Les parties civiles creusent, la défense joue la carte de l’émotion








Duch en larmes pendant la reconstitution à S21 en février 2008. (Anne-Laure Porée)
Duch en larmes pendant la reconstitution à S21 en février 2008. (Anne-Laure Porée)





Que retenir de ces deux journées de débats ?

Sur l’exécution d’enfants à S21

Hong Kim Suon, avocat du groupe 4 des parties civiles, commence par une question simple : sachant des enfants emprisonnés à S21 avec leurs parents, quels étaient les sentiments de l’accusé en retrouvant ses enfants à la maison après une journée de travail ? « Je n’ai pas été témoin de ce que faisaient les enfants détenus. Mes enfants ont survécu parce que j’ai survécu », répond Duch avant d’expliquer que s’il avait été arrêté, toute sa famille aurait suivi, y compris ses frères et sœurs. Survivre constituait son seul but à l’époque.


Sur le quotidien des prisonniers

Duch a toujours dit qu’il ne visitait pas la prison, qu’il n’avait pas mis les pieds dans les cellules après leur construction. Par conséquent, il affirme logiquement qu’il ne sait rien des rations alimentaires distribuées aux détenus. « Je n’ai pas été témoin de mes yeux de cet aspect des choses. » Ni au quotidien, ni à l’arrivée des prisonniers à S21. De même il se souvient n’avoir pas osé visiter ses amis, détenus à S21. Il n’aurait pas su quoi leur dire.

Le 6 janvier 1979, Duch rencontre Khieu Samphan à l’Institut bouddhique, il est choqué d’apprendre que les troupes vietnamiennes approchent mais croit jusqu’au bout que Pol Pot résistera. A-t-il alors pensé à libérer les derniers prisonniers dans cette situation, demande Ty Srinna, avocate du groupe 1 des parties civiles. Duch ne répond pas concrètement, il décrit son désespoir qui va crescendo dès janvier 1977 avec l’arrestation des cadres de la zone Nord et qui est au comble en ce début janvier 1979. « A part le fait d’être désespéré, je n’avais pas d’autre émotion. […] C’est là que j’ai commencé à sentir que ça allait être mon tour. »


Sur la famine et un choix de Duch

Alain Werner, avocat du groupe 1 des parties civiles, revient sur ce que Duch qualifie de politique générale du PCK concernant la famine dans le pays. Il pointe du doigt la manière dont Duch a lui aussi appliqué cette politique alors qu’il avait, estime Alain Werner, le choix de ne pas le faire. En 1978, le directeur de S21 décide en effet de donner un surplus de riz produit par S21 et Prey Sâr au comité central alors que les rations sont insuffisantes et que les détenus meurent de faim. « Je voulais aider les autres unités », a déjà  justifié Duch qui ajoute en s’adressant à l’avocat des parties civiles : « Les crimes contre l’humanité, cela fait partie d’un contexte. […] Je n’ai pas osé donner ce riz aux détenus à Phnom Penh. Ce n’était pas une prison mais un endroit où on stockait les détenus avant de les éliminer. Les rations alimentaires, c’est un des crimes pour lesquels je suis responsable. J’admets cela. »

La veille, Duch énonçait également que « S21 n’était pas une prison comparable à celles où prévaut l’état de droit. C’était une espèce de grande chambre d’exécution qui recevait des gens destinés à la mort. »


« Nous pensons que la vérité est ailleurs »

Pourquoi Duch n’allait-il pas à la prison ? Le sujet a fait l’objet d’échanges entre lui et le juge Lavergne la semaine du 15 juin 2009. Il en est ressorti que l’accusé n’entrait pas pour ne pas être « touché ». « Nous pensons que la vérité est ailleurs » assène Alain Werner. Selon ce groupe des parties civiles, Duch a surtout tout fait « dans le but de plaire à [ses] supérieurs ». « Vous rendre dans la prison générale ne vous aurait servi à rien, vous étiez complètement indifférent à la souffrance, elle ne vous intéressait pas, ne vous touchait pas. » Duch réagit très posément : « Votre affirmation s’agissant de mes émotions est fondamentalement exacte. J’essayais de plaire à mes supérieurs. […] Cependant j’aimerais dire que je ne suis pas allé voir mes amis détenus à S21. […] Je ne pouvais pas leur parler. […] J’étais un lâche, un couard. Oui. Oui, ça allait au-delà, j’ai trahi mes amis. […] Que le peuple cambodgien voit que je reconnais les crimes que j’ai commis. »

Par la suite, Duch répète que sa « capacité d’innover était circonscrite par la ligne du parti ». Il esquive ainsi la question de l’avocat suisse sur la constitution des listes d’ennemis. Il rappelle qu’il a survécu parce qu’il a toujours été honnête et loyal avec ses supérieurs. Alain Werner cite l’expertise de l’Américain Craig Etcheson dressant un portrait de Son Sen trop occupé pour prendre toutes les décisions. « En réalité c’est vous qui preniez les décisions pour ceux qui n’étaient pas importants à S21. Acceptez-vous cela ? » Duch pare, sans varier ses déclarations antérieures : « Je voudrais quand même dire mon point de vue concernant le travail qui se faisait à S21. Ce travail je l’ai fait sur ordre de mes supérieurs. C’est vrai que mon supérieur avait beaucoup de travail lui-même. […] Mon supérieur ne m’aurait pas autorisé à agir librement. »


Sur les libérations à S21

Alain Werner prétend qu’il n’était pas impossible de libérer des personnes de S21. Duch le contredit immédiatement en se fondant sur un certain nombre de listes, qui lui paraissent de simples camouflages. « Les personnes considérées comme des ennemis n’étaient jamais libérées. […] Pour ce que je comprends de ces documents, ce mot ‘libéré’ est trompeur. On ne peut cacher un éléphant derrière une feuille d’arbre. »


Sur les photographies des détenus

Mis face à deux déclarations contradictoires par l’avocate du groupe 2 des parties civiles, Silke Studzinsky, Duch tranche : « On ne prenait des photos pour les montrer à l’échelon supérieur que des personnalités, pas des autres prisonniers ». Il n’y a donc pas eu, selon lui, de photographies des quatre étrangers, évoqués par l’avocate allemande, dont les corps ont été brûlés. Ceux qui mouraient à S21 même étaient également photographié, insiste Silke Studzinsky. Duch confirme, tout en expliquant qu’il s’agissait d’une initiative de son adjoint dont il n’était pas au courant à l’époque. « Je l’ai su quand les juges d’instruction m’ont emmené sur les lieux. » Duch soutient enfin qu’aucune photographie n’a été prise aux charniers de Choeung Ek. L’avocate tente d’obtenir des réponses sur les décisions que Duch a prises concernant les corps des prisonniers étrangers, il exerce son droit au silence. « Des témoins disent que les corps ont été brûlés » essaye-t-elle encore. « S’il y a des témoins, interrogez-les », réplique sèchement l’accusé.


Sur la torture

Les questions reviennent sur l’arrachage des ongles pratiqué à S21 mais l’accusé assure que cette technique de torture avait été prohibée dès qu’elle lui avait été rapportée. « Comment savoir que ces pratiques se sont arrêtées ? », se demande Hong Kim Suon. Duch pense que ses ordres suffisaient à faire cesser ces pratiques mais, comme pour les brûlures de cigarettes, il n’a aucune certitude que les interrogateurs y aient mis fin. Quant à la pratique de faire manger des excréments aux détenus, il maintient que c’était une entorse aux règles en vigueur à S21.

Invité à revenir sur la prosternation devant une image de chien, l’accusé reconnaît là une forme de torture psychologique. « Cette pratique utilisée était efficace, j’ai donc accepté son application », atteste l’ancien directeur de S21 en ajoutant qu’elle évitait « l’atteinte à l’intégrité physique ». « L’avez-vous autorisée car elle était plus efficace que la torture physique ? » interpelle Hong Kim Suon. « Je n’ai pas fait d’étude comparative » répond Duch.

A l’avocat suisse Alain Werner, Duch indique que la méthode chaude de torture, à savoir la torture en continu, a été mise en place selon son instruction et que les pratiques de torture variaient d’un interrogateur à un autre. « Frère Mam Nay suivait toujours les ordres et n’a pratiquement pas commis d’actes de torture », illustre ainsi Duch avant de préciser que si la torture entraînait la mort de la victime cela posait un problème grave. Alain Werner demande à Duch s’il accepte l’idée que donner de l’importance à un interrogateur sadique est une manière de pousser les jeunes à suivre son exemple et à infliger des souffrances inutiles. Duch ne se démonte pas : « Vous avez dit que je le poussais plus loin [l’interrogateur sadique du nom de Toch]. Non, je n’ai jamais fait ça. J’ai continué à lui faire confiance, à lui prodiguer des conseils qui lui permettaient plus ou moins de se sentir bien par rapport à la torture et de continuer à la pratiquer ».


Sur les interrogateurs

Dans les questions conduites par l’avocate Silke Studzinsky, on apprend que cinq séances suffisaient pour former les interrogatrices à l’interrogatoire et que Duch s’est contenté de nommer les femmes à ces postes tandis que le suivi était assuré par son adjoint Hor. L’accusé se souvient avoir lu les aveux d’interrogateurs éliminés à S21 mais en a oublié le contenu. « Pour les aveux que j’ai annotés, je les ai lus. S’ils ne sont pas annotés, il se peut que je ne les ai pas lus. » L’avocate aurait aimé savoir si Duch avait pris des mesures d’enquête dans le cadre de comportement immoraux, ou de délit sexuel. Elle s’appesantit sur le cas d’un bâton inséré dans le vagin d’une détenue, l’accusé l’écoute en fixant le plafond, déclare qu’il n’a pas étudié le code pénal cambodgien puis décide de garder le silence.

Sur les expériences médicales

S21 fut le théâtre d’une pratique sinistre. « J’ai reçu l’ordre de distribuer du sang à l’hôpital 98, il était prélevé sur les prisonniers », résume Duch. Où ce sang était-il prélevé ? A S21. Pour des raisons strictement pratiques comme l’explique l’accusé, car transporter 6 litres de sang est plus léger que de transporter un prisonnier. Ces prélèvements de sang semblent avoir été suspendus à l’arrestation du directeur de l’hôpital. Autre idée du même acabit : celle des leçons d’anatomie, « une décision de Nat, déclare Duch, sans doute avec approbation de ses supérieurs. Je pense que ça a été approuvé et que ça ne s’est fait qu’à S21. » Les opérations chirurgicales existaient aussi mais Duch n’a aucun détail, il ne sait pas combien de prisonniers furent concernés. « J’étais l’élément politique. […] Peu m’importaient les études sur l’anatomie. »


La ‘BA‘ de Duch

Pendant ces deux journées, l’accusé est revenu sur cet épisode au cours duquel il prétend avoir vidé des capsules de médicaments confiées par Nuon Chea pour les faire tester sur les détenus. Duch aurait nettoyé ces capsules et remplacé leur contenu par du paracétamol. Bien entendu il n’y a pas de témoin, pas de document, même sa femme, dit-il, ne fut pas mise au courant. Difficile de le croire sur parole. Il justifie ainsi cet acte qui va à l’encontre de toutes les règles en vigueur : «  D’un certain point de vue, j’avais de la sympathie pour les prisonniers. D’un autre point de vue, je ne voulais pas tuer quelqu’un de mes propres mains ».


L’humour et la maîtrise du contenu

Moch Sovannary, avocate du groupe 3 des parties civiles, n’aura pas eu de long dialogue avec l’accusé. Elle voudrait savoir si Duch est allé en salle d’interrogatoire mais se réfère à une transcription en anglais de ses propos plutôt qu’en khmer. Duch la taquine en lui demandant pourquoi elle se réfère à la version anglaise. En salle de presse, les journalistes et techniciens sont pliés de rire, l’ancien directeur semble manier admirablement l’humour, même l’avocate esquisse un sourire gêné. L’accusé promet de lui répondre quand elle lui présentera une question plus précise basée sur la version khmère.

Lorsque « Mademoiselle l’avocate », comme l’appelle Duch avec condescendance, formule une demande de ses clients pour connaître plus précisément la raison pour laquelle le dénommé Ouk Ket a été détenu longtemps à S21, Duch esquive d’une réplique qui ne manquera pas de faire bouillonner la famille de la victime en quête de réponse depuis trente ans : « Si vous voulez que je vous parle de Ouk Ket, il faudrait que vous me donniez ses aveux, je pourrais en dire plus à la partie civile. » Or les aveux de cet ancien diplomate, rappelé au Cambodge comme tant d’intellectuels et détenu six mois à S21, n’ont jamais été retrouvés. Evidemment Duch le sait.


Les ordres ou la mort : défense tenue par Kar Savuth

A la suite des parties civiles, Kar Savuth, avocat cambodgien de Duch, se concentre sur le parcours de Nat, le prédécesseur de son client à la direction de S21. Avec l’aide de Duch, et des nombreux documents auxquels ce-dernier fait référence, il décrit les initiatives, les erreurs de Nat. L’homme procède de sa propre initiative « arbitraire » à des arrestations, en utilisant le nom d’autres unités, et à des libérations, voire à de fausses libérations. Inutile de préciser les conséquences de cette gestion que l’on connaît déjà : Nat fut exécuté à S21.

« Pourquoi reconnaissez-vous la responsabilité de ces crimes ? » interroge Kar Savuth. « Ces crimes s’expliquent par la ligne politique du PCK. J’étais moi-même membre du parti. S21 représentait un mécanisme criminel où sont mortes 12 380 personnes. »


Les larmes de Duch pour conclusion

François Roux, lui, se contentera de très peu de questions, le strict nécessaire pour faire comprendre que Duch a accepté de son plein gré de participer à la reconstitution à S21 et Choeung Ek en février 2008, et pour le laisser exprimer le bouleversement et le choc que ce retour sur les lieux du crime a représenté pour lui. Sur place, l’accusé se souvient avoir découvert la photo du professeur Phung Ton. « Je suis resté sans voix quand j’ai vu ça. » Il a aussi reconnu son écriture. « J’avais dit auparavant que Phung Ton n’avait pas été incarcéré à S21. » Il l’aurait donc découvert à ce moment-là.

Pour Duch, les souvenirs sont douloureux. « Je prie devant Dieu pour que je sois pardonné pour ces âmes. » Les photographies des femmes détenues avec leur enfant, la présence de trois survivants, le constat de tout ce qui s’était passé aboutit au « craquage » filmé pendant la reconstitution. L’effondrement de l’accusé au musée du génocide de Tuol Sleng est saissisant mais les images d’un Duch qui se fissure laissent une impression de malaise. Les offrandes et les prières dont l’accusé parle, en hommage à ses parents, à ses enseignants et enfin aux victimes, viennent illustrer la démarche de repentir. Elles ne peuvent faire oublier que jusqu’ici la douleur des victimes, elle, est restée en marge du tribunal. Dans le public, une femme jugeant cet extrait « indécent » maugréait à la sortie de l’audience que le tribunal n’est pas une église et que les victimes attendent la justice, pas une leçon de repentir.

« Je fais confiance aux CETC pour dégager la vérité mais je ne fais pas confiance à Christophe Peschoux »

Alors que le co-procureur demande à Duch s’il pouvait alors qu’il était directeur de S21 calculer le degré de vérité dans les aveux recueillis, l’accusé, sans répondre à la question posée plusieurs fois depuis le début du procès, s’empresse de distinguer le passé du présent. « Aujourd’hui devant le tribunal et la chambre, la situation est différente. Les aveux que je fais sont vrais. » Il en profite également pour envoyer une pique au représentant du Haut Commissariat des Nations unies aux droits de l’Homme, Christophe Peschoux, pile deux mois après avoir contesté la manière dont ce-dernier l’a interviewé en 1999. « Je fais confiance aux CETC pour dégager la vérité mais je ne fais pas confiance à Christophe Peschoux » a donc balancé Duch en s’enfonçant vivement dans son siège.

La remarque subite et hors contexte de l’accusé fait étrangement écho aux propos du Premier ministre Hun Sen jeudi 18 juin 2009. L’homme fort du pays a répété à Surya Subedi, le rapporteur spécial des Nations unies pour les droits de l’Homme en visite au Cambodge, les allégations de Duch selon lesquelles, en substance, Christophe Peschoux aurait tenté de l’exfiltrer vers la Belgique en 1999 via la Thaïlande. Hun Sen a ensuite suggéré au rapporteur que la présence de Christophe Peschoux au Cambodge soit reconsidérée.

Le problème dans cette affaire, c’est que jusqu’ici, le public n’a entendu que la version de Duch.

Stratégie illisible des co-procureurs




En cette journée du 22 juin, Duch a pris soin de raccourcir ses réponses et d'être plus concis. (Anne-Laure Porée)
En cette journée du 22 juin, Duch a pris soin de raccourcir ses réponses et d'être plus concis. (Anne-Laure Porée)



L’accusation sur une pente glissante

Dans la matinée du 22 juin, le co-procureur cambodgien fait défiler nombre de documents à l’écran que Duch a annotés. Chaque fois, il demande si Duch reconnaît avoir écrit de sa main sur le dit document. Chaque fois Duch acquiesce. Cette litanie, nécessaire puisque seuls comptent pour les juges les éléments étudiés en audience, eut été moins soporifique si l’accusation avait été construite. Là, un document = une question. Les co-procureurs ne s’attardent ni sur les mots, ni sur les formules, ni sur l’implicite, ni sur les silences de l’accusé.

Difficile de résister au florilège des questions aberrantes : « Y avait-il un coiffeur pour couper les cheveux des prisonniers [qui étaient gardés longtemps en détention] ? » « Je n’en suis pas sûr », répond Duch imperturbable. Les prisonniers mangeaient en cachette des insectes qui tombaient après s’être grillé les ailes à la lumière. « Etiez-vous conscient de cela ? », interroge le co-procureur cambodgien. « Je ne le savais pas mais je pense que ça s’est produit », réplique prudemment l’accusé. « Vous le pensez vraiment ? » « Oui, vraiment ».


Sur le fond, rien de nouveau

Devant tous ces documents portant la marque de Duch, le public comprend que l’accusé a ordonné la torture, qu’un interrogateur pouvait être démis de ses fonctions sans être exécuté (un homme a en effet été envoyé « travailler » à Prey Sâr), que les subordonnés qui ont enfreint les règles de l’interrogatoire et fait manger des excréments à des prisonniers n’ont pas été punis, que si Duch est intervenu dans l’interrogatoire d’un ancien policier c’était pour lui éviter pire, à savoir l’intervention musclée de son prédécesseur à la direction de S21, In Nat. Par ailleurs « il est très possible que les interrogatrices aient torturé elles-mêmes » les détenues, glisse Duch.

En fait, sur le fond, rien de nouveau. « Les gens qui étaient envoyés à S21, indépendamment de leur âge et de leur sexe, étaient par avance condamnés. Nous devions appliquer les ordres », répète Duch. Il insiste sur le fait que son chef, Son Sen, décidait des noms devant être éliminés. De même « l’échelon supérieur » avisait quelles personnalités devaient être gardées et combien de temps.


Erreur sur la détention du professeur Phung Ton ?

Quand le co-procureur demande à Duch pourquoi certains prisonniers étaient détenus plus longtemps que d’autres, il prend pour exemple le cas du professeur Phung Ton « détenu vingt mois ». Silke Studzinsky, avocate de la femme et de la fille aînée de Phung Ton intervient pour demander au co-procureur pourquoi il prétend que Phung Ton a été emprisonné vingt mois. Le co-procureur argumente que les documents auxquels il se réfère établissent une détention sur vingt mois. Pourtant Duch, en début de matinée, rappelait que Phung Ton comptait parmi ceux qui avaient été incarcérés le plus longtemps, dix mois. Si les co-procureurs ne sont visiblement pas en accord ni avec les parties civiles, ni avec l’accusé, sur la durée de cette détention, Duch aura su profiter de l’occasion pour glisser une fois de plus qu’il ne savait pas à l’époque que l’ancien recteur des universités de Phnom Penh avait passé si longtemps à S21. Il affirme savoir simplement que Phung Ton est mort de maladie et de faim.


Pas de fil directeur

En s’arrêtant sur le cas de Ya, ancien secrétaire de zone exécuté à S21, le bureau des co-procureurs tente une intéressante stratégie en entrant dans le détail d’un cas particulier. Malheureusement, la stratégie s’avère une coquille vide et la démonstration inexistante. Que cherchent donc les co-procureurs en demandant à Duch qui, à l’époque, lui avait parlé de l’arrestation de Ya, ou quelle connaissance il avait de ce qui attendait des traîtres comme Ya ?

Ne serait-il pas temps de décortiquer un dossier plutôt que de demander à l’accusé si entre 1975 et 1979, il était en mesure de calculer le pourcentage de vérité dans les aveux recueillis ?

Pourquoi n’avoir pas rebondi sur les ruses et les manipulations dont a témoigné l’accusé pour obtenir des aveux de Ya ? Duch raconte en effet avoir écrit une lettre à son subordonné en décembre 1976 dans l’idée qu’elle serait présentée à Ya et qu’elle le convaincrait d’avouer. Cette lettre mentionne : « Nous ne pouvons être gentils avec lui. Le camarade doit le frapper » et elle est signée « Avec la plus chaleureuse fraternité révolutionnaire ».

Sans surprise, le bureau des co-procureurs ne retirera rien de cet interrogatoire. « La torture était un dernier recours », réitère Duch. « Nous faisions tout ce que nous pouvions pour ne pas enfreindre la ligne. S’il fallait aller à gauche, on allait à gauche, s’il fallait aller à droite, on allait à droite. »


Les incohérences de Duch à la trappe

Le co-procureur international constate que l’accusé a davantage coopéré ces deux dernières semaines avec le tribunal, qu’il a été « plus honnête ». Il relève des incohérences entre ce que Duch a dit aux co-juges d’instruction et ce qu’il a récemment déclaré à la chambre. « Avez-vous décidé d’être plus honnête ou n’avez-vous pas eu pleinement cette possibilité de parler ? » Piqué, l’accusé formule avec un calme cinglant : « Monsieur le co-procureur, je me suis soumis à l’interrogatoire des co-juges d’instruction en toute honnêteté, de même ici. Si vous constatez certaines incohérences, veuillez les soulever. »

L’accusé comme le public attendent toujours que les co-procureurs relèvent ces incohérences…


L’épluche-quotidien

Non seulement le sujet passe à la trappe, mais en prime, le co-procureur international se lance dans un questionnaire désopilant sur la vie quotidienne de Duch au prétexte de mieux comprendre son fonctionnement. Il s’intéresse au nombre de ses enfants, à ses moyens de transport, à la présence de sa femme à la maison, aux autres locataires, à ses horaires de bureaux, de cantine, à ses discussions téléphoniques… On se demande à quoi rime, côté accusation, ce portrait du parfait cadre moyen qui déjeune vite, chaque jour à la même table, à la même place, sans trop parler aux autres employés, qui travaille douze heures par jour et a épousé sa femme par « état de nécessité humaine ». On se serait bien passé de la photo du dîner de mariage khmer rouge qui n’a rien à voir avec la cantine de S21 (« Si ce repas avait été ordinaire, il n’y aurait pas eu de photographe », précise patiemment l’accusé). On désespère quand le co-procureur demande enfin si la nourriture était bien meilleure à la cantine que celle donnée aux prisonniers.


Une dérogation de 20 minutes

A la fin des trois heures imparties au bureau des co-procureurs pour questionner Duch, l’accusé explique comment Hor, son adjoint, lui rendait des comptes ; comment il a dû renforcer la formation à S21 qui recevait de plus en plus de monde en 1978. Il nie avoir été indifférent quand des membres du personnel de S21 étaient envoyés à la mort. « Je n’en étais pas heureux. » Puis le co-procureur international demande au président de la cour 20 minutes de plus pour poser des questions essentielles. François Roux, l’avocat de Duch, monte immédiatement au créneau : « Il appartient aux co-procureurs de mieux gérer leurs questions et leur temps ». William Smith (co-procureur austalien) argumente qu’il s’agit du « cœur du procès », François Roux lance que quand il s’agit du cœur du procès on n’attend pas que le temps soit terminé pour poser les questions essentielles. Le président Nil Nonn laisse cependant le bureau des co-procureurs poursuivre.


Que fait Robert Petit ? Il démissionne

Au cours de ce fameux « cœur du procès », Duch reconnaît qu’il était « celui qui faisait du bon travail » pour le parti communiste du Kampuchéa (PCK), comme il l’a déjà affirmé. Il redit : « Ce qu’ils m’ordonnaient de faire je le faisais. J’appliquais leurs décisions à 100% mais je n’étais pas le maître d’œuvre de cette politique. » Il évoque aussi la gradation dans la peur après l’arrestation des cadres de la zone Nord. « Je souhaiterais dire à monsieur le co-procureur dans un esprit de vérité que j’espérais pouvoir continuer à vivre. J’étais tellement honnête. J’étais pour eux la personne la plus loyale. » Et la conclusion de cet échange, presque attendue : « Si nous ne suivions pas les ordres, nous devions être exécutés. »

Parmi les observateurs de ce tribunal, les discussions allaient bon train sur Robert Petit, procureur général, qui brille par son absence depuis le début du procès et laisse patauger ses adjoints, ne les épaulant qu’en coulisses, au coup par coup. Mardi 23 juin Robert Petit a annoncé sa démission « pour raisons personnelles et familiales » après de longs mois de désaccords avec son homologue cambodgienne sur la poursuite d’autres anciens responsables khmers rouges.


Nil Nonn fait sa révolution

Au long de cette journée du 22 juin, l’attitude du président de la cour, Nil Nonn, a créé la surprise auprès des habitués du tribunal. Il semblait prendre les rênes des débats en vérifiant les temps de parole, en interdisant à l’accusé de répondre aux questions répétitives, en contrôlant davantage le fond des dialogues. Les réponses courtes et concises de l’accusé ont aussi apporté un réel changement dans le rythme de cette journée plombée par une accusation défaillante.


« Pol Pot n’a jamais rejoint les rangs des Khmers krom considérés comme des ennemis, affiliés aux Etats-Unis. »

Dans le conflit entre le Cambodge et le Vietnam, le mouvement de résistance des Khmers krom (vivant dans le delta du Mékong vietnamien) aurait logiquement dû trouver un soutien en Pol Pot mais Duch affirme qu’en 1977, ce mouvement « a envoyé une délégation de trois personnes pour négocier avec le Parti communiste du Kampuchéa, pour demander son appui ». Consigne fut donnée de les « écraser ». « Pol Pot n’a jamais rejoint les rangs khmers krom considérés comme des ennemis, affiliés aux Etats-Unis. »

Surpris, le juge Jean-Marc Lavergne fait confirmer son propos par Duch qui acquiesce.

Comment comprendre alors que les envoyés spéciaux du Fulro (Front uni de lutte des races opprimées) aient été relâchés de S21 ? L’Angkar avait donné l’ordre de les épargner après la visite d’une deuxième délégation, assure l’accusé. A l’avocat Hong Kim Suon, il précise que « dans une situation de catastrophe les ennemis ont été amenés à être considérés comme des amis », sans autre détail.

Duch, criminel de guerre ? Le tribunal en déroute sur ce thème





Pas de direction d'audience, des questions qui partent dans tous les sens, c'est comme si les parties avaient perdu le fil conducteur. (Anne-Laure Porée)
Pas de direction d'audience, des questions qui partent dans tous les sens, c'est comme si les parties avaient perdu le fil conducteur. (Anne-Laure Porée)




Le secret jusqu’au 31 décembre 1977

En substance, Duch ne conteste pas le conflit politique entre le Cambodge et le Vietnam, en revanche il nie avoir été au courant de la rupture des relations diplomatiques et du conflit armé avant le 31 décembre 1977, date de la rupture des relations diplomatiques du Kampuchéa démocratique avec le Vietnam. Souvent, il cite également le 6 janvier 1978, date-clé puisqu’alors Pol Pot préside une cérémonie à Boreï Keila au cours de laquelle le leader loue les forces du Kampuchéa démocratique, victorieuses sur le Vietnam. Duch maintient qu’avant, le conflit était resté secret.


« J’appliquais les ordres »

Duch reconnaît que les premiers Vietnamiens incarcérés à S21 sont arrivés dès le 17 avril 1975 mais ils étaient détenus, selon lui, à cause de leur implication dans certains événements. Personne, clame-t-il, n’a été détenu au prétexte de sa nationalité. « Toute personne envoyée à S21 devait être exécutée (Khmers, Chinois…). Parmi elles se trouvaient des Vietnamiens. » Néanmoins, après la date-pivot du 6 janvier 1978, il se souvient que le neveu de Pol Pot, formé en Chine, réalisait un enregistrement filmé de prisonniers vietnamiens afin que les images soient présentées à une réunion à Djakarta pour prouver l’invasion vietnamienne.


Alors qu’il était à la direction de S21, l’accusé affirme avoir ignoré la définition du statut de prisonnier de guerre et les implications qu’elle avait dans leur traitement. « Les Vietnamiens tuaient des Cambodgiens et vice-versa donc je ne me posais pas de question. J’appliquais les ordres. » Ces prisonniers étaient classés en trois catégories : civils, militaires, espions.


Duch n’écoutait pas la radio ?

La juge Silvia Cartwright revient plusieurs fois à la charge pour savoir ce que Duch avait entendu comme informations à la radio sur ce conflit entre les deux pays. L’accusé assure n’avoir aucun souvenir d’émission radio avant le fameux 6 janvier 1978. Il pousse son argumentaire jusqu’à affirmer : « Moi-même j’avais une radio mais je n’avais pas le temps de l’écouter. C’était la réalité ». Cette réflexion passe comme une lettre à la poste. Mais comment le directeur de S21 pouvait-il prendre autant de temps à étudier la ligne du parti dans le Drapeau révolutionnaire et ne jamais écouter la radio ? Comment pouvait-il à ce point manquer au devoir dont même un chef de village s’acquittait ?

L’accusé se rappelle simplement que les aveux de détenus vietnamiens étaient enregistrés à S21 pour ensuite servir la propagande radiodiffusée khmère rouge. Il en a tout de même entendu quelques-uns et comme personne ne le prévenait de la date de diffusion (c’est ce qu’il a déclaré lors d’une audience précédente), il faut croire qu’il écoutait la radio.


Le conflit armé : sans réalité pour l’accusé jusqu’en 1978

Il glissera un peu après qu’il y avait des rumeurs à propos de la libération des îles et d’un navire américain mais se dit incapable de certifier qu’il s’agissait des événements de mai 1975 : l’offensive khmère rouge sur les îles vietnamiennes et l’arraisonnement du cargo Mayaguez.

Dans sa hiérarchie, personne n’abordait le conflit armé bien que le conflit politique entre Cambodgiens et Vietnamiens exista depuis longtemps. Pas de réunions spécifiques sur le sujet, pas de confidences des supérieurs. « Ce que j’ai pu apprendre était basé sur mon travail, sur les aveux », conclut Duch qui précise que les prisonniers de guerre vietnamiens n’étaient que quelques-uns avant le 6 janvier 1978 et plus nombreux après. Les questions posées autour de la confession d’un détenu vietnamien arrêté en février 1976 puis d’une liste de prisonniers vietnamiens ne mèneront nulle part. Duch réussira habilement à glisser sa théorie sur les tensions entre Pol Pot et Le Duan qui ont dégénéré en conflit sur le terrain.


Recette pour réussir un mauvais interrogatoire

Cette recette a été présentée par le bureau des co-procureurs au cours de l’audience du 10 juin. Pour réaliser un mauvais interrogatoire d’accusé, il vous faut :

– deux co-procureurs inattentifs qui répètent des questions posées lors des audiences précédentes (était-il nécessaire de poser des questions du type : « le contenu des aveux reflétait-il la vérité ? », ou encore reposer une question de la veille avancée par la juge Cartwright ?),

– un président de séance indifférent, qui ne réagit pas quand les protagonistes passent hors sujet,

– un accusé subtil, qui ne bouge pas de sa ligne

– un peu de fatigue

– une pincée de renoncement (les juges internationaux ont bien tenté de recadrer, d’approfondir, sans que cela suffise)

Mélangez et faites mijoter à petit feu pendant quelques heures pour passer à côté de l’interrogatoire.


La responsabilité de la démonstration

Les co-procureurs devaient démontrer la culpabilité de Duch en matière de crime de guerre quand les parties civiles n’ont aucun client à défendre sur ce thème. Voici une illustration typique de leur ratage : ils demandent à Duch pourquoi avoir sélectionné Mam Nay pour interroger les Vietnamiens. « Parce qu’il comprenait bien le vietnamien, répond l’accusé. Il pouvait utiliser ses connaissances à S21. » Les co-procureurs se contentent de cette réponse, sans creuser le lien ancien entre Duch et son subordonné, déjà interrogateur à M13. Ils survolent. Duch est d’une trempe qu’il faut acculer, confronter à la preuve. Or dans ce cas précis les co-procureurs ont la preuve molle.

Lorsqu’ils utilisent un film de James Gerrands sur le Cambodge pour montrer des archives de propagande khmère rouge anti-vietnamienne, ils effleurent le document. Le passage montre des détenus, agenouillés en uniformes, qui avouent. Une voix off  commente que le Vietnam voulait forcer le Cambodge à entrer dans la fédération indochinoise. Les co-procureurs veulent savoir si ce film a été tourné chez Duch. Ils obtiennent une demie réponse : « Le carrelage ne suscite aucun souvenir en moi. L’image n’était pas très claire. Permettez-moi d’accepter qu’il s’agissait de mon bureau. Mais les aveux me semblent longs. Ce ne sont pas ceux faits devant moi. » On n’en saura pas davantage.


Les parties civiles et la défense sans questions

Les questions de l’avocat du groupe 4 des parties civiles Hong Kim Suon ne tenaient pas davantage la route que celles des co-procureurs ou répétaient des questions déjà posées. Les autres groupes de partie civile ont choisi de ne pas intervenir, la défense de même. Le président de la cour Nil Nonn converse avec l’accusé pour remplir les dernières minutes d’une audience en rase-mottes.

« Je ressens une telle douleur. Je dis toujours qu’une mauvaise décision conduit à sentir ce remords pendant toute la vie »

L’avocate de la défense, Marie-Paule Canizares, qui remplace François Roux demande à son client s’il a survécu parce qu’il était celui qui maîtrisait le mieux la ligne du parti à S21. Duch répond :

« Il s’agit là d’une question-clé qui m’a permis de vivre jusqu’à maintenant. Premièrement, j’ai fait ce qu’on me demandait de faire, ni plus, ni moins. Deuxièmement, pour quelque question que ce soit, je n’ai jamais rien dissimulé. Pour conclure, mon honnêteté associée au fait que je faisais correctement les choses constituent les principaux facteurs qui expliquent que j’ai survécu. »

L’avocate cite dans la foulée la déclaration de Duch lors de la reconstitution à S21 le 27 février 2008 : « Je suis en colère contre moi-même qui avais cédé aux conceptions des autres et respecté aveuglément leurs ordres criminels. Je regrette sincèrement d’avoir cédé aux conceptions des autres et d’avoir accepté les tâches criminelles qui m’avaient été confiées. »

Duch saisit la perche pour dire son remords. « Je ressens une telle douleur. Je dis toujours qu’une mauvaise décision conduit à sentir ce remords pendant toute la vie. […] L’objet est que je sois traduit en justice pour les crimes commis. Je ne ferai pas porter le blâme sur les épaules de mes supérieurs ni sur les épaules de mes subordonnés. Cela signifie que je ne vais pas me dérober à mes responsabilités. Ce crime, bien qu’il relève de la compétence de mes supérieurs, il relève également de mon rôle. A S21, je suis responsable de tous les crimes. »

Les yeux rougis et l’air pincé, il répète sa responsabilité idéologique et psychologique.

C’en est trop pour l’avocate des parties civiles Silke Studzinsky qui interrompt vivement les épanchements de l’accusé. Elle requiert auprès du président un recadrage des propos sur la politique du PCK, thème à l’ordre du jour. Objection rejetée.

Duch reprend la parole, en se contrôlant. L’avocate a bel et bien coupé l’élan émotionnel de l’accusé.

Marie-Paule Canizares tente de faire visionner 18 mn d’images tournées lors de la reconstitution à S21 pour montrer à la fois le bouleversement de Duch et le fond de sa pensée sur la mise en oeuvre de la politique du PCK à S21. Les juges débattent pour savoir s’il s’agit d’un moment approprié mais la question est vite tranchée car des témoins encore anonymes et appelés à comparaître ont été filmés en même temps que l’accusé. Les juges refusent donc la projection. C’est un flop pour la défense qui n’avait pas anticipé ce problème.

Le tribunal tourne en rond



 



Duch interrogé par la défense, s'apprête à exprimer des remords. (Anne-Laure Porée)
Duch, interrogé par la défense, s'apprête à exprimer des remords. Voir la citation de ce 9 juin 2009. (Anne-Laure Porée)




L’absence de direction des débats

Le président de la cour ne conduit pas les débats, il laisse les mêmes questions revenir en boucle. Certaines réponses données par l’accusé sont strictement identiques à celles des audiences de fin avril. Certaines questions également. Le découpage du procès en thématique n’est pas toujours respecté par les parties mais Nil Nonn ne trouve rien à y redire. Résultat : l’accusé, qui bénéficie d’un temps de parole conséquent, semble parfois le seul maître à bord.


La rengaine de l’exécutant…

« Les gens envoyés à S21 étaient considérés comme des ennemis d’emblée, ils devaient être éliminés. » Duch le répète pour la n-ième fois. « C’était ça la politique du PCK et c’est comme ça qu’elle était appliquée à S21. » Entre octobre 1975 et le 7 janvier 1979, Duch se souvient avoir libéré 3 personnes, membres du Front uni de lutte des races opprimées (Fulro), à la demande du parti. Tous les autres étaient « écrasés ». Peu importait la catégorie de leur crime du moment qu’ils avouaient. « Peu importait qu’ils soient innocents ou non, que les intellectuels n’aient pas de sang sur les mains ou que les cadres aient tués […], on ne classait pas ces personnes en fonction du sang qu’ils avaient sur les mains. Toute personne considérée comme ennemie était arrêtée, interrogée et ensuite emmenée à Choeung Ek. Nous ne pouvions pas rejeter l’ordre donné. » A part les trois libérés, les seuls épargnés furent six artistes. Vann Nath, peintre rescapé de S21, a eu des sueurs froides en lisant la mention « garder pour utiliser » sur la liste qui a envoyé tous ses compagnons à la mort. La marge de manœuvre vis-à-vis des prisonniers était nulle, martèle Duch. « S21 n’avait pas intérêt à libérer qui que ce soit autrement nous aurions été tués. »


… qui assume ses responsabilités

En même temps que l’accusé répète sous différentes formes avoir exécuté les ordres, il assume la responsabilité de ses crimes, en particulier concernant les enfants exécutés au nom du fait qu’ils pourraient plus tard se venger. « Tu n’as rien à gagner à les garder », lui aurait dit son supérieur Son Sen.

« A S21, j’ai observé moi-même le respect des règles politiques vis-à-vis des enfants », dit Duch qui aimerait s’adresser aux parties civiles ayant porté plainte pour la disparition d’enfants. Tous sont morts de sinistre évidence. Cependant Duch ne livre aucun détail sur les exécutions. « Je sais que j’ai une responsabilité criminelle pour l’élimination des jeunes enfants et des bébés. Certains ont été exécutés à S21, d’autres à Choeung Ek. » Sur la méthode d’exécution (notamment les enfants fracassés contre un arbre), il dit ne rien savoir. C’était l’affaire de ses subordonnés, comme l’étaient les photographies d’identité des détenus. A chacun son rôle à S21. Néanmoins Duch assume sobrement ses responsabilités.


« Un cadre moyen »

En lui faisant décrire l’organisation du Comité central, Hong Kim Suon, avocat du groupe 4 des parties civiles, obtient l’énumération de quatre niveaux d’implication des membres, le plus bas correspondant au niveau des « membres assistant » autorisés à être présents aux sessions de formation, comme Sou Meth ou Meas Muth, mais qui n’ont pas voix au chapitre. L’avocat demande à quel niveau se situe Duch, l’accusé répond qu’il n’était même pas au niveau des « membres assistant ». « J’étais un cadre moyen. Je n’étais pas membre du Centre du parti. »


L’obsession Koy Thuon

Depuis le début du procès, l’accusé s’attarde régulièrement sur le cas de Koy Thuon, nommé ministre du Commerce du Kampuchéa démocratique après avoir été Secrétaire de la zone Nord. Ce cas revient comme une litanie, Duch le ressasse à volonté sans que personne l’interrompe jamais. Accusé d’inconduite morale avec la femme d’un homme qu’il aurait tué, Koy Thuon est interrogé par le directeur en personne. « A S21 je n’ai interrogé qu’un prisonnier, c’était Koy Thuon », admet Duch. Il l’appelait avec respect « frère » tandis que les autres prisonniers avaient droit à l’injonction A’ exprimant le mépris. La détention dure plusieurs semaines. « La politique c’était que tout cadre qui commettait ce genre de délit devait être écarté. » Duch analyse la déchéance d’un homme qui, en sa qualité de Secrétaire de zone avait eu un court temps le pouvoir « d’écraser » mais qui, une fois devenu ministre, avait perdu ce « droit » (droit établi par une décision du 30 mars 1976).

Koy Thuon incarne le recours de l’accusé. Les avocats des parties civiles abordent le sujet de la torture ? Duch nomme ses subordonnés en charge de la torture, lui s’est seulement occupé de Koy Thuon, lequel n’a jamais été battu. « Je lui ai dit qu’il n’avait pas d’autre alternative que d’envoyer sa confession au parti à travers moi et il a compris. » C’est comme si le directeur et ses suppléants ne jouaient pas dans la même catégorie. Catégorie « mains sales » et catégorie « mains propres ».


Qui listait les ennemis ?

Dans la longue partie consacrée aux listes d’ennemis dressées à S21, Duch insiste : ces listes étaient préparées « sur la base des aveux concrets » des prisonniers. Mais Alain Werner perd le fil, ses questions sont confuses, il oublie de revenir à l’essentiel : qui rédigeait les listes d’ennemis. Duch est clair sur le fait que « les interrogateurs n’établissaient pas ces listes ». Ensuite il fait état du trajet des confessions : de lui à Son Sen, de Son Sen à Pol Pot ou Nuon Chea, puis retour à Son Sen avant le transfert dans les zones. La question directrice est noyée sous d’autres considérations et reste en suspens.

L’accusé refuse d’estimer le nombre de ces listes d’ennemis à exécuter. Alain Werner, avocat du groupe 1 des parties civiles suggère des milliers, Duch corrige : « Ces listes ne se comptent pas par milliers, mais les victimes se comptent par milliers. Plus de 10 000. »


Sans document pas de preuve

Duch sidère par sa mémoire extraordinaire. Il connaît son dossier sur le bout des doigts… et les cotes des documents par cœur ! Jusqu’ici il a rarement contesté les documents qui lui étaient présentés au tribunal. Ainsi il ne discute pas le nombre d’employés de S21 puisque des documents prouvent qu’ils étaient environ 2 300. Mais lorsque les documents sont absents, il fonce dans la brèche.

– L’expert Craig Etcheson décrit de nombreuses techniques de torture uniques à S21, Duch objecte : « Sur quoi Craig Etcheson s’est-il basé ? Nous devons examiner les documents des autres centres de sécurité[…]. Je ne me dérobe pas à la mort de 14 000 personnes mais pour avoir des informations précises, nous devons former notre jugement sur des documents. Sinon je ne peux pas réagir. »

– L’expert Craig Etcheson ajoute encore que les aveux sont plus détaillés à S21 que dans d’autres centres, l’accusé rétorque qu’il n’a jamais vu d’aveux d’autres centres de sécurité.

– Alain Werner demande si Duch maintient son estimation de 200 000 pages de confessions lues à S21. « A moins que des documents viennent me contredire, je maintiens. »

– L’expert Craig Etcheson écrit que S21 comptait le personnel le plus important, Duch botte en touche, sur la même base : « Faute de statistiques sur les autres centres de sécurité, je ne suis pas à même de le dire. Je n’accepte pas cette affirmation faute d’éléments de preuve supplémentaires. »

Ce qui intéresse Duch dans le rapport de Craig Etcheson ce sont les paragraphes sur la communication au sein du parti, strictement verticale, comme il le rapporte depuis toujours ; et la prise de décisions d’actes criminels à l’échelon supérieur du Comité permanent. En revanche il nie que son travail à S21 ait entretenu la paranoïa du Comité permanent.


Un as de la ligne politique

« A S21, personne ne comprenait la ligne du parti mieux que moi », explique Duch à son avocate. « J’étais la personne qui avait le plus étudié et qui avait le mieux compris la ligne du parti. » Duch faisait distribuer la revue Drapeau révolutionnaire aux cadres de S21 quand elle était livrée par l’état-major. Dans cette revue se trouvait « la théorie qui permettait de trouver des raisons scientifiques pour expliquer les arrestations ».

En tant que directeur, il avait trois tâches : envoyer les confessions à ses supérieurs, résoudre les problèmes de S21, et enseigner et former, donc diffuser la ligne politique. « Moi seul dispensait l’éducation politique à S21. » Les formations, obligatoires, avaient lieu régulièrement dans une école (il s’est rendu une seule fois à Prey Sâr) qu’il avait faite aménager près de son domicile, dans un souci pratique, notamment pour pouvoir courir répondre au téléphone quand Son Sen appelait…

Cette ligne politique, édictée par les différents congrès du parti, Duch déclare l’avoir enseignée dans les termes de Pol Pot. « J’étais le premier à ‘affûter le sabre’ », sous-entendu à affûter ses positions par l’étude de cette ligne. Il forme le personnel de S21 au concept « attaque rapide, succès rapide ». Il travaille sans relâche, assurant n’avoir aucune communication privée avec Son Sen qui se contentait de vérifier que Duch remplissait ses tâches. « Mon supérieur était quelqu’un de méticuleux qui travaillait dur. Il exigeait de ses subordonnés qu’ils suivent. »


Vers, asticots, microbes

Interrogé sur la déshumanisation des prisonniers par l’avocate Silke Studzinsky, Duch confirme l’emploi d’injonctions méprisantes à leur égard. Oui, les prisonniers étaient traités de « vers, asticots, microbes ». « C’était inévitable. Il n’y a même pas besoin d’en parler », tranche l’accusé qui n’y prêtait pas attention et se concentrait sur les réseaux de traîtres. Les prisonniers étaient également contraints de se prosterner devant des images de chiens. « L’objectif était-il d’avilir les prisonniers ? » renchérit l’avocate. « C’était une méthode pour permettre d’éviter de passer à tabac un détenu. A l’époque, c’était idéal. Mais avec le recul, c’était un acte criminel. »


De l’importance du contexte

Certes l’acte engage la responsabilité pénale de Duch, et des sanctions, mais ce-dernier ne manque jamais de rappeler le contexte. « Ce n’est pas comme ça qu’on pensait à l’époque. » Cette ligne de défense s’avère courante dans les anciens territoires khmers rouges. « Vous parlez d’exécutions extrajudiciaires mais nous à l’époque on parlait de lutte des classes, expose Duch. Cela recouvre la même réalité mais une terminologie différente », à savoir celle du parti communiste et celle de la justice internationale.


La révolution khmère rouge : unique

« La théorie de Pol Pot n’a pas suivi la politique de Mao. Pol Pot a appliqué la politique de la bande des Quatre. Peut-être n’êtes-vous pas familier avec la bande des Quatre, glisse Duch d’un ton professoral à l’avocat des parties civiles qui l’interroge. Il ont conduit la grande révolution culturelle. Le monde entier connaît leurs noms. Jiang Qing, Zhang Chunqiao, Yao Wenyuan et Wang Hongwen. […] Le fait que la révolution cambodgienne n’ait que deux classes fait qu’elle est différente de la révolution de Mao qui comptait des ouvriers, des paysans, des petits bourgeois et des capitalistes. […] Mao a gardé quatre classes, Pol Pot seulement deux, ce sont donc deux théories différentes. » Duch explique au passage que les trois tours d’Angkor Wat sur le drapeau khmer rouge correspondent à ces deux classes et au parti, pour la plus élevée d’entre elles. Il compare au drapeau chinois à une grosse étoiles et quatre petites qui se réfèrent selon lui à la même chose : les classes et le parti.

Duch achève son cours de théorie communiste en résumant les aspirations d’une société communiste : « chacun fait de son mieux pour ce dont il a besoin et non pour ce dont il a envie. » Cependant l’accusé ne reste pas dans la théorie, il reconnaît qu’en pratique, le résultat de cette politique fut d’affamer le peuple et de purger les rangs khmers rouges, y compris ceux qui avaient dès le début combattu pour la révolution.

« La politique du PCK était-elle bonne ? » questionne l’avocate du groupe 3 des parties civiles Elisabeth Rabesandratana. « Comment pouvez-vous demander cela ? C’était un politique criminelle, pire que la bande des Quatre. »

Filmer pour l’histoire ? Certainement pas !







Chrono en main : 55 minutes d'image fixe sur cette photo de Duch. (Anne-Laure Porée)
Chrono en main : 55 minutes d'image fixe sur cette photo de Duch. (Anne-Laure Porée)





Le son sans l’image

Cette journée du 8 juin restera peut-être dans les annales des tribunaux internationaux.

Chiffrons tout de suite :

– 35 minutes de plan fixe sur une ancienne photo en noir et blanc de Duch parlant au micro lors d’une formation.

– 20 minutes de plan fixe sur la même photo à la reprise des audiences après la pause déjeuner.

Pendant ce temps-là, les débats se poursuivent bien sûr. Les procureurs posent leurs questions, Duch réagit. Seuls les spectateurs de la salle d’audience remarquent quelques gestes et regards de l’accusé qui leur tourne le dos. Mais les archives ne garderont que le son comme trace des échanges entre les parties.

– Et que dire de ces 10 minutes accrochées à une liste de noms annotée par Duch et parfaitement illisible à l’écran ? Cerise sur le gâteau de ce filmage caricatural.


Ce n’est pas la première fois que le cas se produit. Par chance, cette heure d’archives zappées n’était pas un moment-clé du procès. Le 7 avril 2009 en revanche (pour ne citer qu’un exemple), la caméra manquait les démonstrations de Duch sur la façon dont les prisonniers étaient attachés à M13. A la sortie du tribunal ce 8 juin, un Cambodgien s’interrogeait sur ce que les jeunes comprendront du procès dans dix ans en découvrant ces images.


Le juge contrôle l’écran

Le problème qui s’est posé ce lundi 8 juin, c’est qu’une fois que le président de la cour, le juge Nil Nonn, demande aux techniciens de montrer à l’écran le document dont les procureurs parlent, personne n’en bouge. Non, non ! Le juge seul peut ordonner de revenir sur les images des débats. Or le juge est juge, il n’est ni réalisateur, ni documentariste, ni historien. Son rôle n’est pas de comprendre l’image. Par ailleurs personne autour de lui n’a réagi pour suggérer de supprimer la vieille photographie de Duch.


Interrogé début décembre sur les enjeux de ce filmage, le juge Jean-Marc Lavergne souhaitait combiner l’appui à la machine judiciaire à l’archivage historique : « On a connu des procès-spectacles où l’image est utilisée par les acteurs du procès. Il faut réfléchir à la manière d’éviter les dérapages. En même temps, il est souhaitable de conserver un témoignage aussi neutre que possible à des fins historiques. »


Des archives inestimables

Les historiens seront les premiers d’accord. « Un enregistrement audiovisuel du procès est important parce qu’il donnera aux spectateurs un sentiment que les enregistrements écrits échoueront à rendre, commente David Chandler. Les expressions du visage, le ton de la voix, etc. Les caméras complètent en fait l’enregistrement écrit et en un sens, le surpassent. »

Pour Ong Thong Hoeung, auteur de J’ai cru aux Khmers rouges, les images du procès sont essentielles pour concerner la population rurale qui ne peut pas lire. « Ils auront ainsi la possibilité de voir ce qui se passe. S’il n’y a que des écrits, personne ne les lira. »

Journaliste aguerri aux documentaires basés sur des archives audiovisuelles, Philip Short explique l’intérêt de filmer : « L’exemple qui me vient tout de suite en tête n’est pas le procès Eichmann ni celui de Nuremberg mais le procès de la ‘Bande des Quatre’ à Pékin en 1980. Avoir la possibilité de regarder ces enregistrements aujourd’hui, et de voir comment Jiang Qing (la veuve de Mao) se comporte au banc des accusés – en fait elle a fait le spectacle de sa vie, tour à tour dédaigneuse, méprisante, agressive – donne à l’historien un aperçu qui n’aurait jamais pu être rendu par une transcription papier de ses paroles. De même pour les coupes sur les réactions du public dans la salle d’audience. Pour les générations futures, ce genre d’enregistrement est inestimable. Il est impossible de comprendre la dynamique d’un procès – au sens où le procès se déroule comme une pièce de théâtre – sans l’avoir vu. »


Caméras de surveillance

Concrètement, quelques semaines après l’ouverture du premier procès, les ratages audiovisuels aux CETC montrent que les archives filmées ont été négligées voire détournées de leur raison d’être. Cela couvait dès la conception du filmage.


Pour conserver la mémoire des procès, cinq caméras ont été installées aussi discrètement que possible dans la cour. Semblables à des caméras de surveillance, elles filment de haut les différents protagonistes : quatre sont placées dans les coins de la salle et une en face des juges. L’équipe audiovisuelle, consciente de son rôle, (« Nous voulons prendre part à ce processus historique », déclarent-ils tous) a préenregistré plusieurs cadres sur chaque caméra. Pendant l’audience, depuis une cabine que le public peut voir à droite de la salle, elle visualise sur des écrans les images prises par les cinq caméras. L’homme qui est aux manettes, choisit, en live, quelle image provenant de quelle caméra il enregistre. Avec tout de même des directives : il doit par exemple filmer la personne qui est en train de parler. Finalement, il enregistre de la même manière qu’une télévision retransmet en direct un match de football. C’est ce seul enregistrement que les CETC ont à ce jour prévu d’archiver.


Regard critique contre objectivité

La façon de filmer et d’enregistrer est un vrai défi et aux CETC elle est loin de faire l’unanimité.

L’idée directrice de l’équipe audiovisuelle est de filmer les procès le plus objectivement possible. « Enregistrer un procès ce n’est pas tourner un film. Nous ne voulons pas dramatiser [au sens de rendre émouvant ou dramatique]. Notre but est d’avoir une vue très clinique », explique Tarik Abdulhak, directeur technique de l’équipe.

Mais nombre de personnes répondent qu’aucune image n’est objective. Parmi elles, le réalisateur Rithy Panh : « Il y a toujours un point de vue. Quand vous filmez en plan serré, ça n’a rien de naturel. Nos yeux ont un champ de vision à 180°. Alors pourquoi choisissez-vous de filmer en plan serré ? Les images cliniques font référence à quelque chose de propre et mécanique. Mais la mécanique, c’est l’opposé de la pensée. Dans ce genre de procès, vous avez besoin d’un regard critique, vous avez besoin d’une âme. »

Or ce regard critique ne peut être apporté que par un réalisateur qui aura un point de vue sur ce qui se passe dans le prétoire.


« On ne tourne pas une série »

Les règles sont claires pour Rob Barsony, directeur de l’unité de télévision au tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, qui a formé l’équipe des CETC avant l’audience initiale de Duch : « La différence majeure à souligner dans ce type d’enregistrement est que les réalisateurs des tribunaux ne racontent pas une histoire. Ils suivent simplement visuellement les procédures en cours et le verdict des juges. En outre, ils doivent opérer avec des caméras pré-positionnées, alimenter le programme et surveiller toutes les opérations techniques en cours dans la salle d’audience, tout en appliquant et assurant les mesures de protection des témoins et la confidentialité de leur témoignage. Ces préoccupations de base doivent garantir la représentation entière et objective des procédures, dans les limites et les lignes directrices fixées en amont. » « On ne tourne pas une série, insiste l’expert des Nations unies. On n’est pas là pour faire de l’argent. Les réalisateurs des tribunaux ont le devoir de produire un enregistrement audiovisuel dont le cadre et la composition n’accentuent pas les émotions qui sont déjà présentes pendant le procès. Cette opération audiovisuelle a été conçue pour équilibrer les besoins du public de voir la justice à l’œuvre et le désir de la cour d’avoir une représentation équilibrée de la procédure. »


Une théâtralité inévitable

Concrètement, cela signifie « fixer le cadre sur les intervenants qui ont la parole, éviter les plans serrés, limiter les images de réaction à un témoignage et rester en plans larges quand les membres de la cour ou les parties discutent entre eux », afin de garantir l’égalité et de minimiser toute manipulation parce que la cour a peu de contrôle sur l’usage qui est fait des séquences une fois qu’elles sont diffusées.

Cette distance est aussi perçue comme un moyen de contrer la tendance à jouer, au sens théâtral du terme. Effectivement, chacun sait dans la cour qu’il va être filmé, il peut se voir lui-même sur les écrans placés devant lui. Certains prétendent qu’avec le temps, on oublie la caméra. Certains ne l’oublient jamais. Par exemple en décembre 2008, pendant l’appel de Khieu Samphan à la Chambre préliminaire, la caméra s’est arrêtée rapidement sur son avocat, Jacques Vergès, pour qui « la justice est un jeu* ». Ce-dernier a immédiatement souri à l’écran… Les longs temps de parole accordés à Duch permettent de mesurer combien lui aussi maîtrise l’image, quand par exemple il répond à un avocat sans le regarder mais en prenant soin de s’orienter face caméra.


Pas de réalisateur, des choix techniques

Pour Helen Jarvis, ex-responsable des relations publiques aujourd’hui à la tête de l’Unité des victimes, les règles établies correspondent à une version audiovisuelle des transcriptions. « Cela doit être aussi neutre que possible. » Elle cite en exemple le fait qu’on ne trouvera jamais sur une transcription la mention « il a commencé à pleurer », alors que le juge voit toutes les réactions dans la cour. « Si vous n’avez pas la réaction de la défense à un propos tenu, vous n’avez pas non plus les réactions du public en dehors de la cour, lesquelles pourraient être tout aussi intéressantes. Il s’agit d’un enregistrement de la cour. »

Par manque de moyen et pour surmonter les premières difficultés techniques, les CETC ont décidé d’embaucher un directeur technique plutôt qu’un réalisateur. « Un directeur technique, ce n’est pas suffisant, considère Philip Short. Dépenser de l’argent pour filmer le procès sans réalisateur revient à jeter l’argent par les fenêtres. »


Documenter l’histoire

Selon Rithy Panh, le choix de filmer de cette manière ne répond pas aux enjeux historiques du tribunal. « Dans de tels cas de crimes contre l’humanité, le rôle de ce tribunal n’est pas seulement de juger mais de documenter l’histoire, de mettre en lumière l’histoire. Argumentant que « le silence vaut la parole et le champ vaut le hors-champ », Rithy Panh a plaidé pour l’enregistrement sur plusieurs caméras au lieu du seul enregistrement de l’équipe audiovisuelle qui sera a fortiori le regard officiel sur les procès. Il réclame l’accès à plusieurs sources. Philip Short abonde dans son sens car l’enregistrement de l’ensemble sur cinq caméras permettrait par exemple de revoir, selon des angles différents, un incident qui aurait échappé à l’équipe audiovisuelle.

« Je ne parle pas d’un problème esthétique, argumente encore Rithy Panh, je parle de notre liberté de regarder l’histoire. Au-delà des procès, nous devons penser à ce que les CETC vont laisser aux générations futures. Quel sera le matériau en dehors de la version officielle ? Au-delà de la justice, filmer est un acte majeur pour l’histoire des Khmers rouges, cela doit être bien considéré et bien archivé afin de rendre possible dans l’avenir l’étude et l’analyse. »


Dérives généralisées

Aujourd’hui, aucun tribunal n’enregistre sur toutes les caméras comme en témoigne Thierry Cruvellier, qui a travaillé sur le filmage des procès dans les tribunaux internationaux. « Le TPIY [Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie] enregistrait sur toutes les caméras mais a abandonné parce qu’il considérait que c’était inutile. On assiste à une grande dérive depuis quinze ans sur les raisons pour lesquelles les procès sont filmés. Au début, c’était clairement dans un but historique. Mais ces images sont devenues de plus en plus une sorte de propriété judiciaire, un outil de travail. Au TPIR [Tribunal pénal international pour le Rwanda] par exemple, les images sont devenues de moins en moins accessibles, elles travaillent à un but judiciaire et non plus historique. »


Mieux comprendre l’événement

Est-ce que le changement d’objectif altère la manière de filmer ? Les CETC semblent incarner la démonstration que oui.

Les choix faits à Phnom Penh s’opposent à ceux faits par le passé dans certains tribunaux. Le procès de Nuremberg avait son propre réalisateur, John Ford, le procès Eichmann aussi avec Leo Hurwitz. Sylvie Lindeperg, historienne française qui a analysé le procès Eichmann à travers les images tournées à l’époque, pense que filmer des procès internationaux avec une liberté restreinte, avec pour directive de tendre à l’objectivité et avec ce rôle d’enregistrer absolument tout des procès est « une grande illusion ». Pour elle, la subjectivité du regard est bien plus intéressante. « Que pouvons-nous faire d’une image sans qualité, au sens du regard critique ? Ce regard critique nous permet de mieux comprendre l’événement. Prenons un exemple : Leo Hurwitz avait prévu de filmer Eichmann face-à-face avec les témoins. Mais ça n’a pas marché parce que cela ne s’est pas passé. Les témoins étaient concentrés sur leurs déclarations, Eichmann ne les regardait pas. Grâce à la liberté qui lui était accordée, Hurwitz a pu changé d’idée et il a montré le bouleversement que ce procès a été pour les Israéliens. »


Bien entendu l’argument budgétaire a été invoqué par les CETC pour justifier de ces choix a minima (par exemple le coût de multiples enregistrements et de leur archivage). Cependant l’évolution similaire dans d’autres tribunaux et le peu d’entrain des responsables à vouloir modifier la politique de filmage aux CETC laissent penser qu’il s’agit d’une volonté plus que d’un non-choix. Et tant pis pour l’histoire.



* Titre d’un de ses livres publié en 1992.