Nayan Chanda contrebalance la version khmère rouge de l’histoire












Nayan Chanda, né en Inde en 1946, a obtenu une bourse pour faire sa thèse en France en 1971, sur la politique étrangère du Cambodge sous Sihanouk. (Anne-Laure Porée)
Nayan Chanda, né en Inde en 1946, a obtenu une bourse pour faire sa thèse en France en 1971, sur la politique étrangère du Cambodge sous Sihanouk. (Anne-Laure Porée)







Qui est Nayan Chanda ?

Aujourd’hui rédacteur en chef du magazine en ligne YaleGlobal , qui émane du Centre d’études sur la mondialisation de l’université américaine Yale, Nayan Chanda a couvert l’actualité de la région (Cambodge, Laos, Vietnam, Thaïlande…) pendant plus de trente ans pour la Far Eastern Economic Review, magazine de référence en anglais consacré à l’Asie et basé à Hong-Kong. Il est aussi l’auteur d’un livre majeur, Les frères ennemis (Brother Enemy : The War After The War en version anglaise), écrit dans les années 1980 et qui lui vaut cette convocation au tribunal de Kambol. L’ouvrage analyse les conflits et les alliances entre les partis communistes cambodgien, vietnamien, chinois… et permet de comprendre ce qui a mené à « la troisième guerre d’Indochine », à savoir un conflit armé entre le Vietnam et le Cambodge, officiellement déclenché début 1978, et un conflit armé entre la Chine et le Vietnam en 1979. En toile de fond : le jeu diplomatique des puissances soviétique et américaine. Les frères ennemis associe avec rigueur la démarche du chercheur à celle du journaliste. Nayan Chanda, qui revendique cette double casquette, continue à recueillir des documents pour mieux comprendre l’histoire de cette région. Le travail colossal (douze ans d’enquête) qu’il a réalisé l’amène à conclure dans son livre que « ce sont les pesanteurs historiques et le nationalisme, et non l’idéologie, qui recèlent les clés de l’avenir de la région ».


L’enjeu de cette expertise

Quand Nayan Chanda arrive au tribunal, il sait qu’il va évoquer les relations entre le Cambodge et le Vietnam mais personne ne lui a présenté plus avant les enjeux de sa présence. François Roux, avocat de la défense, s’en charge mardi 26 mai alors que l’audition du témoin est quasiment finie. « A partir du moment où il y a conflit armé depuis avril 1975, cela signifie que tous les prisonniers vietnamiens envoyés à S21 ont été victimes de crime de guerre. » Selon François Roux, cela n’a pas d’incidence pour l’accusé qui reconnaît que « au moins pendant toute l’année 1978 les Vietnamiens ont bien été victimes de crimes de guerre ». Duch, dans sa reconnaissance du crime, se range donc strictement derrière la thèse officielle. « Jusqu’à présent, renchérit son avocat, on a toujours entendu que la thèse officielle était que le conflit armé international avait commencé le 31 décembre 1977 et les co-procureurs demandent à la Chambre de contredire par décision de justice cette date. »

François Roux a le sentiment, à la fin du témoignage de l’expert, que l’existence d’un conflit armé international d’avril 1975 au 6 janvier 1979 n’a pas été confirmée. Il retient des explications de Nayan Chanda les « nombreuses escarmouches », les « nombreux engagements ponctuels des armées », et la volonté du gouvernement vietnamien d’empêcher « que le conflit ne dégénère ». Nayan Chanda  répond alors très clairement : « les Vietnamiens espéraient que le conflit puisse être contenu, étouffé. […] La guerre a été gardée soigneusement secrète. […] Je ne sais pas comment la guerre est définie en droit, doit-elle être un événement déclaré ? Est-ce que la guerre peut exister sans qu’il y ait déclaration ? Si la déclaration n’est pas nécessaire alors les deux pays étaient en guerre depuis avril 1975 ».


Retour aux sources

Lors de la première journée d’audience, Nayan Chanda justifie, auprès notamment du co-procureur Alex Bates, de ses sources voire de ses méthodes d’enquête (voir la citation du 25 mai 2009) : Combien de témoins a-t-il interrogé sur les lieux de telle enquête ?, combien d’interview a-t-il réalisé sur tel sujet ?, Quelle était sa source d’information sur telle affaire ?, Pourquoi les plus hauts responsables dans la région acceptaient de répondre à ses questions ?

Quant à la juge Silvia Cartwright, elle sollicite sa mémoire lui demandant s’il se souvient de certaines dépêches, de certains télégrammes ou rapports. Prudent, Nayan Chanda rappelle régulièrement que sa mémoire n’est pas infaillible mais trouve toujours des réponses précises dans son ouvrage ou dans les notes de ses chapitres, prouvant encore la rigueur de son travail.

Comme il l’explique à la cour, Nayan Chanda ne met pas les pieds au Cambodge sous le régime du Kampuchéa démocratique. Il en part après le 10 avril 1975 pour couvrir la prise de Saïgon par les troupes communistes du Nord Vietnam. Sur le Cambodge, il travaille donc souvent depuis le Vietnam. Cependant, il trouve dans les écoutes de la radio de Phnom Penh (la radio khmère rouge), transcrites par la CIA et mises à disposition contre le prix d’un abonnement, une source d’information essentielle. Il en extrait d’ailleurs en 1978 le virulent appel de Pol Pot du 10 mai invitant à broyer l’ennemi vietnamien : « En terme de nombre, [chacun] d’entre nous peut tuer trente Vietnamiens. Nous avons besoin de seulement deux millions de troupes pour écraser les 50 millions de Vietnamiens et il nous restera encore six millions de Cambodgiens. » A l’époque de cette déclaration, la zone Est vient de faire l’objet de purges massives.


Les motifs du conflit khméro-vietnamien

Pour Nayan Chanda, il ne fait aucun doute que le conflit du Kampuchéa démocratique avec son voisin thaïlandais n’a pas pour les Khmers rouges la même importance que celui qui les oppose aux Vietnamiens : « le Vietnam était la source d’inquiétude principale. Les Khmers rouges s’inquiétaient énormément du désir expansionniste des Vietnamiens. C’est le motif qui les amenés à s’opposer au Vietnam. »

Pour le chercheur, la conférence de Genève en 1954 constitue le moment fondateur à partir duquel l’idéologie khmère rouge perçoit le Vietnam comme une menace. En effet à cette conférence qui marque la fin de la guerre d’Indochine contre la puissance coloniale française et qui partage le Vietnam en deux, le Parti révolutionnaire du peuple khmer, émanation du Parti communiste indochinois fondé par Ho Chi Minh, n’est pas invité à la table des négociations. Il n’est donc pas reconnu comme contributeur à la lutte anticoloniale. « C’est perçu comme étant une trahison du Vietnam », analyse Nayan Chanda. Par ailleurs les Cambodgiens ont une divergence profonde avec les Vietnamiens, ils n’ont « aucun désir de former une fédération indochinoise ».

Cette divergence éclaire le choix de Pol Pot de dater la naissance du parti communiste cambodgien en 1960 plutôt qu’en 1951, année de la scission du parti communiste indochinois en trois partis au Vietnam, au Laos et au Cambodge. « Cette démarche servait à couper le cordon ombilical avec le Vietnam », estime Nayan Chanda.

Les Khmers rouges ont toujours projeté que leur ennemi historique n’avait qu’une idée en tête, « avaler » le Cambodge. Cette position radicale se traduit par un discours ouvertement raciste. Nayan Chanda cite pour preuve le Livre noir, faits et preuves des actes d’agression et d’annexion du Vietnam contre le Kampuchéa publié en 1978 par le ministère des Affaires étrangères khmer rouge : « Il décrit les Vietnamiens comme agressifs par nature. A partir de là, toutes les personnes qui ont des liens avec le Vietnam sont des ennemis du Kampuchéa démocratique ».  Les confessions des prisonniers vietnamiens lues à la radio et dans lesquelles ils ont admis (probablement sous la torture) le désir d’expansion du Vietnam sur le Cambodge constituent elles aussi des outils de cette propagande. Nayan Chanda se souvient d’en avoir entendu quelques-unes.

Côté vietnamien, le soutien de la Chine au Kampuchéa démocratique ne peut qu’aviver le sentiment d’être pris en tenailles au nord et au sud-ouest et rappeler au pays son histoire ponctuée de résistances aux invasions de l’Empire du Milieu.


Le silence des médias

Pendant longtemps, les combats entre les deux pays ne sont pas relatés par les médias parce que, selon Nayan Chanda, ni les Khmers rouges, ni le Vietnam ne tiennent à les reconnaître ouvertement. « Cambodgiens et Vietnamiens ont gardé pendant longtemps un voile de silence sur leurs attaques. Pour nous qui étions sur place et essayions de comprendre, il fallait lire entre les lignes pour comprendre ce qui se passait. » A la mi-décembre, le Premier ministre du Vietnam, Pham Van Dong, interviewé par Nayan Chanda, admet du bout des lèvres qu’il y a des problèmes mais n’entre pas dans les détails. « Le calcul du Vietnam était le suivant : un conflit ouvert avec le Cambodge impliquerait la réaction d’autres pays. Les Vietnamiens voulaient donner la réplique aux attaques khmères rouges et pensaient que la défaite inspirerait la rébellion à l’intérieur du Cambodge. Alors soit Pol Pot deviendrait raisonnable, soit l’opposition se ferait à l’intérieur du parti. »

Finalement, l’officialisation du conflit vient du Kampuchéa démocratique avec la rupture officielle des relations diplomatiques le 31 décembre 1977. Dès lors, le nombre de victimes est rendu public, la portée des affrontements également.


Les Khmers rouges ont attaqué les premiers

Le discours bien souvent en vigueur au Cambodge est que les hostilités ont été déclenchées soit par les Vietnamiens, soit à cause de leur présence sur le territoire khmer. Le témoignage de Nayan Chanda apporte un point de vue contradictoire, en se référant à un passage du livre de David Chandler S21 ou le crime impuni des Khmers rouges. « Il écrit que l’accusé a pu mettre au point une conception très sophistiquée de la trahison entre 1972 et 1973. Il y est question de chaînes de traîtres, d’une opération secrète, qui fut alors mise en oeuvre par les Khmers rouges pour purger ceux qu’on appelait les « Khmers Hanoï », ceux qui étaient revenus en 1970 après des années d’exil au Nord Vietnam pour y aider la révolution. En 1973, des centaines d’entre eux furent arrêtés et assassinés dans le plus grand secret, après que les Vietnamiens eurent retiré le gros de leurs troupes du Cambodge. Certains réussirent à fuir au Vietnam, après leur détention, d’autres furent arrêtés après avril 1975, beaucoup furent arrêtés dans la Zone spéciale. L’aspect furtif et impitoyable de cette campagne d’épuration répondait peut-être au style administratif naissant spécifique à Duch. Cette campagne laissait déjà présager du mode opératoire de S21 ».

« Depuis 1973, la présence vietnamienne était terminée », affirme Nayan Chanda. Mais à l’époque les Khmers rouges, eux, dénoncent cette présence pour justifier leurs répliques armées, qu’ils disent défensives. Selon Nayan Chanda, la tâche primordiale des Vietnamiens est alors de gérer l’afflux de réfugiés en provenance du Cambodge plutôt que d’y maintenir des bases. Sur ce point, il confirme son désaccord avec les sources américaines « hautement fiables » auxquelles la juge Cartwright se réfère.

En 1975, ce sont encore les Khmers rouges qui déclenchent les premiers incidents frontaliers sur les îles vietnamiennes du golfe de Thaïlande (le 4 mai), quelques jours après la prise de Saïgon par les communistes vietnamiens. Dans les mois qui suivent, aucune tentative de négociation aboutit à une trêve durable. La seule transaction dont Nayan Chanda ait été informé, plus tard, concerne la livraison de 49 réfugiés par les Vietnamiens en échange de bétail, en pleine conscience de ce qui attendaient les réfugiés une fois remis aux mains des Khmers rouges.

Enfin, selon le journaliste, « l’initiative d’attaquer les villages frontaliers revenait aux Khmers rouges. Le Vietnam a suivi mais n’a pas précédé les attaques khmères rouges. »


Nuon Chea, l’ami du Vietnam

Les Vietnamiens semblent avoir commis quelques erreurs dans leur perception des événements et dans leur stratégie. Quand ils fournissent des armes aux Khmers rouges et les forment pour prendre la capitale Phnom Penh, à un moment où la Chine ne peut pas offrir son aide, ils pensent gagner les révolutionnaires cambodgiens à leur cause, à savoir l’unité des communistes de la péninsule indochinoise. Mais ils se trompent, les Khmers rouges clament leur victoire, et revendiquent qu’ils l’ont remportée seuls, sans aucune aide étrangère.

Pendant près de deux années, les Vietnamiens évitent les provocations, se contentent de répliques d’après le journaliste expert. « J’ai le sentiment que fin 1977 le Vietnam avait conclu qu’il ne s’agissait pas de malentendus ni de conflits territoriaux mais d’une question fondamentale de la politique khmère rouge contre le Vietnam », déclare Nayan Chanda. Cette prise de conscience tardive engendre une nouvelle stratégie. Les options sont simples : soit la politique du PCK change, soit les personnes au pouvoir changent, soit, pour retrouver paix et stabilité, il faut prendre Phnom Penh, ce qui sera finalement la solution choisie.

Autre erreur d’appréciation que Nayan Chanda a découvert récemment dans la lecture d’un travail de recherche basé sur des documents diplomatiques soviétiques : Nuon Chea était le « Monsieur Vietnam » des Khmers rouges, c’est lui que Pol Pot envoyait en émissaire auprès des Vietnamiens à la veille de la chute de Phnom Penh. « Jusqu’en 1978, les Vietnamiens pensaient que Nuon Chea était un modéré et un ami du Vietnam », rapporte Nayan Chanda conscient que c’est difficile à imaginer, tant cela contraste avec les propos anti-Vietnamiens de l’ex-bras droit de Pol Pot.


L’envers de la propagande khmère rouge

Le travail de Nayan Chanda ouvre des perspectives, il permet d’entendre le point de vue des différents protagonistes interrogés au fil des ans et d’offrir une contradiction à la propagande khmère rouge dont ont été abreuvés les Cambodgiens. Exemple caractéristique : le 6 janvier 1978, le Kampuchéa démocratique publie un communiqué clamant sa victoire sur les Vietnamiens. « Il s’agit d’un communiqué sur leur supposée victoire qui n’est pas prise au sérieux par toutes les parties connaissant la nature de ce conflit », détaille Nayan Chanda d’un air sceptique. « En mars 1978, j’étais au Vietnam. Je me suis rendu le long de la frontière. A moins que les Khmers rouges considèrent les tueries de civils comme une victoire, je n’ai pas constaté de pertes militaires sur cette zone frontalière. » Quelques semaines plus tard Pol Pot appelle à anéantir l’ennemi vietnamien à 1 Khmer contre 30 Vietnamiens. « L’objectif [de ce communiqué] était de remonter le moral des Khmers rouges au combat », interprète Nayan Chanda.


L’impudente version historique de Duch

A la fin de la déposition de Nayan Chanda, l’accusé demande à la cour l’autorisation de faire quelques observations. Par le biais de ses commentaires, il livre une autre version de l’histoire qui charge Pol Pot, dans la plus pure tradition du discours des anciens Khmers rouges. « Ho Chi Minh a mis en avant que la cause principale était la lutte contre les Français. Par conséquent il fallait un seul parti au pouvoir, le Parti communiste d’Indochine. Un parti, un soldat, un gouvernement et un pays : la fédération indochinoise. C’était une source d’hostilité entre Le Duan, secrétaire du Parti communiste vietnamien, et Pol Pot. Le conflit entre Le Duan et Pol Pot était un conflit mortel, s’étendant sur une longue période de temps depuis 1954. […] Ils ont essayé de se renverser l’un l’autre. Malgré le conflit armé, Le Duan souhaitait que Pol Pot le suive. […] Pol Pot et Le Duan étaient en conflit personnel. Chacun avait son propre parti, disposait de ses propres soldats. Par conséquent ce fut un bain de sang et un désastre pour la population civile. Mon but n’est pas de dire que Pol Pot était le grand patriote du pays. Pol Pot était un assassin. C’était le père de l’assassinat du Cambodge.  »

Duch évoque un million de personnes qui ont perdu la vie au Cambodge, à cause de Pol Pot et « dans ce cadre-là, à S21, mes mains ont été tâchées du sang des personnes qui ont perdu la vie : 12 380 personnes. »

Expliquer la mort du quart de la population cambodgienne par un conflit de personnalité est une version de l’histoire qui apparaît bien grossière après la subtilité et la complexité des analyses de Nayan Chanda compilées à ses enquêtes de terrain. Mais une fois encore, il semble que Duch tienne à sa part d’écriture de l’histoire. Il se place au niveau de l’expert en le félicitant pour son travail, en le critiquant et en donnant son avis. Il conteste par exemple le titre Les frères ennemis : « Si vous parliez de Corée par exemple, je serais tout à fait d’accord. Il y a une histoire commune, un territoire commun, une langue commune. Pour ce qui nous concerne, ça n’a jamais été une histoire unique. » Comme si Duch n’admettait pas le bagage commun des partis communistes de la péninsule indochinoise auxquels le titre du livre de Nayan Chanda fait très précisément référence. Dommage que les juges n’aient pas demandé à Nayan Chanda de répondre à cette lecture caricaturale de l’histoire…

« Quand vous avez écrit Brother Enemy, votre mémoire était-elle plus précise que maintenant ? »

La volonté de justifier la qualité de l’expert appelé à témoigner devant la cour conduit à des questions saugrenues ou choquantes, laissant parfois l’impression d’assister à une inspection du travail. Voici un extrait des questions qu’Alex Bates, co-procureur britannique, a posé à Nayan Chanda que l’exercice a laissé calme et imperturbable :


Alex Bates : Quand vous avez écrit Brother Enemy, votre mémoire était-elle plus précise que maintenant ?

Nayan Chanda : Oui, j’ai écrit en 1985.

AB : Vos notes de bas de page font état de vos sources. Considérez-vous vos sources comme fiables ou non ?

NC : Ce sont des sources très fiables et fondées sur des bases documentaires.

AB : Avez-vous utilisé des sources pas suffisamment fiables ?

NC : Non.

AB : J’ai une question relative à vos méthodes d’investigation. Preniez-vous des notes ? Enregistriez-vos sur cassettes ?

NC : Pour les interviews officielles, j’écoutais les bandes enregistrées. Pour les autres, quelquefois l’enregistrement les décourageait et je me contentais de prendre des notes.


Toute une série de questions du même acabit suit : en quelles langues avaient lieu les interviews ? Combien d’interviews ? Comment avez-vous eu accès à des personnalités influentes ? Pourquoi vous parlaient-elles ? Comment interrogiez-vous les personnes sur le terrain ? Auriez-vous utilisé les mêmes sources pour écrire le livre aujourd’hui ? Pourquoi ces sources-là ?

Devant l’expertise de l’expert, l’avocat de la défense François Roux perd patience : « Si nous continuons ainsi, nous sommes encore en audience l’année prochaine ! » Il se plaint d’un double détournement de la procédure : le premier qui consiste à faire un interrogatoire ou un contre-interrogatoire à la manière common law alors que le procès a lieu en civil law, et qui conduit à ignorer le travail réalisé au cours de l’instruction, le deuxième qui consiste, selon lui, à réunir des preuves pour le dossier numéro 2. « Il n’est pas correct de vouloir acter aujourd’hui des preuves contre des hommes qui ne sont pas là. Nous sommes là pour des faits dont Duch est accusé à S21. Il y a bien longtemps que je n’ai pas entendu parler de S21. »


Alex Bates déplore le nombre d’interventions de la défense qui font perdre du temps à la cour. Il rappelle que Nayan Chanda n’a pas été entendu au cours de l’instruction. « Les co-procureurs souhaitent établir la qualité d’expert de monsieur Chanda. L’objectif est d’exposer les connaissances de M.Chanda sur la politique des deux pays. »

Les parties civiles soutiennent les co-procureurs, la défense est déboutée par le président de la Chambre.

Craig Etcheson répond aux co-procureurs




Craig Etcheson, interrogé par Alex Bates, co-procureur sur le départ. (Anne-Laure Porée)
Craig Etcheson, interrogé par Alex Bates, co-procureur sur le départ. (Anne-Laure Porée)



La surprise du jour

Ambiance molle à 9 heures ce matin au tribunal. Les habitués se demandent avec combien de minutes de retard les magistrats vont ouvrir la séance… Vingt minutes. Les juges s’installent, le président ouvre l’audience et annonce tout de go un huis-clos pour régler les questions soulevées par les parties la veille. Il faut sortir de l’ornière… Le public est prié de patienter une heure et demie selon les traductions khmère et anglaise, seulement une demie heure en version française. A cette réunion de mise en état, terme technique définissant ce type de mise au point entre les parties, les parties civiles sont priées de ne pas assister. Une décision dont Silke Studzinsky, avocate des parties civiles, se plaindra au nom de ses trois clients présents chaque jour à l’audience, arguant que l’accusé, lui, était à cette réunion. L’avocate réclame pour eux un traitement juste et équitable.


Que fait le public pendant que la Chambre cogite ?

Il y a ceux qui attendent : pause café, lecture ou cigarette, sieste ou jeux vidéo. Il y a ceux qui bossent : enregistrer le magazine télé de lundi consacré au procès, faire des interviews, écouter les histoires des villageois de Kompong Chhnang amenés par le DC-Cam, photographier le quotidien du tribunal.


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Une décision ponctuelle

Quand l’audience reprend à midi, la Chambre observe que « la défense reconnaît la qualité d’expert de Craig Etcheson et ne conteste pas son rapport », ni les documents placés en annexe qui, de fait, en constituent une partie intégrante. Par conséquent, « ces documents sont disponibles à la Chambre à des fins de décisions prises par elle ». Il ne sera donc pas nécessaire de procéder à la lecture de tous ces documents. Voilà qui est tranché. Cependant le problème n’est résolu que pour le cas de Craig Etcheson. La méthodologie n’est pas fixée de manière générale.


Expert jusqu’en juillet 2007

Après la pause déjeuner, la défense précise qu’elle distingue la période qui court jusqu’en juillet 2007, de la période qui suit. Pour elle, Craig Etcheson est un expert jusqu’à ce que Duch soit mis en examen. Une fois que ce dernier devient accusé, Craig Etcheson, qui travaille pour le bureau des co-procureurs, devient partie prenante versant accusatoire (« la voix de l’accusation »,  avait expliqué la veille François Roux) et n’est plus considéré par les avocats de l’accusé comme expert.


Les dates clés de l’histoire du PCK

A la demande des co-procureurs, Craig Etcheson revient sur l’évolution du Parti, de sa création en 1960 sous le nom de Parti des travailleurs du Kampuchea (Nuon Chea en est dèjà secrétaire adjoint), à la chute du régime. Il retient qu’en 1963 Saloth Sâr, alias Pol Pot, devient secrétaire général ; que le parti change de nom au congrès de 1971 pour devenir Parti communiste du Kampuchea (PCK), date à laquelle Khieu Samphan devient membre titulaire du Comité central ; et qu’au congrès de 1978 le PCK doit désigner de nouveaux  secrétaires de zone à la suite des purges.


Mort ou rééducation

La Constitution du Kampuchea démocratique définit dans son article 10 que « les activités dangereuses contraires aux intérêts de l’Etat du peuple doivent être condamnées au plus haut degré ». Cette peine la plus sévère est probablement la peine de mort. « Un très grand nombre de délits étaient passibles de la peine de mort au Kampuchea démocratique, explique Craig Etcheson. Ne pas travailler avec enthousiasme, ne pas travailler dur douze à quatorze heures par jour, c’était passible de la peine de mort. »

La Constitution stipule également : « Les autres affaires font l’objet d’une rééducation constructive dans le cadre d’organisations étatiques ou populaires ». Il n’est pas difficile d’interpréter la différence entre ce qui est écrit sur le papier et la réalité des camps de rééducation. « Si quelqu’un commettait une infraction légère ou mineure, il était condamné au travail forcé. Les conditions de vie étaient à tel point inhumaines que le taux de mortalité était très élevé parmi les détenus. Les auteurs de délits graves travaillaient jusqu’à mourir ou être exécutés. La discipline qui s’exerçait dans le Kampuchea démocratique était extrêmement arbitraire », conclut l’expert.


Le principe de l’indépendance poussé à l’extrême

Craig Etcheson est amené par le procureur à expliquer un des principes fondateurs promus par le PCK : l’autarcie et le contrôle de l’indépendance, ainsi que d’ébaucher ses dérives. Concrètement, ce principe s’est traduit, toujours selon Craig Etcheson, par un refus de puiser des conseils auprès d’autres pays dits communistes. Les dirigeants du PCK expliquaient l’échec des autres révolutions par le fait qu’ils n’avaient « pas réussi à éliminer les classes opprimantes, les capitalistes, les bourgeois, les classes féodales ». « Ils estimaient leur révolution unique. » Leur objectif était de « transformer la société afin d’arriver à un communisme pur. » Cette démarche, selon le chercheur, a ignoré l’ensemble de la théorie fondée par Marx, Engels, Lénine, Staline… « Les dirigeants du PCK avaient la conviction que par le biais de ce concept d’indépendance souveraine et l’annihilation des relations avec l’extérieur, ils pourraient devenir un modèle. »


La pureté selon les Khmers rouges

Les critères d’adhésion au parti, inscrits dans les statuts du PCK et rapportés par Craig Etcheson à l’audience, permettent de comprendre ce qu’est un homme pur pour les Khmers rouges. « Il doit avoir de bonnes mœurs, il doit être bon et pur politiquement, il doit ne jamais avoir été impliqué avec l’ennemi », résume Craig Etcheson. Un exemple typique selon lui de ces hommes aux biographies pures, ce sont les jeunes garçons recrutés par Duch à Kompong Tralach pour travailler à S21. Recrutés dans une région pauvre et éloignée, « il est peu vraisemblable qu’ils aient été influencés par des citadins, des capitalistes, ou des bourgeois. »


S21 aussi purgé

L’expert américain confirme ensuite que les cadres et les employés de S21 ont fait eux aussi l’objet de purges, comme toutes les autres structures dans le pays : « Certains cadres de S21 ont été arrêtés et envoyés à S24 pour y être rééduqués. Les registres de S21 montrent qu’une proportion importante ont fini par tomber dans la catégorie des victimes de S21 ».


Priorité nationale de chasse à l’ennemi

En décortiquant par la suite le fonctionnement des organes directeurs du Kampuchea démocratique (Comité permanent, Comité central, Bureau 870…), en citant la présence de Nuon Chea et Khieu Samphan aux plus hauts niveaux, en analysant les modes de communication entre ces structures et les zones, secteurs, districts, en étudiant la propagande du régime… il apparaît que tous les cadres khmers rouges ne pouvaient ignorer la ligne du parti, et que partout les priorités du régime étaient claires. Craig Etcheson se réfère ainsi aux rapports remis par les zones au Centre du parti, calqués sur un modèle laissant une place prépondérante aux questions de sécurité : « Les zones comprenaient que l’intérêt principal portait sur la chasse à l’ennemi de l’intérieur plus que sur l’économie et le développement ».


Communication verticale

Sur la base de ses recherches, Craig Etcheson décrit comment chacun devait rendre compte à son supérieur hiérarchique le plus proche. Il confirme que « communiquer par les voies officielles était quelque chose d’extrêmement respecté ». « En règle générale, dans l’ensemble de l’appareil administratif, politique et militaire, les communications se faisaient de manière strictement verticale. Cette règle était strictement appliquée », affirme-t-il. Les exemples ne manquent pas. A S21, si un détenu évoquait une communication qui sortait de ce rapport hiérarchique, vertical, c’était « considéré comme un acte de trahison ». Selon Craig Etcheson, ce type de communication était appliqué de manière encore plus accentuée dans le domaine militaire.


Le co-procureur sert la défense

Curieusement, en interrogeant Craig Etcheson sur un procès-verbal de réunion entre Duch et les commandants des divisions 170 et 290, Alex Bates semble faire le jeu de la défense. Cherche-t-il à montrer que Duch enfreint la règle, que S21 a des relations directes avec d’autres structures sans passer par le voie verticale ? « S21 rencontre des divisions, discute avec elles du nom des prisonniers, collabore pour les arrestations, dit le co-procureur. Comment cela s’inscrit-il dans le tableau général ? » La réponse de Craig Etcheson est claire : « D’après ce document, il y avait aussi à cette réunion Son Sen. L’accusé rendait compte au sommet de la hiérarchie du PCK et par le truchement de Son Sen coopérait avec les divisions pour procéder à ce qui a constitué des purges très importantes dans l’appareil militaire. » Duch agissait sous l’autorité de Son Sen, ce qu’il ne cesse de clamer depuis le début de son procès.

Le procès s’embourbe dans les questions de procédure


Le 20 mai, "Journée de la Haine" au Cambodge, journée déprime au tribunal. (Anne-Laure Porée)
Le 20 mai, "Journée de la Haine" au Cambodge, journée déprime au tribunal. (Anne-Laure Porée)


Le président de la chambre de première instance, Nil Nonn, avait donné rendez-vous à 10h30 aux parties comme au public. Il entre en scène à 11 heures. Seul. Si les retards deviennent ici monnaie courante, l’arrivée d’un unique juge est exceptionnelle. Rapidement, Nil Nonn annonce que l’audience de la matinée ne peut se dérouler. Les débats sont complexes, les magistrats ont besoin de temps pour discuter et prendre leurs décisions. L’audience ne reprendra qu’à 13h30… Déception générale. Les dizaines de villageois amenés en bus par une ONG depuis la province de Kompong Chhnang, sortent bredouilles.


Trois documents irrecevables

A 13h50 (au lieu de 13h30), les magistrats reprennent leur place à la cour. Le président annonce deux décisions. La première décision est une réponse aux requêtes soulevées en avril (voir le compte-rendu du 22 avril). Elle concerne la recevabilité des documents versés au dossier comme éléments de preuve. Deux déclarations de deux témoins décédés (dont celle de Ham In, survivant de M13) prises par des représentants du Centre de documentation du Cambodge (DC-Cam) ne pourront pas être utilisées par les co-procureurs comme élément de preuve. La déclaration de l’accusé en date de mai 1999 faite à Christophe Peschoux, délégué du représentant du Haut Commissariat des Nations unies aux droits de l’Homme ne sera pas non plus admise. En revanche la chambre de première instance fait droit aux co-procureurs d’utiliser le rapport de Choeun Sothy.


Une demie-décision sur la méthode de présentation des preuves

La deuxième décision du jour n’est pas formulée de manière aussi claire que la première. Elle concerne la méthode à mettre en oeuvre s’agissant des documents à produire au débat. Parce que dans le fond, le problème est celui-ci : dans un système de civil law normal, le dossier des juges d’instruction est d’emblée accepté comme élément de preuve, mais dans le règlement établi par ces chambres extraordinaires, il est stipulé que seules les pièces débattues contradictoirement devant les magistrats peuvent servir à fonder leur jugement. Résultat : la chambre de première instance invite les parties à produire les documents pendant l’audience avec lecture intégrale ou résumé. C’est le seul moyen selon eux d’apprécier la valeur d’un document. Ils rappellent l’obligation de soumettre un document à débat contradictoire, condition là encore d’un procès équitable. La chambre s’autorise à décider si ce débat doit porter sur une partie ou sur l’ensemble d’un document. Dans cette décision, les juges ne tranchent pas sur un point essentiel : faut-il trier, hiérarchiser les documents présentés ?


Prouver que l’expert est un expert…

L’absence de décision sur ce point précis va empoisonner la fin de l’audience. Quand le co-procureur Alex Bates se lance dans l’interrogatoire de l’expert Craig Etcheson, qui attend patiemment que quelqu’un veuille bien lui poser des questions, il s’empresse de justifier la lecture de plusieurs dizaines de documents ou de leurs résumés.

Alex Bates : Combien de documents avez-vous lus et examinés dans les douze mois précédant la rédaction de votre rapport ?

Craig Etcheson : Environ 50 000, dont 2 000 à 3 000 de manière plus précise. 161 documents ont été sélectionnés dans le cadre de la rédaction de ce rapport.

AB : pourquoi avoir sélectionné 16 télégrammes plutôt qu’un seul ?

CE : Ces télégrammes illustrent différents types de communication entre les structures du Kampuchea démocratique et le Centre du Kampuchea démocratique. […] Ils témoignent de la mise en oeuvre de la politique du Kampuchea démocratique.

AB : Après deux années de recul [le rapport a été rédigé en juillet 2007], diriez-vous que ces 16 télégrammes sont superflus ?

CE : Non.

Comme n’importe quel chercheur ou expert, Craig Etcheson confirme la nécessité de recourir à l’analyse d’une diversité de sources. Alex Bates embraye : « De l’avis des co-procureurs, pour apprécier la fiabilité du rapport de monsieur Craig Etcheson, la Chambre doit elle-même pouvoir apprécier la fiabilité des conclusions. Comment le faire sinon en s’assurant de la fiabilité de la teneur des documents sur lesquels s’est porté le rapport ? »

Quelle étrange situation que de voir cet homme convoqué en qualité d’expert parce qu’il travaille depuis trente ans sur le Cambodge, assis au milieu d’une cour qui ne lui pose pas de questions de fond. Quel paradoxe de voir les co-procureurs s’échiner à prouver que l’homme qui travaille pour eux depuis juillet 2006 est un expert digne de ce nom.


Partie de cache-cache avec les documents

La liste des documents présentés par les co-procureurs comme éléments de preuve aux magistrats n’est pas non plus au point, pour des raisons techniques d’enregistrement sur la base informatique, expliquera Alex Bates. Résultat, la cour passe près d’interminables minutes à chercher à quoi correspondent réellement certains documents énoncés. Cela donne lieu à des dialogues surréalistes :

François Roux : Il s’agit des deux derniers documents sur la liste que vous avez distribuée aux parties hier. Le premier : IS annexe C D2-15 annexe C numéro 39. Le deuxième : D2-15 annexe C numéro 30. Où se trouvent ces deux documents dans votre tableau E55 point 1 ?

Juge Lavergne, souriant : Je crois que j’en ai trouvé un ! S’agissant du numéro 30, il semblerait que ce soit le numéro 111 de votre liste. Je ne sais pas quel est le numéro de l’annexe 39…


Recevabilité des documents

En plus de s’embrouiller dans la nature des documents, les parties doivent faire le point sur ce qui, du document ou du résumé, est traduit et dans quelle langue. Puis surgit une question cruciale : quels documents doivent au final retenir les juges ? Jean-Marc Lavergne en perd son latin et requiert l’aide de l’expert : « Sur quoi vous êtes-vous fondé ? » Craig Etcheson ayant parfois travaillé sur des versions en khmer, parfois sur des résumés d’analyse en anglais, il conclut que le document original, dans sa version intégrale comme le résumé doivent être considérés.

Après la présentation d’un document qui compte 153 pages dont le résumé s’étire sur 12 pages, l’avocat de la défense François Roux implore un tri et propose de se limiter à 3 ou 4 documents pour les faits contestés et à 2 documents pour les faits non contestés. Il fait chou blanc. « Ce n’est pas le rôle de la Chambre de dire aux parties quel document utiliser avant d’avoir eu l’occasion de les entendre », tranche Silvia Cartwright. Plus tard Alex Bates, agacé par les « interruptions constantes de la défense » invoque « le droit du public à entendre les éléments de preuve qui fonderont le jugement ». « On entend souvent dire que le tribunal manque de transparence, les rapports sont de plus en plus nombreux sur les questions de corruption. Que souhaitons-nous réaliser au terme de ce processus ? » Pour le co-procureur la réponse se trouve dans « un jugement fondé sur des preuves solides et corroborées ». L’avocate des parties civiles Elisabeth-Joëlle Rabesandratana argumente en soutien aux co-procureurs que « la défense n’a pas à dicter les modes de preuve qui sont admissibles quand ces modes de preuves ne lui conviennent pas. Au regard de la règle 87, tous les éléments de preuve doivent être produits devant la Chambre. »


La place de l’instruction

« Nous nous battons à nouveau sur un problème de méthode et de culture juridique, contredit François Roux. Nous sommes ici à la suite d’une ordonnance de renvoi qui elle-même fait suite à un an d’instruction, instruction à laquelle ont participé de manière régulière et systématique les co-procureurs. Pendant un an nous avons pu débattre contradictoirement chez les juges. A la suite, les co-juges d’instruction ont rendu leur ordonnance de clôture. C’est cette ordonnance qui vous saisit. […] Mais a-t-on besoin de prendre connaissance de tous les documents dont s’est inspiré l’auteur de ce rapport ? En common law certainement, en civil law, ce n’est pas nécessaire. […] Une lecture exhaustive, c’est du temps perdu pour ce tribunal, c’est de l’argent perdu pour ce tribunal, c’est du temps perdu pour les victimes. Je demande que nous n’ayons pas les uns et les autres travaillé pendant un an et demi pour rien. »


La journée s’achève sur ces paroles de la défense. La seule bonne nouvelle du jour est l’annonce de l’audition de Nayan Chanda les 25 et 26 mai sur le conflit armé entre le Cambodge et le Vietnam.

De décisions à prendre en décisions à prendre






Craig Etcheson, 53 ans, attaché au bureau des co-procureurs, est entendu depuis lundi 18 mai. (Anne-Laure Porée)
Craig Etcheson, 53 ans, attaché au bureau des co-procureurs, est entendu comme expert depuis lundi 18 mai. (Anne-Laure Porée)





 

L’expert Craig Etcheson, interrogé par la juge Silvia Cartwright, a à peine eu le temps de décrire les purges généralisées dans tout le pays, de dire que les commandants des divisions connaissaient l’existence de S21 et que le centre de détention accueillait des membres de toutes les unités organisationnelles et de toutes les régions du pays que la défense objecte. Le témoin-expert n’est pas interrogé selon le programme prévu, à savoir « la structure militaire du Kampuchea démocratique, la structure politique et gouvernementale du régime khmer rouge et la configuration de la communication du régime ainsi que de sa politique et de son idéologie. » François Roux s’oppose à ce que l’expert appelé pour témoigner sur l’organisation générale du régime fasse « l’analyse du dossier des juges d’instruction qui n’a rien à voir ». Autre problème soulevé : Craig Etcheson se réfère à des documents postérieurs à son rapport rédigé en juillet 2007. « Mon malaise est qu’aujourd’hui, presque deux ans plus tard, le même expert ayant pris connaissance du dossier d’instruction, apporte des spécifications à son rapport qui peuvent être intéressantes pour la manifestation de la vérité mais qui auraient dû faire l’objet d’un rapport complémentaire. » François Roux saisit l’occasion pour rappeler que l’historien David Chandler sera appelé à la barre pour témoigner spécifiquement sur S21.

Le résultat de ces désaccords est une suspension d’audience jusqu’en début d’après-midi. Les juges ont besoin de temps pour débattre…

Deuxième round

14h30. Reprise avec une demie heure de retard de l’interrogatoire devant un parterre de 70 personnes. Les juges rejettent les objections de la défense en indiquant que « la chambre et les parties ont le droit de poser les questions que la chambre estime pertinente. Lorsqu’il répond aux questions, l’expert n’est pas tenu à son rapport. » L’objection de la défense sur la portée du témoignage de Craig Etcheson est rejetée. Les questions reprennent. L’expert américain explique que les purges ont été particulièrement importantes dans les zones Nord-Ouest, centrale et Est. Il date les périodes les plus meurtrières. François Roux déplore que la défense n’ait pas eu accès à ces documents avant l’audition de l’expert. « Ce n’est pas ma conception d’un procès contradictoire » conclut-il.

De vastes généralités

Les compétences et les connaissances de Craig Etcheson ont été jusqu’ici fort peu exploitées. Il explique que « la zone où opérait S21 était au niveau national » et que le centre était « autorisé à procéder à des arrestations sur l’ensemble du territoire ». Il argumente sur la dimension du niveau du secret dans ce régime mais il ne lui est guère laissé de place pour développer son propos et entrer en profondeur dans le sujet.

Des libérations à S21

Craig Etcheson distingue le centre S21 situé au coeur de Phnom Penh de S24, situé à Prey Sâr, en banlieue de la capitale. « Je crois comprendre que S24 était sous l’autorité de l’accusé et que sur le plan administratif il dépendait de S21. S24 était un camp de rééducation d’où beaucoup de gens sont sortis vivants. » Il n’omet pas de préciser les conditions de vie « extrêmement inhumaines » qui y régnaient.

Qu’en fut-il du centre de sécurité de Phnom Penh ? « Il apparaît au vu de documents reçus récemment du DC-Cam qu’il y a des indications convaincantes que des libérations ont été faites à S21. » Il cite l’exemple d’un groupe important de soldats de plus de 100 personnes qui auraient été relâchés après leur arrivée à S21. Cependant le document n’est pas encore versé au dossier, impossible d’en donner la cote. « Puisque ce sont des informations à décharge de l’accusé, j’espère que la défense ne m’en voudra pas » dit l’expert en adressant un sourire à François Roux. Une petite phrase que l’avocate du groupe 3 des parties civiles Elisabeth-Joelle Rabesandratana n’a pas digéré… « Ce document émanant du DC-Cam n’est pas versé au dossier mais ce n’est pas gênant puisque c’est un document à décharge ?! Si c’est extrêmement gênant pour les parties civiles. Il y a une neutralité à observer ! Comment objecter à des pièces qui ne sont pas produites ? C’est une violation du droit des victimes. »

Un silence confus s’installe avant que l’avocat du groupe 4 des parties civiles Hong Kim Suon reprenne la parole.

Duch pouvait organiser des arrestations

Depuis le début du procès, l’accusé sépare clairement les tâches qui consistent à détenir des prisonniers des tâches qui consistent à les arrêter. Le juge Jean-Marc Lavergne demande à Craig Etcheson si Duch avait la possibilité de procéder à des arrestations. Évidemment, dans la majorité des cas, c’étaient les unités concernées qui organisaient le transport de leurs prisonniers jusqu’à S21. « C’était le scenario le plus commun mais pas le seul possible, invoque Craig Etcheson. L’accusé a décrit des cas où des dirigeants ont été attirés sous de faux prétextes au domicile ou au bureau de l’accusé et arrêtés. L’accusé a aussi décrit au juge d’instruction au moins un cas où les forces placées sous sa direction ont quitté S21 pour procéder à des arrestations. »

L’enjeu des preuves

Pour Craig Etcheson, le questionnaire s’arrête là car avant de poser ses questions, le co-procureur britannique Alex Bates se lance dans une nouvelle joute avec la défense. Stoïque, impassible, Craig Etcheson observe les parties tel un arbitre sur la ligne du milieu.

L’enjeu, c’est que les juges ne fondent leur décision finale que sur les preuves produites en audience.

Alex Bates demande comment présenter les documents sur la base desquels il compte interroger l’expert et qu’il souhaiterait voir considérés comme preuves. Pour éviter d’avoir des semaines, des jours de lecture des documents, le bureau des co-procureurs suggère « par souci d’efficacité » de fournir avant l’audience une liste des documents avec un résumé écrit et en audience de procéder à un résumé oral par types de documents. En cas d’objection sur un document, un débat contradictoire pourrait avoir lieu.

Réaction vive de la défense

François Roux réagit au quart de tour : « Je fais un rêve. Je rêve que devant les juridictions pénales internationales les procureurs arrêtent de nous inonder de documents parfaitement inutiles. Il y a dix ans que je fréquente les juridictions pénales internationales et c’est toujours la même chose ! Parce qu’il n’y a aucune hiérarchie établie par les procureurs dans l’important par rapport à l’accessoire. » L’avocat de Duch demande donc à la chambre de se saisir de la règle 85 qui donne pouvoir au président de l’audience « d’exclure des débats tout ce qui tend à les prolonger inutilement sans contribuer à la manifestation de la vérité. »

Les co-procureurs ont reçu l’appui de tous les avocats des parties civiles. Personne n’a mentionné l’intérêt du public, pour lequel ces audiences ont aussi lieu, qui a droit à une information complète et ne se satisferait peut-être pas de résumés de documents…

Verdict demain matin à 10h30.

«Je fais un rêve. Je rêve que devant les juridictions pénales internationales les procureurs arrêtent de nous inonder de documents parfaitement inutiles»

Le co-procureur Alex Bates demande aux magistrats une décision pour savoir comment doivent être présentés les documents en audience. Il lance ainsi un débat avec François Roux qui réagit vivement, sur le mode de l’invasion de documents. Un problème qu’il a déjà à plusieurs reprises souligné au sein du tribunal.

« Nous étions il y a une semaine avec Me Silke Studzinsky et Me Karim Khan au séminaire de la Cour pénale internationale en présence de hauts magistrats. Je leur ai dit : Je fais un rêve. Je rêve que devant les juridictions pénales internationales les procureurs arrêtent de nous inonder de documents parfaitement inutiles. Il y a dix ans que je fréquente les juridictions pénales internationales et c’est toujours la même chose ! Parce qu’il n’y a aucune hiérarchie établie par les procureurs dans l’important par rapport à l’accessoire. Quand vous réalisez tous les documents que les procureurs voudraient, on dit en français : ‘ça donne le tournis’. A-t-on vraiment besoin de tous ces documents ? » Selon François Roux, cette mauvaise habitude des procureurs est en grande partie responsable de la longueur des procédures dans les tribunaux pénaux internationaux. « Dans ma culture juridique, on m’a appris trois qualités : être clair, net et précis. Vouloir absolument verser au dossier sans aucun tri entre l’essentiel et l’accessoire, c’est tout l’inverse du clair, net, précis. »

Après avoir demandé aux juges d’adopter la règle 85 qui autorise le président à rejeter tout ce qui ralentit les débats, l’avocat français souligne que si la défense a bien accepté le principe du résumé en une page de 200 articles de presse consacré au conflit armé entre le Cambodge et le Vietnam, c’était pour éviter la redondance et la traduction inutile de 200 documents qui parlent de la même chose. « Mon rêve aurait été que le bureau des co-procureurs fasse une sélection des plus importants. […] Avez-vous besoin de 200 articles de presse pour savoir qu’il y a eu un conflit armé entre le Cambodge et le Vietnam ? Je vous demande d’utiliser la règle 85. Ils ne peuvent pas ensevelir les débats sous des tonnes de documents. »

 

A la suite de cette déclaration, Alex Bates soutient que la démarche des co-procureurs va dans le sens d’une justice équitable et rapide. François Roux intervient une dernière fois : « Qu’est-ce qui est plus intéressant pour nous aujourd’hui ? Commenter des tonnes et des tonnes de documents ou donner la parole aux victimes et aux parties civiles. Il y a des témoins qui attendent de venir. Personnellement je pense que c’est plus utile que d’inonder la chambre de documents. »

“Le terme ‘écraser’ n’est pas un terme de mon choix. Ce mot veut dire : arrêter secrètement, interroger avec torture à la clé et ensuite exécuter, toujours secrètement, sans que la famille soit mise au courant.”

L’accusé a demandé à revenir sur le terme « kamtech » au cours de l’audience de ce lundi 18 mai. D’abord pour dire que sous Son Sen, c’était plutôt ce mot qui était employé. Ensuite pour insister sur le fait qu’il n’avait pas eu l’initiative du mot. Enfin, pour rappeler que son emploi sous-entendait d’emblée « pas de remise en liberté », « pas de procédure judiciaire ». « La politique d’écraser les ennemis était claire : personne ne pouvait violer cette politique », insiste-t-il avant de rappeler qui pouvait décider de leur élimination. Et la répartition des rôles était stricte. « Les personnes non habilitées à appliquer la politique du parti auraient été décapitées si elles avaient tenté de le faire. »

Par la même occasion, l’accusé se fend d’un rappel de vocabulaire : le comité permanent, dont Pol Pot était le secrétaire, était aussi dénommé :

  • – Angkar
  • – Le centre
  • – Le parti

« Ultérieurement, le peuple cambodgien fait référence à ces entités sous le nom de ‘dirigeants Khmers rouges’ et les CETC sous le nom de ‘principaux responsables ou dirigeants du Parti communiste du Kampuchea. »

Le juge Lavergne tente de basculer du sens politique de kamtech au sens littéral, et interroge Duch sur la différence entre « écraser » et « résoudre ». « Dans la pratique, ces deux termes ne sont pas différents, répond Duch. La seule différence c’est qu’à l’époque des faits, à M13, peu d’importance était portée à ce qu’il advenait des cadavres. Mais ces termes véhiculent le caractère secret. S’agissant du terme ‘résoudre’, il me semble qu’il s’agit là d’un terme plus politique. »

Les juges reviennent sur les confessions de S21 et ébauchent la question des luttes internes




Journalistes face aux diagrammes de Craig Etcheson. (Anne-Laure Porée)
Journalistes face aux diagrammes de Craig Etcheson. (Anne-Laure Porée)



Bavardage matinal

Avant que les juges n’entrent à la cour, les bavardages vont bon train derrière la vitre du tribunal. Sans son retransmis, le regard se focalise sur les attitudes. Après ces quinze jours de « vacances », Duch a l’air reposé. Il discute avec son avocat Kar Savuth, il rit et accompagne ses propos de gestes vifs comme s’il cherchait à convaincre. Un peu après, François Roux prend le relais de cette conversation, Duch opine du chef, Kar Savuth leur tourne le dos et baille. L’accusé, détendu, semble très à son aise dans le prétoire.

Sur les bancs des parties civiles, il n’y a toujours que trois personnes (sur 93) qui siègent derrière les deux rangées d’avocats. Continuer la lecture de « Les juges reviennent sur les confessions de S21 et ébauchent la question des luttes internes »

Une jeune Cambodgienne expérimente le dessin de procès


Dalin à la sortie du tribunal. (Anne-Laure Porée)
Dalin à la sortie du tribunal. (Anne-Laure Porée)


Au deuxième rang de la salle d’audience, une jeune fille en chemise bleue d’écolière et sandales de paillettes argentées a placé sur ses genoux un paquet de feuilles blanches et une boîte à crayon métallique. Elle se concentre, son regard fait des aller-retour sur l’écran qui retransmet l’image en gros-plan de l’accusé tandis que son crayon court sur la feuille. Elle hésite, elle gomme, elle reprend. A la fin de la journée, elle a esquissé quelques portraits (Duch, un juge, un co-procureur…) de face ou de profil, plus ou moins serrés, et croqué une scène plus large où un homme siège face aux juges. En l’espace de cette seule journée, le regard s’est affuté, le coup de crayon a gagné en assurance. Pour Dalin, l’expérience est réussie.


A 18 ans, cette Cambodgienne timide et douée, met pour la première fois les pieds dans un tribunal. Pour la première fois aussi, elle s’attaque à un dessin très particulier, loin de la reproduction ou de la mise sur papier d’une scène imaginaire. « C’est difficile de dessiner parce qu’il y a toujours du mouvement, jamais de pose », explique-t-elle à la sortie du tribunal. Cependant elle explore ce nouveau champ avec plaisir et sérieux.


Elle doit sa présence au tribunal à quelques circonstances heureuses. D’abord l’association Taramana, qui organise le parrainage d’enfants défavorisés, repère son talent lors d’un concours de dessin entre les enfants parrainés. Elle décroche le premier prix à l’unanimité. Son talent impressionne. Elle est alors encouragée par son entourage à le travailler et l’approfondir. Dans cette affaire, elle reçoit le soutien inconditionnel de sa mère et de sa grand-mère. « Elles veulent que j’étudie ce que j’aime pour avoir un bon avenir et être capable de subvenir à mes besoins. » Le soutien financier de son parrain lui a rendu l’espoir de réaliser son rêve de devenir architecte ou designer. « Ce sont des métiers populaires dans mon école », glisse-t-elle en évoquant son envie de concevoir des bâtiments. Comme le pays se développe, cet avenir devient possible. En parallèle de ses études en classe de 12e, l’équivalent d’une classe de terminale, elle se prépare donc en suivant des cours à l’Université royale des beaux-arts où elle compte entrer l’année prochaine comme étudiante.


L’idée des dessins de procès vient d’un Français en stage aux CETC et de son contact avec les membres de Taramana. Ensemble, ils accompagnent ce lundi matin la jolie Dalin au procès de Duch. Dans l’enceinte du tribunal, en entendant les magistrats décortiquer la période khmère rouge, la jeune fille se souvient des récits de sa grand-mère et de sa mère sur le régime de Pol Pot, sur la survie, sur les morts dans la famille. Elle fait le lien avec l’histoire des siens. Et déterminée à construire son avenir, elle dessine.

Ce que le juge d’instruction Marcel Lemonde pense du tribunal


Marcel Lemonde à l'ouverture du procès de Duch le 17 février 2009. (Anne-Laure Porée)
Marcel Lemonde à l'ouverture du procès de Duch le 17 février 2009. (Anne-Laure Porée)


Marcel Lemonde qui dirige depuis 2006 l’instruction avec son homologue cambodgien You Bun Leng a insisté sur l’importance de « la pédagogie à double sens » et rappelé le rôle des magistrats : faire en sorte « que la justice soit rendue dans les meilleurs délais. Nous ne sommes pas là pour faire l’histoire. » Il ne fuit pas les questions gênantes, parfois il les contourne subtilement. Son calme et sa patience laissent imaginer une manière adéquate d’appréhender les obstacles au tribunal et les situations a priori inextricables.


Juger 30 ans après. Trop tard ?

« Il faut accepter le principe de réalité : il était inconcevable qu’un procès puisse être organisé plus tôt. Il a fallu que la guerre froide soit terminée. » Pour preuve qu’un procès trente ans plus tard n’est pas un obstacle rédhibitoire, Marcel Lemonde rappelle qu’en France des procès ont été organisés cinquante après les faits et ont donné lieu à un débat judiciaire. « Le temps peut être un atout. Certaines choses qui n’auraient pas pu être dites dix ans après les faits aujourd’hui peuvent être dites. »


Le tribunal, une structure inefficace ?

« Ce tribunal est difficile à faire fonctionner, c’est l’affaire d’une succession de compromis. Ce qui s’est passé jusqu’à maintenant, malgré les obstacles structurels, a fonctionné. » Selon le juge d’instruction, ce n’est qu’au terme des procédures que l’on pourra juger si ce tribunal a été inefficace.


Quid des interférences politiques ?

Marcel Lemonde se dit « parfaitement à l’aise » dans sa fonction de magistrat. « Je me garderai de parler pour les juges cambodgiens mais il est plus confortable d’être juge international que cambodgien, j’en ai conscience. » Il estime que la justice internationale n’est pas une justice comme les autres. « Elle est à la frontière du politique en permanence. Les problèmes politiques sont en permanence présents. Si vous voulez parler de coups de fil aux juges, non ce n’est pas comme ça que ça se passe. En revanche, couper les fonds, arrêter les financements, ce sont des possibilités. Cela dit, une fois le tribunal lancé, une dynamique s’est mise en place. Tout arrêter quand vous avez 5 personnes en détention devient difficile. »


Le contexte cambodgien ne permet pas d’organiser un tribunal ?

« Il serait infiniment plus simple d’organiser un tribunal à La Haye. Mais ça n’aurait aucun sens pour les Cambodgiens, or ce sont les premiers concernés. Organiser un procès des Khmers rouges sans les Cambodgiens me paraît discutable. Quand le Premier ministre dit qu’il souhaite la faillite du tribunal et le départ des juges, bien sûr, on sent que ce n’est pas favorable. Quand on parle de la corruption à longueur d’année, ce n’est pas très agréable », reconnaît Marcel Lemonde. Mais ce sont des aléas connus de tous.


Une justice d’Occidentaux plaquée sur un Cambodge qui n’en a pas besoin ?

Le juge d’instruction assure n’avoir jamais entendu un Cambodgien lui formuler le reproche selon lequel le jugement occidental est plaqué artificiellement sur la société cambodgienne et que les Occidentaux viennent appliquer leur justice pour se faire pardonner. Pour lui, ceci est un discours occidental et il ne fait aucun doute que « les victimes ont envie que justice soit rendue ».


Les victimes ne voient pas le bout de ces procédures…

« Nous avons obligation de négocier pas à pas certaines décisions. Malgré tout je dirais que c’est globalement positif. Le Cambodgien moyen a probablement l’impression qu’on passe du temps sur des détails mais c’est la condition d’un vrai procès. »


A quand la fin ?

Marcel Lemonde ne peut pas répondre à cette question mais il indique : « dans le système appliqué dans ce tribunal, la phase d’instruction est plus longue pour que les phases de procès soit réduites. Le but est de se concentrer en audience sur l’essentiel, pas sur les questions accessoires. Pour une instruction qui dure un an, si le procès en audience dure au-delà de 4 ou 5 mois c’est qu’il y a un problème et que le système n’est pas respecté. »


Peut-on parler de justice quand il n’y a pas de budget pour les parties civiles ?

Pas de budget ne veut pas dire pas de moyens, selon le juge qui rappelle que  l’unité des victimes est financée par des contributions, notamment celle de l’Allemagne. Le montant alloué n’est pas équivalent à celui de la défense mais pour le juge Marcel Lemonde « la défense est la condition de la justice. On peut parler de justice s’il n’y a pas de parties civiles. » Pour rappel, c’est la première fois que les parties civiles sont représentées dans ce type de tribunal à composante internationale.


Un tribunal qui coûte trop cher ?

L’avis selon lequel ce tribunal coûte trop cher et que l’argent devrait plutôt servir à construire des écoles, etc, paraît à Marcel Lemonde « à courte vue ». « Si on compare au tribunal pénal international pour le Rwanda, pour l’ex-Yougoslavie ou à la Cour pénale internationale, nous sommes des pauvres. »


Un tribunal trop limité dans sa compétence ?

« Il est reproché au tribunal de faire abstraction des bombardements américains, de l’aide de la Chine aux Khmers rouges, de ce qui s’est passé après 1979 qui n’est pas très glorieux pour la communauté internationale, explique Marcel Lemonde. On reproche aussi au tribunal de ne juger que les principaux responsables. Tous ces reproches mis bout à bout donneraient plutôt envie de jeter l’éponge… Sans doute la compétence du tribunal est limitée et on ne pourra pas juger Kissinger et Nixon pour ce qui s’est passé avant 1975 mais on en parlera. Un procès, ce n’est pas seulement se prononcer sur la responsabilité individuelle mais c’est organiser un débat public qui n’a jamais eu lieu. »


Les accusés sont déjà condamnés.

« On ne peut pas ignorer ce qui a été écrit sur les accusés mais nous ne devons pas en être prisonniers. »


D’où viennent les énormes problèmes de traduction ?

« Des langues elles-mêmes », déclare-t-il. « Certaines notions sont intraduisibles. Par exemple, pour ‘ordonnance de renvoi’, il n’y a pas d’équivalent en anglais. Il est plus facile de trouver un terrain commun entre le français et le cambodgien. » Le manque d’interprètes français-khmer notamment est également crucial.

Conscient que les plaintes ont entaché les audiences depuis le démarrage, il conseille de ne pas « trop attendre de ce qui se fait à l’audience », argumentant que « le dossier d’instruction constitue la base écrite, pour lequel nous avons essayé de traiter le problème de manière acceptable. »


Pourquoi n’avoir pas encore inculpé Khieu Samphan, Nuon Chea, Ieng Sary et Ieng Thirith de génocide ?

Le dossier est encore en cours d’instruction, tant que c’est le cas, la qualification de génocide peut encore être retenue.


Quels effets peut avoir ce tribunal ?

« Le simple fait qu’on soit là fait que des choses sont dites » assure Marcel Lemonde qui attribue en partie au fonctionnement du tribunal le lancement à la rentrée prochaine d’un programme d’enseignement sur la période khmère rouge dans les écoles cambodgiennes. Face aux doutes d’un Cambodgien qui considère que le débat public pourrait se révéler à double tranchant, Marcel Lemonde choisit une vision plus optimiste : « Le pire n’est jamais certain. Il suffit d’amorcer le processus pour qu’on ne puisse plus le contrôler. »

Par ailleurs, même s’il est matériellement impossible de juger tous les exécutants, les procès sont une occasion d’avoir « un débat sur cette période, douloureuse pour les vieux et inconnue pour les jeunes ». Il pense que cela permettra de modifier la relation caractérisée par le non-dit, sortir de la logique du non-dit.

Le tribunal est également susceptible de « constituer une référence, donner des exemples susceptibles de laisser une trace par la suite. »

En matière de justice internationale, c’est la première fois qu’est appliqué le droit français. « Le système procédural  des CETC est peut-être de nature à donner une autre image de la justice internationale », suggère Marcel Lemonde.