu’après la médiatisation du procès et du verdict (il était retransmis sur chaines de radio et de télévision en direct), il sera difficile à la justice cambodgienne de justifier une libération de Duch.
Pas de réparations symboliques et morales
En dehors de la peine, les parties civiles attendaient de savoir ce qu’il en serait des réparations symboliques et morales. Le résultat est simple: rien de plus qu’en première instance. Concrètement cela veut dire que les parties civiles verront leur nom inscrit dans le jugement et qu’une compilation des excuses et des déclarations de Duch reconnaissant sa culpabilité sera diffusée. Point. La Cour suprême adopte ainsi une définition extrêmement restrictive et peu courageuse. «La Chambre conclut qu’un certain nombre de demandes sont vouées à être rejetées parce qu’y faire droit reviendrait à prononcer une décision contre l’Etat cambodgien.» Inutile d’espérer des unités de soins, une journée nationale du souvenir, ou même l’attribution de noms de victimes à des bâtiments publics.
10 parties civiles reconnues
Enfin, autre élément clé de ce jugement final : 10 parties civiles sur 22 ont été reconnues. Le cas de Ly Hor, premier cité sur la liste, laisse perplexe tant son témoignage au cours du procès de Duch fut peu crédible. Cette reconnaissance détermine qu’au final le procès contre Duch compte 78 parties civiles. Au début, elles étaient 94, quatre d’entre elles se sont retirées en cours de procès et sur l’ensemble des dossiers contestés 12 n’ont pas obtenu la reconnaissance des juges. Morn Sophea attendait cette décision avec angoisse. Le voilà heureux. Pour cet homme de 46 ans rencontré à Tuol Sleng la veille du verdict, ce jour sera désormais marqué d’une pierre puisqu’en étant reconnu comme partie civile, le tribunal reconnaît officiellement que sa mère et ses deux frères furent victimes de S21.
Un autre heureux fut Chum Sirath. Il déclarait à la veille du verdict : « Je veux que ma belle-sœur et son enfant soient reconnus comme victimes». Le 3 février 2012 ses vœux sont exaucés. Les noms de Kem Sovannary et de son enfant seront intégrés à la liste des victimes sur le jugement.
Le gouvernement cambodgien marque son soutien au tribunal
En ces temps de rapports houleux entre le gouvernement cambodgien et les Nations unies qui défendent la nomination d’un juge d’instruction prêt à poursuivre d’autres accusés, en ces temps difficiles pour le personnel cambodgien (le personnel juridique n’est pas payé depuis octobre et les autres depuis janvier faute d’argent), la présence au verdict de députés, de sénateurs et du vice Premier ministre Sok An est un signal fort de soutien aux CETC. Sok An, dans un communiqué de presse, évoque « une journée historique pour le pays et pour l’humanité », salue « un nouveau type de cour établi dans les annales de la justice internationale » et « un procès équitable », il rappelle la fréquentation record des audiences, la participation des victimes en qualité de parties civiles…
Les donateurs ne financeront pas éternellement un tribunal qui a déjà coûté 141 millions de dollars, mais ils entendront peut-être la portée de la sentence et la volonté cambodgienne de mener le procès 002 à son terme.
Pour le Cambodge, ce verdict, malgré les critiques dont il peut faire l’objet, améliore son image sur la scène internationale. En effet, le premier procès d’un ancien haut responsable khmer rouge arrive à son terme alors qu’il y a dix ans, peu de gens y croyaient. Les crimes sont jugés dans le pays où ils ont été commis. C’est un succès pour le pays qui a pris la présidence de l’Asean il y a deux mois.