« Je fais confiance aux CETC pour dégager la vérité mais je ne fais pas confiance à Christophe Peschoux »

Alors que le co-procureur demande à Duch s’il pouvait alors qu’il était directeur de S21 calculer le degré de vérité dans les aveux recueillis, l’accusé, sans répondre à la question posée plusieurs fois depuis le début du procès, s’empresse de distinguer le passé du présent. « Aujourd’hui devant le tribunal et la chambre, la situation est différente. Les aveux que je fais sont vrais. » Il en profite également pour envoyer une pique au représentant du Haut Commissariat des Nations unies aux droits de l’Homme, Christophe Peschoux, pile deux mois après avoir contesté la manière dont ce-dernier l’a interviewé en 1999. « Je fais confiance aux CETC pour dégager la vérité mais je ne fais pas confiance à Christophe Peschoux » a donc balancé Duch en s’enfonçant vivement dans son siège.

La remarque subite et hors contexte de l’accusé fait étrangement écho aux propos du Premier ministre Hun Sen jeudi 18 juin 2009. L’homme fort du pays a répété à Surya Subedi, le rapporteur spécial des Nations unies pour les droits de l’Homme en visite au Cambodge, les allégations de Duch selon lesquelles, en substance, Christophe Peschoux aurait tenté de l’exfiltrer vers la Belgique en 1999 via la Thaïlande. Hun Sen a ensuite suggéré au rapporteur que la présence de Christophe Peschoux au Cambodge soit reconsidérée.

Le problème dans cette affaire, c’est que jusqu’ici, le public n’a entendu que la version de Duch.

Stratégie illisible des co-procureurs




En cette journée du 22 juin, Duch a pris soin de raccourcir ses réponses et d'être plus concis. (Anne-Laure Porée)
En cette journée du 22 juin, Duch a pris soin de raccourcir ses réponses et d'être plus concis. (Anne-Laure Porée)



L’accusation sur une pente glissante

Dans la matinée du 22 juin, le co-procureur cambodgien fait défiler nombre de documents à l’écran que Duch a annotés. Chaque fois, il demande si Duch reconnaît avoir écrit de sa main sur le dit document. Chaque fois Duch acquiesce. Cette litanie, nécessaire puisque seuls comptent pour les juges les éléments étudiés en audience, eut été moins soporifique si l’accusation avait été construite. Là, un document = une question. Les co-procureurs ne s’attardent ni sur les mots, ni sur les formules, ni sur l’implicite, ni sur les silences de l’accusé.

Difficile de résister au florilège des questions aberrantes : « Y avait-il un coiffeur pour couper les cheveux des prisonniers [qui étaient gardés longtemps en détention] ? » « Je n’en suis pas sûr », répond Duch imperturbable. Les prisonniers mangeaient en cachette des insectes qui tombaient après s’être grillé les ailes à la lumière. « Etiez-vous conscient de cela ? », interroge le co-procureur cambodgien. « Je ne le savais pas mais je pense que ça s’est produit », réplique prudemment l’accusé. « Vous le pensez vraiment ? » « Oui, vraiment ».


Sur le fond, rien de nouveau

Devant tous ces documents portant la marque de Duch, le public comprend que l’accusé a ordonné la torture, qu’un interrogateur pouvait être démis de ses fonctions sans être exécuté (un homme a en effet été envoyé « travailler » à Prey Sâr), que les subordonnés qui ont enfreint les règles de l’interrogatoire et fait manger des excréments à des prisonniers n’ont pas été punis, que si Duch est intervenu dans l’interrogatoire d’un ancien policier c’était pour lui éviter pire, à savoir l’intervention musclée de son prédécesseur à la direction de S21, In Nat. Par ailleurs « il est très possible que les interrogatrices aient torturé elles-mêmes » les détenues, glisse Duch.

En fait, sur le fond, rien de nouveau. « Les gens qui étaient envoyés à S21, indépendamment de leur âge et de leur sexe, étaient par avance condamnés. Nous devions appliquer les ordres », répète Duch. Il insiste sur le fait que son chef, Son Sen, décidait des noms devant être éliminés. De même « l’échelon supérieur » avisait quelles personnalités devaient être gardées et combien de temps.


Erreur sur la détention du professeur Phung Ton ?

Quand le co-procureur demande à Duch pourquoi certains prisonniers étaient détenus plus longtemps que d’autres, il prend pour exemple le cas du professeur Phung Ton « détenu vingt mois ». Silke Studzinsky, avocate de la femme et de la fille aînée de Phung Ton intervient pour demander au co-procureur pourquoi il prétend que Phung Ton a été emprisonné vingt mois. Le co-procureur argumente que les documents auxquels il se réfère établissent une détention sur vingt mois. Pourtant Duch, en début de matinée, rappelait que Phung Ton comptait parmi ceux qui avaient été incarcérés le plus longtemps, dix mois. Si les co-procureurs ne sont visiblement pas en accord ni avec les parties civiles, ni avec l’accusé, sur la durée de cette détention, Duch aura su profiter de l’occasion pour glisser une fois de plus qu’il ne savait pas à l’époque que l’ancien recteur des universités de Phnom Penh avait passé si longtemps à S21. Il affirme savoir simplement que Phung Ton est mort de maladie et de faim.


Pas de fil directeur

En s’arrêtant sur le cas de Ya, ancien secrétaire de zone exécuté à S21, le bureau des co-procureurs tente une intéressante stratégie en entrant dans le détail d’un cas particulier. Malheureusement, la stratégie s’avère une coquille vide et la démonstration inexistante. Que cherchent donc les co-procureurs en demandant à Duch qui, à l’époque, lui avait parlé de l’arrestation de Ya, ou quelle connaissance il avait de ce qui attendait des traîtres comme Ya ?

Ne serait-il pas temps de décortiquer un dossier plutôt que de demander à l’accusé si entre 1975 et 1979, il était en mesure de calculer le pourcentage de vérité dans les aveux recueillis ?

Pourquoi n’avoir pas rebondi sur les ruses et les manipulations dont a témoigné l’accusé pour obtenir des aveux de Ya ? Duch raconte en effet avoir écrit une lettre à son subordonné en décembre 1976 dans l’idée qu’elle serait présentée à Ya et qu’elle le convaincrait d’avouer. Cette lettre mentionne : « Nous ne pouvons être gentils avec lui. Le camarade doit le frapper » et elle est signée « Avec la plus chaleureuse fraternité révolutionnaire ».

Sans surprise, le bureau des co-procureurs ne retirera rien de cet interrogatoire. « La torture était un dernier recours », réitère Duch. « Nous faisions tout ce que nous pouvions pour ne pas enfreindre la ligne. S’il fallait aller à gauche, on allait à gauche, s’il fallait aller à droite, on allait à droite. »


Les incohérences de Duch à la trappe

Le co-procureur international constate que l’accusé a davantage coopéré ces deux dernières semaines avec le tribunal, qu’il a été « plus honnête ». Il relève des incohérences entre ce que Duch a dit aux co-juges d’instruction et ce qu’il a récemment déclaré à la chambre. « Avez-vous décidé d’être plus honnête ou n’avez-vous pas eu pleinement cette possibilité de parler ? » Piqué, l’accusé formule avec un calme cinglant : « Monsieur le co-procureur, je me suis soumis à l’interrogatoire des co-juges d’instruction en toute honnêteté, de même ici. Si vous constatez certaines incohérences, veuillez les soulever. »

L’accusé comme le public attendent toujours que les co-procureurs relèvent ces incohérences…


L’épluche-quotidien

Non seulement le sujet passe à la trappe, mais en prime, le co-procureur international se lance dans un questionnaire désopilant sur la vie quotidienne de Duch au prétexte de mieux comprendre son fonctionnement. Il s’intéresse au nombre de ses enfants, à ses moyens de transport, à la présence de sa femme à la maison, aux autres locataires, à ses horaires de bureaux, de cantine, à ses discussions téléphoniques… On se demande à quoi rime, côté accusation, ce portrait du parfait cadre moyen qui déjeune vite, chaque jour à la même table, à la même place, sans trop parler aux autres employés, qui travaille douze heures par jour et a épousé sa femme par « état de nécessité humaine ». On se serait bien passé de la photo du dîner de mariage khmer rouge qui n’a rien à voir avec la cantine de S21 (« Si ce repas avait été ordinaire, il n’y aurait pas eu de photographe », précise patiemment l’accusé). On désespère quand le co-procureur demande enfin si la nourriture était bien meilleure à la cantine que celle donnée aux prisonniers.


Une dérogation de 20 minutes

A la fin des trois heures imparties au bureau des co-procureurs pour questionner Duch, l’accusé explique comment Hor, son adjoint, lui rendait des comptes ; comment il a dû renforcer la formation à S21 qui recevait de plus en plus de monde en 1978. Il nie avoir été indifférent quand des membres du personnel de S21 étaient envoyés à la mort. « Je n’en étais pas heureux. » Puis le co-procureur international demande au président de la cour 20 minutes de plus pour poser des questions essentielles. François Roux, l’avocat de Duch, monte immédiatement au créneau : « Il appartient aux co-procureurs de mieux gérer leurs questions et leur temps ». William Smith (co-procureur austalien) argumente qu’il s’agit du « cœur du procès », François Roux lance que quand il s’agit du cœur du procès on n’attend pas que le temps soit terminé pour poser les questions essentielles. Le président Nil Nonn laisse cependant le bureau des co-procureurs poursuivre.


Que fait Robert Petit ? Il démissionne

Au cours de ce fameux « cœur du procès », Duch reconnaît qu’il était « celui qui faisait du bon travail » pour le parti communiste du Kampuchéa (PCK), comme il l’a déjà affirmé. Il redit : « Ce qu’ils m’ordonnaient de faire je le faisais. J’appliquais leurs décisions à 100% mais je n’étais pas le maître d’œuvre de cette politique. » Il évoque aussi la gradation dans la peur après l’arrestation des cadres de la zone Nord. « Je souhaiterais dire à monsieur le co-procureur dans un esprit de vérité que j’espérais pouvoir continuer à vivre. J’étais tellement honnête. J’étais pour eux la personne la plus loyale. » Et la conclusion de cet échange, presque attendue : « Si nous ne suivions pas les ordres, nous devions être exécutés. »

Parmi les observateurs de ce tribunal, les discussions allaient bon train sur Robert Petit, procureur général, qui brille par son absence depuis le début du procès et laisse patauger ses adjoints, ne les épaulant qu’en coulisses, au coup par coup. Mardi 23 juin Robert Petit a annoncé sa démission « pour raisons personnelles et familiales » après de longs mois de désaccords avec son homologue cambodgienne sur la poursuite d’autres anciens responsables khmers rouges.


Nil Nonn fait sa révolution

Au long de cette journée du 22 juin, l’attitude du président de la cour, Nil Nonn, a créé la surprise auprès des habitués du tribunal. Il semblait prendre les rênes des débats en vérifiant les temps de parole, en interdisant à l’accusé de répondre aux questions répétitives, en contrôlant davantage le fond des dialogues. Les réponses courtes et concises de l’accusé ont aussi apporté un réel changement dans le rythme de cette journée plombée par une accusation défaillante.


« Pol Pot n’a jamais rejoint les rangs des Khmers krom considérés comme des ennemis, affiliés aux Etats-Unis. »

Dans le conflit entre le Cambodge et le Vietnam, le mouvement de résistance des Khmers krom (vivant dans le delta du Mékong vietnamien) aurait logiquement dû trouver un soutien en Pol Pot mais Duch affirme qu’en 1977, ce mouvement « a envoyé une délégation de trois personnes pour négocier avec le Parti communiste du Kampuchéa, pour demander son appui ». Consigne fut donnée de les « écraser ». « Pol Pot n’a jamais rejoint les rangs khmers krom considérés comme des ennemis, affiliés aux Etats-Unis. »

Surpris, le juge Jean-Marc Lavergne fait confirmer son propos par Duch qui acquiesce.

Comment comprendre alors que les envoyés spéciaux du Fulro (Front uni de lutte des races opprimées) aient été relâchés de S21 ? L’Angkar avait donné l’ordre de les épargner après la visite d’une deuxième délégation, assure l’accusé. A l’avocat Hong Kim Suon, il précise que « dans une situation de catastrophe les ennemis ont été amenés à être considérés comme des amis », sans autre détail.

Duch, criminel de guerre ? Le tribunal en déroute sur ce thème





Pas de direction d'audience, des questions qui partent dans tous les sens, c'est comme si les parties avaient perdu le fil conducteur. (Anne-Laure Porée)
Pas de direction d'audience, des questions qui partent dans tous les sens, c'est comme si les parties avaient perdu le fil conducteur. (Anne-Laure Porée)




Le secret jusqu’au 31 décembre 1977

En substance, Duch ne conteste pas le conflit politique entre le Cambodge et le Vietnam, en revanche il nie avoir été au courant de la rupture des relations diplomatiques et du conflit armé avant le 31 décembre 1977, date de la rupture des relations diplomatiques du Kampuchéa démocratique avec le Vietnam. Souvent, il cite également le 6 janvier 1978, date-clé puisqu’alors Pol Pot préside une cérémonie à Boreï Keila au cours de laquelle le leader loue les forces du Kampuchéa démocratique, victorieuses sur le Vietnam. Duch maintient qu’avant, le conflit était resté secret.


« J’appliquais les ordres »

Duch reconnaît que les premiers Vietnamiens incarcérés à S21 sont arrivés dès le 17 avril 1975 mais ils étaient détenus, selon lui, à cause de leur implication dans certains événements. Personne, clame-t-il, n’a été détenu au prétexte de sa nationalité. « Toute personne envoyée à S21 devait être exécutée (Khmers, Chinois…). Parmi elles se trouvaient des Vietnamiens. » Néanmoins, après la date-pivot du 6 janvier 1978, il se souvient que le neveu de Pol Pot, formé en Chine, réalisait un enregistrement filmé de prisonniers vietnamiens afin que les images soient présentées à une réunion à Djakarta pour prouver l’invasion vietnamienne.


Alors qu’il était à la direction de S21, l’accusé affirme avoir ignoré la définition du statut de prisonnier de guerre et les implications qu’elle avait dans leur traitement. « Les Vietnamiens tuaient des Cambodgiens et vice-versa donc je ne me posais pas de question. J’appliquais les ordres. » Ces prisonniers étaient classés en trois catégories : civils, militaires, espions.


Duch n’écoutait pas la radio ?

La juge Silvia Cartwright revient plusieurs fois à la charge pour savoir ce que Duch avait entendu comme informations à la radio sur ce conflit entre les deux pays. L’accusé assure n’avoir aucun souvenir d’émission radio avant le fameux 6 janvier 1978. Il pousse son argumentaire jusqu’à affirmer : « Moi-même j’avais une radio mais je n’avais pas le temps de l’écouter. C’était la réalité ». Cette réflexion passe comme une lettre à la poste. Mais comment le directeur de S21 pouvait-il prendre autant de temps à étudier la ligne du parti dans le Drapeau révolutionnaire et ne jamais écouter la radio ? Comment pouvait-il à ce point manquer au devoir dont même un chef de village s’acquittait ?

L’accusé se rappelle simplement que les aveux de détenus vietnamiens étaient enregistrés à S21 pour ensuite servir la propagande radiodiffusée khmère rouge. Il en a tout de même entendu quelques-uns et comme personne ne le prévenait de la date de diffusion (c’est ce qu’il a déclaré lors d’une audience précédente), il faut croire qu’il écoutait la radio.


Le conflit armé : sans réalité pour l’accusé jusqu’en 1978

Il glissera un peu après qu’il y avait des rumeurs à propos de la libération des îles et d’un navire américain mais se dit incapable de certifier qu’il s’agissait des événements de mai 1975 : l’offensive khmère rouge sur les îles vietnamiennes et l’arraisonnement du cargo Mayaguez.

Dans sa hiérarchie, personne n’abordait le conflit armé bien que le conflit politique entre Cambodgiens et Vietnamiens exista depuis longtemps. Pas de réunions spécifiques sur le sujet, pas de confidences des supérieurs. « Ce que j’ai pu apprendre était basé sur mon travail, sur les aveux », conclut Duch qui précise que les prisonniers de guerre vietnamiens n’étaient que quelques-uns avant le 6 janvier 1978 et plus nombreux après. Les questions posées autour de la confession d’un détenu vietnamien arrêté en février 1976 puis d’une liste de prisonniers vietnamiens ne mèneront nulle part. Duch réussira habilement à glisser sa théorie sur les tensions entre Pol Pot et Le Duan qui ont dégénéré en conflit sur le terrain.


Recette pour réussir un mauvais interrogatoire

Cette recette a été présentée par le bureau des co-procureurs au cours de l’audience du 10 juin. Pour réaliser un mauvais interrogatoire d’accusé, il vous faut :

– deux co-procureurs inattentifs qui répètent des questions posées lors des audiences précédentes (était-il nécessaire de poser des questions du type : « le contenu des aveux reflétait-il la vérité ? », ou encore reposer une question de la veille avancée par la juge Cartwright ?),

– un président de séance indifférent, qui ne réagit pas quand les protagonistes passent hors sujet,

– un accusé subtil, qui ne bouge pas de sa ligne

– un peu de fatigue

– une pincée de renoncement (les juges internationaux ont bien tenté de recadrer, d’approfondir, sans que cela suffise)

Mélangez et faites mijoter à petit feu pendant quelques heures pour passer à côté de l’interrogatoire.


La responsabilité de la démonstration

Les co-procureurs devaient démontrer la culpabilité de Duch en matière de crime de guerre quand les parties civiles n’ont aucun client à défendre sur ce thème. Voici une illustration typique de leur ratage : ils demandent à Duch pourquoi avoir sélectionné Mam Nay pour interroger les Vietnamiens. « Parce qu’il comprenait bien le vietnamien, répond l’accusé. Il pouvait utiliser ses connaissances à S21. » Les co-procureurs se contentent de cette réponse, sans creuser le lien ancien entre Duch et son subordonné, déjà interrogateur à M13. Ils survolent. Duch est d’une trempe qu’il faut acculer, confronter à la preuve. Or dans ce cas précis les co-procureurs ont la preuve molle.

Lorsqu’ils utilisent un film de James Gerrands sur le Cambodge pour montrer des archives de propagande khmère rouge anti-vietnamienne, ils effleurent le document. Le passage montre des détenus, agenouillés en uniformes, qui avouent. Une voix off  commente que le Vietnam voulait forcer le Cambodge à entrer dans la fédération indochinoise. Les co-procureurs veulent savoir si ce film a été tourné chez Duch. Ils obtiennent une demie réponse : « Le carrelage ne suscite aucun souvenir en moi. L’image n’était pas très claire. Permettez-moi d’accepter qu’il s’agissait de mon bureau. Mais les aveux me semblent longs. Ce ne sont pas ceux faits devant moi. » On n’en saura pas davantage.


Les parties civiles et la défense sans questions

Les questions de l’avocat du groupe 4 des parties civiles Hong Kim Suon ne tenaient pas davantage la route que celles des co-procureurs ou répétaient des questions déjà posées. Les autres groupes de partie civile ont choisi de ne pas intervenir, la défense de même. Le président de la cour Nil Nonn converse avec l’accusé pour remplir les dernières minutes d’une audience en rase-mottes.

« Je ressens une telle douleur. Je dis toujours qu’une mauvaise décision conduit à sentir ce remords pendant toute la vie »

L’avocate de la défense, Marie-Paule Canizares, qui remplace François Roux demande à son client s’il a survécu parce qu’il était celui qui maîtrisait le mieux la ligne du parti à S21. Duch répond :

« Il s’agit là d’une question-clé qui m’a permis de vivre jusqu’à maintenant. Premièrement, j’ai fait ce qu’on me demandait de faire, ni plus, ni moins. Deuxièmement, pour quelque question que ce soit, je n’ai jamais rien dissimulé. Pour conclure, mon honnêteté associée au fait que je faisais correctement les choses constituent les principaux facteurs qui expliquent que j’ai survécu. »

L’avocate cite dans la foulée la déclaration de Duch lors de la reconstitution à S21 le 27 février 2008 : « Je suis en colère contre moi-même qui avais cédé aux conceptions des autres et respecté aveuglément leurs ordres criminels. Je regrette sincèrement d’avoir cédé aux conceptions des autres et d’avoir accepté les tâches criminelles qui m’avaient été confiées. »

Duch saisit la perche pour dire son remords. « Je ressens une telle douleur. Je dis toujours qu’une mauvaise décision conduit à sentir ce remords pendant toute la vie. […] L’objet est que je sois traduit en justice pour les crimes commis. Je ne ferai pas porter le blâme sur les épaules de mes supérieurs ni sur les épaules de mes subordonnés. Cela signifie que je ne vais pas me dérober à mes responsabilités. Ce crime, bien qu’il relève de la compétence de mes supérieurs, il relève également de mon rôle. A S21, je suis responsable de tous les crimes. »

Les yeux rougis et l’air pincé, il répète sa responsabilité idéologique et psychologique.

C’en est trop pour l’avocate des parties civiles Silke Studzinsky qui interrompt vivement les épanchements de l’accusé. Elle requiert auprès du président un recadrage des propos sur la politique du PCK, thème à l’ordre du jour. Objection rejetée.

Duch reprend la parole, en se contrôlant. L’avocate a bel et bien coupé l’élan émotionnel de l’accusé.

Marie-Paule Canizares tente de faire visionner 18 mn d’images tournées lors de la reconstitution à S21 pour montrer à la fois le bouleversement de Duch et le fond de sa pensée sur la mise en oeuvre de la politique du PCK à S21. Les juges débattent pour savoir s’il s’agit d’un moment approprié mais la question est vite tranchée car des témoins encore anonymes et appelés à comparaître ont été filmés en même temps que l’accusé. Les juges refusent donc la projection. C’est un flop pour la défense qui n’avait pas anticipé ce problème.

Le tribunal tourne en rond



 



Duch interrogé par la défense, s'apprête à exprimer des remords. (Anne-Laure Porée)
Duch, interrogé par la défense, s'apprête à exprimer des remords. Voir la citation de ce 9 juin 2009. (Anne-Laure Porée)




L’absence de direction des débats

Le président de la cour ne conduit pas les débats, il laisse les mêmes questions revenir en boucle. Certaines réponses données par l’accusé sont strictement identiques à celles des audiences de fin avril. Certaines questions également. Le découpage du procès en thématique n’est pas toujours respecté par les parties mais Nil Nonn ne trouve rien à y redire. Résultat : l’accusé, qui bénéficie d’un temps de parole conséquent, semble parfois le seul maître à bord.


La rengaine de l’exécutant…

« Les gens envoyés à S21 étaient considérés comme des ennemis d’emblée, ils devaient être éliminés. » Duch le répète pour la n-ième fois. « C’était ça la politique du PCK et c’est comme ça qu’elle était appliquée à S21. » Entre octobre 1975 et le 7 janvier 1979, Duch se souvient avoir libéré 3 personnes, membres du Front uni de lutte des races opprimées (Fulro), à la demande du parti. Tous les autres étaient « écrasés ». Peu importait la catégorie de leur crime du moment qu’ils avouaient. « Peu importait qu’ils soient innocents ou non, que les intellectuels n’aient pas de sang sur les mains ou que les cadres aient tués […], on ne classait pas ces personnes en fonction du sang qu’ils avaient sur les mains. Toute personne considérée comme ennemie était arrêtée, interrogée et ensuite emmenée à Choeung Ek. Nous ne pouvions pas rejeter l’ordre donné. » A part les trois libérés, les seuls épargnés furent six artistes. Vann Nath, peintre rescapé de S21, a eu des sueurs froides en lisant la mention « garder pour utiliser » sur la liste qui a envoyé tous ses compagnons à la mort. La marge de manœuvre vis-à-vis des prisonniers était nulle, martèle Duch. « S21 n’avait pas intérêt à libérer qui que ce soit autrement nous aurions été tués. »


… qui assume ses responsabilités

En même temps que l’accusé répète sous différentes formes avoir exécuté les ordres, il assume la responsabilité de ses crimes, en particulier concernant les enfants exécutés au nom du fait qu’ils pourraient plus tard se venger. « Tu n’as rien à gagner à les garder », lui aurait dit son supérieur Son Sen.

« A S21, j’ai observé moi-même le respect des règles politiques vis-à-vis des enfants », dit Duch qui aimerait s’adresser aux parties civiles ayant porté plainte pour la disparition d’enfants. Tous sont morts de sinistre évidence. Cependant Duch ne livre aucun détail sur les exécutions. « Je sais que j’ai une responsabilité criminelle pour l’élimination des jeunes enfants et des bébés. Certains ont été exécutés à S21, d’autres à Choeung Ek. » Sur la méthode d’exécution (notamment les enfants fracassés contre un arbre), il dit ne rien savoir. C’était l’affaire de ses subordonnés, comme l’étaient les photographies d’identité des détenus. A chacun son rôle à S21. Néanmoins Duch assume sobrement ses responsabilités.


« Un cadre moyen »

En lui faisant décrire l’organisation du Comité central, Hong Kim Suon, avocat du groupe 4 des parties civiles, obtient l’énumération de quatre niveaux d’implication des membres, le plus bas correspondant au niveau des « membres assistant » autorisés à être présents aux sessions de formation, comme Sou Meth ou Meas Muth, mais qui n’ont pas voix au chapitre. L’avocat demande à quel niveau se situe Duch, l’accusé répond qu’il n’était même pas au niveau des « membres assistant ». « J’étais un cadre moyen. Je n’étais pas membre du Centre du parti. »


L’obsession Koy Thuon

Depuis le début du procès, l’accusé s’attarde régulièrement sur le cas de Koy Thuon, nommé ministre du Commerce du Kampuchéa démocratique après avoir été Secrétaire de la zone Nord. Ce cas revient comme une litanie, Duch le ressasse à volonté sans que personne l’interrompe jamais. Accusé d’inconduite morale avec la femme d’un homme qu’il aurait tué, Koy Thuon est interrogé par le directeur en personne. « A S21 je n’ai interrogé qu’un prisonnier, c’était Koy Thuon », admet Duch. Il l’appelait avec respect « frère » tandis que les autres prisonniers avaient droit à l’injonction A’ exprimant le mépris. La détention dure plusieurs semaines. « La politique c’était que tout cadre qui commettait ce genre de délit devait être écarté. » Duch analyse la déchéance d’un homme qui, en sa qualité de Secrétaire de zone avait eu un court temps le pouvoir « d’écraser » mais qui, une fois devenu ministre, avait perdu ce « droit » (droit établi par une décision du 30 mars 1976).

Koy Thuon incarne le recours de l’accusé. Les avocats des parties civiles abordent le sujet de la torture ? Duch nomme ses subordonnés en charge de la torture, lui s’est seulement occupé de Koy Thuon, lequel n’a jamais été battu. « Je lui ai dit qu’il n’avait pas d’autre alternative que d’envoyer sa confession au parti à travers moi et il a compris. » C’est comme si le directeur et ses suppléants ne jouaient pas dans la même catégorie. Catégorie « mains sales » et catégorie « mains propres ».


Qui listait les ennemis ?

Dans la longue partie consacrée aux listes d’ennemis dressées à S21, Duch insiste : ces listes étaient préparées « sur la base des aveux concrets » des prisonniers. Mais Alain Werner perd le fil, ses questions sont confuses, il oublie de revenir à l’essentiel : qui rédigeait les listes d’ennemis. Duch est clair sur le fait que « les interrogateurs n’établissaient pas ces listes ». Ensuite il fait état du trajet des confessions : de lui à Son Sen, de Son Sen à Pol Pot ou Nuon Chea, puis retour à Son Sen avant le transfert dans les zones. La question directrice est noyée sous d’autres considérations et reste en suspens.

L’accusé refuse d’estimer le nombre de ces listes d’ennemis à exécuter. Alain Werner, avocat du groupe 1 des parties civiles suggère des milliers, Duch corrige : « Ces listes ne se comptent pas par milliers, mais les victimes se comptent par milliers. Plus de 10 000. »


Sans document pas de preuve

Duch sidère par sa mémoire extraordinaire. Il connaît son dossier sur le bout des doigts… et les cotes des documents par cœur ! Jusqu’ici il a rarement contesté les documents qui lui étaient présentés au tribunal. Ainsi il ne discute pas le nombre d’employés de S21 puisque des documents prouvent qu’ils étaient environ 2 300. Mais lorsque les documents sont absents, il fonce dans la brèche.

– L’expert Craig Etcheson décrit de nombreuses techniques de torture uniques à S21, Duch objecte : « Sur quoi Craig Etcheson s’est-il basé ? Nous devons examiner les documents des autres centres de sécurité[…]. Je ne me dérobe pas à la mort de 14 000 personnes mais pour avoir des informations précises, nous devons former notre jugement sur des documents. Sinon je ne peux pas réagir. »

– L’expert Craig Etcheson ajoute encore que les aveux sont plus détaillés à S21 que dans d’autres centres, l’accusé rétorque qu’il n’a jamais vu d’aveux d’autres centres de sécurité.

– Alain Werner demande si Duch maintient son estimation de 200 000 pages de confessions lues à S21. « A moins que des documents viennent me contredire, je maintiens. »

– L’expert Craig Etcheson écrit que S21 comptait le personnel le plus important, Duch botte en touche, sur la même base : « Faute de statistiques sur les autres centres de sécurité, je ne suis pas à même de le dire. Je n’accepte pas cette affirmation faute d’éléments de preuve supplémentaires. »

Ce qui intéresse Duch dans le rapport de Craig Etcheson ce sont les paragraphes sur la communication au sein du parti, strictement verticale, comme il le rapporte depuis toujours ; et la prise de décisions d’actes criminels à l’échelon supérieur du Comité permanent. En revanche il nie que son travail à S21 ait entretenu la paranoïa du Comité permanent.


Un as de la ligne politique

« A S21, personne ne comprenait la ligne du parti mieux que moi », explique Duch à son avocate. « J’étais la personne qui avait le plus étudié et qui avait le mieux compris la ligne du parti. » Duch faisait distribuer la revue Drapeau révolutionnaire aux cadres de S21 quand elle était livrée par l’état-major. Dans cette revue se trouvait « la théorie qui permettait de trouver des raisons scientifiques pour expliquer les arrestations ».

En tant que directeur, il avait trois tâches : envoyer les confessions à ses supérieurs, résoudre les problèmes de S21, et enseigner et former, donc diffuser la ligne politique. « Moi seul dispensait l’éducation politique à S21. » Les formations, obligatoires, avaient lieu régulièrement dans une école (il s’est rendu une seule fois à Prey Sâr) qu’il avait faite aménager près de son domicile, dans un souci pratique, notamment pour pouvoir courir répondre au téléphone quand Son Sen appelait…

Cette ligne politique, édictée par les différents congrès du parti, Duch déclare l’avoir enseignée dans les termes de Pol Pot. « J’étais le premier à ‘affûter le sabre’ », sous-entendu à affûter ses positions par l’étude de cette ligne. Il forme le personnel de S21 au concept « attaque rapide, succès rapide ». Il travaille sans relâche, assurant n’avoir aucune communication privée avec Son Sen qui se contentait de vérifier que Duch remplissait ses tâches. « Mon supérieur était quelqu’un de méticuleux qui travaillait dur. Il exigeait de ses subordonnés qu’ils suivent. »


Vers, asticots, microbes

Interrogé sur la déshumanisation des prisonniers par l’avocate Silke Studzinsky, Duch confirme l’emploi d’injonctions méprisantes à leur égard. Oui, les prisonniers étaient traités de « vers, asticots, microbes ». « C’était inévitable. Il n’y a même pas besoin d’en parler », tranche l’accusé qui n’y prêtait pas attention et se concentrait sur les réseaux de traîtres. Les prisonniers étaient également contraints de se prosterner devant des images de chiens. « L’objectif était-il d’avilir les prisonniers ? » renchérit l’avocate. « C’était une méthode pour permettre d’éviter de passer à tabac un détenu. A l’époque, c’était idéal. Mais avec le recul, c’était un acte criminel. »


De l’importance du contexte

Certes l’acte engage la responsabilité pénale de Duch, et des sanctions, mais ce-dernier ne manque jamais de rappeler le contexte. « Ce n’est pas comme ça qu’on pensait à l’époque. » Cette ligne de défense s’avère courante dans les anciens territoires khmers rouges. « Vous parlez d’exécutions extrajudiciaires mais nous à l’époque on parlait de lutte des classes, expose Duch. Cela recouvre la même réalité mais une terminologie différente », à savoir celle du parti communiste et celle de la justice internationale.


La révolution khmère rouge : unique

« La théorie de Pol Pot n’a pas suivi la politique de Mao. Pol Pot a appliqué la politique de la bande des Quatre. Peut-être n’êtes-vous pas familier avec la bande des Quatre, glisse Duch d’un ton professoral à l’avocat des parties civiles qui l’interroge. Il ont conduit la grande révolution culturelle. Le monde entier connaît leurs noms. Jiang Qing, Zhang Chunqiao, Yao Wenyuan et Wang Hongwen. […] Le fait que la révolution cambodgienne n’ait que deux classes fait qu’elle est différente de la révolution de Mao qui comptait des ouvriers, des paysans, des petits bourgeois et des capitalistes. […] Mao a gardé quatre classes, Pol Pot seulement deux, ce sont donc deux théories différentes. » Duch explique au passage que les trois tours d’Angkor Wat sur le drapeau khmer rouge correspondent à ces deux classes et au parti, pour la plus élevée d’entre elles. Il compare au drapeau chinois à une grosse étoiles et quatre petites qui se réfèrent selon lui à la même chose : les classes et le parti.

Duch achève son cours de théorie communiste en résumant les aspirations d’une société communiste : « chacun fait de son mieux pour ce dont il a besoin et non pour ce dont il a envie. » Cependant l’accusé ne reste pas dans la théorie, il reconnaît qu’en pratique, le résultat de cette politique fut d’affamer le peuple et de purger les rangs khmers rouges, y compris ceux qui avaient dès le début combattu pour la révolution.

« La politique du PCK était-elle bonne ? » questionne l’avocate du groupe 3 des parties civiles Elisabeth Rabesandratana. « Comment pouvez-vous demander cela ? C’était un politique criminelle, pire que la bande des Quatre. »

Filmer pour l’histoire ? Certainement pas !







Chrono en main : 55 minutes d'image fixe sur cette photo de Duch. (Anne-Laure Porée)
Chrono en main : 55 minutes d'image fixe sur cette photo de Duch. (Anne-Laure Porée)





Le son sans l’image

Cette journée du 8 juin restera peut-être dans les annales des tribunaux internationaux.

Chiffrons tout de suite :

– 35 minutes de plan fixe sur une ancienne photo en noir et blanc de Duch parlant au micro lors d’une formation.

– 20 minutes de plan fixe sur la même photo à la reprise des audiences après la pause déjeuner.

Pendant ce temps-là, les débats se poursuivent bien sûr. Les procureurs posent leurs questions, Duch réagit. Seuls les spectateurs de la salle d’audience remarquent quelques gestes et regards de l’accusé qui leur tourne le dos. Mais les archives ne garderont que le son comme trace des échanges entre les parties.

– Et que dire de ces 10 minutes accrochées à une liste de noms annotée par Duch et parfaitement illisible à l’écran ? Cerise sur le gâteau de ce filmage caricatural.


Ce n’est pas la première fois que le cas se produit. Par chance, cette heure d’archives zappées n’était pas un moment-clé du procès. Le 7 avril 2009 en revanche (pour ne citer qu’un exemple), la caméra manquait les démonstrations de Duch sur la façon dont les prisonniers étaient attachés à M13. A la sortie du tribunal ce 8 juin, un Cambodgien s’interrogeait sur ce que les jeunes comprendront du procès dans dix ans en découvrant ces images.


Le juge contrôle l’écran

Le problème qui s’est posé ce lundi 8 juin, c’est qu’une fois que le président de la cour, le juge Nil Nonn, demande aux techniciens de montrer à l’écran le document dont les procureurs parlent, personne n’en bouge. Non, non ! Le juge seul peut ordonner de revenir sur les images des débats. Or le juge est juge, il n’est ni réalisateur, ni documentariste, ni historien. Son rôle n’est pas de comprendre l’image. Par ailleurs personne autour de lui n’a réagi pour suggérer de supprimer la vieille photographie de Duch.


Interrogé début décembre sur les enjeux de ce filmage, le juge Jean-Marc Lavergne souhaitait combiner l’appui à la machine judiciaire à l’archivage historique : « On a connu des procès-spectacles où l’image est utilisée par les acteurs du procès. Il faut réfléchir à la manière d’éviter les dérapages. En même temps, il est souhaitable de conserver un témoignage aussi neutre que possible à des fins historiques. »


Des archives inestimables

Les historiens seront les premiers d’accord. « Un enregistrement audiovisuel du procès est important parce qu’il donnera aux spectateurs un sentiment que les enregistrements écrits échoueront à rendre, commente David Chandler. Les expressions du visage, le ton de la voix, etc. Les caméras complètent en fait l’enregistrement écrit et en un sens, le surpassent. »

Pour Ong Thong Hoeung, auteur de J’ai cru aux Khmers rouges, les images du procès sont essentielles pour concerner la population rurale qui ne peut pas lire. « Ils auront ainsi la possibilité de voir ce qui se passe. S’il n’y a que des écrits, personne ne les lira. »

Journaliste aguerri aux documentaires basés sur des archives audiovisuelles, Philip Short explique l’intérêt de filmer : « L’exemple qui me vient tout de suite en tête n’est pas le procès Eichmann ni celui de Nuremberg mais le procès de la ‘Bande des Quatre’ à Pékin en 1980. Avoir la possibilité de regarder ces enregistrements aujourd’hui, et de voir comment Jiang Qing (la veuve de Mao) se comporte au banc des accusés – en fait elle a fait le spectacle de sa vie, tour à tour dédaigneuse, méprisante, agressive – donne à l’historien un aperçu qui n’aurait jamais pu être rendu par une transcription papier de ses paroles. De même pour les coupes sur les réactions du public dans la salle d’audience. Pour les générations futures, ce genre d’enregistrement est inestimable. Il est impossible de comprendre la dynamique d’un procès – au sens où le procès se déroule comme une pièce de théâtre – sans l’avoir vu. »


Caméras de surveillance

Concrètement, quelques semaines après l’ouverture du premier procès, les ratages audiovisuels aux CETC montrent que les archives filmées ont été négligées voire détournées de leur raison d’être. Cela couvait dès la conception du filmage.


Pour conserver la mémoire des procès, cinq caméras ont été installées aussi discrètement que possible dans la cour. Semblables à des caméras de surveillance, elles filment de haut les différents protagonistes : quatre sont placées dans les coins de la salle et une en face des juges. L’équipe audiovisuelle, consciente de son rôle, (« Nous voulons prendre part à ce processus historique », déclarent-ils tous) a préenregistré plusieurs cadres sur chaque caméra. Pendant l’audience, depuis une cabine que le public peut voir à droite de la salle, elle visualise sur des écrans les images prises par les cinq caméras. L’homme qui est aux manettes, choisit, en live, quelle image provenant de quelle caméra il enregistre. Avec tout de même des directives : il doit par exemple filmer la personne qui est en train de parler. Finalement, il enregistre de la même manière qu’une télévision retransmet en direct un match de football. C’est ce seul enregistrement que les CETC ont à ce jour prévu d’archiver.


Regard critique contre objectivité

La façon de filmer et d’enregistrer est un vrai défi et aux CETC elle est loin de faire l’unanimité.

L’idée directrice de l’équipe audiovisuelle est de filmer les procès le plus objectivement possible. « Enregistrer un procès ce n’est pas tourner un film. Nous ne voulons pas dramatiser [au sens de rendre émouvant ou dramatique]. Notre but est d’avoir une vue très clinique », explique Tarik Abdulhak, directeur technique de l’équipe.

Mais nombre de personnes répondent qu’aucune image n’est objective. Parmi elles, le réalisateur Rithy Panh : « Il y a toujours un point de vue. Quand vous filmez en plan serré, ça n’a rien de naturel. Nos yeux ont un champ de vision à 180°. Alors pourquoi choisissez-vous de filmer en plan serré ? Les images cliniques font référence à quelque chose de propre et mécanique. Mais la mécanique, c’est l’opposé de la pensée. Dans ce genre de procès, vous avez besoin d’un regard critique, vous avez besoin d’une âme. »

Or ce regard critique ne peut être apporté que par un réalisateur qui aura un point de vue sur ce qui se passe dans le prétoire.


« On ne tourne pas une série »

Les règles sont claires pour Rob Barsony, directeur de l’unité de télévision au tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, qui a formé l’équipe des CETC avant l’audience initiale de Duch : « La différence majeure à souligner dans ce type d’enregistrement est que les réalisateurs des tribunaux ne racontent pas une histoire. Ils suivent simplement visuellement les procédures en cours et le verdict des juges. En outre, ils doivent opérer avec des caméras pré-positionnées, alimenter le programme et surveiller toutes les opérations techniques en cours dans la salle d’audience, tout en appliquant et assurant les mesures de protection des témoins et la confidentialité de leur témoignage. Ces préoccupations de base doivent garantir la représentation entière et objective des procédures, dans les limites et les lignes directrices fixées en amont. » « On ne tourne pas une série, insiste l’expert des Nations unies. On n’est pas là pour faire de l’argent. Les réalisateurs des tribunaux ont le devoir de produire un enregistrement audiovisuel dont le cadre et la composition n’accentuent pas les émotions qui sont déjà présentes pendant le procès. Cette opération audiovisuelle a été conçue pour équilibrer les besoins du public de voir la justice à l’œuvre et le désir de la cour d’avoir une représentation équilibrée de la procédure. »


Une théâtralité inévitable

Concrètement, cela signifie « fixer le cadre sur les intervenants qui ont la parole, éviter les plans serrés, limiter les images de réaction à un témoignage et rester en plans larges quand les membres de la cour ou les parties discutent entre eux », afin de garantir l’égalité et de minimiser toute manipulation parce que la cour a peu de contrôle sur l’usage qui est fait des séquences une fois qu’elles sont diffusées.

Cette distance est aussi perçue comme un moyen de contrer la tendance à jouer, au sens théâtral du terme. Effectivement, chacun sait dans la cour qu’il va être filmé, il peut se voir lui-même sur les écrans placés devant lui. Certains prétendent qu’avec le temps, on oublie la caméra. Certains ne l’oublient jamais. Par exemple en décembre 2008, pendant l’appel de Khieu Samphan à la Chambre préliminaire, la caméra s’est arrêtée rapidement sur son avocat, Jacques Vergès, pour qui « la justice est un jeu* ». Ce-dernier a immédiatement souri à l’écran… Les longs temps de parole accordés à Duch permettent de mesurer combien lui aussi maîtrise l’image, quand par exemple il répond à un avocat sans le regarder mais en prenant soin de s’orienter face caméra.


Pas de réalisateur, des choix techniques

Pour Helen Jarvis, ex-responsable des relations publiques aujourd’hui à la tête de l’Unité des victimes, les règles établies correspondent à une version audiovisuelle des transcriptions. « Cela doit être aussi neutre que possible. » Elle cite en exemple le fait qu’on ne trouvera jamais sur une transcription la mention « il a commencé à pleurer », alors que le juge voit toutes les réactions dans la cour. « Si vous n’avez pas la réaction de la défense à un propos tenu, vous n’avez pas non plus les réactions du public en dehors de la cour, lesquelles pourraient être tout aussi intéressantes. Il s’agit d’un enregistrement de la cour. »

Par manque de moyen et pour surmonter les premières difficultés techniques, les CETC ont décidé d’embaucher un directeur technique plutôt qu’un réalisateur. « Un directeur technique, ce n’est pas suffisant, considère Philip Short. Dépenser de l’argent pour filmer le procès sans réalisateur revient à jeter l’argent par les fenêtres. »


Documenter l’histoire

Selon Rithy Panh, le choix de filmer de cette manière ne répond pas aux enjeux historiques du tribunal. « Dans de tels cas de crimes contre l’humanité, le rôle de ce tribunal n’est pas seulement de juger mais de documenter l’histoire, de mettre en lumière l’histoire. Argumentant que « le silence vaut la parole et le champ vaut le hors-champ », Rithy Panh a plaidé pour l’enregistrement sur plusieurs caméras au lieu du seul enregistrement de l’équipe audiovisuelle qui sera a fortiori le regard officiel sur les procès. Il réclame l’accès à plusieurs sources. Philip Short abonde dans son sens car l’enregistrement de l’ensemble sur cinq caméras permettrait par exemple de revoir, selon des angles différents, un incident qui aurait échappé à l’équipe audiovisuelle.

« Je ne parle pas d’un problème esthétique, argumente encore Rithy Panh, je parle de notre liberté de regarder l’histoire. Au-delà des procès, nous devons penser à ce que les CETC vont laisser aux générations futures. Quel sera le matériau en dehors de la version officielle ? Au-delà de la justice, filmer est un acte majeur pour l’histoire des Khmers rouges, cela doit être bien considéré et bien archivé afin de rendre possible dans l’avenir l’étude et l’analyse. »


Dérives généralisées

Aujourd’hui, aucun tribunal n’enregistre sur toutes les caméras comme en témoigne Thierry Cruvellier, qui a travaillé sur le filmage des procès dans les tribunaux internationaux. « Le TPIY [Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie] enregistrait sur toutes les caméras mais a abandonné parce qu’il considérait que c’était inutile. On assiste à une grande dérive depuis quinze ans sur les raisons pour lesquelles les procès sont filmés. Au début, c’était clairement dans un but historique. Mais ces images sont devenues de plus en plus une sorte de propriété judiciaire, un outil de travail. Au TPIR [Tribunal pénal international pour le Rwanda] par exemple, les images sont devenues de moins en moins accessibles, elles travaillent à un but judiciaire et non plus historique. »


Mieux comprendre l’événement

Est-ce que le changement d’objectif altère la manière de filmer ? Les CETC semblent incarner la démonstration que oui.

Les choix faits à Phnom Penh s’opposent à ceux faits par le passé dans certains tribunaux. Le procès de Nuremberg avait son propre réalisateur, John Ford, le procès Eichmann aussi avec Leo Hurwitz. Sylvie Lindeperg, historienne française qui a analysé le procès Eichmann à travers les images tournées à l’époque, pense que filmer des procès internationaux avec une liberté restreinte, avec pour directive de tendre à l’objectivité et avec ce rôle d’enregistrer absolument tout des procès est « une grande illusion ». Pour elle, la subjectivité du regard est bien plus intéressante. « Que pouvons-nous faire d’une image sans qualité, au sens du regard critique ? Ce regard critique nous permet de mieux comprendre l’événement. Prenons un exemple : Leo Hurwitz avait prévu de filmer Eichmann face-à-face avec les témoins. Mais ça n’a pas marché parce que cela ne s’est pas passé. Les témoins étaient concentrés sur leurs déclarations, Eichmann ne les regardait pas. Grâce à la liberté qui lui était accordée, Hurwitz a pu changé d’idée et il a montré le bouleversement que ce procès a été pour les Israéliens. »


Bien entendu l’argument budgétaire a été invoqué par les CETC pour justifier de ces choix a minima (par exemple le coût de multiples enregistrements et de leur archivage). Cependant l’évolution similaire dans d’autres tribunaux et le peu d’entrain des responsables à vouloir modifier la politique de filmage aux CETC laissent penser qu’il s’agit d’une volonté plus que d’un non-choix. Et tant pis pour l’histoire.



* Titre d’un de ses livres publié en 1992.

Le Kampuchéa démocratique raconté par François Ponchaud


François Ponchaud, prêtre missionnaire, conteur de l'histoire cambodgienne. (Anne-Laure Porée)
François Ponchaud, prêtre missionnaire, conteur de l'histoire cambodgienne. (Anne-Laure Porée)


44 ans d’attachement au Cambodge

François Ponchaud, 70 ans, est probablement le prêtre catholique le plus connu du Cambodge. Après avoir servi un peu plus de deux ans comme parachutiste en Algérie (il aime à rappeler son expérience de soldat), il décide de devenir prêtre missionnaire. Il est envoyé au Cambodge en 1965 où bien sûr il apprend à lire et écrire le khmer ce qui lui permet de traduire la Bible. Il assiste à l’évacuation de Phnom Penh par les Khmers rouges en 1975 et compte parmi les Occidentaux qui ferment le portail de l’ambassade de France. En France, il est le premier à raconter, en 1976, dans le journal Le Monde, puis en 1977, dans Cambodge année zéro, le drame qui se joue au Cambodge. Il écrit sur la base de très nombreux témoignages de réfugiés mais aussi sur l’écoute de la radio khmère rouge enregistrée par le père Venet.


Conseil de lecture

Mercredi 28 mai, François Ponchaud conseille d’emblée de lire ce qu’il considère comme le livre de référence sur les Khmers rouges : Pol Pot, anatomie d’un cauchemar (Denoël, 2007)*, du journaliste Philip Short. Selon le prêtre missionnaire, il s’agit du meilleur ouvrage pour comprendre le contexte historique et culturel. Difficile pour le néophyte de se faire une idée. Un coup d’œil aux critiques disponibles sur internet permet de comprendre que le livre, malgré ses grandes qualités, ne fait pas l’unanimité. Dans un article du Washington Post, Nayan Chanda (auteur de l’ouvrage de référence Les frères ennemis)  reproche à l’auteur ses « généralisations sur la culture cambodgienne et une tentative étrange d’exonérer les Khmers rouges du génocide ». Philip Short, qui prend position contre les procès des anciens dirigeants khmers rouges, estime qu’il n’y a pas eu génocide au Cambodge tandis que pour certains chercheurs le racisme des Khmers rouges ne fait pas le moindre doute, en particulier contre les Vietnamiens ou les Cham (musulmans).


Comment les Khmers rouges arrivent au pouvoir

Evidemment, le propos de François Ponchaud n’est pas de débattre de ces questions mais de raconter au public ce qui s’est passé au Cambodge. Il commence par donner des clés de compréhension : « Lon Nol [qui a renversé Sihanouk en 1970 et avait le soutien des Américains] était un fou, un mystique ! Il a fait une guerre de religion contre les Khmers rouges ! » Sans vouloir trop s’avancer sur les chiffres, François Ponchaud explique qu’il y aurait eu peut-être 600 000 morts causés par ce régime. Autre erreur, des Américains cette fois : déverser 257 000 tonnes de bombes sur le Cambodge « entre le 6 février 1973 et le 15 août 1973 ». « C’est une petite raison mais c’est une des raisons pour lesquelles les Khmers rouges sont devenus fous », commente François Ponchaud. Sihanouk aussi est responsable « parce qu’il a porté le drapeau khmer rouge auprès de la communauté internationale ». Pour accompagner son propos, le père Ponchaud montre des photographies de Sihanouk et de sa femme Monique à Phnom Kulen en visite en 1973 dans le maquis khmer rouge, encadrés par les dirigeants du mouvement. Puis une image les montre seuls, assis sur l’escalier en bois d’une maison sur pilotis. Le prêtre-conférencier a placé à côté de la photographie un commentaire ironique sur les « vacances romantiques » du couple chez les Khmers rouges. Enfin il montre Sihanouk touillant le contenu d’une grande marmite à la cuisine.


Aux portes de Phnom Penh

Après l’intermède culinaire, retour à l’histoire, en khmer-anglais, car François Ponchaud passe parfois au khmer sans même s’en rendre compte. Petit à petit donc, les Khmers rouges ont encerclé Phnom Penh. « La chute de Phnom Penh a commencé le 1er janvier à minuit. J’étais au centre de Phnom Penh, j’ai dit : ‘C’est fini’. Duch l’a confirmé la semaine dernière : le 1er janvier 1975 à minuit. » Tous les jours, il grimpe au sommet de la cathédrale de Phnom Penh et repère la progression des Khmers rouges aux fumées dans les campagnes. « Nous espérions les Khmers rouges. Nous n’avions aucun espoir en Lon Nol. Nous avons commis une erreur. Même la diplomatie américaine a demandé en 1975 à Sihanouk de revenir au Cambodge mais il a refusé, c’était trop tard. »


Avec le même souvenir précis et vivant, François Ponchaud raconte le départ de l’ambassadeur américain John Gunther Dean quittant le pays en hélicoptère, en emportant sous son bras le drapeau américain et les larmes que ce-dernier verse lors de sa prestation télévisée. Pour l’anecdote, François Ponchaud cite une interview de cet ancien ambassadeur qui déclare en substance : « J’en voulais terriblement à mon gouvernement qui m’avait demandé d’appliquer une politique stupide ». Des propos francs comme les affecte le père Ponchaud.


Le 17 avril, vu de la cathédrale

Vient ensuite le déroulement de la prise de Phnom Penh, vu depuis la cathédrale. « Il y avait deux à trois millions de personnes en ville, beaucoup venus se réfugier pour échapper aux bombardements et à la guerre dans les campagnes. »

A 7 heures, silence. Tractations entre un homme en costume noir qui sort d’une voiture blanche et les militaires des tanks qui rendent les armes.

Jusqu’à 10 heures, tout le monde se réjouit parce que la paix est revenue. « Les journalistes ont mal interprété les manifestations de joie de la population. Les gens n’applaudissaient pas l’arrivée des Khmers rouges, ils applaudissaient l’armée cambodgienne qui se rendait. » Un peu plus tard, le père Ponchaud croise des Khmers rouges froids, sérieux, qui ne décrochent pas un sourire. « J’ai murmuré en les voyant : ‘Avec ceux-là, on ne rira pas’ », se rappelle François Ponchaud.

Soudain, l’attitude des Khmers rouges change. « Nous ne sommes pas arrivés là par la négociation mais par la puissance de nos armes ! » entend dire le père Ponchaud. « Vous savez, confie-t-il, nous avions très peur des Khmers rouges pas parce qu’ils tuaient mais à cause de leur regard. » Et le prêtre d’imiter un homme terrorisé et tremblant.

A midi, la population commence à être expulsée de la capitale. Les Khmers rouges entrent dans toutes les maisons en criant : « Sortez de Phnom Penh parce que les Américains vont bombarder ! » Pourquoi les gens y croient ? « En 1973, les Américains avaient déjà bombardé la campagne proche de Phnom Penh, explique le père Ponchaud en se rappelant l’horizon rouge et le bruit des bombes. Peut-être était-ce vrai, alors tout le monde est sorti. » De toute manière, ils s’entendent dire qu’ils pourront bientôt revenir. « Ne fermez pas votre porte, l’Angkar n’est pas un voleur », ajoutent les soldats khmers rouges.

Jusqu’à 18 heures, le prêtre voit la population quitter Phnom Penh en masse. « C’était pénible de voir tous ces gens sortir de Phnom Penh, témoigne-t-il. Et ce spectacle horrible des malades, des blessés, des invalides, obligés de sortir des hôpitaux. C’était terrible, terrible, terrible ! » Mais il ne voit aucune exécution. Il insiste. Personne n’est tué.



François Ponchaud. (Anne-Laure Porée)
François Ponchaud. (Anne-Laure Porée)


« Le matin du 18, je peux vous certifier qu’il ne restait personne à Phnom Penh à part des Khmers rouges. Plus d’habitants ! » Lui refuse d’être évacué jusqu’au bout, avec un poignée d’Occidentaux qui par foi, et par solidarité, ne peuvent se résoudre à abandonner le navire. « Je suis resté à l’ambassade de France jusqu’au 4 mai, jour où j’ai donné les clés à Met (Camarade) Meth, vice-président du secteur Nord de Phnom Penh. » Il part par le dernier convoi.


Pourquoi vider les villes ?

Toutes les villes du pays ont subi le même scénario. En route vers la Thaïlande il constate que les villes traversées sont toutes vidées de leurs habitants. « Ce n’était pas de l’improvisation », affirme François Ponchaud qui imagine quelques raisons : la première, inspirée des propos de Duch et Ieng Sary, c’est que Phnom Penh était difficile à gérer du point de vue de la sécurité ; la deuxième, c’est qu’il n’y avait pas à manger pour tout le monde ; la troisième, et pour lui la plus importante, est l’idéologie : « les anciens Khmers rouges disaient que la ville était mauvaise, malfaisante parce que la ville c’était l’argent. ‘Plantez du riz et vous saurez la vraie valeur de tout’, pensaient-ils. » Cette mesure radicale aurait attiré les louanges de Mao Zedong.


Quel scénario pour la population ?

Pour les soldats de l’ancien régime et les fonctionnaires de haut rang, la mort est programmée. François Ponchaud raconte comment ils sont conviés à accueillir Sihanouk à l’aéroport, comment ils disent joyeusement au revoir à leur femme et comment ils sont exécutés à 30 km de Battambang. Les Khmers rouges avaient décidé de tuer ceux qui avaient servi « le valet de l’Amérique Lon Nol ».

Ceux qui vivent dans les zones sous contrôle khmer rouge depuis longtemps sont appelés « Ancien peuple » ou « Peuple de base » tandis que les autres, forcés à l’exode ou habitant les régions sous contrôle de Lon Nol, sont affublés des sobriquets de « prisonniers de guerre », « 17 Avril » ou encore « Nouveau peuple ».

Dans les villages, les Cambodgiens sont répartis en différents groupes d’âge, des tâches précises leur sont attribuées. « La population était organisée comme une armée qui va au combat », commente François Ponchaud. Les personnes éduquées étaient tuées. Il y avait très peu à manger, des journées de travail de 14 heures parfois, pas de médicaments et ceux qui étaient fatigués ou critiquaient l’Angkar étaient exécutés, résume-t-il. Les marginaux ou les ignorants étaient au pouvoir. « On ne peut pas imaginer le climat de peur, cette peur permanente d’être tué. Parfois les enfants espionnaient leurs propres parents. J’ai entendu des histoires de Khmers rouges disant aux enfants : ‘Il n’est pas ton père, il est l’ennemi.’ La dépersonnalisation de la société a été terrible. »


Une révolution par étapes

François Ponchaud évoque deux étapes. La première consiste à se débarrasser des éléments de l’Ancien régime. La seconde vise à faire devenir tout le monde paysan. Mais au cours de la seconde révolution, les Khmers rouges purgent leurs rangs. « Ils voulaient changer tout le personnel afin d’être purs. » D’où les plus de 200 centres de détention et de torture dans le pays. « Le procès de Duch est important mais il faut savoir qu’il y en avait beaucoup d’autres. » A l’époque, les slogans qui justifient la mort ne manquent pas : « Mieux vaut tuer un innocent que garder en vie un ennemi » ; « A les garder en vie, nul profit, à les faire disparaître, nulle perte ». « Le Vietnam et la Chine avait des conceptions différentes de la révolution, la population pouvait être rééduquée », constate François Ponchaud.


Connivences avec le bouddhisme

Pas au Cambodge. « La révolution cambodgienne a des connivences avec le bouddhisme. » Le prêtre tente une courte démonstration : « Dans le bouddhisme, un slogan dit ‘vos mérites et vos démérites vous suivent comme une ombre’. Par conséquent, on ne peut pas rééduquer quelqu’un. Et la notion de pardon n’existe pas, pas plus que la notion de personne. Nous sommes juste des énergies qui formons un être humain. Des énergies positives et des énergies négatives. La seule solution possible, c’est la mort, qui supprime ce poids du karma. »

Hors conférence, François Ponchaud insiste : « Je ne dis pas que les Khmers rouges sont bouddhistes ! Je dis que leur culture est imprégnée de bouddhisme, que leur révolution est khmère. » Il renvoie au livre L’utopie meurtrière dans lequel Pin Yathay soutient l’idée que les Khmers rouges ont développé la société cambodgienne à l’image d’une société monastique. « C’est un peu vrai. Et tous les chefs khmers rouges ont fait un séjour à la pagode. » Le père Ponchaud argumente également que les Khmers rouges ont utilisé dans leur propagande des images bouddhiques, des mots ou encore des adages. Il établit par exemple un parallèle entre la roue de la révolution dont les Khmers rouges disaient qu’elle écrase la main ou le pied qui se met en travers, de la même manière que la roue de Bouddha, la roue de la loi, écrase l’ignorance.


La place du Vietnam

Pour comprendre les relations du Cambodge avec le Vietnam et avec la Chine, François Ponchaud recommande vivement la lecture des Frères ennemis de Nayan Chanda avant de présenter un condensé des enjeux : le Vietnam communiste voulait unifier l’Indochine, les Khmers rouges refusaient de passer sous le contrôle des Vietnamiens à qui ils rêvaient de reprendre le Kampuchéa krom (au sud du pays). Sans compter le problème des frontières sur les îles du golfe de Thaïlande. « Au tribunal, Duch a dit à Nayan Chanda : ‘Nous ne sommes pas frères ennemis, nous sommes ennemis’. Pour les Khmers rouges, tout ce qui est mauvais vient des Vietnamiens. […] Mais quand Nayan Chanda a témoigné sur les attaques khmères rouges au Vietnam, il a dit qu’il n’avait jamais vu tant de brutalité. »


Thiounn Mumm, cerveau de la révolution ?

Pour le père Ponchaud, le penseur de la révolution cambodgienne n’est autre que Thiounn Mumm, le premier polytechnicien cambodgien, qui à l’âge de 84 ans vit dans le Nord de la France. François Ponchaud a cette intuition. « J’ai dit aux juges du tribunal de le convoquer. » Malheureusement, il ne détaille pas ce point en conférence. Il dit simplement qu’il a demandé il y a près de trois ans à Khieu Samphan (ancien président du Kampuchéa démocratique aujourd’hui incarcéré à Phnom Penh), qui était le penseur de la révolution. Khieu Samphan, aurait répondu : « Autrefois je croyais que c’était Nuon Chea, plus maintenant ».

Thiounn Mumm aurait contribué à la formation politique de Pol Pot en France au sein du Cercle marxiste des étudiants khmers. Il fut ministre de l’Economie et des Finances du gouvernement en exil à Pékin (à partir de 1970) avant de prendre, sous le Kampuchéa démocratique, des fonctions dans le domaine des sciences et techniques, toujours avec le rang de ministre. Cependant il est toujours resté en retrait par rapport à ses frères Thiounn Prasidh, ambassadeur des Khmers rouges à l’Onu, et Thiounn Thioeunn, ministre de la Santé des Khmers rouges. François Ponchaud suppose qu’il était « l’ombre de Pol Pot ». Il suggère que le cerveau de ce brillant ingénieur aurait pu concevoir le développement du système de digues, de canaux et d’irrigation à l’échelle du pays.


Ponchaud le « nouveau Khmer rouge »

Le Cambodge n’ayant pas grand chose d’industriel, les Khmers rouges veulent le transformer en un immense damier de rizières en ambitionnant des rendements de 3 t/ha au lieu d’une tonne. Par conséquent ils font creuser des canaux, construire des digues initiant des chantiers gigantesques, vastes fourmilières humaines comme en témoignent les images de propagande khmère rouge. « Ce n’était pas stupide parce que j’ai fait comme eux. Je suis un nouveau Khmer rouge », plaisante le père Ponchaud en racontant comment il a fait creuser 15 km de canaux et un réservoir dans la plus pure inspiration khmère rouge. Mais la différence entre le prêtre missionnaire et les Khmers rouges est nette : pas de mort sur le chantier, les paysans reçoivent du riz en échange des travaux et les revenus supplémentaires générés grâce à ces chantiers vont à ceux qui ont creusé.




*L’édition originale en anglais Pol Pot, The History of a Nightmare a été publiée en 2004.


Livres de François Ponchaud

– Cambodge année zéro, Julliard, 1977, réédité par Kailash en 1998

– La cathédrale de la rizière, Fayard, 1990

– Une brève histoire du Cambodge, éditions Siloë, 2007


François Ponchaud a également participé à la réalisation d’un livre documentaire pour les jeunes, très bien fait :

J’ai vécu la guerre du Cambodge, les Khmers rouges, écrit par Benoît Fidelin, éditions Bayard Jeunesse, 2005.


Sur François Ponchaud :

– Prêtre au Cambodge, de Benoît Fidelin, édition Albin Michel, 2000.

Le tribunal entre dans le procès




Fin des audiences le 28 mai. Elles reprendront le 8 juin 2009. (Anne-Laure Porée)
Fin des audiences le 28 mai. Elles reprendront le 8 juin 2009. (Anne-Laure Porée)



Les neuf lettres de Sou Meth

Craig Etcheson n’aura quasiment pas pu ouvrir la bouche dans l’après-midi du 26 mai, le co-procureur Alex Bates bataillant contre l’avocat de la défense François Roux sur le cas de neuf lettres écrites par Sou Meth, commandant de la 502e division, à l’accusé entre avril et octobre 1977. Les avocats des parties civiles montent au front en soutien au co-procureur. François Roux ne souhaite pas que ces neuf documents soient soumis à l’expert alors qu’il en a eu connaissance après avoir rédigé son rapport, à une époque où la défense considère qu’il n’est plus neutre mais partie prenante dans le processus judiciaire puisqu’il travaille pour le Bureau des co-procureurs contre l’accusé. Deux jours plus tard, Craig Etcheson affirmera qu’il a rédigé son rapport en connaissant déjà huit de ces lettres… La défense se demande pourquoi les co-procureurs n’ont pas convoqué Sou Meth pour le confronter à Duch plutôt que le confronter à une correspondance à sens unique (aucune réponse de Duch n’est présentée devant la Chambre).

A travers cette correspondance, Alex Bates tente de comprendre si des relations entre les deux hommes étaient possibles indépendamment de leur hiérarchie. En somme y avait-il une communication horizontale entre eux ? Duch campe sur ses positions : non. Ce type de communication était impossible. Tout passait par son supérieur Son Sen, chef de l’état-major et vice-Premier ministre chargé de la Défense. Concrètement, à en croire l’accusé, il transmettait des listes de noms à Sou Meth par l’intermédiaire de Son Sen, Sou Meth et Son Sen en discutaient, Son Sen décidaient des nouveaux traîtres à arrêter puis il transmettait ses ordres, ses instructions à Duch. L’accusé assure n’avoir jamais rencontré Sou Meth.


Le groupe 1 des parties civiles prend la main

Le 27 mai, en fin d’après-midi, l’avocate Ty Srinna interroge Craig Etcheson sur la nécessité pour toute correspondance de passer par l’échelon supérieur. L’expert livre quelques explications sur les méthodes de transmission des messages sous le Kampuchéa démocratique, mais il ne répond pas à la question posée. Ty Srinna reprend deux fois encore sa question avant d’obtenir une réponse : il n’y a pas d’annotation qui témoigne d’un transit obligatoire par l’échelon supérieur. Par conséquent, en dehors de la parole de l’accusé, rien ne permet d’établir que la lettre est passée par Son Sen, son supérieur. Le 28 mai au matin, Alain Werner prend le relais de sa collègue. Il s’intéresse d’abord au sens précis du mot « kamtech ». « Je ne suis pas linguiste de la langue khmère, explique Craig Etcheson, mais ‘kamtech’ est souvent traduit par ‘écraser pour réduire en miettes’. Il apparaît que c’est souvent un processus long, il comprend l’écrasement physique et psychique. S21 était adapté à la déshumanisation de l’individu. Donc oui, cela signifie plus que simplement tuer. » Alain Werner oriente ensuite ses questions autour de la torture. Craig Etcheson lui précise l’absence de directives ordonnant la torture mais, selon lui, « il est clair sur la base de diverses déclarations qu’ils souhaitaient une plus grande souffrance pour leurs ennemis ». Craig Etcheson mentionne les cahiers de cadres de S21 montrant que les techniques de torture avaient été débattues. Il indique que ces techniques se sont développées par la pratique même si elles constituaient un héritage des pratiques des communistes vietnamiens. Le formateur principal sur la torture était Duch, atteste-t-il, qui donnait ses ordres par oral ou par écrit.


Les responsabilités de Duch

En cherchant à comprendre comment a commencé le système d’annotations écrites sur les aveux, Alain Werner amène Craig Etcheson à s’exprimer sur la très grande variété des annotations : notes aide-mémoire, sentence d’interrogatoire terminé, demande d’appliquer un certain type de torture, instruction sur les questions à poser, analyse, commentaire d’un supérieur… Cette thématique conduit également l’expert à se prononcer sur le rôle de l’accusé. « Le système d’annotations est le produit des méthodes de travail de l’accusé. L’accusé était enseignant, par conséquent il avait l’habitude de porter des annotations sur les copies de ses élèves. Il a transposé les méthodes propres à sa profession à celles de l’interrogatoire. »

Alain Werner s’interroge sur la possibilité d’orienter les aveux, dans le but d’arrêter une personne. « Je pense que c’est une chose qui est survenue dans certains cas », confirme Craig Etcheson. Mais il est difficile de prouver qui pouvait modifier le contenu d’une confession. « Son Sen, Nuon Chea et même Pol Pot auraient pu être responsables de telles interventions. » Rien ne montre non plus que Duch ait pu déformer des aveux. En revanche, l’expert assure que le directeur de S21 avait un « accès direct et personnel aux grands dirigeants du régime, donc il avait accès à un nombre significatifs d’informations confidentielles. » Le fait de rendre compte aux niveaux les plus élevés apparaît à l’expert comme une différence caractérisant Duch par rapport aux autres directeurs de prisons. S’il n’a pas été purgé, contrairement à de nombreux directeurs d’autres centres de sécurité en fonctionnement entre 1975 et 1979, c’est parce que « ses supérieurs le considéraient comme efficace et fidèle » dit le chercheur américain.


Un système qui s’autoalimente

Dans le dialogue qui s’établit entre l’avocat des parties civiles et l’expert, les purges généralisées dans les rangs de l’armée révolutionnaire du Kampuchéa (ARK) sont en bonne place. En effet, 45% des prisonniers de S21, seraient originaires de ces troupes militaires khmères rouges. Selon Craig Etcheson, le rang de Son Sen, chef d’état-major et supérieur de Duch ne suffit pas à expliquer ces purges généralisées. « Je crois que c’était la terreur des aveux obtenus à S21 qui a convaincu les supérieurs hiérarchiques qu’il y avait conspiration contre eux. » Le système visait à pister l’ennemi, il a aussi alimenté la paranoïa. « C’est un bon exemple de ce que les analystes appellent un système de feed back loop, un système qui se nourrit de lui-même et génère de plus en plus d’énergie. »


La place de Son Sen

Se pose alors la question de la place de Son Sen au sein de l’appareil décisionnaire khmer rouge. Membre titulaire du Comité permanent au plus tard en novembre 1978, selon Craig Etcheson, il est « plausible » qu’il ait eu, à un moment donné, le rang formel de numéro 7 dans la hiérarchie. « En terme de capacité de commandement militaire, Son Sen était plus puissant que Vorn Vet et Ieng Sary mais en terme d’influence sur les décisions du Comité permanent, c’est une autre affaire », suggère Craig Etcheson.

Ce supérieur hiérarchique que Duch avait au téléphone quotidiennement, ou, dans le pire des cas, tous les deux ou trois jours, vérifiait-il toutes les confessions ? Probablement pas. Craig Etcheson doute qu’il se soit occupé des aveux des simples soldats, en revanche, il ne doute pas qu’il ait suivi de près les confessions de personnages importants.


Les spécificités de S21


Craig Etcheson a compté parmi les fondateurs du DC-Cam qu’il a dirigé pendant deux ans avant de quitter ce poste pour garder un rôle de conseiller pendant trois ans. Il a travaille au bureau des co-procureurs depuis 2006. (Anne-Laure Porée)
Craig Etcheson a compté parmi les fondateurs du DC-Cam qu’il a dirigé pendant deux ans avant de quitter ce poste pour garder un rôle de conseiller pendant trois ans. Il a travaille au bureau des co-procureurs depuis 2006. (Anne-Laure Porée)


En mettant en perspective l’application de la politique du PCK à l’échelle du pays, Craig Etcheson souligne les spécificités de S21.

Une gamme élargie de tortures. « Il est clair pour moi que la torture a été pratiquée de manière généralisée sur l’ensemble du Kampuchéa démocratique », formule l’expert avant de prêter une plus grande variété de techniques de torture à S21 : « au niveau des centres de sécurité des zones, secteurs, districts, la gamme de torture a semblé restreinte au tabassage, aux coups de fouet, à la suffocation par sac en plastique, à l’électrocution. A S21 il y avait un certain nombre de techniques supplémentaires comme les brûlures, l’arrachage des ongles, le dépôt de sel sur des plaies ouvertes, le recours à des insectes venimeux, différentes sortes de torture à l’eau… »

Un processus d’aveu sophistiqué. Des documents ont été retrouvé qui prouvent que des aveux ont été extorqués dans d’autres centres de détention du Kampuchéa démocratique, mais « le processus d’aveu à S21 est plus détaillé, beaucoup plus rigoureux et plus sophistiqué, à cause de la nature des personnes interrogées. Beaucoup étaient des révolutionnaires chevronnés et avaient donc davantage de sujets sur lesquels ils pouvaient parler. Certaines confessions à S21 ont été obtenues sur plusieurs mois et ont pu contenir jusqu’à 1 000 pages. C’est incomparable par rapport aux autres centres. »

Le centre de sécurité le plus important en terme d’effectifs. A Kar Savuth, avocat de la défense, qui lui demande quel est le centre de sécurité le plus important sous le Kampuchéa démocratique, Craig Etcheson réplique qu’en terme d’effectifs, il s’agit sans hésiter de S21. La veille, le 27 mai, il a déjà signalé que « au niveau de l’échelon des districts, le nombre de personnel d’un centre de sécurité type était de 10 à 15 personnes. La dotation de personnel au niveau de l’échelon du secteur était un peu plus importante, de 20 à 30 personnes, et au niveau de la zone, les effectifs pouvaient monter jusqu’à 50 personnes voire davantage. Selon le document Statistiques combinées des forces armées en date de mars 1977, S21 figurait dans une catégorie unique en terme d’effectif. On peut ainsi y lire qu’en mars 1977, S21 comptait 2 327 personnes y travaillant. Ceci indique, à mon avis, que S21 était effectivement un organe unique au sein du Kampuchéa démocratique. »

« Si l’on mesure par le nombre de victimes, ajoute le chercheur le 28 mai, il est difficile de savoir quel centre a tué le plus de personnes. » A François Roux qui veut en savoir davantage sur la « comptabilité macabre » des centres de détention et sur le rang auquel S21 a été placé dans la liste du DC-Cam, Craig Etcheson livre ses doutes sur la fiabilité des données récoltées par le DC-Cam (qui s’explique selon lui par le manque d’expérience). Il ne croit pas aux 510 000 victimes de la prison de Ko Phal, dans la province de Kompong Cham. Puis il déclare ne pas être en mesure de répondre à la question posée. Il précise par ailleurs à François Roux, en livrant ses sources, que le nombre de centre de détention sous le Kampuchéa démocratique « est supérieur et de loin aux quelque 200 centres de sécurité identifiés par le DC-Cam ».

Une zone opérationnelle à l’échelle nationale. A la connaissance de Craig Etcheson, aucun autre centre de sécurité n’avait une zone opérationnelle aussi large que celle de S21.


Qui était l’Angkar ?

Quand la défense entame sa série de questions, elle en vient rapidement à interroger Craig Etcheson le sens du mot « angkar ». « Pour certains, il désignait l’ensemble de l’organisation du PCK. Pour d’autres, tout membre individuel du PCK. Pour d’autres encore, les plus hauts dirigeants du PCK comprenant le Comité permanent et les organes jouxtant le Centre du parti comme le bureau 870. Pour d’autres enfin, il désignait seulement Pol Pot ou Nuon Chea » décrypte l’expert.


Exercice d’organigramme

Craig Etcheson aura eu une courte pause déjeuner car François Roux lui a demandé de combiner deux organigrammes, celui de la hiérarchie du gouvernement du Kampuchéa démocratique avec celui de l’état-major. Objectif affiché : resituer la place de S21. Il maintient sa demande malgré les justifications du chercheur auprès du juge Jean-Marc Lavergne : « S21 était une unité spéciale. Parfois on faisait référence à S21 comme le service spécial. Cela indique la nature particulière de l’institution. Ce n’était pas une unité militaire ordinaire. Elle avait des fonctions très différentes dans la mesure où ce n’était pas une unité combattante mais une unité de renseignement. Voilà pourquoi il m’a paru approprié de l’inclure dans l’organigramme représentant le gouvernement plus que dans celui décrivant les unités combattantes. » La défense insiste. Elle constate à l’étude du document final que le chercheur a maintenu Duch au-dessus des divisions alors que hiérarchiquement il est au-dessous.  « Vous mettez S21 à une place qui n’est pas la sienne et omettez un certain nombre de personnes qu’on aurait aimé retrouver à leur juste place », assène François Roux. « Je n’aime et je n’ai jamais aimé les boucs-émissaires. » Alex Bates s’offusque du commentaire de la défense qui le rembarre sèchement en lui rappelant qu’il est intervenu dans l’interrogatoire de la défense, en donnant son avis sur les choix de l’accusé alors que l’heure n’était pas au réquisitoire.


Les lignes de la défense


L'obéissance et la désobéissance civile sont des thèmes que François Roux explore depuis de longues années. (Anne-Laure Porée)
L'obéissance et la désobéissance civile sont des thèmes que François Roux explore depuis de longues années. (Anne-Laure Porée)


Au menu de la défense pour cette interview de l’expert : la terreur, le secret, la hiérarchie, l’endoctrinement, la politique générale du PCK, les purges, l’obéissance. Autant de thèmes qui semblent profilent les grandes lignes de la défense.

La terreur. François Roux prie Craig Etcheson de définir un régime de terreur. Le chercheur s’exécute de bonne grâce : « C’est un gouvernement, ou une organisation similaire, qui emploie des méthodes violentes et arbitraires pour obtenir l’obéissance de ses membres et la soumission de la population qu’il souhaite contrôler ». Pour l’avocat de Duch, cette terreur imprègne le langage khmer rouge. Citant en exemple un avertissement de Son Sen à ses commandants, à qui il demande de « réfléchir ou porter attention à la manière d’éliminer l’ennemi », François Roux constate qu’il n’y a pas d’ordre « direct »d’éliminer les ennemis. « Son Sen veillait à ce qu’ils comprennent la ligne politique du parti et leur rôle dans la mise en œuvre de cette politique », commente Craig Etcheson. Se référant au statut et au fonctionnement du Comité central, à la diffusion des instructions à tous les organes du parti et à tous les niveaux hiérarchiques, rappelant « l’emprise ferme et constante sur les biographies », ainsi que sur les positions politiques, idéologiques et organisationnelles, l’avocat de Duch interpelle : « N’est-ce pas déjà un programme de terreur ? » Craig Etcheson acquiesce : « dans la mesure où l’accent sur l’emprise des biographies va de concert avec les purges, je répondrai par l’affirmative. »

Le secret. « La politique du secret était telle que même dans la correspondance confidentielle, on évitait de donner les noms de Pol Pot, Nuon Chea… » Craig Etcheson confirme les propos de François Roux : « L’obligation du secret au sein du PCK était extrême. L’explication donnée par l’accusé sur ce point est plausible à mes yeux. »

La hiérarchie. Craig Etcheson estime aussi que le Centre du parti est le seul organe qui sait tout ce qui se passe dans le pays. Mais il glisse que Duch constitue une exception à ce principe général. « Alors qu’il n’est pas membre du Centre du parti, il interroge des membres de diverses structures, quel que soit leur échelon dans le pays. Il a obtenu une perspective unique sur ce qui se passait dans le pays. » « Obtenu et rendu des comptes au Centre ! », s’empresse d’ajouter François Roux. Au chapitre des questions de hiérarchie et donc des ordres donnés, la défense demande si le Comité permanent a bien décidé d’une politique générale d’exécution au sein et en dehors des rangs à dater du 30 mars 1976. Craig Etcheson nuance : « Les exécutions avaient déjà commencé depuis un certain temps à l’intérieur du territoire sous contrôle du PCK. Bien que cette décision du 30 mars 1976 définisse officiellement la ligne, on pourrait qualifier cette décision de ratification d’une pratique établie. »

L’endoctrinement. Craig Etcheson ne conteste pas que le régime s’appuyait sur l’endoctrinement des membres du parti mais lorsque l’avocat de Duch lui demande si un membre du parti avait le choix d’assister ou pas aux séances de formation, donc d’endoctrinement, il répond sans hésiter : « On a toujours le choix maître. » François Roux creuse alors. En cas de refus, que pouvait-il se passer ? « Des mesures disciplinaires ». L’expert reconnaît qu’il suffisait de peu pour disparaître, pour être « écrasé ». « Dans le Kampuchéa démocratique, si on faisait le choix de ne pas obéir, on avait quelques problèmes qui pouvaient aller jusqu’à la mort ? », insiste François Roux. « Sans aucun doute », réplique l’expert.

La défense cite le rapport de l’expert mentionnant la lecture obligatoire de la revue khmère rouge Le Drapeau révolutionnaire. « Ne pas le lire était s’exposer à un acte de trahison. »  L’expert corrobore. Sceptique sur le fait que Pol Pot en soit le rédacteur unique, il indique que différentes sources « font état que Pol Pot était très engagé dans la rédaction du Drapeau révolutionnaire. Il n’est pas difficile de croire que Pol Pot accordait de l’attention à cet organe essentiel d’endoctrinement des cadres. »

La politique générale du PCK. Renvoyant systématiquement à des paragraphes du rapport rédigé par Craig Etcheson, la défense rappelle la communication exclusivement verticale, la politique de l’espionnage et de la délation qui font du Kampuchéa démocratique « un Etat policier » (qualification approuvée par l’expert), et la mise en place de cette politique par les dirigeants du PCK « sans que Duch ait pris le moindre rôle dans la détermination de cette politique. » Craig Etcheson pondère cette version de la défense en invoquant la période d’avril à août 1975 pendant laquelle les activités de l’accusé restent obscures. François Roux réagit fermement :

– L’accusé a-t-il jamais été membre du Comité permanent du PCK ?

– Je ne crois pas.

– J’ai lu dans votre rapport que le Comité permanent décidait de la politique.

– Effectivement, c’était le cas.

– Je vous remercie.

Les purges. Quand François Roux aborde la question des purges, il choisit de distinguer « les purges générales qui échapperaient à tout contrôle de l’accusé » des purges évoquées pendant la matinée « que la méthodologie de Duch aurait pu contribuer à rendre possible ». Très vite, le désaccord de Craig Etcheson émerge. Ce-dernier évoque le nombre inhabituel d’arrestations au niveau des cadres de districts, les purges dans les zones Nord-Ouest et Est. François Roux recadre sur « le processus de recherche et d’élimination de l’ennemi à tous les niveaux », arguant qu’au niveau du peuple, c’est-à-dire des districts, « tout ça est extérieur à Duch ». Mais Craig Etcheson persiste : « Je pense que S21 a joué un rôle central en tant qu’axe dans cet effort, à savoir déloger les vers de la chair. »

L’obéissance. La défense fait nommer par l’expert les dirigeants à qui Duch avait accès : « Son Sen, Nuon Chea, plusieurs autres membres du Comité permanent et un nombre inconnu de membres du Comité central ainsi que toutes sortes de dirigeants de zones et secteurs interrogés sous la supervision de l’accusé ». Craig Etcheson en profite pour glisser encore qu’à travers les interrogatoires, Duch a pu « apprendre beaucoup sur la structure et le fonctionnement de la politique du PCK ». « Les hauts dirigeants interrogés, ceux-là, n’avaient plus beaucoup de pouvoir sur la ligne politique du PCK », intervient François Roux. « Oui, naturellement, ils étaient tout près de la fin de leur carrière », ironise l’expert. Le ton de ce très court échange relate la tension sous-jacente à l’interrogatoire et cette obstination de l’avocat comme de l’accusé à être rigoureux, à maîtriser le discours.

Quand ils abordent la question des listes de traîtres, Craig Etcheson formule une différence entre « les listes établies par les victimes en train de rédiger leurs aveux et un autre type de listes qui est le produit d’une analyse rédigée par l’accusé, les interrogateurs ou toute autre personne sous autorité de l’accusé. » Au total, le nombre de listes est évalué à un millier ou plus par l’expert sans qu’il puisse chiffrer le nombre attribuable au seul Duch.


Le débat amorcé sur le pouvoir de décision de l’accusé

Au cœur des débats sur l’obéissance figure celui sur le pouvoir de décision de l’accusé, question que le tribunal devra trancher. C’est pourquoi François Roux demande à Craig Etcheson d’étayer ses propos selon lesquels « les purges résultaient d’une part de la paranoïa  et d’autre part qu’elles résultaient de la méthodologie utilisée par l’accusé pour chasser les ennemis ». « Nous avons parlé de la politique du parti, de la terreur, de l’obéissance absolue. En quoi la méthodologie de Duch est-elle différente de la politique du PCK ? En quoi relève-t-elle d’initiatives propres et personnelles ? »

Craig Etcheson rectifie d’abord : il n’a pas parlé des méthodes utilisées par l’accusé mais des « méthodes conçues et mises en pratique par l’accusé ». Puis il argumente : « Je crois comprendre que l’accusé a fait preuve de beaucoup de créativité et d’innovation et institutionnalisé des méthodes circonstanciées qu’il a mises au point pour obtenir des aveux, recueillis sur des périodes très longues. Dans certains cas, la victime était contrainte de nommer toutes les personnes qu’elle avait connues. Les listes de noms étaient utilisées pour arrêter de nouveaux réseaux de traîtres auxquels le même processus était appliqué. Il y a eu une croissance exponentielle du nombre de personnes arrêtées victimes de purges. C’est en partie le zèle avec lequel l’accusé a mis en œuvre ce projet qui explique les résultats obtenus avec ces méthodes et le grand nombre de victimes. La politique du Comité permanent du PCK a joué un rôle de mise en place de cette stratégie et d’autre part, la créativité, l’inventivité et le zèle ont aussi contribué de manière substantielle à l’ampleur du désastre. »

« Avait-il le choix ? » questionne François Roux. « On a toujours des choix possibles », assure Craig Etcheson pour la deuxième fois de l’après-midi.

L’avocat de la défense ne désarme pas : « Vous parlez du pouvoir d’innovation de l’accusé. Ça sonne curieusement à mes oreilles. Dans l’organisation que vous avez décrite du Kampuchéa démocratique, je n’ai pas l’impression, du haut en bas de la chaîne, qu’un cadre quel qu’il soit puisse se permettre des innovations sans qu’elles aient été fortement encouragées. Je considère pour ma part que le meilleur terme applicable à S21 est qu’il était sous tutelle absolue. » Et l’avocat de requérir à nouveau un exercice auprès du chercheur à savoir celui de fournir, en toute indépendance, des arguments « pour dire que Duch n’a fait qu’appliquer scrupuleusement la politique demandée par ses supérieurs. » Craig Etcheson esquive. Il en appelle au concept « qui dit que les cadres devaient pouvoir maîtriser toutes les situations auxquelles ils étaient soumis avec des moyens novateurs conformes avec la ligne du parti pour obtenir le résultat recherché. »

– Duch avait-il le choix ?
– On a toujours des choix possibles

L’échange entre l’avocat de la Défense François Roux et l’expert Craig Etcheson sur la question du choix de Duch est revenue à deux reprises au cours de la journée d’audience du 28 mai.

La première fois, François Roux conduit Craig Etcheson a reconnaître que quelqu’un qui n’allait pas dans le sens du Parti risquait des mesures disciplinaires voire la mort. « Dans le Kampuchéa démocratique, si on faisait le choix de ne pas obéir, on avait quelques problèmes qui pouvaient aller jusqu’à la mort ? » « Sans aucun doute », répond l’expert.

Le deuxième échange sur le même thème a lieu en fin d’audience, alors que la défense vient de fouiller et d’argumenter sur la culture du secret, l’obéissance, le régime de terreur, le respect strict de la hiérarchie…

– Duch avait-il le choix ?

– On a toujours des choix possibles

– Vous êtes d’accord qu’aujourd’hui il est toujours en vie ?

– Oui

A cet instant, Alex Bates n’y tient plus et intervient :

– Un certain nombre de questions posées par la défense implique qu’il n’y aurait que deux choix pour les membres du PCK : la mort ou le devoir. Peut-être faudrait-il demander à l’expert s’il y avait un troisième choix possible, à savoir la fuite.

François Roux s’offusque de cette intervention : « L’heure n’est pas au réquisitoire ! »


Alex Bates ne finira pas cette partie de ping-pong car il arrive en fin de contrat, quitte le Cambodge et passe le relais à un autre co-procureur.